mardi 1 juillet 2014

Benjamin, le philosophe au pays des voix


Date et auteur non identifiés

Il était une fois un célèbre métaphysicien, nommé Walter Benjamin, qui s’était aventuré « au pays des voix »…

Du début 1927 à la fin de 1932, Benjamin avait en effet un bureau dans les locaux de la radio de Francfort, un moyen de communication tout neuf, où il s’affairait à la production de programmes insolites, d’une modernité remarquable pour l’époque. Paradoxalement, il était peu enclin à l’ébruiter, n’en faisait pas la réclame.

Il semblait trouver ses « nébuleuses affaires radiophoniques » guère reluisantes et très peu « utiles », alors même qu’il détestait l’utilité et que ce médium entrait précisément dans le cadre de sa réflexion déjà amorcée sur la reproductibilité technique, à travers la pratique de la communication de masse comme la photographie et le cinéma. 

Il considérait ses programmes radiophoniques, non sans un certain dédain, comme des activités essentiellement alimentaires, en tout cas d’après ce qu'il en disait à son ami Gershom Scholem. Selon l’autre ami de poids, le philosophe Théodor W. Adorno, ce furent pourtant les rares années « à peu près sans soucis » financiers qu’aient jamais connu  Benjamin.

Les éditions Christian Bourgois dans la collection Titres, avaient exhumé en 1987 et traduit, Trois pièces radiophoniques, des Hörmodelle qui auraient dû s’entendre comme des « maquettes radiophoniques » ou « modèles radiophoniques » en français, soit un « titre malheureux » en raison d’une erreur de l’édition allemande, précise Bruno Tackels, dans sa remarquable biographie Walter Benjamin Une vie dans les textes (Actes Sud, 2009).

En revanche, le recueil Lumières pour enfants (Ed. Christian Bourgois, Titres, 1988, réédité en 2011), présente bien une série de Hörspiele, pièces radiophoniques créées par Benjamin. Adressées aux petits Allemands, elles faisaient partie du fonds littéraire que, la mort dans l’âme, Walter Benjamin, fuyant les nazis, avait abandonné derrière lui dans son appartement parisien en 1940 et sur lequel la Gestapo avait fait main basse. Selon Scholem, les documents de Benjamin furent sauvés de la destruction par un heureux hasard qui les avait placés dans des paquets d’archives qui voyagèrent jusqu’en Russie où ils se chargèrent de poussière pendant une quinzaine d’années avant leur rapatriement en 1960,  aux archives de Postdam, en RDA.

Philippe Baudouin, auteur en 2009 d’un ouvrage intitulé Au microphone, Dr Walter Benjamin : Walter Benjamin et la création radiophonique (1929-1933) (Ed. La Maison des sciences de l’Homme), est retourné fouiner dans les archives de Berlin d’où il a rapporté d’autres textes inédits en français — dont Bruno Tackels faisait d’ailleurs mention dans sa biographie — et, avec Philippe Ivernel pour la cruciale traduction, les a réunis en un recueil intitulé Walter Benjamin Ecrits radiophoniques, publié cette année aux éditions Allia.

Philosophe de formation, aujourd’hui réalisateur d’émissions pour France Culture, Philippe Baudouin a rédigé une préface concise et éclairante où il explique que Walter Benjamin avait conçu près de quatre-vingt-dix émissions en l’espace de cinq ans et inventé des genres d’émissions bien distincts et spécifiques que sont les Hörmodelle, modèles ou maquettes radiophoniques, évoqués par Bruno Tackels, qui appartenaient à « un type de construction scientifique ou expérimentale » fondé sur des situations ancrées dans la réalité quotidienne et adulte alors que, les Hörspiele, les pièces radiophoniques, étaient pour la plupart des fictions qui s’adressaient plus spécialement aux enfants.

« Les énoncés qu’un enfant forge dans le jeu à partir des mots [qui lui sont donnés au préalable] ont plus de parenté avec ceux des textes sacrés qu’avec le langage courant des adultes », avait réalisé depuis quelque temps Benjamin. Il le redira autrement, dans Vue perspective sur le livre d’enfant, dans l'extravagant et non moins délicieux Je déballe ma bibliothèque: 
« Drapé de toutes les couleurs qu’il saisit dans sa lecture et dans sa vision, [l’enfant] est là au beau milieu d’une mascarade et y participe. En lisant — car les mots se retrouvent aussi à ce bal masqué, ils sont de la partie et tourbillonnent, flocons de neige sonores, en s’entremêlant. « Prince est un mot ceint d’une étoile », a dit un garçon de sept ans. Les enfants quand ils imaginent des histoires, se comportent en metteurs en scène qui ne se laissent pas censurer par le « sens ». On peut en faire l’épreuve très facilement. Si on indique quatre ou cinq vocables déterminés, qu’on les rassemble vite en une courte phrase, la prose la plus étonnante viendra au jour : non pas une vue perspective sur le livre d’enfants, mais des panneaux indicateurs y menant. Voilà que d’un seul coup les mots se jettent dans un costume, et en un tournemain sont impliqués dans des combats, dans des scènes d’amour, ou dans des bagarres. C’est ainsi que les enfants écrivent leurs textes mais aussi qu’ils les lisent. »
Dans un époustouflant texte d’hommage à Walter Benjamin, le philosophe, spécialiste de la kabbale et la mystique juive, Gershom Scholem, son ami intime depuis 1913, rappelait que c’était « un des traits principaux de son être que d’avoir été attiré toute sa vie, avec une force précisément magique, par le monde de l’enfant et par l’essence de l’enfance. Ce monde constitua un des objets les plus durables et les plus tenaces de sa réflexion et tout ce qu'il a écrit là-dessus relève de ses réussites les plus achevées ».

Ainsi, il n’est sans doute pas inutile de souligner qu’à cette période Benjamin œuvrait déjà à son récit autobiographique Enfance berlinoise considéré par Scholem comme sa « prestation la plus achevée » au côté de ses Allemands.
« ‘Les textes’ de Benjamin sont, au plein sens du mot, ‘tissés’ […] Dans ses meilleurs travaux, la langue allemande est d’un achèvement qui coupe le souffle au lecteur. Elle doit son achèvement à l’union extrêmement rare d’une abstraction très élevée avec une plénitude sensible et une diction plastique. »
Ce sont donc cinq pièces de ce « théâtre invisible » signées Walter Benjamin, marquées de l’influence du dramaturge et ami Bertolt Brecht, que nous donne à découvrir ce nouveau recueil. 

Deux causeries pédagogiques pour les jeunes Le Cœur froid, adaptation du conte de Wilhelm Hauff (XIXe siècle) et Charivari autour de Kasperl, inspiré du théâtre de marionnettes allemand, et « seule émission radiophonique de Benjamin à avoir été conservée comme archive sonore, fut-ce sous forme fragmentaire », précise Philippe Baudouin. 

Ce qui signifie aussi que pour l’heure, la voix du grand penseur qui interprétait certains personnages de ses programmes, demeure inconnue malgré de nombreuses écoutes attentives d’enregistrements d’archives pour tenter de la localiser parmi les intervenants. Stéphane Hessel dont le père Franz avait collaboré avec Benjamin, a bien cru une fois à l’écoute d’un programme reconnaître sa voix qu’il avait entendue dans son enfance, mais elle n’a jamais été officiellement authentifiée et le doute reste entier.

Deux autres pièces du recueil, elles, s’adressent à un public adulte, Ce que les Allemands lisaient à l’époque où leurs auteurs classiques écrivaient où l’on perçoit la tentation chez Benjamin de diffuser, non sans malice, une certaine matière politique et littéraire à penser de façon plus excentrique et critique, à questionner en continu la culture populaire, à chercher l’interaction avec l'auditeur avant l'heure. Benjamin, le visionnaire, anticipait la radio telle qu’elle n'apparaîtra qu'à la fin du XXe siècle.

Quant à la cinquième pièce du recueil de Philippe Baudouin, intitulée Lichtenberg. Un aperçu et qui d’ailleurs, selon Bruno Tackels, n’a jamais été diffusée, elle fait littéralement figure d’OVNI dans la production du philosophe allemand, où il met en scène des extra-terrestres observant d’un œil critique le comportement des humains. Philippe Baudouin relève judicieusement que La Guerre des Mondes d’Orson Welles ne sera « mise en ondes » que cinq plus tard.

Enfin, dans le modèle radiophonique Une augmentation de salaire ?! Où avez-vous donc la tête ?, on reconnaît le Benjamin porté vers les analyses de critique sociale. Son collaborateur sur ces programmes radiophoniques, Wolfgang Zucker, a livré bien des années plus tard, en 1972, un texte de souvenirs que Philippe Baudouin a eu la riche idée d’ajouter au recueil, car il constitue à la fois un précieux témoignage sur l’aventure radiophonique proprement dite mais aussi un portrait de Benjamin qui diffère de tous ceux que ses vieux amis ont pu peindre de lui.

Il s’agit du portrait dressé par un collègue, sans affect ni rapport d’intimité qui tendent souvent à agir comme des verres magnifiant, et qui permet ainsi d’appréhender une face cachée, inconnue, du penseur. Wolfgang Zucker, au premier contact, avait eu l’impression d’être examiné par un « instituteur de village démodé appartenant à un temps révolu ».

Après l’avoir à son tour bien observé, Zucker a jugé que « l’image que Benjamin donnait de lui était intentionnelle. Il ne voulait pas avoir l’air d’un écrivain professionnel. Ainsi, se faisait-il passer, avec une sorte de snobisme bouffon, pour un 'patriarche' solennel, — plus âgé que ses trente-sept ans, plus lent et plus circonspect que ce n’eût correspondu à son intelligence aiguë et rapide, et plus conservateur en apparence que ses interlocuteurs libéraux. On pouvait le dire, sinon gros, du moins 'corpulent' […] »

C’est magnifique en vérité, Benjamin jouait la comédie afin d’entrer dans ce rôle qui lui faisait gagner sa vie, au point de se transformer, de se déguiser presque dès qu’il se trouvait à travailler dans les locaux de la radio de Francfort !

Quant aux modèles radiophoniques, selon Zucker, « Benjamin disait donc vouloir utiliser le nouveau médium de la radio pour apprendre aux auditeurs certaines techniques de comportement pratique dans les situations conflictuelles typiques de la vie moderne ». Il prêchait en faveur de la réflexion, l’intelligence et la pensée pour résoudre les conflits potentiels, la résolution pacifique plutôt que l’agression.

Zucker se souvint aussi que le modèle radio de la demande d’augmentation de salaire mettant en scène un monsieur Lhésitant qui n’obtenait rien de son employeur et un monsieur Levif qui, lui, obtenait gain de cause, avait été mal accueilli et provoqué un certain raffut à différents niveaux. Ils croulaient sous le courrier de lecteurs offusqués. « La critique la plus acérée, toutefois, était d’ordre idéologico-politique : quelques responsables syndicaux protestèrent contre un contournement, soi-disant proposé dans le modèle radiophonique, des négociations de salaires collectives et des accords tarifaires adoptés », soulignait Zucker.

Le leader nazi Adolf Hitler à la radio allemande le 1er février 1933 - Auteur non identifié

Benjamin avait alors tenu à expliquer à son collègue où il se situait politiquement, moralement, professionnellement :

« Il comprenait bien, me dit-il, que la question sur sa position politique était importante pour moi, et même nécessaire pour notre travail en commun. Non, il n’était pas communiste, et pas marxiste non plus. Cependant, poursuivit-il, sa tâche d’écrivain, à ses yeux, consistait à prouver le mensonge et la fragilité de la société bourgeoise et à accélérer de ce fait son effondrement. Mais la forme que l’avenir politique prendrait, il ne pourrait la montrer qu’après la libération hors des rets de la fausse conscience. »

C’est la typique illustration du génie métaphysique de Benjamin qui s’exprimait, selon Scholem, « principalement dans deux directions, qui se compénètrent toujours davantage dans son travail : la philosophie du langage et la philosophie de l’histoire. L’une le conduisit,  de plus en plus fortement, vers des analyses de critique littéraire et l’autre, de plus en plus fortement aussi, vers des analyses de critique sociale ».

Selon Bruno Tackels, aux yeux de Benjamin, il s’agissait désormais de « reprendre et transformer les données du savoir à transmettre, du point de vue de la vulgarisation. Celle-ci n’est plus seconde ou secondaire, mais elle devient le moteur de la pensée, au point de donner aux auditeurs 'la certitude que leur propre intérêt possède une valeur réelle pour le sujet traité'. Une inversion qui change tout. Révolutionnaire, conclut Benjamin, qui fait du public un centre actif capable d’agir sur la science. Et non plus l’inverse. »

Le recueil des Ecrits radiophoniques est en outre enrichi d’un chapitre qui déploie un aperçu fragmentaire de la théorie de la radio telle qu’elle s’inscrivait alors dans l’esprit de Benjamin dont un entretien de 1929 avec son ami Ernst Schoen, musicien et directeur des programmes de la radio de Francfort, également attentif aux travaux de Brecht, qui figurait dans le premier ouvrage de Philippe Baudouin dans une traduction de Marianne  Beauviche, ainsi que des extraits inédits en français de leur correspondance, auxquels s’ajoute un texte d’importance faisant un parallèle entre Théâtre et Radio, sur le contrôle mutuel de leur travail éducatif, traduit par Philippe Ivernel et publié pour la première fois en français dans Walter Benjamin, Essais sur Brecht (La Fabrique, 2003).

Dans sa grande clairvoyance, en conclusion de ce texte, Benjamin mettait en exergue le fait que « la radio, à laquelle incombe tout particulièrement de recourir à un patrimoine culturel ancien, le fera aussi de la manière la plus propice dans des adaptations correspondant non seulement à la technique mais également aux exigences d’un public qui est contemporain de sa technique. C’est seulement ainsi que l’appareil sera délivré du nimbe d’une 'gigantesque entreprise de culture populaire' (comme dit Schoen) pour être réduit à un format digne de l’homme ».

Dans la forme même des maquettes radiophoniques, Benjamin se mettait « dans les pas des pièces didactiques de Brecht, précise Bruno Tackels dans sa biographie, tout en se méfiant des risques de dérive moraliste ». En réalité, il voyait bien au-delà des intentions de Brecht visant l’éveil des consciences politiques et de confrontation des idéologies.

Hannah Arendt, dans un admirable texte d’hommage à Benjamin, avait souligné l’hostilité de Scholem et Adorno à l’égard de « l’influence désastreuse » de Brecht sur leur camarade.

« Adorno parce qu’il lui imputait l’utilisation nettement adialectique par Benjamin de catégories marxistes, Scholem parce qu’il y discernait le risque d’une rupture déterminée avec la métaphysique et le judaïsme. »

Partie d'échecs entre Bertolt Brecht et Walter Benjamin - Eté 1934 (c) Akademie der Künste,
Archives Bertolt Brecht
Benjamin argua, outre l’importance d’une profonde amitié, que son « accord avec la production de Brecht » représentait « l’un des points les plus importants et les plus stratégiques de toute [sa] position » dans le cadre de ses propres recherches et qu'il s'y tiendrait.

L’esprit libre ne s'en laisse jamais conter et reste maître de sa conduite. Après tout, n'était-ce pas le propos de ses maquettes radiophoniques, monsieur Levif ?  Avant-gardistes et subversives à l'époque, bel et bien les ancêtres des radios libres auxquelles elles auront ouvert la voix en somme. A bon entendeur, salut !

Walter Benjamin Ecrits radiophoniques, textes choisis par Philippe Baudouin, traduit par Philippe Ivernel (Ed. Allia, 2014)
Walter Benjamin Une vie dans les textes, Bruno Tackels (Ed. Actes sud, 2009)
Lumières pour enfantsWalter Benjamin ,Texte établi par Rolf Tiedemann, traduit par Sylvie Muller (Ed. Christian Bourgois, Titres, 2011)
Je déballe ma bibliothèque, Walter Benjamin, traduit par Philippe Ivernel (Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2008)
Benjamin et son ange, Gershom Scholem, traduit par Philippe Ivernel (Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2008)
Walter Benjamin 1892 - 1940, Hannah Arendt, traduit par Agnès Oppenheimer-Faure (Ed. Allia, 2010)



samedi 28 juin 2014

Conte immoral en trois parties

 Hic clavis, alias porta (La clé est ici, la porte ailleurs) -  1871 - Victor Hugo 
Dès les premières lignes du deuxième roman de François Blistène, Le Passé imposé, il ne fait aucun doute que le personnage auprès duquel le narrateur nous introduit, Philippe Pontagnier, dont le prénom vite oublié rejaillira une fois à l’occasion d’un coup de théâtre quasi-fantastique, est un psychopathe. 

Personnalité caractérisée d’emblée par un dégoût du monde obsessionnel qui oriente en tout point sa vie, Pontagnier s’est bâti, à la mort de ses parents qui le laissa de marbre, un univers clos planté au cœur d’une forêt, elle-même cernée de hauts remparts de pierre qu’il a fait ériger. Dans la vaste demeure digne d’un château d’épouvante des contes pour enfants dont il hérite à dix-neuf ans, doté d'une solide fortune, l’orphelin bannit toute forme de progrès de son existence, télévision et radio au premier chef. 

Pleinement comblé par sa propre compagnie, la présence des autres est impérativement exclue. Il mène une vie studieuse, à l'abri d'une bibliothèque remplie d’ouvrages choisis avec minutie, n’écoute que de la musique classique, ne lit pas les journaux, s'est débarrassé de l'infâme collection de Paris-Match de ses parents, se soumet à un ascétisme exemplaire, s’en tient au plan de rigueur qu’il a lui-même établi à contre-courant de la vie qu’avait menée son père et sa mère, un couple de viveurs.  

« […] ses besoins sexuels s’étaient limités à l’entretien des bourses : il se bornait à rendre visite au bordel dont son père était client, où il perdit pucelage et sentimentalisme. »

Les années s’écoulèrent ainsi dans la solitude gratifiante qu’il avait choisie quand  « il se rappela qu’il pouvait vieillir » et « songea à prendre femme ».

« Une épouse, c’était un moyen, une fabrique à enfants pour perpétuer le nom de Pontagnier. »

La narration de François Blistène se tient sans cesse à distance de ses personnages et de leurs actes comme pour mieux les jauger tous alors que la présence de l’auteur elle-même ne s’oublie en revanche jamais d’autant qu’il lui arrive parfois de la rappeler avec une surprenante insistance.

Tour à tour narquois, fort drôle ou caustique, il paraît clair que l’auteur refuse toute complicité avec Pontagnier, pas plus qu’avec son épouse Gisèle et sa progéniture. Il n’éprouve aucune empathie pour ses victimes et leurs affres dont il livre le récit captivant, sous forme de conte immoral en trois parties.
« Gisèle se révéla d’une soumission sans faille et d’une abnégation presque inhumaine.  Avant de prendre époux, elle avait longtemps hésité à entrer en religion et au couvent, ce qui va de pair. Mais les hormones l’emportèrent, et elle résolut d’enfanter. Elle aimait Dieu, mais son indifférence envers elle-même, rejoignait presque le mépris que portait Pontagnier à ses congénères.»
Elle lui donne ainsi trois enfants, Marguerite, Laure et Vincent. Toute la famille est soumise à la volonté dictatoriale du père qui interdit tout rapport avec le monde extérieur, organise la vie sous le toit familial de façon à rester le plus indépendant possible du dehors.

Le gai château - 1847 - Victor Hugo
Devenu amplement misanthrope, il s’emploie personnellement à leur éducation, imposée à un niveau ultra-exigeant. Le maître encadre chacun avec une froide autorité, sans la moindre marque de tendresse ni d’affection, sans geste de violence qui ne soit justifié. Il n’hésite pas à inventer et décrire une réalité extérieure effrayante afin de contenir toute velléité d’évasion parmi ses enfants et de maintenir l’ordre tel qu’il l’avait décidé et partant, sa tranquillité d’esprit.

Gisèle disparaît bientôt de la circulation et gît, depuis un accident cardiaque qui n’émut guère son entourage, comme un gros légume planté au beau milieu d’une chambre triste. Seul de facto pour éduquer les enfants, Pontagnier applique son plan qui vise la perfection, tandis que les enfants grandissent. La lignée de Pontagnier qu’il fabrique sera exemplaire, sa famille se doit d’être exceptionnelle. En cela, son succès est garanti mais très éloigné de celui qu’il avait envisagé.

Les choses se compliquent à l’amorce des années d’adolescence. Une foule de situations inattendues se présente, certaines cocasses, d’autres dramatiques auxquelles Pontagnier n’avait jamais songé et auxquelles il ne sait répondre en raison de l’isolement qu’il maintient avec la fermeté d’un tyran. L’effet boomerang ne saurait tarder. A chaque nouveau problème, la résolution dépend d’une ouverture de la maison sur l’extérieur. Le geôlier ne saurait l’accepter à moins d’admettre la défaite de son projet, l’échec de sa vie.

Pourtant les hormones travaillent l’esprit et le corps des jeunes de nécessités naturelles et de rêves insensés, la connaissance acquise en appelle toujours davantage, les questions exigent des réponses qui se trouvent ailleurs. Le père lui-même sait qu’il a atteint ses propres limites à l’enseignement qu’il entend prodiguer. Il s’enfonce dans ses contradictions, pris dans un dilemme dont il ne peut s’extirper.

S’il veut faire de ses enfants des êtres sophistiqués en tout point, de parfaits mélomanes, des esprits supérieurs et cultivés, ils doivent apprendre la musique et aussi les langues étrangères entre autres disciplines qu'il ne saurait enseigner. De fait, pour éviter leur sortie, il devient nécessaire de faire entrer dans la maison un étranger pour assurer le rôle de précepteur. La présence bienveillante, presque magique du vieux professeur Kuntz, fait l’effet d’une fenêtre potentiellement ouverte sur le monde dont les captifs deviennent chaque jour un peu plus curieux.
« Il ne fallait rien attendre de lui. Mais il n’irait pas contre eux. »
L’idée de l’évasion finit par s’imposer, devient une obsession, le complot gagne en vigueur. Ironie du sort, ils veulent vivre à contre-courant de la vie qu’entend mener le patriarche comme lui-même avait voulu une existence contraire à celle de ses parents défunts. Les trois jeunes mettent petit à petit au point leur plan de fuite. L'opération très risquée pourrait leur coûter très cher en cas d'échec.
« Comme disait Brutus, en latin de surcroît, conspirer est une pratique qui nécessite moult qualités : sang-froid, rigueur, sens de l’observation, silence et détermination. Le complot ne permet pas l’échec — cohortes de corps fusillés et de têtes guillotinées l’ont appris à leurs immenses dépens. La précision doit être totale. Le trio avait un atout maître pour mener à bien son entreprise : le temps. »
 De ce huis-clos à l’atmosphère viciée, étouffante, perverse, les trois gamins parviennent à s’échapper et découvrent enfin la liberté et l'immensité du monde pour en jouir pleinement. A un bémol près qu'ils ignorent. La mort leur colle aux trousses.

jeudi 12 juin 2014

Brodsky, le poète fou d'une reine pathétique

Joseph Brodsky, le 6 avril 1990 (c)  Lamont Poetry Program

A Véra Kolessina, à Marc

Joseph Brodsky est né en 1940, à Leningrad, cité rebaptisée en 1917 dont il détestait le nom, symbole  à ses yeux de la tyrannie qui marquait le destin de la Russie et le sien en particulier, jalonné de séjours en prison, d’internements en hôpital psychiatrique. et pour finir en exil, coupé de sa langue, torture suprême d’un poète. 

Exilé d’Union soviétique en 1972, ce n’est qu’après la chute du mur que son œuvre put être publiée dans son pays natal, où il avait été persécuté et jugé sous le chef d’accusation de parasite social.
« Juge : Quelle est votre profession ?
Brodsky : je suis un poète.
Juge : Mais qui vous reconnaît poète, qui vous a classé au rang des poètes ?
Brodsky : Personne. Qui m’a fait naître au rang des humains ?
Juge : Avez-vous étudié pour être poète? 
Brodsky : Cela ne s'apprend pas à l’école. Cela est, c’est la décision de Dieu.[1] »
Le tout premier poème publié de Brodsky datait de 1957. Trente ans plus tard, le parasite social qui recevait le Prix Nobel de Littérature devait boire du petit lait et d'évidence songer à ce pitoyable procès dans son pays obscurci et à sa culture persécutée. Il souligna, dans la conférence qu'il donna pour l'occasion, que l’art éveille et révèle à l'écrivain que « la condition humaine est une affaire d'appréhension propre à chacun. Etant la plus ancienne et la plus fondamentale forme d’entreprise personnelle, l’art inculque à l’homme […] le sens de son unicité, son individualité, sa différence — et ainsi  métamorphose l’animal social en un Je autonome […]. Une œuvre d’art, de littérature, un poème en particulier, invite un individu en tête-à-tête, instaure avec lui une relation d’intimité directe, libérée de tout intermédiaire [2]».

Quel pied de nez ! Brodsky avait été reconnu par ses pairs, célébré et traduit dans le monde entier. La poétesse russe Anna Akhamatova dont il avait fait la connaissance en 1961, l’avait elle-même dès le début trouvé remarquable. Elle était devenue très vite son mentor, l’amitié nouée entre eux ne fut jamais démentie. Il disait que l’humilité était l’une des plus grandes choses qu’elle lui ait transmises.

A chaque fois qu’il lui rendait visite, il lui apportait quelque chose, surtout ses derniers poèmes qu’il soumettait à son oreille, et aussi des roses, les fleurs favorites de la Lady, comme l’appelait l’autre souveraine russe, Marina Tsvétaeva.

A la suite d’une visite de Brodsky, le 11 septembre 1965, Anna Akhmatova avait écrit dans son journal:
« Il m’a lu son Hymne au Peuple. Soit je n’y connais rien en poésie, soit ce poème est bel et bien un coup de génie et, en terme d’éthique, il s’agit précisément de ce que Dostoïevski enseigne dans Les carnets de la Maison morte. Il n’y traîne pas l’ombre de cette amertume ou ce dédain revanchard contre lequel Fiodor nous met justement en garde. [3]»
L’autre poète qu’il aimait le plus au monde était incontestablement W. H. Auden qui l’avait si bien accueilli aux Etats-Unis et aidé à s’adapter à sa nouvelle patrie. Son essai To please a shadow[4], constitua en 1983, une époustouflante déclaration d’amitié au poète anglo-américain disparu dix ans plus tôt, doublée d’un extraordinaire exercice admiration.
« Quand un écrivain a recours à une autre langue que sa langue maternelle, il s’y résout par nécessité, comme Conrad, ou en raison d’une brûlante ambition, comme Nabokov, ou encore au nom d’une quête de fission plus importante, comme Beckett. Appartenant à une toute autre catégorie, au cours l’été 1977, à New York, après cinq ans de vie dans le pays, je fis l’acquisition, dans une petite boutique de machines à écrire sur la 6e avenue, d’une Lettera 22, portable, en vue d’écrire (essais, traductions, un poème de temps à autre, etc.) en anglais pour une raison qui n’a que très peu à voir avec celles mentionnées plus haut. Mon unique objectif était de me rapprocher davantage encore de l’homme que je considérais comme l’intellectuel le plus important du XXe siècle : Wystan Hugh Auden. [5]»
Dans une biographie, intitulée Brodsky, a literary life, le poète, critique littéraire et essayiste russe, Lev Losev fait un habile tour d’horizon de l’existence de son compatriote :

« La vie de Brodsky fut fertile en événements extraordinaires. Il obtint la reconnaissance de deux immenses poètes Anna Akhmatova et W. H. Auden; il fut arrêté, jugé par un tribunal digne de Kafka, emprisonné, interné en hôpital psychiatrique, exilé à deux reprises; acclamé et célébré partout dans le monde; il fut frappé d’une maladie mortelle. Et malgré tout cela, l’événement central de son existence reste à ses yeux Marina (Marianna) Pavlovna Basmanova. Dans le poème de Pouchkine Le Prophète[6], un séraphin à six ailes descend du ciel et donne au poète la vue, l’oreille, la voix miraculeuses d’un prophète. Brodsky croyait que dans son cas, le don s’était concrétisé dans l’amour d’une seule et unique femme. [7]»

Marina Basmanova, incendie de sa jeunesse, fut la muse suprême. Pourtant son visage avait produit l’effet d’une « eau froide, cristalline [8]» sur Akhamatova et rappelait à Losev, « les portraits des damoiselles de la Renaissance[9] ».

« Marina était grande, sculpturale, avait le front haut, des traits doux et une chevelure d’un brun très sombre », selon le portrait dressé par Liudmila Shtern, dans un récit consacré à son ami de toujours, Brodsky, A personal memoir, qui confirmait que cette jeune femme avait « occupé une place immense dans la vie de Brodsky. Il n’a jamais aimé personne comme il a aimé Marina. Pendant de nombreuses années, son désir d’elle, inextinguible, l’a tourmenté. Elle était devenue son obsession, sa source d’inspiration ».

En 1962, à l’âge de 21 ans, le poète était tombé éperdument amoureux de cette artiste peintre de deux ans son aînée. Le couple vécut sa passion dans le tumulte et les tempêtes, une dizaine d’années durant, marquée par une première rupture en 1964, qui laissa Brodsky anéanti au point qu’il fit une tentative de suicide. Les amants se réconcilièrent, entre-temps était né leur fils Andréï, puis une deuxième séparation se produisit en 1968, mais ils se retrouvèrent une fois encore pour se séparer en 1972, et de façon définitive, à la faveur de l’exil.

« La liaison tourmentée puis la douloureuse rupture de Joseph Brodsky et Marina Basmanova fut le plus important et le plus tragique épisode de son existence[10] », affirmait également Liudmila Shtern dans son livre.

Des années après la fin de leur relation, Brodsky écrivit le poème Seven strophes[11] en 1981, sélectionné par l’Académie suédoise du prix Nobel :
  « […]
A ma droite, encore  toi,
à ma gauche, toi et ton soupir 
de houle, toute lovée dans ma spire,
brûlant  murmure à mon côté, c’était toi.
Dans la fenêtre de ténèbres, toi  
comme le tulle frémissant, c’était toi 
étendue dans mon sauvage repaire
une voix te hèle, t’espère.
J’avais presque perdu la vue. 
toi encore, apparue puis disparue,
tu me rendis la vision, sensationnelle,
Ascensionnelle.
[…] »
New Stanzas to Augusta : Poems to M.B, est un recueil de poèmes, composés entre 1962 et 1982, que Brodsky dédia à Marina, malgré dix années de rupture consommée, sa passion toujours vive exhibée à la face du monde.

Il avait lui-même désigné ces Nouvelles Stances comme pièce maîtresse de son œuvre. Brodsky disait que la vie d’un poète est identique à celle des oiseaux, sa biographie est « toute entière contenue dans son chant ».

A l’heure où les œuvres de Brodsky étaient encore bannies dans son pays, certains de ses poèmes circulaient malgré tout sous le manteau, sous forme de samizdat, ainsi que se désignaient les publications clandestines. Les recueils Nouvelles Stances et Vingt Sonnets à Marie Stuart composés en 1974, s’y propagèrent ensemble, dans leur version originale russe, en un seul et même samizdat.

Brodsky était polyvalent, mouvant, métalittéraire, sa poésie caractérisée par l’intertextualité.

« Quand tout est dit, tout dé- puis re-construit, quel genre de poème, de poésie est-ce là ? Partir du classique des classiques puis poursuivre en composant sur la richesse fondamentale que sous-tendent les intertextualités, à la fois traditionnelles et modernes. Son appréhension de Pouchkine par exemple repose sur une variété d’approches de ses aînés du XXe siècle : la désacralisation futuriste de Mayakovsky, le stoïcisme d’Akhmatova pour affronter l’humaine condition, la passion désespérée de Tsvetaeva et sa syntaxe chamboulée, Mandelstam et sa posture rebelle. Cependant le résultat de ce cocktail mêlant passion de dinosaure et cyrilliques, n’appartient indéniablement qu’à Brodsky. Ce n’est ni plus cynique ni moins sincère que le mélange de pornographie et de romanticisme de la Lolita de Nabokov[12] », relevait l’essayiste et professeur de littérature Alexander Zholkovsky, dans son essai Text Counter Text: Rereadings in Russian Literary History.

Remarquable en effet l’apport de l’intertextualité et de l’autobiographie à ses Vingt sonnets à Marie Stuart où surgissent au détour d’un vers Dante, Schiller, Pouchkine, Gogol, Akhmatova. Il convoque Mozart, ou Manet et tant d'autres artistes auxquels il adresse de subtils clins d'oeil. Le poète rend en outre un hommage appuyé à la beauté de Paris. 

Le recueil est né d’une foule de souvenirs d’enfance et de jeunesse qui afflua, pour en dessiner les grandes lignes, alors qu’il se retrouvait devant la statue de Marie Stuart en déambulant, seul, dans le jardin du Luxembourg, à Paris. C’était dans le courant de 1974, il vivait en exil depuis deux ans. Et soudain, tout remontait à la surface, dont son premier coup de foudre.

A huit ans, le petit Joseph Brodsky avait fait une expérience inattendue, indélébile. Il avait été fascinée par la découverte d’une icône à la fois du cinéma allemand et de l’Histoire médiévale, commune à la France, l’Ecosse et l’Angleterre. Le gosse s’était épris de Mary Stuart, reine d'Ecosse pathétique, vue dans un film de l’Allemagne nazie.

Brodsky, dans un essai intitulé Spoils of War, raconta cet épisode juvénile sur ce ton de dérision, entre autres traits d'esprit et d'humour caractéristiques, dont il usait volontiers :

« J’ai un point commun avec Adolf Hitler, Zarah Leander, le grand amour de ma jeunesse. Je ne l’ai vue qu’une seule et unique fois, dans ce qui était célèbre à l’époque sous le titre de Road to the Scaffold, une histoire de Mary, Reine des Ecossais. Je ne me rappelle absolument rien du film si ce n’est une scène dans laquelle la tête d’un jeune page reposait sur les merveilleux genoux de sa reine condamnée.[13] »

La maison d’édition Les Doigts dans la Prose a eu l’idée géniale et généreuse de présenter dans un même livre deux versions françaises des Vingt Sonnets à Marie Stuart, celle de Claude Ernoult et celle André Markowicz, plus les poèmes originaux en russe de Brodsky et la traduction anglaise de Peter France Twenty Sonnets to Mary, Queen of Scots, révisée par l’auteur.

Au premier sonnet, le poète narre sa rencontre fortuite avec la statue de Marie Stuart, oscillant entre le tu d’une douce intimité et le vous dû à une reine, teintée dans la version de Claude Ernoult d’une passagère désinvolture alors que l’émotion due au choc et au reflux des souvenirs, et l’ampleur de sa portée résonnent d'une voix étreinte.
« Les Ecossais, vraiment étaient rustres, Marie,
Car dans leurs clans aux tartans quadrillés, pas un
N’aurait prévu que les écrans te donnent vie
Ni que de ta statue en orne les jardins.

Même le Luxembourg ! J’y fus à la sortie
d’un restaurant, avec les yeux d’un vieux bovin
promenant ça et là sa démarche ahurie
devant des trains tout neufs et les eaux des bassins.

Je Vous ai rencontrée, et, selon la romance
Qui redonne la vie à un cœur trop usé,
J’ai retrouvé mon souffle avec plus de puissance,
Et, suivant les canons classiques du sonnet,
Tout ce qui m’est resté du russe, mon langage,
Je le consacre à célébrer Votre visage. »
 En revanche, la version d’André Markowicz se révèle plus canaille et familière, sa voix est plus extravagante et coquine.
« Les Scots, sont rats, puisque radins.
Quel mac Callum kilté d’un cœur clanique
Eût dit que, star cinématographique,
Tu renaîtrais statue dans le jardin
Du Luxembourg où j’eus désir soudain
De digérer tout seul l’hommage orphique
Payé à ma caboche de bourrique,
Car Polymphème ne crie pas « putain ! » ?...
Que vis-je ? Vous, et vision divine,
Vous qui ressuscitâtes le passé
En l’âme éteinte, je vous ai tressé 
ce qui me reste d’une joie pouchkine,
Et mes sornettes rustres, bien mesquines,
Bruissent pour votre buste et taille fine. »
L’éditeur n’avait pas exagéré son propos en arguant que « la traduction n'est pas seulement une restitution plus ou moins heureuse d'un texte inaccessible, elle est surtout le moment où le traducteur invente une langue dans laquelle l'œuvre originelle vient se glisser pour exister tout entière là, nulle part ailleurs, loin du triste dépit trop souvent exprimé comme une fatalité, par le lecteur ignorant la langue d'origine, que le vin de la traduction est un vin coupé d'eau. Le texte que le lecteur a sous les yeux est un vin miraculeux. Ce qu'il lit en traduction est bien le texte original d'une œuvre qui n'existera jamais pour lui autrement, le seul texte sur lequel il devra compter pour s'enivrer de vin, d'amour et de poésie. Tout traducteur est appelé à se hisser au rang d'auteur pour accomplir cette transformation miraculeuse […] »

Au quatrième sonnet, alors qu’entre-temps les traits de Marina Basmanova se sont confondus avec ceux de Marie Stuart aux yeux du poète, il change sa reine en confidente et lui parle de cette femme de chair qu’il a follement aimée. Dans la langue de Claude Ernoult, le poète évoque cet amour avec délicatesse, bien que le souvenir ravive avec cruauté toute la douleur passée.
« La beauté dont je fus bien plus tard amoureux
Plus que tu n’as jamais aimé Bothwell, je pense,
m’avait frappé par quelques traits de ressemblance,
avec toi. J’y songe et chuchote : «  Mon dieu ! »

Nous n’avons pas non plus formé un couple heureux.
Elle a pris son manteau, elle a pris ses distances
Pour aller quelque part vivre son existence.
Une ligne fatale était devant mes yeux. 
[…] »
Fidèle au parti pris de s’éloigner davantage de l’original,- Baudelaire s'invite même dans un des sonnets où il n’avait rien à faire, a priori seulement - André Markovicz rend son Brodsky plus théâtral, shakespearien, à la douleur amère, gouailleuse, et à l’alcool mauvais sans doute, plein d’une agressivité qui affleure avec régularité.
« Une beauté qu’en mon plus tendre aage
j’aimais plus fort que tu aimas Bothwell
te ressemblait – de l’extérieur (« Oh Ciel ! »
en me ramentevant son doux visage 
dis-je instinctivement). Ce fut la rage et
la douleur.  – (Et toi, c’était du miel ?)
Elle eut un mackintosch et prit le large,
Et longuement repu de démentiel,
J’abandonnai mon lare aborigène.
[…] »
Dans cet ouvrage passionnant, l’intertextualité de Brodsky est en conséquence poussée à l’extrême des langues, se mêlant à celle même des traducteurs et se goûte en quatre manières magistrales, portées par quatre voix bien distinctes pour ne restituer que celle du grand poète russe. Singulièrement, il est presque permis d’entendre son chant en canon multilingue.

Au milieu du chœur, sur le mode de la parodie, le pastiche de quelques vers du célèbre poème de Pouchkine « Je vous aimais… [14]» se reconnaît dans le sixième sonnet et prête à sourire, dans la version anglaise de Peter France comme dans la française d’André Markovicz. Se déguste donc ici tout l’esprit des poètes-traducteurs qui n'auront finalement pas tant trahi celui de Brodsky:
” I loved you. And my love of you (it’s seems,
it’s only pain) still stabs me through the brains.
The whole thing’s shattered into smithereens.
I tried to shoot myself, using a gun
Is not that simple. And the temples : which one,
The right or the left ? Reflection, not the twitching,
Kept from acting […][15] ”

«“Je vous aimais, et cet amour…” (peut-être
un mal au crâne) embrouille mon cerveau.
tout s’est carapaté par monts et vaux.
j’ai pris un pistolet, mais disparaître
Pose un terrible dilemme temporel :
il faut tirer à droite ? 
à gauche ?...L’on s’empêtre
A réfléchir. »
[1] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus 
[2] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[3]  In Brodsky, A literary life, Lev Losev, Yale University, 2011
[4] In Less Than One, selected essays, Penguin modern classics, 1986
[5] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[6] « Mon corps gisait, mort, au désert
Lorsque la voix de Dieu me lança son appel :
Prophète, lève-toi, sache voir et entendre
Et, tout rempli de mon vouloir,
Parcours les terres et les mers,
Brûlant les cœurs au feu de ma Parole. »
Derniers vers du poème d’Alexandre Pouchkine écrit en 1826. Traduit du russe par Louis Martinez, in Poésies, Nrf, Poésie/Gallimard, 1994
[7] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[8] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[9] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[10] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[11] It was you, on my right,
on my left, with your heated
sighs, who molded my helix,
whispering at my side.
It was you by that black
window's trembling tulle pattern
who laid in my raw cavern
a voice calling you back.
I was practically blind.
You, appearing, then hiding,
gave me my sight and heightened
it. In Collected Poems in  English, Joseph Brodsky, Farrar, Straus and Giroux, 2000, Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[12] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[13] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus. In Spoils of War, in  On Grief  and Reason : Essays, Penguin Mondern Classics, 2011
[14] « Je vous aimais: il se peut que l’amour
ne soit pas pleinement consumé dans mon âme ;
qu’à tout le moins, il ne vous pèse en rien ;
je n’entends pas vous causer de chagrin. […]» - Alexandre Pouchkine, 1829. Traduit du russe par Louis Martinez, in Poésies, Nrf, Poésie/Gallimard, 1994
[15] “ I loved you [once]; love still, perhaps,
In my soul is extinguished not completely;
But let it not disturb you any more;
I do not want to sadden you by anything […]” – Alexander Pushkin, 1829. In Text Counter Text: Rereadings in Russian Literary History, Alexander Zholkovsky, Standford University Press, 1994


Vingt Sonnets à Marie Stuart, Joseph Brodsky, trad. Claude Ernoult et André Markowicz, Twenty Sonnets to Mary, Queen of Scots, trad. Peter France (Ed. Les Doigts dans la Prose)

lundi 2 juin 2014

« Plutôt tuer un nouveau-né...»

Untitled - Aila serie - 2004 (c) Rinko Kawauchi
Une affaire personnelle du Japonais Kenzaburô Oé, roman en partie autobiographique comme son titre aurait pu ne pas l’indiquer, fut écrit un an après la naissance de son fils Hikari (lumière) en 1964. L’événement, loin d’être heureux, « modifia son univers avec autant de violence qu’une explosion solaire », écrit John Nathan dans la préface du recueil de nouvelles Dites-nous comment survivre à notre folie ? L’existence de son nouveau-né était odieusement compromise par de profondes lésions cérébrales.

Après une extrême hésitation à peser toutes les options possibles avec son épouse, alors que l’enfant « était en couveuse entre la vie et la mort, et ses chances de guérison […] tout à fait improbables », écrivit Oé dans ses Notes d’Hiroshima, ils décidèrent néanmoins de confier le sort d’Hikari aux chirurgiens qui l’opérèrent et le sauvèrent sans le soustraire pour autant à un lourd handicap mental irréversible.

L'écrivain évoqua également cette affaire personnelle, le drame réel et son roman dans l'une des quatre conférences publiées dans un recueil qui porte le titre de celle qu'il prononça pour recevoir le prix Nobel de littérature en 1994, Moi, d'un Japon Ambigu (Ed. Gallimard). 

Ainsi, un drame semblable secoue l’existence de Bird, le personnage central du roman. Un anti-héros que cet Oiseau-là, surnom que lui avaient trouvé ses camarades lorsqu’il avait 15 ans et qui lui était resté collé à la peau depuis. On croit y entendre aussi un hommage discret de Oé à Hikari qui, enfant autistique, ne réagissait qu’au chant des oiseaux et à la musique, seul langage qu’il ait jamais appris et su composer*.

Bird, 27 ans, était répétiteur dans une « boîte à bachot » dans une ville japonaise non identifiée. Il était mal, mal dans sa peau, mal dans sa vie professionnelle, mal marié depuis deux ans déjà. L’été de son mariage, il n’avait pas dessaoulé pendant quatre semaines, comme un « Robinson abruti sur un océan d’alcool. »
« Souvent depuis son mariage, il se demandait ce qui l’avait poussé à boire ainsi et jamais il n’avait trouvé de réponse satisfaisante. Tant que cette descente aux abîmes resterait inexpliquée, le risque subsistait qu’il recommençât. »
Au fil de ses récentes lectures sur le Soudan, il avait réalisé qu’il n’avait « pas assez prêté attention aux manques et aux insatisfactions de son existence. A cause d’eux, il était prudent de s’interdire l’alcool. »   

C'était encore un gamin qui ne rêvait que de fuite, d’une existence d’aventurier. Il ne s’était pas délesté de l’idée enfantine d’une vie héroïque. Il  rêvait d’Afrique, au point de se constituer un pactole secret pour le grand voyage et dans l’attente, se contentait de collectionner et d’étudier des cartes des pays du continent noir.

Il errait dans les rues pendant que sa femme était à l’hôpital. L’enfant était sur le point de naître. Il n’était pas préparé, il ne le désirait pas. Il avait besoin de boire mais avait la sagesse d’éviter les bars. Sa misère affective était absolue, manifeste. Il eut envie de coucher avec un travesti dont il avait croisé le reflet dans une vitrine, par hasard, de s’épancher auprès de l’inconnu, de se mettre nu, se confier à lui comme à un frère et lui avouer ce que personne ne savait encore:

« […] depuis des années, j’ai envie d’aller en Afrique, que mon rêve serait, au retour, d’écrire un récit de mes aventures, intitulé Ciel d’Afrique, mais qu’il me sera sans doute impossible de partir seul, là-bas, une fois que je serai prisonnier d’une famille (en réalité, je suis encage depuis mon mariage mais jusqu’à présent il me semblait que la porte de la cage était toujours ouverte ; cet enfant en train de naître pourrait bien la fermer pour de bon… »

L’hôpital avait réclamé sa présence de toute urgence. Sur place, un médecin lui annonça que l’enfant était anormal. Son épouse n'avait pas été avertie. Puis il avait vu la chose, ressenti toute la répulsion possible pour son bébé monstre, né avec une hernie cérébrale affreusement déformante. A la Japonaise, il n'avait manifesté aucune émotion. Pourtant, il était bel et bien désemparé, s'isola pour pleurer.
 « Mon fils a la tête entourée de pansements, comme Apollinaire lorsqu’il a été blessé sur le champ de bataille, pensa Bird. Mon fil a été blessé comme Apollinaire sur un champ de bataille abandonné, que je n’ai jamais vu – et maintenant il crie silencieusement… Bird se mit à pleurer. La tête pansée comme Apollinaire… Cette image avait simplifié ses sentiments, leur avait donné un sens […] Il faudra que je l’enterre comme un soldat mort à la guerre. Bird continua de pleurer.  »  
Etonnant pour un Japonais de se raccrocher à la pensée d’Apollinaire, peu de Français y songeraient mais pour Oé, qui a étudié la littérature française dont il est passionné, l’image du poète français avait peut-être réellement surgi à l’heure de la naissance de son fils.

Bird en tout cas enterrait déjà mentalement ce petit monstre importun, d’aspect vaguement humanoïde qu’il avait engendré, alien venu assassiner ses rêves, tous, même le plus secret d’entre eux à ses propres yeux, celui de devenir père.

Le monstre, c'était son nom, était condamné, il ne pouvait survivre, ne le devait pas. Il ne se projetait pas, avec la chose dans ses bras de père, ne l'avait pas touchée, l'avait fuie aussitôt. Il ne le voulait pas vivant. Les médecins évoquèrent une opération coûteuse au succès aléatoire. Adieu le voyage en Afrique, son trésor secret devrait lui être sacrifié. La décision qui lui incombait était terrible.Il lui fallait renoncer à l'aventure africaine et clore la porte de sa cage pour ce petit soldat déjà mort à la guerre.

Son épouse, restée horriblement isolée à l’hôpital, inexistante, était tenue dans l’ignorance de l’état de santé de son enfant. A nul moment, Bird, père et époux indigne, ne songea à se rendre auprès d'elle pour réfléchir et décider ensemble. Notons, que dans les années 60 au Japon, comme en Europe d’ailleurs, les femmes n’étaient guère consultées y compris dans des affaires aussi personnelles.

Comble du comportement minable et pathétique, le bonhomme alla se réfugier auprès d’une ancienne maîtresse, Himiko, camarade de fac, plutôt paumée, à laquelle il se livra corps et âme. La jeune femme assura son rôle de diablotin perché sur son épaule, ravie de lui souffler à l’oreille ce qu’il n’osait pas s’avouer.
«   - En prenant ma douche, je pensais à un poème, dit-elle. Tu te rappelles ? « Plutôt tuer un nouveau-né dans son berceau que de porter en soi des désirs inassouvis… »
-          On ne peut pourtant pas tuer tous les nouveaux nés, dit Bird… De qui est-ce ?
-          William Blake. J’ai fait ma thèse sur lui, tu ne te souviens pas ?»
Il s’était inconsciemment trouvé un complice qu’il pourrait désigner coupable, le cas échéant. Mais il n’est pas bien aisé de jeter la pierre à ce pauvre diable. Le dilemme est cruel, il pèse à mort, le malaise est extrême, la douleur furieuse de se sentir, à vrai dire, si près d’opter pour le crime. Ou de grandir enfin. 

Trois jours et trois nuits d’intense lutte psychologique, vécue à huis-clos avec Himiko, vont se succéder et sceller à jamais le sort du pauvre petit freak. 

« - Tu n’es pas dans ton état naturel, en ce moment Bird.  Tu es comme un escargot dans sa coquille. Mais tu te réveilleras dès que tu mettras le pied sur la terre d’Afrique.

Il ne répondit pas. »

Une affaire personnelle, Kenzaburô Oé, traduit de l'anglais par Claude Elsen, Ed. Stock 

lundi 12 mai 2014

James: Le trou noir de l'ivresse rimbaldienne

Arthur Rimbaud âgé de 17 ans, en octobre 1871 (c) Etienne Carjat
« Maintenant je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : je pense : on devrait dire : On me pense.- Pardon du jeu de mots. – Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait. » 

Arthur Rimbaud écrivit ces mots, ayant fait couler tant d’encre et animé tant d’esprits, à son ami et professeur Georges Izambard, le 13 mai 1871. Il n’avait pas encore dix-sept ans, et sa première lettre au poète Paul Verlaine restait à écrire.

Deux jours plus tard, il persistait et signait une lettre du même tonneau adressée cette fois au poète Paul Demeny.

A la lecture de Rimbaud à Java/le voyage perdu, que l’on doit au critique et écrivain américain Jamie James, il est plus que jamais tentant de fonder sur ce manifeste toute la suite du destin du jeune poète y compris son engagement signé en 1876 pour cinq ans dans l’armée néerlandaise coloniale.

De fait, Jamie James y songea aussi, soulignant justement que « si les Lettres du voyant nous touchent au premier abord, c’est parce qu’elles soutiennent avec véhémence que le dérèglement des sens et la souffrance sont des aspects essentiels  du voyage de l’artiste. Mais leur force indéniable ne tient-elle pas au fait que le voyage y est plus important que la destination ? Ce qu’il faut c’est parvenir à l’inconnu, et non pas forcément l’exprimer ».

La jeune sœur de Rimbaud venait de mourir en décembre 1875. Vitalie avait à peine dix-sept ans. Aux funérailles, les proches eurent la surprise de découvrir le jeune homme chauve. Il s’était rasé le crâne. Jamie James n'a pas exclu qu'il ait voulu exprimer son chagrin de la sorte.

C'est en effet un acte radical, tout à fait rimbaldien, hautement signifiant. Se raser la tête n’est pas un geste anodin. Rimbaud disait quelque chose qui allait au-delà du chagrin. Il savait sans nul doute que la vue de son visage dépouillé de sa chevelure provoquerait un choc, un malaise, que son image ainsi débarrassée des épis de l’enfance indisciplinée, serait parée d’une dureté nouvelle, d’un masque adulte provocant et marquerait ainsi durablement les esprits.  

Il disait à la face du monde que tout était changé désormais, qu’il était bien un autre. Un Rimbaud inconnu, déterminé à s’encrapuler coûte que coûte, était né.

La rupture de sa liaison tapageuse avec Verlaine, dont il venait de recevoir une ultime lettre, était bel et bien consommée. Et bientôt, il n’écrirait plus ni littérature, ni poésie.

A l’aulne de la célébrissime et emblématique devise de Rimbaud, « il faut être résolument moderne », Jamie James se demanda s’il y avait « dans l'œuvre de Rimbaud accomplissement plus moderne que cette fuite abrupte et sans remords, loin de la littérature ? Et les expériences les plus innovantes en matière d'écriture que le siècle dernier nous ait données ne sont-elles pas ravalées au rang de vains gribouillages, en comparaison de ce geste d'une infinie pureté ? »

De Rimbaud, il ne sera plus rien publié jusqu’aux Illuminations en 1886, composées vraisemblablement entre 1872 et 1875.

Six mois après le décès de sa cadette Vitalie donc, Rimbaud avait gagné le port hollandais de Harderwijk, et embarquait le 10 juin 1876 à bord du bateau à vapeur Prins van Oranje pour les Indes néerlandaises, l’Indonésie d’aujourd’hui. Direction Java.

« Au lieu de prendre la soutane, il prit l’uniforme du soldat hollandais : c’était la même chose », ironisa son vieux copain Ernest Delahaye qui tint longtemps la gazette des aventures de Rimbaud le Marin qu’il commentait avec Germain Nouveau et Paul Verlaine. Il avait fini par s’imposer, non sans un certain opportunisme, comme l’« ami professionnel du grand homme ».

Seulement voilà, de Rimbaud en 1876, de son arrivée à Java jusqu’à son retour en décembre à Charleville, Delahaye ne sut que dire, nul ne le pouvait, lui ni personne ne sut rien, personne ne sait rien, à l'exception de quelques maigres indices glanés par les rimbaldiens les plus entêtés, les plus obsédés, parmi lesquels Jamie James. 

C'est heureux. Car de cette page blanche dans la vie de Rimbaud, Jamie James a su tirer un récit passionnant, digne d’un roman presque noir, et l’on oublie l'essai. Happé par le mystère du poète, on se laisse ravir par le plaisir de la quête, de la traque même, au point que l’on devine, avant que l'auteur ne le confesse lui-même, que sa passion était si forte qu'il fut un temps tenté d’inventer l’aventure javanaise du grand poète, de combler ce grand vide de quatre mois lui-même. 

Il avait bien caressé l’idée de faire de Rimbaud son héros. Il aurait sans doute ressemblé à Marlow, en hommage à Joseph Conrad dont il cita d’ailleurs quelques superbes lignes, extraites de l’époustouflant Jeunesse. Il s'était ravisé, conscient de l'extrême défi que représentait une telle entreprise.
« Une perspective me terrorisait tout particulièrement : faire parler Arthur Rimbaud. Il est probable qu’il commandait son café au comptoir comme vous et moi. Mais qui sait ? Peut-être arrivait-il à faire d’une situation aussi banale un véritable petit événement […] J’en suis donc venu à la conclusion suivante : ce Rimbaud javanais pouvait vivre les aventures les plus mirifiques qui soient, l’auteur qui oserait les imaginer serait toujours dans le faux. C’était pure et folle vanité de ma part que de vouloir réinventer les faits et gestes d’un artiste aussi totalement original, aussi incroyablement imprévisible, en un lieu qui lui était, de surcroît, parfaitement étranger. »
Rimbaud était déjà suffisamment fantasmé et difficile à cerner comme ça, il paraissait inutile et fort périlleux de brouiller davantage la donne, sachant qu'« entre ces deux axiomes  - « il est impossible de définir avec certitude l’itinéraire que parcourut Rimbaud de Java à Charleville en 1876 » et « Il est impossible de savoir ce que signifie vraiment Le Bateau ivre » -  il n’y a pas grande différence. »

Parmi les infimes traces du périple du poète, une fiche fut retrouvée dans les archives militaires hollandaises dressant un portrait d'une insipidité sans surprise de « Jean Nicolas Arthur Rimbaud, né le 20 octobre 1854 à Charleville, fils de Frédéric Rimbaud et de Marie Catherine Vitalie Cuif. Visage : ovale. Front : ordinaire. Yeux : bleus. Nez : ordinaire. Bouche : idem. Menton : rond. Cheveux : bruns. Sourcils : idem. Signes distinctifs : aucun. Taille : 1,77 m. »

On apprend au moins, grâce à l’administration hollandaise, que le jeune homme avait laissé repousser sa tignasse. Jamie James, qui fit preuve d’un humour, savamment dosé, presque britannique, tout au long de ses pages, ne sut résister dans la foulée à rappeler l’évocation de Rimbaud par Verlaine, à jamais amoureuxdans Les Poètes maudits (1884) :
 « L’homme était grand, bien bâti, presque athlétique, au visage parfaitement ovale d’ange en exil, avec des cheveux châtain-clair mal en ordre et des yeux d’un bleu pâle inquiétant.»
Paul Verlaine  en 1883 (c) Alecide Allevy
 Il est vrai que sous la plume du poète saturnien, Arthur redevenait cet être inoubliable et fascinant. L'homme aux semelles de vent, le mythe incarné avant l'heure, devait enfin tailler la route.
« Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux. »
D'Une saison en enfer (1873),  ces vers devenaient réalité, le bois s’éveillait en violon, le cuivre en clairon, le poète en soldat.

Après près de deux mois de croisière, sans doute guère confortable, le navire qui charriait Rimbaud accostait le 22 juillet 1876, à Batavia -, Jakarta de nos jours,- dans une Indonésie d’époque que Jamie James dessina en virtuose, fort de solides recherches historiques, documents, cartes, témoignages textuels et photographiques à l’appui.

Ses pages sentent les épices et les encens. Des nuées d’indigènes en sarong, aux peaux mates se devinent fourmillant dans la moiteur tropicale, entre les villas coloniales cernées de jungles et de blancs aux commandes avant de parvenir bientôt dans un camp de baraques militaires, accroché au volcan ensommeillé Merbabu, où s’est installé le bataillon de Rimbaud, à Salatiga, à six-cent mètres d’altitude, au-dessus des rizières.

Le poète de Démocratie, soldat dans les rangs d'une armée coloniale, posait les yeux sur l'autre bout du monde, s’ouvrait « aux pays poivrés et détrempés ».

Le 14 août 1876, Arthur Rimbaud répondait encore présent à l’appel. Le 15, il avait disparu. L’oiseau rare, d’enfer et de paradis, homme ivre de liberté, s’était envolé. Le poète, après s’être réveillé soldat, avait préféré le destin de déserteur et, au péril de sa vie, s’était fait la malle avec brio. 

Manifestement, la vie de soldat ne lui convenait guère, mais l'on peine à croire qu'il en avait été dupe, il devait bien le savoir avant de s’engager. Certains ont même émis l'hypothèse qu'il s'était enrôlé dans un moment de grande ivresse. Il est plus simple aussi de supposer que la désertion avait été préméditée, qu'elle avait été décidée en même temps qu’il s'engageait. Minutieusement préparée sans doute, son évasion fut couronnée du plus excellent des succès, l'invisibilité. C'était le risque à courir pour s'en aller vers l'inconnu. Pour Jamie James :
« On ne peut rien dire de Rimbaud dont le contraire ne soit également vrai. Il fut athée et catholique, classique et révolutionnaire, esthète et barbare, mystique et matérialiste. Il fut intact et souillé, il vécut pour l'art et y renonça : la seule constante de Rimbaud, c'est le paradoxe. »
Ainsi débutait l’énigme la plus profonde de son existence. Rimbaud, brillant par l'absence, ne laissa plus nulle trace derrière lui, nulle part, jusqu’au 31 décembre 1876, jour où il serait reparu comme d'un coup de baguette magique, à Charleville, à en croire le témoignage de sa sœur Isabelle. Abracadabra, Arthur est là.

Qu’a-t-il fait, connu, comment a-t-il vécu pendant ces quatre mois ? Par quelles routes est-il passé, où s'est -il aventuré, pourquoi est-il rentré ? Rimbaud, qui semble n’avoir jamais livré ni un mot ni une page à personne sur ce voyage, créait ainsi, en gardant  résolument le silence, l’une des plus intrigantes énigmes de la littérature. 

Le mystère reste aujourd’hui aussi épais qu’au 15 août de cette année charnière, malgré des bataillons de chercheurs en tout genre qui y ont consacré leur propre existence et y investissent encore de formidables énergies. De découvertes en recoupements, puis en rebondissements, une foule d’hypothèses a ainsi vu le jour que Jamie James détaille à merveille. Un régal aussi exaltant qu’un roman.

Rimbaud est traqué sur tous les bateaux de la planète, on croit le retrouver marin sur le Wandering Chief, on lui découvre le faux nom d’Edwin Holmes. Tout est possible mais rien n'est moins certain et à vrai dire, Jamie James s’en moque un peu, lui, de l’horaire de son bateau, de la date de son retour à Charleville. La découverte de tels éléments ne motivaient guère ses propres travaux, ils n'excitaient pas sa quête. Il aurait aimé par-dessus tout dénicher des cahiers ou des notes, se repaître de vers et de lignes de Rimbaud qu’il aurait écrits là-bas, à Java en 1876, se délecter des mots nés de ces quelques mois d’errance tropicale et que nul autre que lui aurait su inventer.
« Nous sommes à jamais privés de ce que nous aurions tant aimé lire : Java par le regard du poète, à moins que l’on ne retrouve par hasard les journaux perdus de son voyage. »
Cette perspective aux probabilités réduites reste le seul espoir auquel rien n’empêche les fanatiques de s’accrocher. La fascination que la poésie de Rimbaud, sa vie d'homme et de poète, inspirent depuis tout ce temps, réside dans tout ce qui échappe, tout ce que renferme le trou noir de l’ivresse rimbaldienne.

Jamie James, pour qui  « cet énigmatique abandon lance à la postérité le plus intrigant des défis », a excellé à démontrer que l'empreinte mystérieuse de son verbe, doublée de sa fulgurante apparition - qui n'est pas sans rappeler celles d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, au destin toutefois bien distinct – toutes auréolées de secrets et de paradoxes fondent l'extraordinaire passion de l’œuvre et son auteur. 

Rimbaud fait figure d'un ange qui se serait coupé les ailes. Dans son renoncement, se loge quelque chose de l'ordre de la mutilation insupportable, de l'affirmation d'une impossibilité effroyable, du paradis à jamais perdu. Le poète en choisissant de se taire dit quelque chose que le monde ne sait ou ne veut entendre. Quelques poignées à peine en éprouvent, peut-être, une insondable et douloureuse tristesse, un vertige au-dessus du vide.

Rimbaud à Java, Le voyage perdu, Jamie James, traduction de Anne-Sylvie Hommassel (Ed. du Sonneur)