Masque ancien de Nô – Kyôto (c) Zoé Balthus
« ”C’est parce que nous sommes au Paradis que tout dans ce monde nous fait mal. Hors du Paradis, rien ne gêne, car rien ne compte.”Je souhaiterais me trouver excusé par cette parole charmante de Kômachi, la poétesse japonaise, d’avoir eu de mauvaises impressions du Japon. »
Henri Michaux, en mai 1984, se repent à l’occasion d’une nouvelle édition d’Un Barbare en Asie,- son recueil d’impressions sur quelques pays asiatiques qu’il avait visités des années auparavant,- et c’est heureux. Mais pas suffisant. Le titre « un beauf en Asie » lui siérait davantage aujourd'hui.
Sa lecture déçoit tout admirateur de Michaux, s'il est amoureux et connaisseur de ces contrées de surcroît, et l’on souffre la honte à l’idée que des amis japonais en prennent connaissance. Toutefois, comme par son titre, il se qualifiait lui-même fort justement de barbare, on aurait voulu croire qu’il s’agissait en réalité d’une critique déguisée de tant de jeunes blancs-becs, encore empreints de l’esprit colonial, qui s’aventuraient sur ces terres lointaines, toisant les populations autochtones de toute leur ridicule hauteur occidentale doublée d’une effroyable ignorance. Il n’en était rien. Michaux était lui-même un de ceux-là.
«Je relis ce barbare avec gêne, avec stupéfaction par endroits. Un demi-siècle a passé et le portrait est méconnaissable », admettra donc Henri Michaux, sans pour autant reconnaître qu’il était tout simplement prétentieux de s’atteler à une telle tâche au retour d’un séjour sans doute bref, quand des années de vie et d’études sous ces latitudes suffisent à peine à comprendre tant de diversités culturelles. Du reste, le portrait qu'il dresse du Japon est surtout remarquable d'ineptie.
Ses mots, d’une dureté qui confine à la bêtise, écharpent tout, de la population à l’art en passant par la nature elle-même.
« Les bambous japonais : de tristes épuisés, gris et sans chlorophylle, dont Ceylan ne voudrait pas pour roseaux.»
Les bras en tombent.
Le barbare, manifestement, ne s’est pas donné la peine d’étudier un peu avant de partir, de lire les splendides récits de voyage de ses aînés qui l’auraient sans doute aidé à penser mieux et surtout à appréhender les autres à l’autre bout du monde, avec davantage d’humilité et de respect.
Et de rire pour ne pas pleurer, à la lecture de ce compte-rendu stupide qui court sur plusieurs pages, d’une pièce d'art dramatique, Nô ou Kabuki, à laquelle il a pu assister :
« Aucun acteur au monde n’est aussi braillard que le Japonais avec un résultat aussi maigre. Il ne dit pas sa langue, il la miaule, et brame, barrit, brait, hennit, gesticule comme un possédé et malgré ça, je ne le crois pas.»
Mais comment peut-il tenir un propos aussi affligeant, par quel miracle y comprendrait-il quoi qu’il en soit ?
Plus loin, l’insulte au théâtre traditionnel nippon se poursuit sans vergogne.
« […] les pauvres personnages, victimes, et êtres subalternes, mais avec, comme il se doit, de grands airs de matamores, un courage particulièrement décoratif, et un tel manque de variantes qu’on comprend que dans les Nô on leur mette un masque et qu’à Osaka ce sont de simples marionnettes en bois grandeur nature qui jouent.»
Bref, de ce Michaux-là, on se passe aisément. On invite plutôt à lire les pages érudites et merveilleuses du recueil L’Oiseau noir dans le soleil levant (1923) du grand poète, penseur et admirable voyageur que fût Paul Claudel.
Si on ne le savait déjà, on apprendra alors, entre mille autres précieuses choses, que Bounrakou « est le nom du théâtre de marionnettes d’Osaka, d’où est sorti le drame moderne, dit Kabuki.»
Et de ces deux lignes seulement, il s’agit de mesurer l’abîme qui sépare les deux voyageurs. Michaux assistait peut-être même à une pièce de Kabuki en la prenant pour du Nô.
Aux yeux de Claudel, « le surnaturel au Japon n’est donc nullement autre chose que la nature, il est littéralement la surnature, cette région d’authenticité supérieure où le fait brut est transféré dans le domaine de la signification. Il n’en contredit pas les lois, il en souligne le mystère ».
Ici, c'est le Japon de Claudel que nous avons en partage, ce Japon envoûtant que nous avons découvert en voyage. Avec lui, nous le reconnaissons.
L’Oiseau noir dans le soleil levant, in Connaissance de l’Est, Paul Claudel (Ed. Nrf, Poésie/Gallimard)
Un Barbare en Asie, Henri Michaux (Ed. Gallimard, L’Imaginaire)