jeudi 19 septembre 2013

Bouvier: des personnages, des visages, en mots et en images

Le Mur, quartier d'Araki-chô, Tokyo - 1956 (c) Nicolas Bouvier
Embarqué à bord du MM Cambodge à Colombo, et après une brève étape à Saigon, Nicolas Bouvier atteignit le port de Yokohama le 20 octobre 1955 où il sentit instantanément qu’il mettait le pied sur une terre salubre et bienveillante, contrastant grandement et pour son plus grand bonheur, avec l'île de Ceylan et son atmosphère viciée qui avait bien failli le perdre définitivement. 
« L’air de Yokohama s’avalait comme du champagne », se réjouit-il avec style. Il avait quitté l’Europe près de trois années auparavant. Il avait 26 ans et plus de souvenirs que s’il en avait mille.

Il accostait le Japon avec l'enthousiasme incrédule d'un rescapé. Et aussitôt, il partit à l'assaut de Tokyo qu'il aborda au hasard, à pied, avec juste sa brosse à dents en poche,  après avoir laissé son bagage à la consigne de la gare centrale. 
« C’était un bonheur de marcher dans ces longues avenues rafraîchies par le vent en regardant les visages. Toutes les femmes avaient l’air lavées, tous les passants semblaient s’acheminer vers une destination précise, tous les travailleurs travaillaient et l’on trouvait partout des boutiques minuscules qui offraient pour quelques yens un café fort et bon : petits miracles auxquels, après deux ans d’Asie, j’avais cessé de croire. » 
Il se promena dans Tokyo, huit heures durant, à observer et réfléchir. Tard dans la soirée, il s’était retrouvé dans un petit quartier aux rues étroites, « menu, coquet, l’air bricolé de la veille, avec des restes d’une rue plus grande ».

La faim le tiraillant, il poussa la porte du Café Bar Shi. Shi signifie poème. « Ca ne m’a pas épaté du tout : dans ma promenade j’étais tombé sur deux tea-rooms Rilke, un snack François-Villon, un billard Rimbaud et un magasin Julien-Sorel (lingerie friponne). On a des goûts relevés, ici. Dans le local pas plus grand qu’une roulotte, j’ai à peine été surpris de trouver trois gravures de Daumier et d’entendre l’électrophone murmurer du Ravel. »  Epuisé, grisé, il s’était endormi en un clin d’œil sur le comptoir si bien et profondément que le patron, à l’heure de la fermeture, lui avait laissé les clefs !

Ce ton de douce malice émaille bien des récits de Nicolas Bouvier, participe de leurs délices. Mais ce qui frappe d’emblée, c’est une écriture résolument guidée par le regard, par une mémoire photographique. De fait, c’est au Japon qu’il  fut initié au beau métier de photographe. 


« Je suis devenu photographe par désespoir et portraitiste par accident », croyait-il. En réalité, il s’agissait d’un véritable don,- ou d’une inclination naturelle si l’on préfère -, qui se serait révélé tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre. La nécessité s’était simplement mêlée de la partie. 
« Voyager comme je l’ai fait n’est pas une activité innocente. Vous êtes parfois mis dans des situations très dangereuses où vous obligé de sortir vos atouts, s’il vous en reste encore. Si vous n’en avez plus vous mourrez. »
Il était très jeune, et le voyage révélait justement ses merveilleux atouts. Or, cet homme était un œil, un œil  exceptionnel et vif, attiré par les visages comme un aimant. Il avait le génie d'en tirer des clichés et des métaphores tour à tour splendides, drôles, émouvants et toujours marqués de finesse et de justesse incomparables. 

Il croyait que chaque chose avait son mot et affirmait, même si l’on a peine à le croire, qu'il lui en coûtait de se battre « pour faire la poste entre les mots et les choses ». Il s'évertuait à établir entre eux la meilleure correspondance.  « C’est comme réunir deux partenaires qui ignoreraient leur adresse respective », disait-il. Du Bouvier tout craché.

Il croyait « qu’il y a un visage du monde qui nous est dérobé, qu’on peut apprendre à palper par petites touches, et qui repose dans une sorte d’harmonie parfaite ». La recherche mystique l’intéressait davantage, soulignait-il, que la recherche théologique ou l’herméneutique. Il était porté naturellement par les histoires mystiques et d’illuminations.   


Il avait en outre remarqué que « le langage s’arrête à un certain point ». Et lorsque ce point où il devient impossible de décrire est atteint, l'on se heurte à cette douane, cet au-delà où, notait-il, « vous avez deux mots sentinelles qui sont « indicible » et « ineffable » et derrière il n’y a plus de texte. »

Aussi l’on se réjouit de ses voyages aux confins du langage et l’on goûte chaque portrait composé au cœur de ses récits, chaque récit présent dans ses photographies. On est épris de son périple nippon, sensible à chaque personnage ayant croisé sa route qu'il entend présenter au monde entier. Son Japon n’était pas fait de terre, mais de chair, ne s’épanouissait pas en paysages mais en visages humbles et généreux, en personnages remarquables qui, d’une façon ou d’une autre, ont orienté son audacieuse aventure de jeunesse.


Parade du Jidaï matsuri, Kyôto - octobre 1964 (c) Nicolas Bouvier
« Je ne me souviens pas d’un seul visage vulgaire et les yeux n’exprimaient que douceur, confiance et amusement », relevait-il avec une affection palpable dans Chronique japonaise, un fabuleux patchwork d’impressions - nées à l'occasion de différents séjours dans l'archipel, à quelques années d’intervalle,-d’intercalaires historiques, érudits, magnifiques.

Ainsi il s’installa dans un quartier périphérique et pauvre de Tokyo. Des boulots d’occasion d’abord et puis des piges qu’il partageait avec un traducteur, lui permirent de manger et se loger. En vérité, il peinait à joindre les deux bouts. Un photographe japonais, « recyclé comme barman », avec lequel il s’était lié, avait fini par modifier le cours de sa galère en lui prêtant un vieil appareil photographique à soufflet, lui donnant ses premiers cours de chambre noire, en lui faisant remarquer que la photographie éliminait le besoin de traduction et le partage du revenu.

« Nous développions mes films dans les shakers de son  bar, après la fermeture, et les rincions très soigneusement pour que les cocktails du lendemain n’ait pas le goût d’hyposulfite », raconta-t-il en 1992 à Irène Lichtenstein-Fall, dans Routes et Déroutes.


Les habitants de son quartier furent ses premiers clients, ses premiers sujets photographiques. Il leur tirait le portrait. « Mes voisins étaient bien trop pauvres pour avoir autre chose que leur tête à photographier »,  soulignait-il, mi badin, mi mélancolique. Bouvier photographiait désormais pour gagner sa vie.
 « Donc surtout des têtes, lavées, rasées, étuvées, qui venaient poser devant mon objectif au sortir du bain vespéral. Fillettes en larmes, un énorme nœud dans leurs cheveux noirs, vieillards aussi ridés que des tortues, le poissonnier, un bandeau blanc à pois bleus noué autour du front perlé de sueur, ou la jeune coiffeuse poitrinaire qu’à force de trucages et de contre-jours j’étais parvenu à transformer en une sorte de star. »
Il était devenu « une bonne à tout faire photographique ». Cet autoportrait du jeune homme en caricature de photographe, amuse, émeut et attise la sympathie éprouvée à l’endroit de ce naufragé volontaire au bout du monde, de l’écrivain-voyageur-photographe-iconographe porté disparu, emporté par un cancer en  1998. 

A ses débuts, sa spécialité de portraitiste lui avait valu des semaines d’approche et de mise en confiance de ses modèles. Il y passait un temps fou, refusait les photos prises à la dérobée. Le contact et l’autorisation du sujet pour lui étaient essentiels à plus d'un titre mais surtout parce que lors de ces rencontres, il se passait des choses qui précisaient sa vision de l'humain. 
« Je crois qu’il est très important que la personne regarde la caméra, c’est un acte de confiance, et dans ce regard vous trouvez des choses qui aident énormément à vivre. Je pourrais consacrer ma vie aux visages des autres. » 
De fait, il fit sa « petite razzia de visages » à travers le Japon. Plus tard, il soulignera : 
« Je suis portraitiste. Si le paysage est superbe, je le prends et si la photo est bonne, je m’en réjouis. Mais ce qui m’intéresse avant tout, c’est le visage des gens et encore plus, ce qui se passe entre le photographe et le modèle au moment où prend place cette opération à caractère magique. »
Il s’était sincèrement pris de passion pour la pratique photographique qui l’émerveillait et bouleversait son rapport au temps. Il expliquait dans ses Notes en vrac sur le visage, que « par un paradoxe heureux, l’obturateur réglé au 1/60e devient donc une machine à parcourir le temps, capable de fixer dans le même cliché l’impermanence de l’instantané et la durée dans laquelle il s’inscrit. La photo concentre ou dilue le temps avec autant de liberté que le fait la musique, alors que la peinture n’a pas ce privilège » .

C’était l’été 1956, et les affaires n’étaient brillantes pour personne, « l’argent rare et les kimonos de mariage déposés depuis longtemps au clou ». Le photographe débutant était payé en nature. 
« Six œufs, une petite pieuvre, trois chemises blanchies et amidonnées, une séance chez le masseur. Seules les prostituées du ravissant quartier réservé qui jouxtait le nôtre, et qui sont toujours en fonds, payaient cash : cela permettait d’acheter la pellicule et d’envoyer du courrier en Europe. »
Bien sûr, ce n’était pas le Pérou. Il vivait avec l’équivalent d’un franc par jour. Il roulait ses cigarettes « dans du papier avion avec un vieux fond de tabac de pipe et les colle au riz bouilli ». La misère force le génie. 
« Quand Ota san les a vues – on ne roule pas les cigarettes ici – il est parti d’un rire irrépressible, enfantin, délicieux. Avec son vieux visage plissé, ses chaussettes reprisées, son complet qui « pochait » aux coudes, aux genoux, au derrière, ses dents jaunies et écartées, il avait l’air d’un bon lapin salace, un peu mité.  Je lui en ai offert une qu’il a déposée comme une relique dans son portefeuille, et qu’il a sans doute montrée partout. Pas un mot au sujet du loyer. De ce jour, le quartier a changé, il s’est ouvert, m’a laissé voir des faibles qu’il m’avait pudiquement cachés. » 
Monsieur Ota était le propriétaire de son humble logement, venu collecter le loyer. Bouvier était sur la paille et lui devait un mois. Les mots avaient été inutiles. La cigarette roulée avait suffi à faire entendre la condition précise du jeune homme. Ota avait goûté le style du Français sans le sou, tout aussi métaphorique qu'un haïku. 
« « Une grenouille plonge dans le vieil étang, ploc. » Et c’est un instant de la vie qui passe. Le haïku est philosophiquement, l’opposé et l’antidote du projet. »
Les affaires n’allèrent guère mieux et, en 1956, année du Singe, Bouvier apprenait à « ne plus manger du tout ». La faim était le signe de la misère véritable qu’il évoquait avec un flegme digne d’un sujet britannique, notant que « c’est le meilleur moyen de vaincre les dernières réticences qu’inspirent une cuisine étrangère. » Et de préciser : 
« Au bout d’une semaine de diète, les fumets et saveurs qui me paraissaient suspects il n’y a pas si longtemps encore me vont droits dans l’estomac. »
Il avait atteint un point de non-retour, mais de cette fatalité jaillirait nécessairement quelque chose. De fait, ne manquant ni de méninges ni d’instinct ni de désir, ni d’atouts, parvenu littéralement au pied du mur, une clef étrange presque magique allait lui être offerte. 
« Quand les choses tournent mal, plutôt que de trop attendre des gens, il faut aiguiser ses rapports avec les choses ; c’est un simple mur qui m’a tiré d’affaires. »
Il aurait pu ne pas la voir ou l’ignorer, mais il s’en saisit aussitôt jouant son va-tout si bien qu’elle lui ouvrit la voie parfaite pour rentrer en Europe. Il errait depuis quelque temps, la faim au ventre, sur un terrain vague qui surplombait un mur de béton qui s’était mué, soudain, sous ses yeux ébahis, en une formidable scène de béton emplie de passants tout au long du jour et de la nuit. Il s’agissait d’un théâtre incroyable que personne à Tokyo n’avait jamais considéré sous ce jour et encore moins songé à le photographier. La belle ironie du sort. 
Le Mur, quartier d'Araki-chô, Tokyo - 1956 (c) Nicolas Bouvier
Il s'était alors posté en face avec son appareil et en tira une série photographique avec des pellicules achetées grâce aux quelques yens qui lui restaient. Il avait photographié ce théâtre vivant comme on joue un coup de poker, celui de la dernière chance.
« Ce soir j’ai terminé mon dernier film. Heureusement. En quatre jours, j’étais devenu mythomane. Les simples passants ne me suffisaient plus. Devant mon mur, je voulais de l’action, une querelle, un assassinat… l’Empereur. » 
Cette dernière cartouche avait mis dans le mille. Ses images remportèrent un succès retentissant et lui permit de s’offrir un billet pour Marseille, en bateau. Sacré coup de théâtre. Il se sauvait, au propre et au figuré, avec panache. 

En 1964, année du Dragon, il était de retour au Japon, cette fois avec son épouse, son petit garçon et une mission rémunérée. 
« Le pays, le souvenir que j’en avais, moi-même : tout s’était modifié. Rien ne s’ajustait plus. Tout était à reprendre. » 
C’était manifestement compliqué pour lui de revenir sur ces lieux et dans ces circonstances nouvelles. La mue avait eu lieu mais l’enveloppe encore fraîche était pénible à endosser. Il avait mal à l’être et l’endurait avec stoïcisme. 
« J’ai posé ma vieille peau quelque part dans l’étendue du sommeil. La nouvelle est encore douloureuse et fragile mais il y aura certainement moyen de vivre à l’aise quelques années dans cette peau-là ; l’autre n’allait vraiment plus
Alors il jeta son dévolu sur Kyôto pour s’établir avec sa famille. Après tout, il n’y avait jamais vécu, la ville était moins chargée d’histoires personnelles, de passé révolu. Lors de son précédent séjour, il avait sillonné le Japon à pied. De Tokyo pour rejoindre Kyôto, il lui avait fallu six ou sept semaines de marche qui lui avait valu une foison de plaisirs et de découvertes uniques, inoubliables, sans prix. La fortune amassée en chemin, l’air de rien.  

Des souvenirs surgissaient de ses jours de marche et de rencontres, quand après ses « nuits passées sous l’auvent de petits temples à la campagne, hameaux et rizières solitaires de la péninsule Ki », il était parvenu « aux faubourgs de l’ancienne capitale en chemineau émerveillé. C’est ainsi qu’il convient d’aborder une ville qui compte six cent temples et treize siècles d’histoire ». Les paysages mêlés de nostalgie défilaient sous ses yeux, tout au long du trajet, à regarder par la fenêtre de l’automobile qui les conduisait dans l’ancienne capitale impériale où, avec Eliane qu’il avait épousée en 1958 et leur petit, ils allaient bâtir leur nouvelle existence. Il classait Kyôto « parmi les dix villes du monde où il vaille de vivre quelque temps. »

En quête d’un logement, il visita une ancienne demeure appartenant à un « vieux couple de patriciens désargentés […] Lui : squelette distingué, un veston de tweed usé passé sur une camisole de flanelle grise qui ressemble à un bourgeron de forçat. Elle, presque aussi décharnée, les yeux enfoncés et fiévreux, le visage comme un chiffon de papier de soie engoncé dans l’encolure d’un kimono sévère et somptueux ».


Et l’on savoure ici, comme maintes fois ailleurs, son talent à esquisser en quelques traits le portrait singulier de cette paire d’ancêtres auprès de qui on ne reviendrait jamais plus. Mais c'est ainsi qu'au fil des pages de Chronique japonaise, le pays prend corps et visage humain. Comme sur l’île de Shikoku, où il séjourna en mai 1966, la région trouva son incarnation dans une servante d’auberge, - parfaite antithèse des beautés peintes par Shoen Uemura - qui s'était attachée à expliquer à Bouvier d’où venait son poisson cru (sashimi) dans une scène exquise. 
« Elle décolle légèrement ses énormes fesses de ses talons,  étend les bras pour expliquer la notion de « grand » et rugit d’une voix rauque okina sakana (un grand poisson). Une bonite, donc. La dimension, le nom du genre animal, et l’on sent qu’à son propre frère elle ne pourrait pas en dire davantage. Elle n’est cependant ni carrément vilaine, ni carrément sotte, ni malheureuse. Elle est plutôt ébauchée. Une ébauche de voix, un visage où les yeux, le nez, la bouche sont à peine esquissés, comme dans le dessin d’un enfant qu’on aurait fait gribouiller trop longtemps et qui aurait perdu tout intérêt à l’entreprise. Elle a des joues énormes et rouges, une touffe considérable de cheveux noirs frisés, et elle remâche ce mot sakana comme une bouchée qui passerait mal. La nature ne s’était pas mise en frais pour elle et lui avait fabriqué juste pour trois yens d’expression, à peine de quoi remplir un visage minuscule, mais elle a dû beaucoup manger, grandir plus que le ciel ne l’avait prévu et ce peu de physionomie qu’elle avait s’est totalement perdu en changeant d’échelle. » 
Il posait un regard amusé, étonné, tendre sur ce qui, tout en étant d’évidence étranger, était aussi étrange, cocasse, excentrique. 
 « J’essaie de mettre en mots des personnages, des figures, des instants, parce que j’ai envie de les faire partager. Je vais chercher les choses assez loin, et si je ne les trouve pas, je n’écris pas. »
Bouvier était un passeur d'une dimension spirituelle singulière, qui aura rendu hommage à la fabuleuse diversité humaine avant de lui tirer sa révérence avec l'extraordinaire satisfaction d'avoir bel et bien habité le monde.

Œuvres, Nicolas Bouvier (Ed. Gallimard, Quarto)
Le Japon de Nicolas Bouvier (Ed. Hoëbeke)

lundi 9 septembre 2013

Bouvier : voyager, écrire et apprendre à mourir


Nicolas Bouvier - 22 Hospital Street - Un film documentaire (2005) de Christoph Kühn
Nicolas Bouvier prit la route à 19 ans. Il quitta Genève et s’en tint éloigné treize années durant. Il avait voulu partir loin de sa contrée natale, sillonner la terre, prendre le temps de vivre sous d’autres cieux, partir loin et pour longtemps. Il avait choisi de confronter ses rêves de l’étranger à l’étranger et devenait un étranger en soi, peut-être partout et pour toujours.

Il avait ouvert les yeux sur cette grande Terre, les avait plongés dans la multitude de regards qui s'y croisaient. Il s'est jeté au monde, a puisé son or dans les traits des visages rencontrés au hasard des chemins sur lesquels il s'aventurait. Il s'est noyé au fond de l’inconnu, afin de mieux se perdre de vue.


Au contraire du touriste, il n'avait pas mis les voiles « pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël». D'expérience, il affirmait dans Le Poisson-scorpion qu'il fallait « que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels ».


Il entendait le voyage tel qu'un éveil à l’existence et à la valeur du temps qui passe, un face-à-face sans artifice, sans enluminure, sans dorure, sans voile, sans pudeur, telle quelle, dans sa vérité pleine et entière, dure et pénible, belle et pathétique, violente et dramatique. 


En chemin étranger, on se quitte soi-même, on se défait de ce qui prédéfinit, pré-oriente, prédétermine. L’écrivain semblait entendre le voyage telle une conjuration du sort, du sort qui incombait naturellement, qui allait de soi et qu'il refusait. Il entendait être le maître de son destin ou, en tout cas, s’en offrir l’illusion.

« On s’en va loin des alibis ou des malédictions natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d’attente archibondées, sur de petits quais de gare atterrants de chaleur et de misère, ce qu’on voit passer c’est son propre cercueil. Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? » 
Tout est en question, sans cesse.

Le grand voyageur a connu le sentiment d'abandon du milieu naturel et partant, d'abandon de soi. Il sait la difficulté du déracinement, l'épreuve de l'oubli. Il prend conscience de sa disparition aux yeux de ceux qu'il laisse derrière, de même que les paysages et leurs habitants familiers se volatilisent dans son esprit pour laisser place aux êtres et rivages qu’il visite. Leurs images s'estompent au loin, puis peu à peu au sein même des souvenirs, elles prennent l'allure de mirages. D'autres visages apparaissent le long des terres étrangères qui, à peine apprivoisés, ne tarderont pas à devenir flous à leur tour, aux premières heures du périple suivant.


L’existence du voyageur est une mer aux flux et reflux incessants, comme des marées. Elle se vide et se remplit constamment au gré de ses pérégrinations. Bouvier, dans L’Usage du monde, disait avoir ressenti que, « comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr ». 


Partout où le voyage le conduit, il fait peau neuve. Il se produit une sorte de mue du voyageur. Ce qu'il était se désagrège. D'une rive à l’autre, seulement enveloppé du temps et de l’espace présents, il n'est jamais le même. Plus il s'éloigne d'où il vient, plus il s'en tient éloigné longtemps, plus il se défait aisément de ce qui l'encombre, ce qui pèse inutilement, pour ne conserver que l'infime et strict nécessaire. Ainsi, il se rapproche de l'essentiel. Il avance de plus en plus excorié et nu, soumis à une succession de métamorphoses qui le préparent à l'absolu dénuement de sa finalité d'os et de poussière.


Bouvier avait flirté avec la mort à Ceylan, connu la faim au Japon, était passé par des moments très difficiles et périlleux qui, disait-il, « vous renvoient à vous-même avec brutalité, comme un poignard qui tout d’un coup se retourne contre celui qui le tient. A ce moment-là, on s’aperçoit qu’on n’est rien ».


Autrement dit, les épreuves du voyage crèvent l’ego, cette vaine baudruche, chahutent l’orgueil, ce grotesque postiche, forcent l’humilité face à la reconnaissance de son immense ignorance, font sentir et mesurer toute la réalité de la misérable vacuité des hommes.

 « Quoi qu’on puisse faire, on n’a finalement que ses carences et sa niaiserie à opposer à l’invention du monde qui est fabuleuse. » 
Bouvier enfonce le clou. Se frotter au monde dès lors, c’est accepter de se soumettre à ses innombrables, insoupçonnés, imprévisibles périls et merveilles.

« Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. C'est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n'a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. Le reste, c'est du patinage ou du tourisme », soulignait-il de sa malicieuse ironie dans Le Poisson-Scorpion. Cet ouvrage, qu’il qualifiait de « petit conte noir tropical », fut le fruit d’une  écriture-exorcisme  à l’issue de son séjour de huit mois à Ceylan dont il était parvenu à fuir l’emprise, alors qu'il était victime de son enchantement négatif. 


Après Ceylan, il avait repris goût à la vie au Japon, contrée qui joua un rôle déterminant dans son existence, en modifia bellement le cours. En arrivant, il avait été si heureux d’y retrouver « un monde où les femmes existent.»

 « J’aime beaucoup les Japonaises et j’en aurais volontiers épousé une si l’une d’entre elles avait bien voulu de moi. […] ça m’a aussi valu de fréquenter les prostituées et d’avoir beaucoup de respect et d’amitié pour cette catégorie de personnes. » 
Il s’était lié en effet à de petites paysannes qui se prostituaient dans le quartier de Tokyo où il logeait. Elles l’accueillaient dans la journée dans leur bordel où il trouvait de la fraîcheur pendant l’été, de la chaleur l’hiver et pouvait y écrire à son aise. Il avait très envie de leur consacrer une histoire, disait-il,  « pas une histoire d’amour, mais une histoire de femmes. » 

Bouvier était un naufragé, et son écriture, un vagabondage érudit et imagé au cœur du vivant et du lointain, une initiation à la vie, à la mort, à L'Usage du Monde.


Il avait découvert que l’écriture, « lors qu’elle approche du “vrai texte” auquel elle devrait accéder, ressemble intimement au voyage parce que comme lui, elle est une disparition. »


Cette notion de vrai texte en tant qu'effacement de toute espèce de transmission égologique était son idéal. Dans l'écriture même, il voulait tendre vers ce jaillissement d'un monde dépouillé de lui-même, n'aspirait à rien d'autre qu'à l'oubli de soi, qu'à extraire l'essence même de l'humain, à se fondre idéalement au tout et n'exprimer plus que ce qui a valeur universelle.


Il serait erroné d'entendre cet effacement de soi comme la résonance d'une difficulté d'être, d'une absence de légitimité au monde. Au contraire. Bouvier était un grand penseur, dont la soif de connaissance était impossible à rassasier. Il était loin du révolté amer qu'incarnait, en revanche, son ami Lorenzo Pestelli rencontré au Japon, qui blâmait sans cesse le monde. Bouvier cherchait inlassablement, avec bienveillance, et se perdait sûrement, avec sagesse. Et tant le voyage que l'écriture nourrissaient sa quête.


Fort de l'enseignement du moine, poète, voyageur nippon Bashô qu'il lut au Japon, il avait conclu que le je est une ombre portée au cœur de l'image et du texte, et par conséquent, qu’il doit à tout prix s’absenter, se rendre invisible et muet pour laisser voir et entendre ce qui doit être transmis sans être oblitéré par l’identité. 


Au fur et à mesure de ses dérives planétaires, de ses errances, il se sera ainsi « débarrassé du superflu par érosion, c'est-à-dire de presque tout. »


En tout cas, il se sentit  « débarrassé d'une quantité de conneries et dépositaire d'une quantité de trésors », confia-t-il à Irène Lichtenstein-Fall dans une série d'entretiens, publiée en 1992 par la maison d'édition genevoise Metropolis, sous le titre Routes et déroutes.


« C'est uniquement pour ça que je me suis mis à écrire. Je n'avais pas du tout envie de mener une vie d'écrivain [...], déclara-t-il, je ne pouvais pas garder tout ça pour moi. »


Dans ses précieuses Réflexions sur l’espace et l’écriture, il admettait que « sans cet apprentissage de l’état nomade », il n’aurait « peut-être rien écrit. »


Il estimait que « pour les vagabonds de l'écriture, voyager c'est retrouver par déracinement, disponibilité, risques, dénuement, l'accès à ces lieux privilégiés où les choses les plus humbles retrouvent leur existence plénière et souveraine ».


Il disait l'enseignement inestimable que l'étranger dispense. Il témoignait à sa manière, puisant à la beauté de la langue, avec intelligence et érudition, que « le voyage où, petit à petit, tout nous quitte est aussi, symboliquement et réellement passage d'un état grossier à un état subtil et donc, apprentissage de la mort […] Et si l'on souhaite raconter ce que l'on a vu, être dans la définition stendhalienne, " un miroir promené le long d'une grande route ", il faudra que le langage subisse la même épreuve, chaque mot passé au feu, et comme alchimiquement "éprouvé", tout ce qui sonne juste étant le fruit de combustions ou de distillations successives qui s'opèrent souvent à notre insu. »


Dans Routes et déroutes, il précisait encore la fraternité du rapport qu'il établissait entre voyage et écriture, liés par la même nécessité de présence imperceptible, d’humilité absolue qu’il exigeait d’ailleurs dans sa pratique de la photographie.

« Dans les deux cas, il s'agit d'un exercice de disparition, d'escamotage. Parce que quand vous n'y êtes plus, les choses viennent. Quand vous y êtes trop, vous bouffez le paysage par une sorte de corpulence morale qui fait qu'on ne peut pas voir. Vous entendez des voix qui vous disent : "Ôte-toi de là" (...) Et du fait que l'existence entière est un exercice de disparition, je trouve que tant le voyage que l'écriture sont de très bonnes écoles. »
 Œuvres, Nicolas Bouvier (Ed. Gallimard, Quarto)

dimanche 23 juin 2013

Tanizaki : L'encre et le désir dans la peau


Osayo au tatouage d’ange - Tatouages de Hori Uno vers 1948 - Le modèle féminin s’appelle Hagoromo-Osayo.


Le Tatouage (Shisei) est une nouvelle de Junichirô Tanizaki publiée pour la première fois en 1910, dans une jeune revue avant-gardiste Sinshichô alors qu’il étudie depuis deux ans la littérature à l’université impériale de Tokyo. Agé de 24 ans, son jeune talent ne tarde pas à être remarqué dans le milieu littéraire japonais. Dès lors, il ne cessera plus de publier concrétisant ainsi sa vocation au-delà même de son rêve, se révélant au fil de ses œuvres l’un des plus grands écrivains de la littérature nippone.

Nombre de ses chef-d’œuvre ont inspiré l’écriture de films de fiction japonais et étrangers. Ce fut le cas de La Clef ou La Confession impudique (Kagi) roman adapté au cinéma en 1974 par Kumashiro Tatsumi puis en 1997 par Ikeda Toshiharu. De même, Le Tatouage qui nous occupe ici avait servi de base à Irezumi (1966) de Masumura Yasuzo, réalisateur par ailleurs de l’extraordinaire Bête aveugle.

La nouvelle est si courte qu’en dévoiler la chair ne va pas sans prendre le risque de trop dévêtir sa belle densité…

Pour la mise en bouche, il convient d’évoquer la traduction incomparable de l’orfèvre Marc Mécréant, - il y eut trois traductions françaises - toujours magistral, qui œuvre avec cette impressionnante subtilité doublée d’une saine humilité au point de nous faire presque oublier que Tanizaki n’écrivait pas en français, de nous porter à croire que nous le lisons dans le texte. Sa plume est ainsi parfaite pour nous conduire à la jouissance de ce petit conte érotique exquis où se rencontraient déjà certains des thèmes fétiches de Tanizaki qui continueront d’émailler toute son œuvre.

Au premier chef desquels, l’obsession semble toujours le moteur du récit - et par extension sans doute celui de l’existence aux yeux de l’auteur -, l’objectif à atteindre, déterminant le désir inextricable de vivre ou de mourir, d’aimer ou de haïr, et bien souvent tout à la fois. Prêt à tout abandonner, prêt à risquer le plus précieux pour satisfaire cette quête, pour s’élancer aux trousses de l’inaccessible. La possession de ce qui ne saurait être possédé, cet obscur objet du désir, autrement dit la femme, qui demeure l’idée fixe de bout en bout de l’œuvre de Tanizaki. 

Le tatoueur exceptionnel du conte donnait ainsi le la précurseur. Seikichi, peintre d’estampes déchu, déçu sans doute, ayant acquis une renommée considérable en tatouant les chairs, rêvait en secret d’une femme à l’impossible blancheur, nourrissait le fantasme d’une complexion immaculée comme d’une toile taillée dans une étoffe si rare qu’elle exercerait une sorte de magie propre à transcender toute l’œuvre et la manière de l’artiste-même.

Sa peau se devait d’être d’une blancheur de porcelaine, diaphane, virginale, exceptionnelle, une femme « en qui il pût instiller toute son âme. » Fatale, surnaturelle.

Et de songer au fascinant essai L’Eloge de l’ombre (1933) dans lequel Tanizaki expliquait pour avoir observé le phénomène scrupuleusement qu’ « aussi  blanche que soit une Japonaise, il y a sur sa blancheur comme un voile léger ». Selon lui, les femmes nippones « ont beau, pour ne pas être en reste avec les Occidentales, s’enduire d’un blanc épais le dos, les bras, les aisselles, bref toutes les parties du corps exposées à la vue, elles ne parviennent pas pour autant à effacer le pigment obscur tapi au fond de leur peau ».

Aussi, frustré à l’extrême de ne pas rencontrer la blancheur rêvée, le tatoueur se vengeait sur toutes ces peaux vulgaires et troubles qui défilaient devant sa porte, prêtes à tout endurer pour porter son encre, en cette époque où les « gens possédaient encore la vertu précieuse de faire des ‘folies’ », note le narrateur, un brin moqueur.

Tanizaki déjà saisissait l’occasion de la narration pour s’offrir le plaisir malin de décocher quelques flèches d’ironie bien senties en direction de la société nippone et ses multiples hypocrisies. Ainsi Seikichi œuvrait en ce  « temps où bouffons et serveurs de thé gagnaient bien leur vie à vendre des histoires drôles pour chasser tout nuage du front serein des grands seigneurs et la jeunesse dorée et, aux palais, faire rire sans fin servantes et prostituées de luxe, si bien que le monde allait sans heurts son petit train ».

On peut imaginer sans peine que le tatoueur Hori Uno fort célèbre en ce temps-là ait pu inspirer le personnage de Seichiki à Tanizaki. A l’ère de ces vanités nippones qui ressemble fort aux années 1910, les tatouages que son héros signait, étaient parmi les plus somptueux atours dans cette course effrénée à la beauté. Demi-mondaines et femmes du monde, voyous et bourgeois, « plus rarement les samouraïs » se vantaient de ce goût commun qu’ils comparaient dans les soirées et discutaient sans fin.

Cet art populaire - dans lequel il excellait tant que le candidat au tatouage acceptait de lui « donner carte blanche pour le choix de la composition comme pour le prix ; et subir de plus un mois, deux mois durant, l’insupportable supplice de ses aiguilles… » - faisait sa fortune mais guère son bonheur.


Du reste, le tatoueur exerçait son art avec autant de sadisme que de brio. 
«  Quand la pointe de ses aiguilles pénétrait les tissus, la plupart des hommes gémissaient de douleur, incapables d’endurer plus longtemps le martyre des chairs tuméfiées, cramoisies, gorgées de sang ; et plus déchirantes étaient les plaintes, plus vive était l’indicible jouissance qu’étrangement il éprouvait. »
Cependant, le plaisir tiré de la souffrance de ses clients n’était qu’un maigre leurre. 
« Il avait une prédilection marquée pour deux techniques réputées particulièrement douloureuses: le tatouage au cinabre et le tatouage à coloris dégradés. »
En vérité, il n’en éprouvait qu’une jouissance pervertie, méprisait ces gens, se méprisait lui-même. Leur douleur le laissait indifférent, elle lui apportait juste la satisfaction de se venger de son ennui. 
« Et tout en jetant des regards de coin sur la face ruisselante de larmes, il poursuivait comme si de rien n’était ses perforations. »
Il dominait son monde. Mais la jouissance l’attendait ailleurs. La créature dont il rêvait, elle, prendrait sur lui le véritable dessus, il le voulait ainsi. 
« Il n’avait pas renoncé à son cher désir. » 
Elle était née pour lui, le sentait, en était sûr et il la façonnerait pour sa fatalité, lui mettrait le pied à l’étrier à cette fin.

Un soir, il crut la deviner en présence, alors qu’il entraperçut, « dépassant du store en tiges de bambou d’un palanquin arrêté devant la porte, un pied nu de femme d’une blancheur de neige. »
« Les pieds d’un être humain reflétaient autant que le visage tout un jeu d’expressions complexes; et le pied de cette femme lui apparut comme un inestimable joyau de chair. La disposition harmonieuse des cinq orteils déployant leur délicat éventail depuis le pouce jusqu’au petit doigt, le rose des ongles qui ne le cédait en rien aux coquillages qu’on ramasse sur les plages d’Enoshima, l’arrondi du talon pareil à celui d’une perle, la fraîcheur lustrée d’une peau dont on pouvait se demander si une eau vive jaillissant entre les rochers ne venait pas inlassablement la baigner… »
L’intranquillité s’abattait sur lui. Enfin, il allait souffrir de ce manque et en jouir.

Le pied, à l’instar de la blancheur de la peau, est un autre motif, fétiche, récurrent dans l’œuvre de Tanizaki. On se souvient du petit Tadazu dans son troublant Pont flottant des songes, fasciné par la beauté de sa mère, obsédé à jamais par son sein, également excité à la simple vue de ses pieds.
« Maman, qui était une personne de petite taille avait des pieds menus tout ronds, d’une belle blancheur de fine pâte ; elle les laissait tremper dans l’eau parfaitement immobiles, comme pour mieux déguster la fraîcheur qui venait pénétrer son corps […] je souhaitais dans mon âme enfantine que les poissons ne vinssent pas seulement attirés par la nourriture mais aussi pour jouer autour de si beaux pieds. »
L’attrait sexuel du pied féminin se rappelle encore ailleurs dans La Clef ou La Confession impudique, qui fit scandale en son temps. Un homme et son épouse tiennent chacun un journal intime dans lequel ils livrent pensées, émotions et frustrations relatives à leur vie conjugale, sachant qu’ils se lisent l’un l’autre en cachette, se font passer des messages en feignant de l’ignorer, jouissent en solitaire de ce jeu pervers parmi d’autres.
« Je demande par exemple à ma femme d’exciter mes zones érogènes – j’éprouve par exemple un plaisir intense quand elle me baise les paupières closes – et en retour je m’efforce d’exciter ses zones érogènes – elle aime que je l’embrasse sous les aisselles, dans l’espoir d’en tirer stimulation. Or, même à cette demande elle ne met guère d’enthousiasme à me répondre. Elle rechigne à s’adonner à ces « jeux anormaux » et exige de moi un assaut de la pure orthodoxie. J’ai beau lui expliquer que ces jeux sont un moyen pour parvenir à cette orthodoxie, elle s’en tient là encore fermement à sa « pudeur féminine » et rejette les actes qui la heurteraient. En outre, tout en sachant que je suis un fétichiste des pieds, tout en sachant aussi qu’elle possède des pieds d’une beauté exceptionnelle (on ne croirait jamais qu’ils puissent appartenir à une femme de quarante-cinq ans), ou plutôt parce qu’elle le sait, elle évitera la plupart du temps à me les montrer. »
La femme idéale pour Tanizaki est naturellement fatale, soit elle se refuse au désir de l’homme et le domine, soit elle se donne sans plaisir et l’humilie encore, au point de non-retour, dans la violence psychologique et la morbidité du sado-masochisme, de la mort même comme Shinsuke dans Le Meurtre d’ O-Tsuya.

Ce pied à peine aperçu par son tatoueur avait ainsi éveillé sa convoitise et son excitation durables d’autant que le visage s’était refusé à son regard, qu’il rêvait de le découvrir, ne cessait d’imaginer sa peau sous le feu de ses assauts transperçants. Il lui faudrait attendre encore quelques années avant de découvrir la beauté cachée à laquelle ce pied merveilleux appartenait.
« Oui, c’était bien là un pied qui sous peu piétinerait les mâles et se gorgerait de leur sang vif; et la femme à qui il appartenait lui paraissait bien être celle entre toutes qu’il s’épuisait à chercher depuis tant d’années. »
La certitude désormais de l’existence de cette femme avait transformé son rêve en « passion violente » ; c’était bien « l’épiderme virginal de cette beauté humaine » que son encre devrait pénétrer, que ses aiguilles devraient déflorer un beau jour et « parer des couleurs de son amour ». La torturer, la souiller pour en être le maître dans ce laps.
« Bientôt, serrant son pinceau entre pouce, annulaire et petit doigt de la main gauche, il en appliqua la pointe sur le dos de la jeune fille et là, de la main droite, enfonça son aiguille. Fondue dans l’encre de Chine, l’âme du jeune tatoueur entrait dans les tissus. Chaque goutte instillée de cinabre des Ryûkyû dilué dans l’alcool de riz était comme une goutte de sa propre vie; il y voyait la couleur même des émois de son âme. »
Il serait alors, dans la foulée, à même de jouir d’être le premier piétiné par son talon mignon, le premier à lui servir de fumure.  

Le Tatouage et autres récits, Junichirô Tanizaki, traduit du japonais par Cécile Sakai et Marc Mécréant (Ed. Sillage)
Le Pont flottant des songes, Junichirô Tanizaki, traduit du japonais par Jean-Jacques Tschudin (Ed. Gallimard, Folio)
La Clef ou La Confession impudique, Junichirô Tanizaki, traduit du japonais par Anne Bayard-Sakai ((Ed. Gallimard, Folio)
Le meurtre d’O-Tsuya, Junichirô Tanizaki, traduit du japonais par Jean-Jacques Tschudin (Ed. Gallimard, Folio) 
L’Eloge de l’ombre, Junichirô Tanizaki, traduit du japonais par René Sieffert (Ed. Verdier)

samedi 8 juin 2013

Rouyer: Il était une fois... des contes photographiques


All rights reserved © Claude Rouyer

« Devant la petite ville est assis un petit nain, 
Derrière le petit nain se dresse un petit mont
Du petit mont s’écoule un petit ru,
Sur le petit ru flotte un petit toit,
Sous le petit toit il y a une petite chambre,
Dans la petite chambre est assis un petit garçon,
Derrière le petit garçon se dresse un petit banc,
Sur le petit banc repose une petite armoire,
Dans la petite armoire il y a une petite boîte,
Dans la petite boîte gît un petit nid,
Devant le petit nid est assis un petit chat, 
Il faut que je note cette petite place-là. »



Dada et poupée, cette comptine de 1843 signée J.P. Wich et dénichée par Walter Benjamin dans « un vieux livre de leçons de choses », s’entend presque dans les photographies de Claude Rouyer, ses fragments de fables interprétés au sein d'un petit théâtre minimaliste, aux tonalités surannées en résonance parfois avec certains contes extraordinaires des frères Grimm.

S’y inscrivent des personnages récurrents, que l’artiste met en scène dans des bois, des prairies, sur fond de mur bleu ciel, au cœur d’une chambre de grand-mère. Ce sont des lieux qui n’appartiennent à personne ou à tout le monde, que l'on connaît déjà, des non-lieux en somme, à l’abri du temps, à l’abri du sens. 

Et l’on savoure l’émotion entière, pareille à ce qui s’éprouvait autrefois dans les veillées autour d’un conteur justement, les soirs d’été au jardin ou l’hiver devant l’âtre, l’esprit captivé par ses histoires à faire peur, rire ou pleurer.

De chaque image, telle une pochette-surprise, jaillissent ses scènes acidulées, toutes plus extravagantes les unes que les autres. De curieuses métamorphoses d’enfants et de vieilles dames se succèdent. Les personnages s’exhibent dans le jeu, font feu de tout bois, sans débauche ni de détail, ni de luxe. Les accessoires et les costumes sont humbles, comme autant de trouvailles sorties tout droit d’une vieille malle abandonnée dans un grenier, et reviennent régulièrement à l'instar des petits comédiens eux-mêmes, d’une scène à l’autre. Mais toujours autrement, soit au fond du connu pour trouver le renouveau, en prenant tranquillement le contre-pied de Baudelaire, ce visionnaire qui avait pris en grippe la puissance de la photographie.

Et l’on reconnaît une chute de tissu, un rideau devenu familier, des édredons et des tapis, la robe de satin noir et la perruque rousse, la cape de pluie jaune pâle et le bonnet de bain rose. Un édredon bouton d'or vole dans l’embrasure d’une porte, un autre rouge recouvre le corps de l'enfant au souper, une main plane au-dessus du nez, on mange des poils à la cuillère, on saisit des nuages, on fait des expériences avec tout ce qui tombe sous la main, à l’écart de toute signification. On grimace, on se grime, on se grise, on délire. On déguise tout, même les arbres des forêts. Et tout un monde magique se cristallise dans l’instant.
« On dirait que t’aurais quatre jambes… » 
Qu’à cela ne tienne, et deux gambettes d’un poupon démembré se greffent aussitôt le long des cuisses juvéniles d’un petit garçon en slip de kangourou blanc, et qui les accueille le plus sérieusement du monde. Une autre fois, la tête de poupon lui poussera dans la nuque. On pouffe en coulisses.

Travestissements, fantaisie et énergie créatrices, fondent l’univers de Claude Rouyer où l’imagination de l’enfant s’abîme en ses propres fonds, dans l’enchantement et le frisson. Elle rend justice aux jeux d’enfance, à l’intuition pure de la possibilité des mondes. L’enfant a des ailes, quand il veut, s’il le veut. Ses envies, rêves et désirs ne rencontrent nul obstacle. 
« On dirait que je serais invisible... » 
De fait, il disparaît et si son frère affirme qu’il ne le voit plus, le rêve est à son comble.

All rights reserved © Claude Rouyer
Le feu aux joues, la carnation rose et tendre et, dans les yeux, toujours une invitation impérieuse, provocante, comme un air de défi, au beau milieu des mascarades, les mômes délicieux séduisent, enchantent, amusent, attachent.  

« J’fais ce que je veux d’abord ! » 

On fait n’importe quoi, précisément, avec n’importe quoi. On construit une cabane en carton en plein champ, on devient monstre dans les prés, on s’invente des seins avec des pommes dans un verger et dans les foins, on s’admire en narcisse trouble au fond d’un miroir à quatre pattes.

Farces improvisées sorties du chapeau, devinettes et sornettes à rire aux éclats, en couleur, pleines de l’exubérance et de l’innocence émouvante de l’enfance, ainsi s’épanouissent les contes de Claude Rouyer. Mais c’est aussi un monde inquiétant qui occupe et anime l’esprit des petits et bien une fascinante superposition de sens qui se livre au regard, oscillant entre humour et drame.

All rights reserved © Claude Rouyer
Quand on est petit, on aime rire, on aime avoir peur aussi, alors on crie et on rit à la fois, comme on aime voir et pas voir à la fois. On se cache les yeux derrière une main, et on écarte les doigts pour regarder quand même ce que l'on redoute de voir.
« Promenons-nous dans les bois… » 
Là, où vivent les loups aux dents longues qui mangent les enfants, les ogres qui les font cuire, les sorcières qui les transforment en affreux petits crapauds. L’aventure de la forêt a commencé, et l’artiste la narre à la manière de John Tenniel pour Lewis Carrol, Alice, Tweedle-dee et Tweedle-dum.
Perception des formes et des mouvements toute chamboulée et perte des repères caractérisent les péripéties de l’artiste et son gang de comédiens.

Il était une fois… de subtiles vanités. Un carnaval entre les arbres, un cache-cache entre les fougères, une promenade initiatique et mille échos d’angoisse dans les feuillages, de pleurs dans les ruisseaux. C’est le temps de l’épreuve de cet espace potentiellement tragique, que l’enfant d’abord rêve d’explorer, avant de s’inquiéter, de s’y perdre, de devenir le petit Poucet qui s’ingénie à se sauver. Il s’imagine, épuisé de frayeur et de faim, devoir se blottir au creux d'un arbre où s'endormir. Il devine que le soir enveloppera bientôt la grande forêt, et que la présence secrète de la méchante sorcière, prête à jeter ses sorts maléfiques aux effets énigmatiques, ne saurait être exclue.

L’on sera bientôt bouleversé par la découverte d’un lit de feuilles mortes où git un petit corps dont l’attitude en présence, camouflée par un tapis, semble plus que suspecte. Instant lourd de malaise face à une scène de fait divers. Les contes ne nient jamais, au grand jamais, que les ogres, les monstres et les sorcières existent en vrai. 

vendredi 31 mai 2013

Michaux, un barbare au Japon, mal repenti

Masque ancien de Nô – Kyôto (c) Zoé Balthus

« ”C’est parce que nous sommes au Paradis que tout dans ce monde nous fait mal. Hors du Paradis, rien ne gêne, car rien ne compte.”
Je souhaiterais me trouver excusé par cette parole charmante de Kômachi, la poétesse japonaise, d’avoir eu de mauvaises impressions du Japon. » 
Henri Michaux, en mai 1984, se repent à l’occasion d’une nouvelle édition d’Un Barbare en Asie,- son recueil d’impressions sur quelques pays asiatiques qu’il avait visités des années auparavant,- et c’est heureux. Mais pas suffisant. Le titre « un beauf en Asie » lui siérait davantage aujourd'hui.

Sa lecture déçoit tout admirateur de Michaux, s'il est amoureux et connaisseur de ces contrées de surcroît, et l’on souffre la honte à l’idée que des amis japonais en prennent connaissance. Toutefois, comme par son titre, il se qualifiait lui-même fort justement de barbare, on aurait voulu croire qu’il s’agissait en réalité d’une critique déguisée de tant de jeunes blancs-becs, encore empreints de l’esprit colonial, qui s’aventuraient sur ces terres lointaines, toisant les populations autochtones de toute leur ridicule hauteur occidentale doublée d’une effroyable ignorance. Il n’en était rien. Michaux était lui-même un de ceux-là. 

«Je relis ce barbare avec gêne, avec stupéfaction par endroits. Un demi-siècle a passé et le portrait est méconnaissable »,  admettra donc Henri Michaux, sans pour autant reconnaître qu’il était tout simplement prétentieux de s’atteler à une telle tâche au retour d’un séjour sans doute bref, quand des années de vie et d’études sous ces latitudes suffisent à peine à comprendre tant de diversités culturelles. Du reste, le portrait qu'il dresse du Japon est surtout remarquable d'ineptie.

Ses mots, d’une dureté qui confine à la bêtise, écharpent tout, de la population à l’art en passant par la nature elle-même. 
« Les bambous japonais : de tristes épuisés, gris et sans chlorophylle, dont Ceylan ne voudrait pas pour roseaux.» 
Les bras en tombent. 

Le barbare, manifestement, ne s’est pas donné la peine d’étudier un peu avant de partir, de lire les splendides récits de voyage de ses aînés qui l’auraient sans doute aidé à penser mieux et surtout à appréhender les autres à l’autre bout du monde, avec davantage d’humilité et de respect.

Et de rire pour ne pas pleurer, à la lecture de ce compte-rendu stupide qui court sur plusieurs pages, d’une pièce d'art dramatique, Nô ou Kabuki, à laquelle il a pu assister :
« Aucun acteur au monde n’est aussi braillard que le Japonais avec un résultat aussi maigre. Il ne dit pas sa langue, il la miaule, et brame, barrit, brait, hennit, gesticule comme un possédé et malgré ça, je ne le crois pas.» 
Mais comment peut-il tenir un propos aussi affligeant, par quel miracle y comprendrait-il quoi qu’il en soit ?

Plus loin, l’insulte au théâtre traditionnel nippon se poursuit sans vergogne. 
« […] les pauvres personnages, victimes, et êtres subalternes, mais avec, comme il se doit, de grands airs de matamores, un courage particulièrement décoratif, et un tel manque de variantes qu’on comprend que dans les Nô on leur mette un masque et qu’à Osaka ce sont de simples marionnettes en bois grandeur nature qui jouent.»
Bref, de ce Michaux-là, on se passe aisément. On invite plutôt à lire les pages érudites et merveilleuses du recueil L’Oiseau noir dans le soleil levant (1923) du grand poète, penseur et admirable voyageur que fût Paul Claudel.

Si on ne le savait déjà, on apprendra alors, entre mille autres précieuses choses, que Bounrakou « est le nom du théâtre de marionnettes d’Osaka, d’où est sorti le drame moderne, dit Kabuki.» 

Et de ces deux lignes seulement, il s’agit de mesurer l’abîme qui sépare les deux voyageurs. Michaux assistait peut-être même à une pièce de Kabuki en la prenant pour du Nô.

Aux yeux de Claudel, « le surnaturel au Japon n’est donc nullement autre chose que la nature, il est littéralement la surnature, cette région d’authenticité supérieure où le fait brut est transféré dans le domaine de la signification. Il n’en contredit pas les lois, il en souligne le mystère ».

Ici, c'est le Japon de Claudel que nous avons en partage, ce Japon envoûtant que nous avons découvert en voyage.  Avec lui, nous le reconnaissons.  

L’Oiseau noir dans le soleil levant, in Connaissance de l’Est, Paul Claudel (Ed. Nrf, Poésie/Gallimard)
Un Barbare en Asie, Henri Michaux (Ed. Gallimard, L’Imaginaire)

dimanche 31 mars 2013

Bianu & Velter: Manifeste d'un duo pyromane

Série Le Chant du crépuscule - Monopoli (2013) Zoé Balthus


Non pas mettre le feu, non pas tout brûler, non pas tout réduire en cendres, non. Prendre feu n’est pas une injonction de mort, il ne s’agit pas d’autodestruction, il ne s’agit pas d’une promesse d’enfer, bien au contraire.

C’est un dessein de vie, de création, un manifeste élaboré à quatre mains, celles de Zéno Bianu et André Velter, quitte à semer « la panique au paradis ». Pour le meilleur. Ils appellent à l'invention d’« une langue ondoyante et directe qui tienne de l’ange et du franc-tireur. »

Les deux poètes plaident en faveur du feu qui les anime, en faveur d’un souffle sur les braises de beauté. Beauté de l’origine qui brûle en chacun et que menace le monde comme il va, emmené par ceux qui en redoutent les flammes, qui n’ont de cesse de circonscrire l’incendie du verbe, de l’étouffer, d’ériger au-devant de sa lumière et sa chaleur des contre-feux affreux.

« Est-ce que cela chante ? Ce pourrait être, oui, la seule vraie question, avance le couple de poètes. Devant toute chose, devant tout être : est-ce que cela chante, impose une magnitude, est-ce que cela flamboie, s’accorde au feu central ? Car un feu persiste toujours, hors de la sphère du temps. Un feu si absolument, parfaitement feu qu’il devient la matrice du verbe, le berceau du geste, la clé de l’être. Un feu d’amour philosophe. Pour ne plus se cramponner. Pour renouer, remettre en lumière. Rencontrer ce qui n’a ni début ni fin.» 

Prendre feu, s’enflammer, se consumer soi-même, laisser crépiter les étincelles vitales, éblouissantes, éclairer notre obscurité, réchauffer notre froid intérieurs.

« Qui va là sinon le meilleur de nous-mêmes ? », interroge le duo pyromane, appelant à l’ignition, à l’immolation par le feu orphique brûlant de promesses d’avancées transcendantes, exaltantes pour le meilleur de nous-mêmes. Aux antipodes exacts des visées terroristes de tout poil, Zéno Bianu et André Velter entendent poursuivre la route que d’autres ont ouverte avant eux, et rassembler en chemin autour d’une promesse de grand voyage céleste, « la marche ne peut être qu’ascendante. »

« Il est temps, toujours temps, de reprendre l’ascension du sommet central de l’intérieur de tout », prêchent-ils avec ferveur. 
« Nous avançons sous la paupière du cyclone et saluons tous ceux qui ont mis leur destinée en jeu, ceux qui ont brûlé pour nous, afin que nous puissions y voir un peu plus clair, en tout cas plus intensément, dans le grand puzzle de l’existence. Ceux dont la danse à la fois sereine et consumante nous a révélé l’intensité explosive de la création.» 
Série Le Chant du crépuscule  - Monopoli (2013) Zoé Balthus
Honnis des fabricants de bombes, artisanales et industrielles, ceux-là qui ont sauvé et entretenu le feu majestueux à travers les temps forment une merveilleuse compagnie et les deux poètes se savent investis du devoir d’en épouser le combat fertile, d’alimenter le brasier incandescent au grand jour. 
« Il y a cette liberté belle qui fulgure soudain, étincelante. Il y a ce feu de beauté violente qui parachève tout grand œuvre - pour mieux déployer, fût-il orageux, notre ciel intérieur.»
 Ils ne polluent pas, ils n’empoisonnent ni les airs, ni les eaux, ils ne violent pas, ils ne volent pas, ils ne torturent pas, ils ne tuent pas. Ils contemplent, ils admirent, ils protègent, ils aiment, ils vénèrent la création. 
« Dans ce très-haut de l’espace du dedans rien n’apparaît sans issue.»  
Les obscurantistes les redoutent, les bâillonnent, les emprisonnent, les assassinent. 
« Ce camp d’en face [...] usant de sa pesante suprématie, voudrait nous étouffer dans son oeuf, son cocon, son nid de consommation et d’ennui.» 
Le beau rêve orphique comme les Filles de feu les font trembler. De fait, « c’est une tempête qui se lève dans le golfe de nos os, et nous gageons que ce grand vent destructeur n’a rien d’une métaphore. Il est. Il crée. Nous sentons ce vent, toujours le même, ce vent accordé à la pulpe du monde, car jamais il ne sommeille, ce grand vent de nuit bleue depuis la nuit des âges, ce vent qui soulève Zarathoustra hors de lui-même. Qui, d’un seul emportement, lui fait voir la vie comme une légende. Il est cinq heures du soir pour l’éternité. » 

Cinq heures du soir, la chair du monde se pare lentement de sa robe lunaire. 
« C’est l’heure où Van Gogh aiguise méthodiquement ses nerfs,  il s’en va peindre son Paysage au lever de la lune. »
C’est l’heure d’angoisse des fous et du chant des poètes. Le temps du « départ dans l’affection et le bruit neufs ! », qui s’illumine dans les mots de Rimbaud. L'heure d'écoute des blessures du grand foudroyé de Rodez.
« L’instant fatal qui, par la grâce d’un seul poème de Federico Garcia Lorca, n’a pas sombré dans l’oubli, tout en léguant cette trace de sable et de sang où se lève la plus vive de nos vies. »
Le loup des steppes n’a pas encore hurlé, se laisse confondre avec le chien errant qui cherche un abri où s’assoupir en paix. 
« Cinq heures du soir - au centre de la vie. Ni midi ni minuit, c’est la vraie ligne de faille. L’air est constellé d’étincelles souples et impérieuses. Une autre lucidité vient nous iriser, à la fois stellaire et terrestre.»
Ce sont les minutes du mystère de toujours qui « s’offre comme une révélation, un chemin étoilé à sillonner sans retenue, un chaos ordonné dont le foisonnement émerveille. Pour rien au monde, celui qui avance en ces parages ne reculerait devant le sublime.»  
Série Le Chant du crépuscule - Monopoli (2013) Zoé Balthus

C’est une rivière de lave dont il est proposé de remonter le cours, du Coeur des ténèbres aux Ceneri di Gramsci.
« A las cincos de la tarde, est décidemment du temps béni pour les pyromanes de l’esprit.»
Prendre feu, c’est une voix qui résonne de l’ode du crépuscule, une parole qui souffle sur notre poussière. « Cinq heures du soir ou la fin des finitudes. L’oubli de la mort dans la vie. Le verbe à vif », assurent nos langues de feu qui invitent au voyage à Cythère

C‘est le vent d’éternité, la symphonie de l’infini, la polyphonie de tous les crépitements du cosmos. 
« Nous cherchons un rythme obstinément, un rythme pour habiter entièrement la vie. Un rythme tendre, sauvage, dense et volubile pour nous ouvrir aux confins de la terre et des ciels ».
A l’instar d’un Chet Baker, Icare du Jazz qui nous est cher, suivre « le parcours du souffle, à la manière d’un précipité chimique qui transforme tout, avec une brusquerie suave, mais de bas en haut. Du ventre jusqu’aux lèvres, du torse jusqu’aux dents, du sexe jusqu’aux étoiles. Une telle assomption intervient à la fois sur le mode de la ferveur et sur celui du détachement. Verticalité joyeuse, écart de plus en plus radicale, abord d’une zone mentale, physique, spirituelle, à la réalité si tangible qu’elle nous veut hors d’atteinte.»

 C’est l’enchantement du monde en renaissance, le duende d'Orphée.
« Si l’on perd la mélodie, on étouffe, on se racornit, on met une sourdine à sa propre vie. Le juste tempo, le tempo du vivant - ces moments de grâce où l’on glisse vers des lenteurs obliques, où l’on se faufile entre les gouttes de l’adversité, où l’on se tient en état de partance.»
Etre dans l’instant du rayon qui éblouit le regard à travers la vitre, comme le papillon jaune danse autour de la fleur bleue au printemps.
« Cette possibilité, trop rare, d’être grave avec joie, cette manière de profondeur désopilante.[...] Quelque chose qui pense, chante et rit à la fois. Quelque chose qui aime.»
C’est la mélancolie du paradis perdu que l’on a de cesse de vouloir regagner. 
« Il nous revient, par un nouvel aplomb, de susciter comme surgissement de l’être un verbe vertical et, à tout le moins, de suivre l’injonction chaque jour plus provocante de Michel Leiris, en introduisant ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans toute proposition poétique.» 
C’est une invitation au Pays des merveilles à l’heure du thé, à passer « de l’autre côté. A toujours. Là où l’on se reconnaît entre frères du vivant - dans une intensité persévérante.»

Les poètes revendiquent leur valeureuse obstination, leur fidélité éternelle à ce qu'ils nomment « la goutte de feu rimbaldienne. » 

Prendre feu, Zéno Bianu et André Velter (Ed. Gallimard, Nrf)