samedi 15 novembre 2014

Kenna, deux décennies à photographier les camps

Entrance Tunnel, Breendonk, Belgium, 1996 – Michael Kenna

Le photographe britannique Michael Kenna a fait un don cette année au musée Carnavalet de plus de 40 de ses images saisies à Paris. Elles y sont exposées jusqu'en janvier. 

A la fin octobre, le musée a accueilli le photographe pour une conférence sur les camps de concentration qu'il a photographiés, à partir des années 80 jusqu'en 2000, en France, Pologne, Allemagne, Autriche, Lettonie etc.. 

Michael Kenna a tiré plus de 7.000 photographies de ces funestes vestiges. Il a fait don à la médiathèque du Patrimoine de 300 images, avec négatif, issues de cette longue série, à la condition qu'elles puissent circuler, libres de droit, afin de servir la mémoire des victimes du nazisme et de leur ignoble industrie de destruction massive.


               Michael Kenna  au musée Carnavalet - Concentration camps - Un  film de Zoé Balthus       

Depuis 1975, date de sa première photographie, Michael Kenna estime que son style n'a pas beaucoup changé. Il s'intéresse surtout à ce qui n'est pas vu, à ce qui est suggéré. Il n'est pas en quête de détails, ne cherche pas à décrire ni à documenter. 

« J'aime suggérer les choses, en quelque sorte catalyser l'imagination »,  explique-t-il.

C'est à cette époque, alors qu'il est étudiant en photographie, qu'il est fasciné par une image qu'un de ses camarades est en train de développer. Il s'agit d'un monceau de blaireaux à barbe que son ami a photographié dans le camp de concentration d'Auschwitz. Cette vision le marque profondément. Il comprendra plus tard que cet objet, qu'il a associé inconsciemment à la vision de son père en train de se raser, s'est chargé d'un puissant symbole d'humanité profanée.

Peu après, dans les années 80, le photographe pénètre avec prudence la matière noire de l'holocauste, commence à lire et à « se renseigner ». Il découvre ainsi qu'il existe un ancien camp de concentration en France, le camp de Natzweiler-Struthof en Alsace. 

La première fois qu'il se rend là-bas, il ne photographie rien, se sent extrêmement mal à l'aise, dans la peau insupportable d'un « voyeur ». A ce stade, ce qu'il éprouve lui interdit de saisir des images de ces lieux, réaliser des « œuvres esthétiques » sur un tel site lui paraît inapproprié. Alors il marche uniquement, laisse errer son regard, l'imprègne de tout autour de lui. Tout évoque l'enfer indicible. L'expérience est bouleversante, « très puissante », indélébile.

Deux années plus tard, il y retourne. Cette fois, il photographie. Il a bien en tête l'horreur et la brutalité absolues de cette période et pourtant ses images sont encore « esthétiquement belles ». Le malaise perdure, il ressent « un grand conflit intérieur ».  Il devient de plus en plus préoccupé par le sujet, extraordinairement captivé, presque « envoûté ». Et toujours ce sentiment de honte, de culpabilité même. Le trouble est trop grand. Pendant de nombreuses années, il s'abstient de montrer ce travail.

En 1988, de passage à Prague, il décide de prendre un train pour la Pologne. Direction Auschwitz. Son attention fut happée par les formes graphiques et l'atmosphère industrielle. A partir de là, il plonge au cœur des histoires, lit de plus en plus de documents sur l'holocauste, en devient littéralement « obsédé »

Il prend conscience que ces anciens camps vont se transformer très rapidement. Toutes les choses qui avaient été laissées presque en l'état risquent de disparaître, les sites étaient abandonnés tels quels depuis longtemps déjà. Il comprend enfin qu'il doit les photographier pour conserver la trace la plus authentiquement proche du désastre. Les objets sont dérobés, les sites risquent d'être profanés par des nostalgiques. Ils sont bientôt métamorphosés en musées. Lui peut témoigner de ce qui était avant le changement qui s'est opéré partout. Un autre au moins verra son travail, reprendra le flambeau. Une seule image suffit, celle d'un tas de blaireaux à barbe par exemple.

« J'étais un vrai photographe, c'était mon métier, j'étais compétent, je ressentais quelque chose, je devais utiliser mon regard », justifie-t-il encore aujourd'hui.

Au fur et à mesure de ses voyages en Europe, il marque des étapes dans tous les anciens camps. Les formes, les constructions, les structures d'une industrie qui se répète frappent son esprit. La nature industrielle du projet d'Adolf Hitler et ses nazis, l'ambition d'un « massacre de masse organisé à échelle industrielle » jaillissent désormais dans ses images. 

Il retourne « en pèlerin » sur chacun de ces lieux dans l'espoir d'aider à en conserver la mémoire vive. Deux décennies ont passé.

« J'y allais avec humilité, j'y allais avec l'idée de donner quelque chose plutôt que de m'emparer de quelque chose, dit-il, il était clair que je ne serais pas un paparazzi, que j'y allais pour tenter d'utiliser mon talent et mon regard du mieux possible puis d'en partager les fruits. »

lundi 27 octobre 2014

« Et si tu n'existais...»


New Planet, 2014 — Olafur Eliasson (c) Zoé Balthus
New Planet, 2014 — Olafur Eliasson (c) Zoé Balthus


                                                 « Et si tu n'existais... »  — Un film de Zoé Balthus

dimanche 14 septembre 2014

Conversation avec Zéno Bianu


Zéno Bianu

Après Chet Baker (Déploration) en 2008, Jimi Hendrix (Aimantation) en 2010 et John Coltrane (Méditation) en 2012 publiés par Le Castor Astral, le poète Zéno Bianu complète cette année sa collection de portraits de musiciens en forme d'hommage versifié avec le recueil Visions de Bob Dylan, autre idole planétaire dont, dit-il, « une seule chanson devient le cosmos tout entier ».  Conversation. 

Zoé : Au marché de la Poésie où tu as présenté, au début de l'été, tes Visions de Bob Dylan, tu as affirmé que Robert Allen Zimmerman était à ton sens l'un des plus grands poètes de notre époque. Tu l'écoutes attentivement, tu le lis également, connais parfaitement son histoire et son œuvre, et tu lui en consacres une. Pourquoi es-tu certain que son chant est celui d'un poète éternel ?

Zéno : « Je ne suis qu’une voix qui parle », affirme Dylan dans une interview de 1966 – mais quelle voix ! Cette voix nasale, intacte, venue du cœur des sixties semble tisser inlassablement un lien entre poésie et rock’n’roll. Dylan, on l’oublie quelque peu, est le poète le plus écouté de la planète. Profondément intime et invraisemblablement universel. Comme animé sans fin par le mouvement perpétuel de son Never Ending Tour, son ultime tournée entamée en 1988. La clé absolue pour Dylan, celle qu’il a maintes fois revendiquée, c’est la poésie – la poésie comme chant, rêve et liberté. Mes Visions de Dylan s’attachent avant tout à retracer poétiquement ce lien organique de Dylan avec la poésie.
Si la poésie est bien une « pensée qui chante », Dylan est l’un des poètes majeurs de notre temps. 

Zoé : Tu le compares même à Rimbaud, j'aimerais que tu précises cette analogie qui peut surprendre.

Zéno :
Il définit quelque part ses chansons comme des « textes-musiques inséparables », se ressourçant ainsi à l’origine même de la poésie. Adolescence éternelle, volonté d’échapper à toutes les classifications, désir de partance, Rimbaud n’est jamais bien loin. On pourrait dire, au reste, que Dylan a fait de sa propre vie une mise en scène de la Lettre du voyant. « Quand je suis tombé sur la formule “Je est un autre”, les cloches ont sonné à toute volée », confie-t-il. Poésie dans les mots, poésie hors les mots, Dylan, fervent lecteur de Rimbaud, est aussi l’héritier, de William Blake à Allen Ginsberg, d’une longue lignée poétique de la poésie vécue.
 
Zoé : L'album
de Dylan Blonde on Blonde (1966) que tu qualifies de « houblon pour les anges rebelles » dans tes Visions, marque l'apothéose, dis-tu aussi, de son « maître tryptique/Bring it all back home/ Highway 61 revisited ».

Zéno : Blonde on blonde, chu comme un aérolithe au milieu des années soixante, c’était – tout à coup – l’appel à une autre respiration, décisive et révélatrice. Ce premier double album de l’histoire du rock était entièrement habité, comme l’a dit Dylan lui-même, d’une « sonorité de mercure sauvage ». Il semblait accordé sans relâche à toutes les pulsations du monde. Misanthrope et chaleureux, insaisissable et unique, il n’en finit pas de résonner et de faire miroiter ses « archétypes dessinés à traits vifs, ses personnages métaphysiques couverts d’une peau humaine ».

Zoé : Tu as commencé cette série avec Chet Baker... que s'est-il produit ? Avais-tu déjà en tête ceux qui ont suivi ? Je voudrais que tu me parles de ces immenses artistes, Hendrix, Coltrane, de la place qu'ils occupent dans tes souvenirs, des postures et des attitudes qui à tes yeux font d'eux des grands au point de leur consacrer un recueil, et la façon dont ils imprègnent ta poésie. Que t'apportent-ils ? Comment as-tu travaillé pour donner vie à ces textes ?    

Zéno : Tous ces livres sont un peu des « exercices de possession », écrits à la première personne, au sens où il faut vraiment ouvrir un espace en soi, se laisser pleinement traverser pour tenter de toucher juste. Dans cette série, il me fallait rendre hommage, non pas à des modèles, ce qui n’aurait aucun sens, mais à des icônes porteuses d’énergie dont les trajectoires folles m’ont accompagné tout au long de mon parcours. Autrement dit, m’ouvrir à mes propres mythes. Nietzsche le dit quelque part, avec une terrible exactitude : « Les images du mythe doivent être les anges gardiens invisibles mais omniprésents sous la protection desquels l’homme donne un sens à sa vie et à ses luttes. » Chet Baker, d’abord, le prince de la mélancolie, au phrasé doucement opiacé, quelque chose comme notre Icare. Hendrix et ses volutes aimantés ? Orphée. Coltrane et ses longues ascensions spiralées ? Le Prométhée du feu sonore.

Zoé : Dis Zéno, raconte-moi le cheminement de la musique dans ta vie par rapport à celui de la poésie. La musique a de tous temps accompagné l'
œuvre poétique, Orphée et sa lyre en sont le symbole,  la musicalité est-elle pour toi toujours une exigence  ?
 
Zéno : La pulsation, voilà peut-être le mot clé. J’ai toujours perçu une sorte de lien intime, nécessaire entre poésie et pulsation. Et c’est peut-être ce désir d’infini rythmique qui anime ma trajectoire d’artiste. Dans ma poésie, et c’est là que la musique n’a cessé de compter, le dire est devenu peu à peu quasi inséparable de l’écrire. Le livre – tout en gardant sa nécessité définitive – ne constitue plus la seule caisse de résonance. Dire redevient un mode particulier de l’existence de la poésie. Surtout accompagné d’acteurs habités par la poésie tels que Denis Lavant ou Tchéky Karyo.  Il ne s’agit pas là pour moi d’une poésie simplement sonore, naturellement, mais bien plutôt d’une approche qui entend, comme le disait si justement Artaud, « considérer le langage sous la forme de l’incantation ».

Zoé : Tes musiciens sont tous nord-américains, c'est ce que j'appelle ton pôle « Far West » mais tu as développé un pôle « Far East » très important. La Chine, le Japon, le Tibet, l'Inde...  Ces contrées orientales te parlent, tu y as voyagé, tu as conçu des
œuvres marquantes qui y prennent source, je pense à ton Krishnamurti, et plus près de nous à ces recueils de haïku traduits en collaboration avec Corinne Atlan. À qui, à quoi dois-tu cette traversée de l'Orient ? 

Zéno : L’Orient… il y a pour moi toute une longue histoire qui palpite derrière ce mot. Une collection de ciels intérieurs et extérieurs dérobés de l’autre côté de la planète. Un désir d’aller voir si certains lieux parlent plus juste. La recherche d’un surcroît de liberté. D’une beauté violente capable de souffler en rafales. Ou, peut-être plus simplement – et là, nous rejoignons la perception poétique – une façon d’habiter le temps autrement. Cet Orient-là (disons, un « Orient du cœur ») a laissé une empreinte profonde sur mon écriture. De Mantra, publié aux Cahiers des Brisants en 1984, jusqu’à Haiku (2004, Poésie/Gallimard) en passant par ma trilogie publiée chez Fata Morgana, au début des années 2000 : Traité des possibles, Le ciel intérieur, La troisième rive
Ces voyages m’ont aussi fait comprendre la nécessité d’être un « passeur de mémoire », et de créer avec mes différentes anthologies un véritable mandala planétaire des autres poétiques (chinoise, tibétaine, indienne, etc.).


Zoé : La Russie, je pense en l'occurrence à Marina Tsvétaïéva*, est-elle ton Empire du milieu ? Quelle place occupe-t-elle dans ton univers et dans la poésie universelle ?

Zéno : Tsvétaïéva, on la lit une fois, on ne s’en remet pas. Son urgence créative sidérante, son exigence d’impossible, son sentiment profond d’être regardée par le destin. Elle est en permanence celle qui déroute et par-là même nous ramène infailliblement au plus juste chemin : la poésie comme épiphanie, capable de nous faire sortir du moule. J’ai longuement travaillé sur elle pour les deux éditions que j’ai faites en Poésie/Gallimard (Le ciel brûle, Insomnie) et la traduction du Phénix en collaboration avec Tonia Galievsky (chez Clémence Hiver). Dans une lettre splendide adressée à Anna Teskova, le 22 janvier 1929, Marina Tsvétaïéva décrit la traduction comme l’exercice poétique par excellence, en ce qu’elle abolit littéralement la mort – comme un exercice unique de rencontre dans le cœur de la langue, par-delà le temps et l’espace : « Lorsque je mourrai – [Rilke] viendra me chercher. Il me traduira dans l’autre monde, comme moi, aujourd’hui, je le traduis en russe (en le tenant par la main). C’est ma seule façon de concevoir – la traduction. »

Zoé : Les étoiles dans ton firmament, quels noms portent-elles ?

Zéno : Une petite liste en désordre et à l’intuition, naturellement non-exhaustive – pour ouvrir un arc-en-ciel de pistes et ne pas en finir avec l’infini. Soutine, Van Gogh, Pollock, Yves Klein, Giotto, Monk, Albert Ayler, Coltrane, Chet Baker, Dylan, Hendrix, Sun Ra, Terry Riley, Captain Beefheart, Nino Rota, Lorca, Tsvétaïéva, Mandelstam, Novalis, Alejandra Pizarnik, Clarice Lispector, Ida Lupino, Pasolini, Dostoïevski, Artaud, Rimbaud, Nerval, Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Jean-Pierre Duprey, Kafka, Melville, Conrad, Ozu, Mishima, Paradjanov, Monteverdi, Palestrina, Han Chan, Wang Wei, Li Po…
 
Zoé : Il y a une incidence manifeste de tous les autres arts dans ton œuvre, la musique, la danse,  le théâtre,  la peinture, etc..

Zéno :
C’est profondément vrai. Il y a sans doute ce désir de pratiquer la plus grande perméabilité, la plus grande transversalité entre différents territoires. Mon vrai rêve d’artiste étant, au fond, de convoquer toutes les voix dans une sorte de résonance universelle. Un tremplin précieux pour creuser encore et encore d’autres strates d’expérience, trouver une mise en résonance commune. Avec cette idée, toujours présente en fond, cette idée (née d’une certaine manière avec les surréalistes) que l’art ne se fait pas forcément seul, qu’il peut être total. Qu’il peut créer une forme de synesthésie vertigineuse. J’ai toujours conçu et vécu la poésie comme une dimension excédant le seul poème (« Trop de souffle en moi pour une seule flûte », disait en substance Marina Tsvétaïéva). Comme une posture de vie, une vision poétique des êtres et des choses – peut-être la cristallisation même de la vie. Les noms changent, on le sait, la source demeure. Quoi que j’écrive, cela relève pour moi de la poésie. Tout cela procède du même souffle. Facettes changeantes d’une polyphonie. Je cherche tout ce qui traverse. Poèmes, essais, théâtre, lectures publiques, anthologies, traductions, livres d’artiste, travail avec des acteurs ou des chorégraphes – la poésie demeure au centre. Noyau brûlant d’une esthétique du partage.

Zoé : Tu es curieux, tu aimes entremêler les arts, tu recherches les collaborations avec d'autres artistes, d'autres poètes. Est-ce une démarche de fraternité ? L'an dernier encore, avec André Velter, vous avez publié Prendre Feu (Gallimard). Comment est venu ce livre ? Comment écrit-on à quatre mains ?

Zéno : C’est un peu comme si nous avions été deux voleurs de feu tentant de faire le point sur ce tout qui nous fascinait et nous émerveillait. Nous portions ce livre ensemble (« Dans l’affection et le bruit neufs ! ») et nous l’évoquions cycliquement, mais il nous fallait un détonateur d’écriture. Ce fut le fameux vers de Lorca : à cinq heures du soir…, qui nous offrit un surcroît de présence inspirante – et parfois vertigineuse. Dans ce monologue à deux, nous nous sommes entêtés à émouvoir, à étonner, à dérouter, à questionner. À nous aventurer. Avec passion et précision. En quête d’essentielles fraternités. L’un répondant à l’autre (jusqu’à dix courriels par jour) avec toujours au cœur le souffle de l’utopie, pour tenter d’irriguer à nouveau la sensibilité contemporaine et solliciter une écoute éblouie.

Zoé : Trois opus tout neufs sont en préparation et sortiront l'an prochain, Satori Express, Quelque chose d’absolument bleu, Bhopal Blue. Peux-tu d'ores et déjà
les présenter et les situer dans le cours de ton œuvre ? Ils font suite et corps bien sûr. Il y a une extraordinaire cohérence pour une telle étendue. 

Zéno : Satori Express se voudrait un livre-somme, une sorte de suite au Désespoir n’existe pas (Gallimard, 2010), un autre palier encore, attaché à redonner à la poésie tout le sang nécessaire. Un rayonnement de mots. Un croisement de toutes les perspectives possibles, protéiforme et opiniâtre. 
Quelque chose d’absolument bleu (Lettres Vives, à paraître en 2015) dit toute mon admiration pour Yves Klein et voudrait dresser, par de courts paragraphes percutants, un portrait poétique de cet artiste de tous les dépassements. Ce livre explore le bleu Klein comme la toile de fond même du monde, capable de révéler le plus extrême de l’art et le plus vif de la vie. 

Bhopal blue est le texte d’un oratorio dansé par Brigitte Chataignier (et qui sera représenté en 2015), dont le thème est la catastrophe de Bhopal, en Inde, en 1984. Une sorte de rituel de régénération pour chasser les démons, toujours bien vivants, du crime industriel. 

* « Tu es sans cesse en voyage, tu n'habites nulle part, et tu rencontres des Russes qui ne sont pas moi. Ecoute-moi une fois pour toutes : en Rainérie, moi seule représente la Russie. »De Tsvétaïéva à Rilke, lettre du 2 août 1926. Le 22 août 1926, elle précise sa pensée dont Rilke n'avait pas saisi le sens : « Rainer, quand je te dis : je suis la Russie, je te dis seulement (une fois de plus) que je t'aime. » — in Rainer Maria Rilke Boris Pasternak Marina Tsvétaïéva Correspondance à trois (Ed. Gallimard, L'Imaginaire)

dimanche 7 septembre 2014

Jos Roy, de substance & d'audace


From the series Birds: Small Death - 1995 - 2006 (c) Kate Breakey


De Suc & d'espoir est le premier recueil de Jos Roy, poète du pays charnégou. Les éditions Black Herald Press ont si bien succombé à la singularité de son chant que l’éditrice et traductrice Blandine Longre l'a aussitôt traduit de concert avec le poète britannique Paul Stubbs en version anglaise simultanée.

Ils ne s'y sont pas trompés. Là, une voix plume s'élève, plane, virevolte au-dessus du temps, des fureurs et des guerres, parole bienveillante qui embaume et, à la fois, embrume les airs, langue de feu qui purifie l'espace comme un encens.

D'une séduisante et nécessaire audace, elle pétrit la substance élémentaire afin de tenter le « voyage en chacune des lettres ». Navigations énigmatiques, visions mystiques, explorations originelles, retours aux sources, autant de mémoires de vérité dont elle tire les fils arachnéens.


Elle hèle, avec grâce, tour à tour, la pensée, le rêve, l'être, la forcemuette en somme. Elle invoque
« la formecontre qui contre & pousse où pousse l'appel quelque part retiré dans la gorge ».


Elle fouaille l'esprit de sa dévorante poésie. Verve d'une ardente douceur dans laquelle se perçoit tantôt une pudeur ou une fragilité. Souvent même sa voix semble se briser, comme une vague sur la grève. Un sanglot en reflux.

Nul atermoiement, nulle mièvrerie, sans sucrerie, ni complainte. Son poème se situe aux antipodes de la pesanteur.

Depuis des cimes caressant les cieux, elle glisse au fond d'entrailles rupestres, s'immisce au sein de temps premiers,  pénètre les nuits profondes et méandreuses où résonnent des chants d'une pureté sauvage que l'on dirait cueillis comme des fruits mûrs cachés, poussés, grandis au milieu de buissons et de ronces.


Et les yeux fouillent ces ténèbres, épousent enfin l'obscurité, s'engouffrent aux confins de l’insaisissable. Mains en avant qui ne sauraient rien toucher, l’on suit la progression au cœur d'un monde autre, le sien, où jeux de casses et de ponctuation désarçonnent en plein champ, où la moisson donne à rêver plus loin. 

Et c’est félicité, puisque l'autre apparaît,— un toi rapproché, réconcilié —, ravi de surprises, les siennes, amères ou exquises, encore en réserve.

Où il est su que la survie est instinctive, que la voracité n'est jamais repue, que les sens s'affûtent dans l'épreuve du désir.

Où il est su que l'animal n'avait pas disparu. Il était resté là, silencieux, tapi au fond. La part qui ne saurait jamais s'apprivoiser, toujours aux aguets, prête à bondir hors d'elle. Fougue en retenue, mais demeurant vive, aussi têtue que l'infini.

Où, dévorées entre chien et loup, les couleurs transpercent de quelques éclairs rouge-sang l'atmosphère de clair-obscur, l'intervalle charbon.

Le poème s'éploie en fluctuations subtiles au gré de saisons musicales, d’intensités vespérales, d’oraisons champêtres mêlées aux tumultes de viscères.    


From the series Still life - 1995 - 2004 (c) Kate Breakey

       « la matière du monde

        animée d'un tremblement de lèvre:

        fragile se reporte sur


        ce qui s'inscrit

        sur ce qui peut être fixé autrement qu'en


 souffle creusé entre-ligné de suc & d'espoir »

Traversée des âges, découverte de vestiges inexplorés, peut-être, où d'anciens repères et des empreintes fossilisées sont mis au jour,— avec la délicatesse de l'archéologue qui époussette les ossements au pinceau—, où apparaissent, au fil des vers, neuves figures et inédites tournures.   

Sa déboussolante déstructuration de vers abat les murailles dressées au beau milieu de la pensée.

Où il est su que la clairvoyance était empêchée. La lutte par essence perpétuelle.
 


La dame basque a la jouissance rebelle, le goût des lettres fiévreuses, de la langue indomptée. Existence enracinée dans les marges, aux horizons émancipés, au verbe dévergondé par l'emblématique esperluette chère au poète américain E. E Cummings bientôt convoqué au détour d'un vers de saison. Canal historique. Lignée revendiquée.

Rattlesnake on lace (c) Kate Breakey

« printemps: 

Cummings trace sur la page des filles-lèvres-de-liane
 

au bout de leurs tétons se balancent nymphes&faunes
 

avec un air de déjà-dit 

tant aimé
 

ce déjà-dit mais en a perhaps
 

fraction »
 

On croirait un cantique païen voué au culte du ciel et de la terre, du souffle et des eaux, à l'adoration spontanée de toutes les forces aléatoires de l'univers. C'est pour galvaniser sa gloire que l'affranchie donne vie au motcoulédechair.  

Poésie biologique, chant organique, typographie excentrique.  

La poétesse serait de la même veine que ces femmes celtes évoquées par Blaise Cendrars « ces druidesses mystiques qu'on représente une faucille d'or à la main et qui avaient des visions et prophétisaient dans la forêt de Brocéliande », que nul ne s'en étonnerait. 

Où il est question de l'attention portée aux temps émouvants, aux êtres à l'heure du trépas, aux choses, aux douleurs et aux vents. A l'absent. 

From the series Still Life  - 1995 - 2004 (c) Kate Breakey
Et c'est humilité. Ecrit petit, le poème murmuré.

       « je lui parle

        et j'observe ses charpentes frissonner absorber

        recomposer ce que devant moi il présente

       réordonnancer le monde depuis les paroles qui naissent du corps-mien

        je lui parle         il écoute

        les oiseaux meurent     il écoute

        le vent décroît              il écoute

       à l'instant s'arriment      les craquements d'un autre jour

                                                      dans la pièce »
 


Où il est question d'ossuaires, de terre et de roc, de squelettes dans la glaise et de bêtes peintes aux parois. Ni temps ni espace en soi,  de telles notions s’effacent, comme si de rien n'était, comme si elles n’avaient plus lieu d’être.

Où s’entendent craquer les glaciers, les torrents dévaler, les pierres se fendre, dans la clameur de toutes les ruptures de l’univers. 

Célébration à voix basse de cet insoumis sans limites. De l’intérieur même, du plus profond, du plus intime d’où jaillit parfois un subtil ru de bile noire, étincelante.

Où se distingue un autre écho, en soi. Et c'est vérité en gloire. Ecrit minuscule, on reconnaît la seule et juste échelle, la taille humaine réelle. Infinitésimale.

Raven on sand from Remain  (c) Kate Breakey
         « attendu que

            chaque miette

            est piquée           hein l'oiseau ?

            chaque ver part infime bout

            d'âme brin de corps

            se crée dans la seconde

            attendu que

            tout depuis lors tout

            grouille & 


se débat »

Compassion pour l’ardeur solennelle de ce qui vient, va, vit puis pourrit mais vit encore, autrement, reproduit à l'infini, dans le chaos savant. Lui seul, ce grand vorace, connaît l’exact désordre des choses, cette Odyssée au plus près de l’étrangeté d'être et de mourir. 

« un collier pour la nuque du mort
entre la peau & la prière             (imaginons)
notre espace
      ainsi soit-il »

De suc & d'espoir, Jos Roy, With Sap & Hope, traduction de Blandine Londre et Paul Stubb (Ed. Black Herald Press)
 

lundi 1 septembre 2014

Présences à Frontenay : « Il faut écouter nos morts »

Cimetière du Château de Frontenay - Août 2014 (c) Zoé Balthus

« Au départ, c'était trois ou quatre personnages loufoques qui ont surgi pour annoncer le récital. A moitié ivres, ou plus, ils évoquaient un jour de pluie leurs camarades de la Der des Der devant la grotte de Frontenay. Puis cette vision s'estompa. Surgit un jeune homme ardent, secret, solitaire. Il est dans un grenier surchauffé par un été souverain. Il y a lu tous les numéros du Journal Illustré de la Grande Guerre, puis des recueils jaunis de poètes de l'époque. Voilà des jours et des nuits qu'il n'est plus descendu. Quand il ne lit pas, il arpente le grenier, parle à lui-même ou fixe un temps indéfini la vieille lucarne où la lune passe et parfois un hibou avant de se poser sur l'oeil de boeuf. Ce soir est le dernier. Il lira une sélection de poèmes en hommage à ceux qu'il n'a pas connus. Il a organisé son affaire en grandes veilles autour des heures.Après, il redescendra dans les rues, se mêlera à la foule anonyme, reprendra sa vie là où il l'avait suspendue. Mais avant, il tient à leur dire ce texte qu'il leur a écrit. Il hésite. Il se lève. Il se sent un peu ridicule, et en même temps, il sait accomplir un de ces gestes qui font homme un homme, et parfois, mieux, un frère : 

 « Il faut écouter nos morts. Tous nos morts. Comme Ulysse, s'approcher des lèvres de la terre, les voir remonter un à un — lui, lui et lui et elle, elle et elle. Les écouter nous parler. Ils nous attendent depuis si longtemps. Leur voix n'est-elle pas de notre sang et notre mémoire ? Ne sont-ils pas les pères et les mères de chacun d'entre nous ?

Il faut écouter nos morts d'août 14. Leurs histoires, leurs cris, leurs chants et leur rage. C'est dans leurs poèmes. Pourquoi ne les avez-vous pas lus ? Pourquoi fuyez-vous, disent-ils ? Est-ce ma mort qui vous fait peur ? Nous nous redressons, les regardons dans les yeux, puis les baissons à nouveau. Eux et nous, on sait bien pourquoi. 

Il faut écouter nos morts, d'août 14 à novembre 18. Tous. Quand leur donnerons-nous ce qu'ils nous réclament ? Oserons-nous la dire, pour eux et pour nous, la vérité, celle qui nous brûle les lèvres et dont la lumière nous effraie ? Qu'ils sont morts pour rien. Tous, dans cette Grande Guerre, lui, lui, et lui et elle, elle et elle, tous, ils sont morts pour rien. 

Dis-le encore: ils sont morts pour rien ! Peut-être, y a-t-il des guerres justes. Ou nécessaires. Ou des causes qui méritent qu'on lutte et meure pour elles. Ou des enchaînements aveugles. Mais pas eux, ils sont partis, ont souffert, cadavres perdus pour des illusions qui s'accrochent aux esprits et les rendent comme fous.

Les obus, la boue, les tranchées, ces corps amoncelés jusque dans le coeur des mères, et ces jours plus froids que le plus froid des cimetières... pour rien. Une lutte à mort entre frères que jamais rien n'expliquera et qu'il faut ensuite la nuit durant porter, porter jusque dans les yeux de ses enfants et des enfants de ses enfants.

Après, il a fallu mentir à soi-même. Se serrer bien fort et refouler ses larmes et garder pour soi ce qui ne sait se dire. On le sait bien, nous. Pourquoi, croyez-vous que petit-fils, arrière et arrière-petit-fils et filles, nous ne pouvons plus regarder la lumière d'un jour ordinaire sans nous éprouver coupables ?

Vous criez si fort en nous ! Le sang coulé entre frères, la tache rouge sur le front de l'Europe, qui l'effacera ? Morts, des millions vous fûtes et vous nous débordez encore. Nos champs, nos bois, nos villes, vous les couvrez tous. Nos villages, nous vous les avons remis. Nos monuments aux morts sont vos palais. Même après nos mots ou nos croyances, on y voit vos cadavres qui s'y promènent librement et nous travaillent en secret. Nul n'a su vous enterrer. Nous, on est plus blancs que vos squelettes. On pue la mort et la peur. Qui vous rendra la paix et à nous l'espérance ?

Il faut écouter nos morts. Leurs voix sont si chaudes dans leurs poèmes. Elles vibrent et gardent forte la vie qui leur fut ôtée. Là seul, revit le lien fraternel qui nous unit, vivants et morts. Vos voix dans nos voix, comme nos pas en vos pas, et se reforme le camp de notre vie provisoire ; la flamme du feu brille et monte à nouveau ; la voûte étoilée se rapproche ; les arbres et les animaux à nouveau nous entourent. Peu à peu, nos joues et nos mémoires revivent. Promis, nous referons l'humanité sur cette terre. Avec vous.  « Tous ensemble, tous ensemble, tous... »


IXe Présences à Frontenay - Août 14 ! – Un film de Zoé Balthus

(Et pendant qu'il récite son texte, les quatre personnages loufoques sont réapparus. Dépenaillés, sales, l'air jovial, ils se sont installés autour du feu de bois. Il crachine doucement une pluie bretonne. « La guerre, le terrible pensoir de l'homme, sa lumière crue, son extra-lucidité », disent-ils. Puis ils rigolent. Ils boivent une drôle de gnole, un tord-boyaux interdit depuis. Ils boivent. Ils boivent. Ils boivent). » 

Pierrick de Chermont, Argument pour Il faut écouter nos morts
Récital de Piano et de Poésie - IXe édition de Présences à Frontenay - Août 14 !
Avec la Revue Nunc

mercredi 16 juillet 2014

Bacon et les métamorphoses de l’image

Francis Bacon - 1962 (c) John Deakin
Ce texte a été publié pour la première fois en janvier 2011 dans le numéro 1 de A La Dérive,  revue en ligne fondée par Alain Giorgetti

Le peintre irlandais Francis Bacon n’aimait pas les paysages. Ils ne l’intéressaient pas. Les images qui seules savaient captiver son attention parlaient toutes de la figure, sa principale préoccupation. Figure en anglais, outre le chiffre, signifie à la fois la forme, la silhouette, l’apparence, le personnage, la personnalité, l’être, mais aussi l’image, la statue, la représentation, la métaphore, la figure de rhétorique ; l’origine latine du mot figura désignait aussi les choses façonnées. Qu’il s’agisse de portraits ou d’attitudes capturées dans l’instant, par la peinture, la sculpture ou la photographie, aux yeux de Bacon l’essentiel était  « toujours de parvenir à ce qui ne cesse de se transformer », de pouvoir envisager les métamorphoses de la figure au détour des siennes mêmes qu’elles stimulaient.
« Ce n'est pas tant l'image qui compte que ce que vous en faites et ce que certaines images aussi produisent comme effets sur d'autres images, je crois que chaque image, chaque chose qu'on voit, change notre façon de voir les autres choses. Il y a un effet de changement permanent qui se produit en moi, certaines images, et peut-être même tout ce que je vois, peuvent modifier imperceptiblement tout le reste. Il y a une sorte d'influence de l'image sur l'image. C'est très mystérieux, mais je suis sûr que cela se produit. »
Le peintre peignait l’écho de son monde intérieur auquel il restait profondément attentif. Il n’a jamais eu la prétention de livrer un quelconque message métaphysique, universel. Non. Il avait eu à cœur de s’exprimer en tête-à-tête avec lui-même, inépuisable source de peinture, sans se préoccuper de ce que le reste du monde pouvait éventuellement en attendre.

« Je fais de la peinture pour moi-même », insistait-il, « c'est un hasard si ce que je fais intéresse les autres. Je suis très heureux que ça puisse arriver bien sûr. Mais je crois qu'on ne sait jamais ce qui va intéresser les autres, moi, je ne peux pas le prévoir, ce n'est pas du tout par rapport à cela que je travaille ! »

Il avait raison. Nous ignorons tout de la portée de nos actes, la puissance de leurs impacts, des destins qu’ils fomentent. Ainsi, à plusieurs siècles de là, Velasquez peignait le portrait du pape Innocent X sans soupçonner une seule seconde que sa peinture encore toute fraîche puisse porter potentiellement en elle plusieurs œuvres maîtresses d’un peintre qui n’était pas encore né et que sa toile deviendrait pour lui une véritable obsession.
« J'ai été hanté par cette œuvre, par les reproductions que j'en ai vues. C'est un portrait tellement extraordinaire. Alors j'ai voulu faire quelque chose à partir de là [...] j'ai été bouleversé par cette toile, et j'ai été comme poussé  à réaliser ce que j'ai fait. J'avais ressenti une grande excitation devant cette image. Malheureusement je ne suis pas parvenu à un résultat satisfaisant. »
Mais sans la découverte de la peinture de Pablo Picasso, Francis Bacon serait-il devenu peintre ou du moins le peintre que nous connaissons ? Il n’aurait su le dire lui-même sans se tromper. En revanche, il était certain que son rapport au monde en avait été modifié à jamais. 
« Des images font éclater l'ancien cadre et rien alors n'est plus comme avant. »
Les tableaux de Picasso l’avaient envoûté, avaient œuvré à sa profonde métamorphose.                     
« Certaines œuvres de Picasso n'ont pas seulement débloqué des images pour moi, mais aussi des façons de penser, et  même des façons  de se comporter. Cela s'est produit rarement, mais cela m'est arrivé. Ca cassait quelque chose en moi, vous comprenez, mais pour que quelque chose d'autre apparaisse. » 
La peinture était le langage qu’il avait instinctivement reconnu sien pour crier toute la profondeur de son désespoir sur la toile, plantée au beau milieu de son « tas de compost », dans le silence et la solitude de son atelier londonien, dont la sonnette ne fonctionna jamais. A dessein.

Selon Michel Archimbaud, Bacon était parvenu « à donner forme à ce manque d'être dont il était fait. A la déliquescence, à ce qui se vide, s'effondre, s'altère, se putréfie, ne cesse de saigner, de suinter, de souffrir, il opposa la contrainte du cadre, la rigueur de l'expression, l'obstination du désespoir. Il ne chercha pas à édulcorer, à atténuer, il fit front, plongea au plus profond et de sa plongée rapporta des abysses des monstres effrayants, des espèces dont on soupçonnait l'existence, mais que personne avant lui n'avait jamais encore révélées. »


Study for the Nurse in the Battleship Potemkin - 1957 - Francis Bacon
Certaines images du cinéma ont eu également un rôle à jouer dans son art, dont celles du Cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein qui fut pour lui un choc. Sa célèbre scène du landau dévalant les escaliers alors que la nourrice à l’œil crevé d’un coup de sabre derrière ses lunettes, pousse un cri d’horreur de toute sa bouche muette le marqua à tout jamais. Cette bouche, ce cri d'horreur silencieux se retrouveront sur les traits de son Etude d’après le portrait du pape Innocent X par Velasquez (1953) métamorphosant résolument la pause de sérénité quasi céleste du portrait original, en extraordinaire épouvante plastique.

« J’ai toujours été très ému par les mouvements et la forme de la bouche et des dents. J’aime, pourrait-on dire, le luisant et la couleur de la bouche. J’ai toujours espéré dans un sens parvenir à peindre la bouche comme Monet peignait un coucher de soleil. Mais je n’ai jamais réussi », avait-il confié à David Sylvester.

D’autres bouches ont fasciné le peintre - comme celle de la mère hurlant dans Le Massacre des innocents de Nicolas Poussin ou celle du Christ dans le retable de la Crucifixion de Grünwald - lui ayant inspiré les nombreux cris dont son œuvre est jalonnée.

« Je veux peindre le cri, plutôt que l’horreur » qui l'inspire, affirmait-il. Il s’agissait alors pour lui, qui se qualifiait volontiers d’« optimiste désespéré », de se concentrer davantage sur la métamorphose des traits produite par le spectacle de l’horreur, sur la transfiguration de l’être par le drame, puisque le cri, le hurlement le porte déjà en soi tout entier, en témoigne avec éloquence, l’affirme en même temps qu’il le rejette, le dénonce, lutte contre son ignominie, contre la menace de perte et de mort.

La photographie aussi le subjuguait, mais Bacon ne la respectait pourtant pas en tant qu’art, elle était surtout devenue un outil à part entière de sa machinerie technique. Il avait, par exemple, acquis à Paris un livre scientifique sur les maladies de la bouche qu’il avait étudié et qui l’avait « énormément intéressé ».
« On ne sait jamais d'ailleurs ce qu'une image produit en vous. Elles entrent dans le cerveau, et puis après on ne sait pas comment c'est assimilé, digéré. Elles sont transformées, on ne sait pas comment. »
La photo était indispensable à sa méthode de travail au point de commander à des photographes des portraits de ses amis proches, à l’instar d’Henrietta Moraes, Isabel Rawsthorne et de Lucian Freud, dont il extrayait tel un vampire les forces vitales, la substantifique moelle des sujets tout en jouissant librement d’une immédiateté, salutaire et solitaire, autorisant les déformations contingentes. Les images photographiques servaient, disait-il, d« aide-mémoire » lui permettant de « préciser certains traits, certains détails.»

Il n’était pas seulement sensible à ce que véhiculait l’image mais était aussi attentif à l’état proprement dit de la photographie, à l’histoire propre au cliché, à la rayure près, susceptible d’influencer le cours même de sa peinture. « N’oubliez pas que je vois tout » avait souligné Bacon auprès de Sylvester.

Lors d’une conférence que ce dernier consacra au peintre en 2001, le critique d’art avait émis l’hypothèse que ce goût pour la photographie pouvait en outre s’expliquer plus prosaïquement par le fait qu’elle permettait mieux à l’autodidacte qu’était Bacon la conceptualisation directe de l’image en deux dimensions, que s’il lui avait fallu le faire par l’observation d’un modèle.

La photographie présentait à ses yeux l’avantage d’avoir d’ores et déjà exécuté l’essentielle conversion, et lui permettait bien de percevoir « plus immédiatement la réalité ».

« C'est en regardant que l'on apprend. C'est cela qu'il faut faire », affirmait Bacon.

Il avait longuement analysé des reproductions photographiques d’œuvres de Rembrandt, Chardin, Degas, Soutine, Michel-Ange qui recouvraient, en même temps qu’une épaisse couche de peinture, les murs de l’atelier au sol jonché de magazines, de livres et d’images. Y étaient également accrochées des séries photographiques qu’Eadweard Muybridge avait consacrées à l’analyse du mouvement et dont certaines toiles de Bacon portent subtilement l’empreinte. Bien moins profonde que pour celles de Vladimir Velickovic dans lesquelles se reconnaît prodigieusement « l’influence » de Muybridge mais aussi dans une certaine mesure celle du peintre irlandais pour ce qui relève de sa palette.

« J’ai connu Velickovic. Il m’avait demandé à une époque de lui acheter un Muybridge parce qu’il avait perdu celui qu’il avait et qu’il n’en retrouvait pas à Paris, se souvint-il, je lui en ai obtenu un. C’est un homme charmant, mais je ne pense pas que je l’ai influencé. Peut-être un peu, mais son travail s’est inspiré plutôt des photos de Muybridge ».

En réalité, le terme d’influence ne lui convenait pas tout à fait, ne le considérant peut-être pas suffisamment puissant pour traduire l’impact métamorphosant auquel il croyait et qui réduisait par trop à un simple réceptacle l’artiste qui en réalité accueille le changement par une aptitude active, en un processus régénérant. 


Francis Bacon - 1962 (c) John Deakin

Aussi, préférait-il y entendre  « quelque chose comme ce phénomène de l'éponge qui absorbe tout » traduisant davantage l’idée d’une nature disposée à se nourrir de la création, à s’en imbiber au point de se muer en nouveau vecteur de création, de livrer tout autre chose au monde. Et à son tour, de métamorphoser l’existence de jeunes gens, à l’instar d’un Douglas Gordon et d’un Damien Hirst artistes devenus, qui savent devoir leur chemin à la révélation Bacon.

Lui, en revenait toujours à l’impact de la peinture de Picasso sur son être et qu’il peinait à définir sachant que le peintre de Malaga lui avait en fait ouvert plus que les yeux mais bien l’esprit, avait engendré une intense révélation.
« Disons peut-être que Picasso m'a aidé à voir... Non, à voir, ce n'est même pas ça, quoi qu'il en soit je l'admirais énormément. Pour moi, c'était le génie du siècle. » 
Bacon trouvait en particulier magnifiques les eaux-fortes et les dessins réalisés par Picasso pour illustrer une édition du roman de Balzac  Le Chef-d’œuvre inconnu qui représentaient, selon lui, « un bon exemple de ces influences qu’on peut subir, qui vous font réfléchir et qui produisent d’autres œuvres ».

Il avait aussi lui-même puisé de la matière créatrice en poésie et en littérature. Il vouait une profonde admiration à William Shakespeare auquel il revenait toujours, à son Macbeth en particulier dont les vers de la dernière grande tirade « sur la mort et la fugacité de la vie, le temps qui passe et qui n’a plus aucune signification » lui paraissaient  extraordinaires.

L’Orestie d’Eschyle avait produit sur lui un semblable choc, à l'instar de la poésie de Thomas Stearn Eliot à laquelle il rendit hommage dans Tryptic inspired by T. S. Eliot's poem 'Sweeney Agonistes' en 1967.
 « Je crois qu'on peut être provoqué à la création par tout et n'importe quoi, une publicité ou une tragédie du théâtre grec »
Mais il ne croyait guère à une certaine notion d’inspiration, rejetait l’idée de mystère « si par mystère on entend quelque chose qui serait hors du monde. Tout se passe ici sous nos yeux » dans l'atelier, comme dans le laboratoire du chimiste où peuvent se produire des choses inattendues, ne révélant simplement qu’« une part de maîtrise et une part de surprise ».

Il comptait davantage sur la contingence, sur ce qu’il qualifiait d’accident et qui « n’a rien à voir avec l'intervention d'une inspiration, celle dont on a doté pendant si longtemps les artistes. Non, c'est quelque chose qui provient du travail lui-même et qui surgit à l'improviste. »

Athée, refusant résolument toute idée de chrétienté, d’occultisme ou d’un quelconque déterminisme, il disait peindre au hasard comme s’il jouait à la roulette, laissant le sort décider de la figure à s’étendre sur la toile. 
« Lorsqu'il y a un heureux mélange d'accidents et de volonté, alors cela peut-être satisfaisant.»
Il peignait à l’huile et parfois recourait au pastel. Sa palette était riche, ses pigments entremêlés, broyés, pétris, triturés, ses touches larges, sinueuses. Il se servait de chiffons, de brosses dures et d’éponges dont il travaillait la peinture fraîche afin de faire apparaître des personnages aux traits, aux corps, aux membres distordus, étirés, troublés, convulsés, révulsés comme métamorphosés dans les reflets de miroirs déformants.
« Ce que je veux faire c’est déformer la chose, et l’écarter de l’apparence, mais dans cette déformation, la ramener à l’enregistrement de l’apparence. »

Le format, la forme et la composition mêmes de ses toiles -, toujours présentées dans un cadre et sous vitre afin de souligner l'artifice qui, à ses yeux, était nécessaire à toute œuvre d'art, faisaient écho à la mise en scène du théâtre ou du cinéma. 

Ainsi, ses triptyques n'entrent pas dans la lignée des primitifs comme on pourrait naturellement le penser, mais appartiennent davantage, dans son esprit, au spectacle offert par le cinéma panoramique, et sont élaborés plutôt dans la volonté de révéler une succession d’images qui se trouvent être au nombre de trois mais « pourraient fort bien être plus nombreuses », comme le sont des séquences filmiques ou des actes théâtraux, et dont « le cadre rythme le défilement ».

A contrario, la narration y est résolument éliminée. Les êtres qui peuplent ses toiles ne racontent aucune histoire mais plutôt sa manifestation dont témoignent les métamorphoses perpétuelles de la chair et la matière. Ses personnages outragés dans leur chair sont isolés dans un espace vide, comme installés sur une scène nue ou une piste de cirque, au décor minimal. Et c’est précisément cette absence d’élément narratif qui frappe l’observateur et l’introduit au cœur d’une atmosphère énigmatique de drame abstrait. Sa peinture qu'il disait instinctive n'appelle rien d'autre qu’une pure émotionElle saisit l’être.

« La façon que l'on a de faire une image, cela on peut l'expliquer peut-être parce que c'est un problème de technique. Les techniques changent, et on peut parler de la peinture mais ce qui fait la peinture et qui est toujours la même chose, le sujet de la peinture, ce qu'est la peinture, ça on ne peut pas l'expliquer, cela me semble impossible. Ce que je peux peut-être dire, c'est qu'à ma propre façon, désespérée, je vais çà et là suivant mes instincts. »

Francis Bacon Entretiens, Michel Archimbaud (Ed. Gallimard, Folio)
Entretiens avec Francis Bacon par David Sylvester  diffusés par la BBC en 1966