lundi 2 juin 2014

« Plutôt tuer un nouveau-né...»

Untitled - Aila serie - 2004 (c) Rinko Kawauchi
Une affaire personnelle du Japonais Kenzaburô Oé, roman en partie autobiographique comme son titre aurait pu ne pas l’indiquer, fut écrit un an après la naissance de son fils Hikari (lumière) en 1964. L’événement, loin d’être heureux, « modifia son univers avec autant de violence qu’une explosion solaire », écrit John Nathan dans la préface du recueil de nouvelles Dites-nous comment survivre à notre folie ? L’existence de son nouveau-né était odieusement compromise par de profondes lésions cérébrales.

Après une extrême hésitation à peser toutes les options possibles avec son épouse, alors que l’enfant « était en couveuse entre la vie et la mort, et ses chances de guérison […] tout à fait improbables », écrivit Oé dans ses Notes d’Hiroshima, ils décidèrent néanmoins de confier le sort d’Hikari aux chirurgiens qui l’opérèrent et le sauvèrent sans le soustraire pour autant à un lourd handicap mental irréversible.

L'écrivain évoqua également cette affaire personnelle, le drame réel et son roman dans l'une des quatre conférences publiées dans un recueil qui porte le titre de celle qu'il prononça pour recevoir le prix Nobel de littérature en 1994, Moi, d'un Japon Ambigu (Ed. Gallimard). 

Ainsi, un drame semblable secoue l’existence de Bird, le personnage central du roman. Un anti-héros que cet Oiseau-là, surnom que lui avaient trouvé ses camarades lorsqu’il avait 15 ans et qui lui était resté collé à la peau depuis. On croit y entendre aussi un hommage discret de Oé à Hikari qui, enfant autistique, ne réagissait qu’au chant des oiseaux et à la musique, seul langage qu’il ait jamais appris et su composer*.

Bird, 27 ans, était répétiteur dans une « boîte à bachot » dans une ville japonaise non identifiée. Il était mal, mal dans sa peau, mal dans sa vie professionnelle, mal marié depuis deux ans déjà. L’été de son mariage, il n’avait pas dessaoulé pendant quatre semaines, comme un « Robinson abruti sur un océan d’alcool. »
« Souvent depuis son mariage, il se demandait ce qui l’avait poussé à boire ainsi et jamais il n’avait trouvé de réponse satisfaisante. Tant que cette descente aux abîmes resterait inexpliquée, le risque subsistait qu’il recommençât. »
Au fil de ses récentes lectures sur le Soudan, il avait réalisé qu’il n’avait « pas assez prêté attention aux manques et aux insatisfactions de son existence. A cause d’eux, il était prudent de s’interdire l’alcool. »   

C'était encore un gamin qui ne rêvait que de fuite, d’une existence d’aventurier. Il ne s’était pas délesté de l’idée enfantine d’une vie héroïque. Il  rêvait d’Afrique, au point de se constituer un pactole secret pour le grand voyage et dans l’attente, se contentait de collectionner et d’étudier des cartes des pays du continent noir.

Il errait dans les rues pendant que sa femme était à l’hôpital. L’enfant était sur le point de naître. Il n’était pas préparé, il ne le désirait pas. Il avait besoin de boire mais avait la sagesse d’éviter les bars. Sa misère affective était absolue, manifeste. Il eut envie de coucher avec un travesti dont il avait croisé le reflet dans une vitrine, par hasard, de s’épancher auprès de l’inconnu, de se mettre nu, se confier à lui comme à un frère et lui avouer ce que personne ne savait encore:

« […] depuis des années, j’ai envie d’aller en Afrique, que mon rêve serait, au retour, d’écrire un récit de mes aventures, intitulé Ciel d’Afrique, mais qu’il me sera sans doute impossible de partir seul, là-bas, une fois que je serai prisonnier d’une famille (en réalité, je suis encage depuis mon mariage mais jusqu’à présent il me semblait que la porte de la cage était toujours ouverte ; cet enfant en train de naître pourrait bien la fermer pour de bon… »

L’hôpital avait réclamé sa présence de toute urgence. Sur place, un médecin lui annonça que l’enfant était anormal. Son épouse n'avait pas été avertie. Puis il avait vu la chose, ressenti toute la répulsion possible pour son bébé monstre, né avec une hernie cérébrale affreusement déformante. A la Japonaise, il n'avait manifesté aucune émotion. Pourtant, il était bel et bien désemparé, s'isola pour pleurer.
 « Mon fils a la tête entourée de pansements, comme Apollinaire lorsqu’il a été blessé sur le champ de bataille, pensa Bird. Mon fil a été blessé comme Apollinaire sur un champ de bataille abandonné, que je n’ai jamais vu – et maintenant il crie silencieusement… Bird se mit à pleurer. La tête pansée comme Apollinaire… Cette image avait simplifié ses sentiments, leur avait donné un sens […] Il faudra que je l’enterre comme un soldat mort à la guerre. Bird continua de pleurer.  »  
Etonnant pour un Japonais de se raccrocher à la pensée d’Apollinaire, peu de Français y songeraient mais pour Oé, qui a étudié la littérature française dont il est passionné, l’image du poète français avait peut-être réellement surgi à l’heure de la naissance de son fils.

Bird en tout cas enterrait déjà mentalement ce petit monstre importun, d’aspect vaguement humanoïde qu’il avait engendré, alien venu assassiner ses rêves, tous, même le plus secret d’entre eux à ses propres yeux, celui de devenir père.

Le monstre, c'était son nom, était condamné, il ne pouvait survivre, ne le devait pas. Il ne se projetait pas, avec la chose dans ses bras de père, ne l'avait pas touchée, l'avait fuie aussitôt. Il ne le voulait pas vivant. Les médecins évoquèrent une opération coûteuse au succès aléatoire. Adieu le voyage en Afrique, son trésor secret devrait lui être sacrifié. La décision qui lui incombait était terrible.Il lui fallait renoncer à l'aventure africaine et clore la porte de sa cage pour ce petit soldat déjà mort à la guerre.

Son épouse, restée horriblement isolée à l’hôpital, inexistante, était tenue dans l’ignorance de l’état de santé de son enfant. A nul moment, Bird, père et époux indigne, ne songea à se rendre auprès d'elle pour réfléchir et décider ensemble. Notons, que dans les années 60 au Japon, comme en Europe d’ailleurs, les femmes n’étaient guère consultées y compris dans des affaires aussi personnelles.

Comble du comportement minable et pathétique, le bonhomme alla se réfugier auprès d’une ancienne maîtresse, Himiko, camarade de fac, plutôt paumée, à laquelle il se livra corps et âme. La jeune femme assura son rôle de diablotin perché sur son épaule, ravie de lui souffler à l’oreille ce qu’il n’osait pas s’avouer.
«   - En prenant ma douche, je pensais à un poème, dit-elle. Tu te rappelles ? « Plutôt tuer un nouveau-né dans son berceau que de porter en soi des désirs inassouvis… »
-          On ne peut pourtant pas tuer tous les nouveaux nés, dit Bird… De qui est-ce ?
-          William Blake. J’ai fait ma thèse sur lui, tu ne te souviens pas ?»
Il s’était inconsciemment trouvé un complice qu’il pourrait désigner coupable, le cas échéant. Mais il n’est pas bien aisé de jeter la pierre à ce pauvre diable. Le dilemme est cruel, il pèse à mort, le malaise est extrême, la douleur furieuse de se sentir, à vrai dire, si près d’opter pour le crime. Ou de grandir enfin. 

Trois jours et trois nuits d’intense lutte psychologique, vécue à huis-clos avec Himiko, vont se succéder et sceller à jamais le sort du pauvre petit freak. 

« - Tu n’es pas dans ton état naturel, en ce moment Bird.  Tu es comme un escargot dans sa coquille. Mais tu te réveilleras dès que tu mettras le pied sur la terre d’Afrique.

Il ne répondit pas. »

Une affaire personnelle, Kenzaburô Oé, traduit de l'anglais par Claude Elsen, Ed. Stock