samedi 19 mai 2012

Mishima, le culte fou de la beauté

Kukyôchô ou Le sommet de la conclusion - Kinkaku-ji - Kyôto (avril 2012) Zoé Balthus

Parmi les fameuses plumes qui ont exploré le trésor que constitue Le Pavillon d’Or de Yukio Mishima, il convient de citer celle de Marguerite Yourcenar mais en premier lieu de saluer celle de Marc Mécréant, sans lequel le monde francophone, privé de ce Pavillon d’Or dont il est le magistral traducteur, serait autrement plus terne. Ajoutons que la préface qu’il consacrât au roman en 1960 est elle-même d’une grande beauté, toute éclairée d’un amour total pour ce texte, d’une admiration profonde et mesurée à l’endroit de l’œuvre de Mishima, d’une passion irrépressible du Japon servie par une connaissance pointue de sa culture et, pour comble de sensibilité, d’une humilité exemplaire. 

Ici, il s'agira de rendre hommage à la Beauté que ce monument littéraire interroge, sert et réfléchit à la perfection, où toute phrase témoigne d’une conscience aiguë de l'auteur de la beauté et de son désir fou d'accéder à ses plus hautes crêtes sur lesquelles déjà il se trouvait, en tous points et de bout en bout, perché. De tout là-haut, la vision du vide, saisie par Yourcenar, fût si vertigineuse que Mishima choisit de s’y abîmer de manière spectaculaire, irrémédiable. 

L’auteur, âgé de trente ans à la publication du Pavillon d’Or, à la tête d’une œuvre déjà fort riche, était manifestement doué d’une volonté de puissance telle qu’il se bâtît un destin exalté, évoluant essentiellement le long de voies extrêmes jusqu’à la mégalomanie forcenée, qu’il vaincra lui-même le 25 novembre 1970, lors d’un coup d’éclat retentissant et définitif, achevant son ultime mise en scène dramatique par le rituel, tragique et typiquement japonais, du seppuku suivi de sa décapitation. 

« La mort de Mishima est une de ses œuvres, et la plus soigneusement préparée de ses œuvres », était convaincue Yourcenar que cette fin pour le moins romanesque avait absolument fascinée. 

« La façon dont chez Mishima les particules traditionnellement japonaises ont remonté à la surface et explosé dans sa mort font de lui... le témoin, et au sens étymologique du mot, le martyr du Japon héroïque qu'il a pour ainsi dire rejoint à contre-courant », avait-elle en outre souligné.  

De son Pavillon d’Or, son Kinkaku-ji, Mishima dira lui-même qu’il est « une étude approfondie des mobiles d’un crime, une conception superficielle et baroque de quelque chose comme, par exemple, la Beauté peut suffire à provoquer l’acte criminel d’incendier un trésor national. Si l’on se place d’un autre point de vue, il suffit pour échapper à la condition présente, de croire à cette idée folle et superficielle, et de l’hypertrophier jusqu’à en faire une fondamentale raison d’être. C’était le cas d’Hitler… »

Le roman de Mishima, paru en 1956, a trouvé son inspiration dans l’incendie mémorable du Pavillon d’Or, - trésor national, monument du XIVe siècle, situé sur le site sacré de Rokuon-ji, au nord-ouest de l’ancienne cité impériale Kyôto, - et rebâti depuis. Cet acte criminel commis par un bonze novice, psychologiquement fragile, avait consterné le pays et défrayé la chronique en 1950 tout au long d’un procès que l’écrivain nippon avait manifestement suivi de très près.  Son héros Mizoguchi ressemble bien comme deux gouttes d’eau à l’incendiaire réel qui, se trouvant lui-même fort laid, avait invoqué un temps pour motif à son acte sa « haine de la beauté » avant de revenir dessus, et de mettre cette déclaration sur le compte d’une « pure fantaisie ».  

Le jeune moine ne pouvait pas imaginer avec quelle ironie cette « pure fantaisie » allait s’inscrire à jamais dans l’esprit et l’œuvre d’un des plus brillants romanciers japonais du XXe siècle, et permettre une existence parallèle, indestructible du Pavillon d’Or, plus que jamais emblématique de la Beauté. L’impact produit par cette affaire sur Mishima a d’évidence pour notion-clé la Beauté dont la représentation a très tôt bouleversé sa propre existence à la découverte d’images venues d’Occident lorsqu’il était enfant comme celle d’une peinture de Jeanne d’Arc et plus encore du Saint Sébastien de Guido Reni à jamais gravé dans son imaginaire.

« Je peux, sans exagération, affirmer que le premier problème auquel, dans ma vie, je me sois heurté, est celui de la beauté », posait donc rétrospectivement Mizoguchi, le criminel-narrateur qui s’employa tout au long du roman à se souvenir des événements, sensations, émotions, rencontres et traumas essentiels, selon lui, dans le processus  psychologique de l’agression commise contre le bâtiment sacré.

Le premier élément déterminant en regard de son acte de folie est son bégaiement, tare dont il souffrait et qui le plaçait d’emblée en marge des enfants de son âge qui se moquaient de lui, le croyant sot, des adultes qu'il agaçait et ne l’écoutaient pas. En dehors du langage, dans l’incapacité à s’exprimer, il se confinait au rôle d’observateur, développant ainsi une extrême attention à tout ce qui l’entourait, une imagination vive décuplée par la fertilité de sa vie intérieure entretenue dans l’isolement. Il était doué d’une grande intelligence.
« On imagine sans peine qu’un tel enfant se soit pris à nourrir en soi une volonté de puissance axée sur deux pôles. Tyran bègue et taciturne, je voyais mes vassaux épier la moindre expression de mon visage, trembler du matin au soir. Et nul besoin de justifier ma cruauté, avec des paroles nettes et disertes ; mon silence à lui seul justifiait ma multiforme cruauté […] Mais je m’imaginais aussi avec volupté sous les traits d’un artiste de génie, merveilleusement doté d’un calme regard pénétrant l’écorce des choses, monarque incontesté du royaume des réalités profondes […] Qu’un jeune garçon, handicapé irrémédiablement, en arrive à penser qu’il est un être secrètement choisi, faut-il en être surpris ? J’avais le sentiment que quelque part en ce monde, une mission m’attendait, dont je n’avais encore aucune idée. » 
Elle allait, insidieusement, avec le temps, à la faveur de rencontres et d’événements singuliers se préciser.

Le jeune esprit oscillait, naturellement, comme tout humain, entre le bien et le mal, mais toujours sur leurs cimes. Son orgueil qui allait grandissant se révélait en force, propice à l’élévation, loin au-dessus des autres. Ce sentiment nouveau lui avait permis de faire mouche, avec un inhabituel aplomb, sans bégayer, face à un fringant Cadet de Marine qui l’interrogeait sur son avenir, devant tous ses camarades si prompts à l’humilier. « Non. Je serai prêtre. » Cette réponse avait jaillit nette à sa propre surprise. Fort de ce don inattendu, il se sentait prêt à l’action.
« L’orgueil exige plus de légèreté, de lumière, d’évidence, d’éclat. Il me fallait produire cette évidence ; il me fallait donner à tous quelque marque éclatante de mon orgueil. » 
Il avait alors commis son premier acte de profanation de la beauté. En effet, en douce, il avait « sur le dos de la gaine noire de la jolie dague [appartenant au Cadet de Marine], creus[é] deux ou trois profondes vilaines balafres ». Les attributs du personnage, dont cette dague, «dégageaient de façon inattendue une sorte de beauté lyrique, avaient toute la perfection de l’image que je gardais de l’homme. » Il lui avait fallu la défigurer pour rappel de sa propre blessure. L’idée de perfection du monde devenait intenable tant qu’il semblait en faire partie, lui l’affreux, et entendait le prouver ainsi. Il en était l’évidente souillure. 

Chôondô ou Grotte de la rumeur marine - Kyôto (avril 2012) Zoé Balthus
Dès sa petite enfance, à de multiples occasions, son père, prieur et pauvre, lui avait parlé du Pavillon d’Or dont il vénérait la beauté. Aussi, le célèbre monument avait-il pénétré l’esprit de l’enfant qui s’était peu à peu mis à rêver de poser les yeux sur ce prodigieux temple sacré, sans doute chargé de pouvoirs magiques et autres qualités supérieures. « […] A l’entendre, il n’existait nulle chose au monde qui l'égalât en beauté ; et le Pavillon d’Or qui se dessinait dans ma pensée, à la seule vue des lettres, à la seule résonance du mot, avait quelque chose de fabuleux… Voyais-je, au loin, miroiter les rizières ? C’est l’ombre d’or du Temple invisible », me disais-je. Le Pavillon d’Or s’ancrait en lui, à la manière d’une figure obsessionnelle. La Beauté imposait le désir et allait bientôt se fixer sur le corps féminin. 

Une jeune fille très belle, Uiko, hautaine et solitaire, issue d’une famille riche du village, enflamma les sens et l’imagination du jeune garçon qui rêvait de son corps. Sa beauté semblait l’isoler du reste du village, l’élever au rang d’idole. Un jour qu’il s’était, sur un coup de tête décidé, à confronter son désir à son objet, il se sentit alors « comme pétrifié ».
« Tout d’ailleurs s’était pétrifié : ma volonté, mon désir. Le monde extérieur avait rompu tout contact avec mon univers intérieur et recommencé à exister autour de moi en existence absolu. » 
Il se retrouvait au ban du monde. 

Tout, « Uiko elle-même debout, là, devant moi, se trouvaient maintenant si totalement dépourvus de signification que c’en était effarant. Tous ces objets avaient reçu, en dehors de ma participation, le don de réalité ; et c’est cette réalité vide de sens, monstrueuse, noire comme encre, qui m’était donnée, à moi,  et pesait sur moi de toute sa masse, une masse comme mes yeux n’en avaient encore jamais vu. » 

Tout son être était voué à l’impuissance. La Beauté semblait en être responsable, elle l’anéantissait, rejetant sa laideur. Entre elle et lui, le monstre, la tension montait encore d’un cran.

Devant son air interdit, Uiko s’était moquée de lui, avant de reprendre sa route avec indifférence, pourtant le garçon percevait encore au loin « le tintement narquois » de son timbre. Dès lors, il ne cessa plus de souhaiter la mort du « témoin de [sa] honte », l’idée de sa destruction devint une obsession, comme celle du monde, tout entier témoin de sa malédiction. 
« Pour que je puisse tourner ma face vers le soleil, il faut que le monde entier soit détruit… » 
Et son vœu exaucé - du moins en ce qui concerne Uiko, qui connût une fin tragique peu de temps après - força davantage encore le sentiment éprouvé d’un rôle à jouer dans les mystérieux desseins de puissances occultes.

« Depuis ce temps-là, je crois d’une façon absolue, aux sortilèges », souligna Mizoguchi rétrospectivement, dont l’emploi du présent vibrait bien sûr d’un écho troublant, comme s’il sous-entendait que son acte criminel avait somme toute été guidé par telles forces obscures. 

Un an après cet épisode, son père affaibli par la maladie, conscient de sa fin proche, prit la décision de conduire enfin Mizoguchi à la rencontre du Pavillon d’Or et de son ami Dôsen, prieur du Ruonki-ji, à Kyôto où allait se jouer son destin. 

« Champ clos de l’affrontement » avec la Beauté, selon Marc Mécréant et « surtout haut lieu de l’Art et haut lieu de l’Esprit… ». 

En effet, la vieille cité s'étend entre des collines boisées, sertie de temples zen couchés sur des mousses phosphorescentes, ornée d’arbres aux silhouettes calligraphiques taillées dans les règles de l’art ancestral, parée de sanctuaires pénétrés de méditations palpables et de souffles séculaires, émaillée de havres parfois insoupçonnables blottis derrière des enceintes de bambous bleu ou vert tendre. Des îlots de pure beauté.

Curieusement, l’adolescent n’en ressentit nulle excitation bien au contraire. A l’heure du voyage en train vers l’ancienne capitale, il lui « semblait rouler en direction de la station : Mort. Avec cette idée en tête, la fumée qui, à chaque tunnel, remplissait le compartiment avait pour [lui] une odeur de four crématoire ».

Le jeune homme éprouvait  l’impression de balancer sans cesse entre le monde de la mort et celui de la vie, n’appartenant jamais à aucun des deux. Pourtant, une fois parvenu à l’orée du site de Ruonki-ji, les palpitations vitales se rappelèrent à lui son « cœur, comme de juste, battit très fort ».
« J’allais voir la plus belle chose du monde. » 
La beauté fantasmée allait lui dévoiler sa pleine réalité.  
« Quoi qu’il advînt, il fallait que le Temple d’Or fût splendide. Je misais donc à fond non pas tant sur sa beauté intrinsèque que sur ma propre aptitude à imaginer cette beauté. » 
Il semblait redouter le spectacle, pressentir l’illusion possible et le mauvais coup du sort. De fait, la déception fut totale. Le Pavillon d’Or, qu’il avait enfin sous les yeux, « d’un seul coup, bien trop vite », avait déployé « l’ensemble de ses formes ». Tel un fiancé déçu par l’exhibition abrupte de la nudité totale de sa bien-aimée, ayant caressé trop longtemps son image rêvée pour la perdre en un laps, il était de nouveau aux prises avec son impuissance à jouir de la beauté, au point de douter de sa qualité même.

« La beauté peut-elle être quelque chose d’aussi laid ? », s'interrogea-t-il alors. La question, d'une portée captivante, se loge au coeur de sa folie.  

Seulement, en dépit d'elle et de la déception éprouvée, il ne se résolvait pas à renoncer à l’idée d’accéder à cette beauté espérée depuis tant d’années. Il devait en renouveler le fantasme de telle sorte qu’il puisse subsister en perpétuant la production vitale du désir. Mizoguchi succombait à la volonté de désir.
« J’allais jusqu’à supposer que le Pavillon d’Or dissimulait son vrai visage pour ne montrer qu’une beauté d’emprunt. Il n’était pas impossible que pour se préserver la Beauté se jouât du regard des hommes. » 
Encore incrédule, il cherchait à raisonner  mais ne parvint que trop tard à comprendre qu’il aurait dû d’abord « déplorer l’imperfection de [son] propre coup d’œil ». Il guettait partout les manifestations de la Beauté qui devait certainement, comme tout le reste du monde, se moquer de lui.

Le Miroir d'or (avril 2012) Zoé Balthus
« J’étais là, debout, auprès du Miroir d’Eau, tandis que sur l’autre bord, il exposait sa façade au soleil déclinant.  Dans l’étang […] se reflétait l’image parfaite du Pavillon d’Or,  et il y avait plus de beauté dans le reflet. »  
Et tandis que son père sollicitait enthousiasme et admiration :  
« Hein ! Est-ce beau ? », l’adolescent ne voyait que la « main décharnée » du vieil homme posée sur son épaule, qui préfigurait sa mort. 

« Pareil à la lune dans le ciel nocturne, le Pavillon d’Or avait été édifié comme un symbole des temps de ténèbres. »
Pourtant bien vite, il reprit espoir grâce à la découverte, au sein même du Pavillon d’Or, d’une reproduction miniature du temple qui parût « d’une exécution merveilleuse » à ses yeux. Elle se rapprochait davantage de l’idée de beauté qu’il s’était forgée au cours des années. L’adolescent put s’autoriser dès lors à voir dans le Pavillon d’Or, l’incarnation même de la Beauté, douée d’une volonté surnaturelle, dont celle de se dissimuler, dans l’infiniment petit ou l’infiniment grand. 
« Pour la première fois je pouvais rêver. »
 Rêver la perfection inaccessible mais vers laquelle tendre, à laquelle aspirer toujours. « L’essence même du Beau » était désormais ce que ses yeux voulaient atteindre. 

« Je ne croyais qu’à une beauté perceptible à l’œil. » 
Ce fut aussi le jour où son père, qu’il suivait avec un « profond respect », scella son sort à celui du Pavillon d’Or en obtenant la promesse du riche Dôsen, qu’à sa mort, il accepterait son fils parmi ses novices (totei), et veillerait à son éducation comme s’il était le sien. 

Le Pavillon d’Or, Yukio Mishima, traduction de Marc Mécréant (Ed. Gallimard, Folio)

jeudi 22 mars 2012

Weil, l'événement de la pierre

 Oeuvre de François Weil dans son atelier

« Je sais calculer le mouvement des corps pesants, mais pas la folie des foules. » - Isaac Newton

C’est une fête d’oscillations subtiles à laquelle le sculpteur François Weil convie et, pour en jouir, il convient d’oser ce toucher immédiat par l’esprit et la chair, qui lui est si familier. D’emblée, ses œuvres intimident en vérité. D’une présence inaccessible, aux silences éloquents, elles expriment à la fois évidence et mystère, force et vulnérabilité, intelligence et sensibilité.

Elles lui ressemblent. 

Elles exigent d’être saisies dans le mouvement qui les anime, elles requièrent du tact. Edgar Degas estimait que « rien en art ne doit ressembler à un accident, même le mouvement ».  En l’occurrence, François Weil fait œuvre de virtuose. Il raisonne le mouvement dont il fait offrande aux pierres. Entre ses mains, la roche cesse d’être cette matière inerte, simple, invariable, dépourvue de trajectoire. Aussi monumentales soient-elles, certaines y gagnent même une légèreté de plume. 

L’artiste s’ingénie à concevoir des mécanismes inédits qui scellent le destin mobile, contemporain des pièces d’ardoise, de marbre ou encore de granite qu’il aura auparavant sculptées avec subtilité, taillées avec délicatesse, veillant à ne pas dénaturer leur matière brute, précieuse, fragile, originelle. 

De fait, elles prennent vie dans le sens de l’amour tel une force, comprise à la manière de Léonard qui rappelait que « toute chose instinctivement fuit la mort. Toute chose soumise à la contrainte fait peser une contrainte sur d'autres. Sans force rien ne se meut ».

Ressorts, engrenages, roulements à billes, essieux, rouages, filins composent les ingénieux systèmes métalliques de François Weil jouant malicieusement de leurs tensions qui accouplent et séparent ses pierres, ayant à cœur d’assurer toujours un retour au « rassurant de l’équilibre » où plus rien ne bouge, et gardant toutefois bien en tête, à l’instar de Julien Gracq, que « le vrai de l’équilibre, c’est qu’il suffit d’un souffle pour tout faire bouger. » 

 Oeuvre de François Weil dans son atelier
 Ainsi, ces sculptures de pierre s’imposent-elles bien en événement tel que défini par A. N. Whitehead, soit tout « ce qui survient dans la dimension de l’espace-temps : un événement n’implique en aucune façon l’idée d’un changement rapide ».  Il ajoutait précisément qu’il faut entendre par là que  même « la durée d’un bloc de marbre est un événement ».

« On peut aussi bâtir quelque chose de beau avec les pierres qui entravent le chemin », affirmait Goethe pour qui les roches symbolisaient ici tous les obstacles de ce monde. Loin d’entraver celui de François Weil, au contraire, elles, dont il connaît si bien la richesse, lui ouvrent l’horizon de la beauté extrême, celle du monstre dans son sens le plus ancien. La quête de ces chers rochers l’extraie des vaines clameurs de la grande cité, l’attire au cœur farouche des grands déserts, sous les cieux bleu dur de terres rudes, l’entraîne au beau milieu de réalités humaines plus complexes encore. Et les montagnes de pierre qui l'accueillent, elles, lui confient les paroles muettes et les humbles traces des anciens hommes qui peuplaient le fond frais de leurs entrailles dont elles résonnent encore. Il rejoint la source de son art, l'âge de pierre. 

« Je prétends que Bellérophon doit compter François Weil au rang de ses descendants : à cause de Sisyphe, bien entendu, et de cette fatalité au maniement des pierres ; à cause de Pégase et de ce domptage de l’apesanteur ; à cause enfin de la Chimère et de sa complexion contre nature », écrivait Jean-Louis Roux dans un texte remarquable qu’il consacra au sculpteur en 2006.

L’événement de la pierre est total dans l’existence de l’artiste, au point de pouvoir les confondre.

Qu’est-ce qu’une pierre ?  

La pierre est ce mystère que possède la terre qu’elle a composée à la faveur de toutes les substances, de tout l’espace et le temps dont elle recèle. La pierre est une épaisseur de temps. Elle partage le destin de l’homme. Le sculpteur le sait, le poète aussi. 
« Je suis né comme le rocher avec mes blessures sans guérir de ma jeunesse superstitieuse, à bout de fermeté limpide, j’entrai dans l’âge cassant. » 
 Oeuvre de François Weil dans son atelier
Ainsi, chantait René Char  avec mélancolie.  

La fragilité du roc, François Weil la mesure à la perfection depuis le temps qu’il l’éprouve. 

La goutte d'eau ne parvient-elle pas à transpercer le rocher ?

Chaque pierre est unique, dotée de caractéristiques propres. A chacune, sa forme, son âge, son poids, sa mémoire, ses couleurs, ses veines, ses vulnérabilités, ses cicatrices, ses prisonniers, ses parasites, ses amoureux. A chaque pierre son silence, dans lequel le sculpteur fonde sa parole, trace sa voie secrète.

Enfin, il est doux d’aimer croire qu'il rend les pierres heureuses, dussent-elles perdre un peu de cette incomparable innocence que leur attribuait Hegel. 



Présentation de Zoé Balthus à l'occasion de 


lundi 30 janvier 2012

Anelli: l'esprit du geste virtuose

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Evgenij Kissin - Franz Liszt - Sonata in si minore per pianoforte, R21 (2011) Marco Anelli


Pour qui aime, sait entendre, écoute la musique et laisse jouir ses yeux, de purs moments d’enchantement sont promesses tenues le long des pages de Gesti dell’anima, dernier opus du photographe italien Marco Anelli composé dans la lignée de Musica immaginata, un autre de ses ouvrages dédiés à la musique. Le photographe mélomane scelle ici, dans l’observation de la gestuelle des grands chefs d’orchestre et solistes de notre époque, l’union de deux passions à un exceptionnel niveau de résonance.

Chaque image, renseignée du nom de la partition qui fait naître le geste du musicien identifié, livre la part singulière et secrète d’un concert qui se prépare mais qui, depuis est même advenu puisque les vues ont été prises entre 1997 et 2011 à l’heure de séances de répétitions romaines de ces grands noms qui incarnent la musique classique de notre temps : les chefs Jonathan Nott, Valery Guergiev, Lorin Maazel, Daniel Baremboim, Antonio Pappano, Pinchas Steinberg, Arvö Part, Gustavo Dudamel, les violonistes Vadim Repin, Leonidas Kavakos, Julia Fischer, les pianistes Martha Argerich, Mitsuko Ushida et tant d'autres grands artistes. Les partitions qu'ils font renaître, elles, sont celles léguées au patrimoine de l'humanité par des Franz Schubert, Ludwig van Beethoven, Wolfgang Amadeus Mozart, Johannes Brahms, Fryderyc Chopin, Sergei Rachmaninof, Jean Sibelius, Igor Stravinsky, Sergei Prokofiev etc.

Cet œuvre photographique convie tous les sens à une certaine qualité d’abandon face à la gestuelle de l’esprit, comme une danse de l’âme, aux manifestations de grâce qu'elle fait surgir d’entre les ténèbres. Le noir et blanc de mise s’assortissent aux notes de musique, au clavier du piano, à l’habit conventionnel du chef d’orchestre, ne figent rien de ce qui ne saurait l’être, ne perdent rien des ondes musicales répercutées dans la lumière, l’ombre et le silence, invitent à suivre le ballet même des flux. Les plus mélomanes entendront la musique, les plus observateurs verront les gestes musiciens, les plus doués écouteront et contempleront tout.

Le regard de Marco Anelli fait oeuvre en parfaite harmonie avec la conception que Leonard Bernstein donnait à l'exercice de son art et qu'il propose dans son livre The Joy of Music, en répondant à la question, “comment dirige le chef d'orchestre ?”
« Avec les bras, le visage, les yeux, les doigts, et toutes les vibrations susceptibles d’émaner de lui. S’il conduit avec une baguette alors la baguette doit devenir elle-même une chose vivante, chargée d’électricité, qui fait de lui un instrument signifiant au moindre de ses mouvements. S’il ne se sert pas d’une baguette, ses mains doivent œuvrer avec la même clarté. Mais avec ou sans baguette, ses gestes doivent avant tout et toujours porter une signification en termes de musique. »
Le photographe connaît bien la musique, sait déjà par coeur bien des mains et des yeux, instruments, baguettes et clés de sol, pupitres et métronomes, il interroge plus avant l'interprétation gestuelle d’une œuvre musicale dont le compositeur pourtant sensible à la fiction sonore aurait bien eu du mal à imaginer que sa musique puisse être interprétée autrement que par un être de chair, ancrée dans le réel, de l’interprétation au moins, et puisse tenir encore le haut de l'affiche des plus grandes salles de concert du troisième millénaire.

Marco Anelli est le témoin privilégié d'une communication d'un autre temps entre des sphères d'indicibilité et dont le chef détient les codes. Il doit être doué du « pouvoir de tout transmettre à son orchestre », rappelait Bernstein en soulignant bien que, dans le cadre de la direction orchestrale, il s'agissait de ces choses « intangibles, de ces mystères qu'aucun chef ne peut apprendre et acquérir. »

Les mélodies s'infiltrent au coeur de ce qui anime l'autre, tous les autres, elles ensorcellent toutes les rondeurs du monde et traversent les plus épais remparts dressées entre les êtres. Bernstein sentait que « par la musique nous accédons au plus près des plus secrètes émotions d’un autre humain. De fait, nous en ressentons la présence. Nous en pénétrons presque la pensée. Nous pensons ensemble.»

La musique s’accorde à la pensée et ce n’est pas une illusion de poésie bien qu'elle lui réponde amplement aussi, les yeux de Marco Anelli poursuivent le mouvement, en captent les ondes, en portent l'écho. Une vie d’intensité prodigieuse se joue à chaque seconde et témoigne de la richesse qualitative et quantitative de l’énergie physique, spirituelle et émotionnelle de celui qui abrite et vit la musique, de celui qui en vit, qui en joue pour n’être plus que musique en présence. 

L'orchestra nazionale di Santa Cecilia répète dans l'auditorium de l'Académie. La pianiste Mitsuko Ushida, paupières closes, cède corps et âme à Mozart, ses traits épousent les airs du concerto qui vibre le long de toutes ses cordes de virtuose, et renaît au bout de ces doigts qui ravissent le monde. Du regard levé au ciel aussi ou de ses poings dressés haut, au-dessus du clavier, d’autres musiques résonnent en parallèle, dans l’esprit de celui qui observe et se souvient, de celui qui écoute et entend, sans jamais rompre l’harmonie du tout, de celui qui est musique. Majesté et solennité règnent sur ses transes.

Chacune des images de ce recueil porte la réelle présence de la musique et de plus élevé encore au gré des affinités électives. Le philosophe George Steiner, dans Réelles présences, soulignait « que nous le voulions ou pas, ces questions immenses et banales autant que l'impératif du questionnement, qui constitue l'identité de l'homme, font de nous les voisins immédiats du transcendant. La poésie, les arts, la musique sont les instruments par lesquels s'exprime ce voisinage ».

Pour Steiner, aucun doute, la musique signifie. Elle fournit la « substance absolue à ce que j'ai cherché à suggérer de la présence réelle, disait-il, dans le sens où cette présence ne peut pas être montrée analytiquement ou paraphrasée ».  Elle se ressent et s'éprouve, elle envoûte celui qui l'apprivoise. Elle se laisse photographier parfois.

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Arvo Pärt, Cantus in Memoriam Benjamin Britten (2010) Marco Anelli  
Le compositeur Arvo Pärt se retire en musique, en prière, comme à la tête d'une cérémonie religieuse. A l’heure de son Cantus in Memoriam Benjamin Britten, le musicien offre une paradoxale présence, toute de connivence avec le geste du chef Tönu Kaljuste et de pénétration de la mémoire du grand compositeur anglais qu’il salue au-delà. 

Le héros de Marcel Proust, Swann, avait éprouvé pour la musique « comme un amour »  qui « l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues ». A la recherche du temps perdu, il « trouvait en lui, dans le souvenir de […] certaines sonates qu’il s’était fait jouer pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence de ces réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire. »

Le souvenir de gestes et de notes tant de fois répétés, ceux et celles qui faisaient souffrir, qui ne se révélaient pas, ne donnaient aucun fruit, résistaient à tous les appels, finissaient un jour par céder une part du mystère. La musique insuffle une magie, le musicien semble avoir le pouvoir d’éveiller toutes les forces, il les convoque et les éprouve le premier. Il transporte mais il est le premier transporté, s’il ne l’était pas il ne transporterait personne. 

Le chef coordonne les transports de son orchestre tout en révélant le sien, à l’image de l'impétuosité des gestes de Pinchas Steinberg, l’esprit pourtant manifestement en retrait, à l’écoute, au fond de la musique même dont il puise l’extrême attention nécessaire à la conduite du Tristan et Iseult de Richard Wagner.

La musique du compositeur allemand avait subjugué Charles Baudelaire au point d’un extraordinaire émoi avoué dans les lignes d’une Lettre à Wagner datée du 17 février 1860. Au lendemain d’une série de concerts donnés à Paris auxquels le poète avait assisté, Baudelaire confiait au musicien s’être tout d’abord trouvé pris de vertige au bord de l'indicible : 
« J’avais commencé à écrire quelques méditations sur les morceaux de Tannhäuser et de Lohengrin que nous avons entendus; mais j'ai reconnu l'impossibilité de tout dire.»
« Il me semblait que cette musique était la mienne et je la reconnaissais comme tout homme reconnaît les choses qu'il est destiné à aimer, déclarait-il à Wagner. Pour tout autre que pour un homme d'esprit, cette phrase serait immensément ridicule, surtout écrite par quelqu'un qui, comme moi, ne sait pas la musique, et dont toute l'éducation se borne à avoir entendu (avec grand plaisir, il est vrai) quelques beaux morceaux de Weber et de Beethoven. » 


Beethoven doit surgir. Symphonies du sentiment, chargés de chuchotements et frissons d’amoureux, de vœux de volupté, de grondements guerriers, et tant d'épanchements d'âme que la musique romantique souffle toujours sur ses gammes. Le geste fait sens. Tel un prophète, le chef guide. Nulle machine n'est encore en mesure de le remplacer, mais des scientifiques cherchent avec avidité les trucs de ces sorciers. 


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Valery Gergiev - Ludwig Van Beethoven – Sinfonia n.5 in do minore, Op. 67 (2009) Marco Anelli

Dans l’emportement du corps, l’esprit doit demeurer serein, présent dans la délicate performance qu’ensemble ils accomplissent. Le violoniste Repin excelle, tout l’être de Gergiev s’envole, ses mains changées en ailes. Que le violon se brise et c’est la chute de l’ange. Le virtuose tient toujours ferme, sous son tact exigeant, les cordes lui entailleraient les doigts qu’il ne le sentirait pas.L'instrument est merveille, objet de toutes les attentions, il incarne le mouvement des sentiments, l'entraîne au plus haut vers les cimes. Tristement, la haine, la guerre et beaucoup d'ignorance piétinent les violons. 

Gesti dell'anima, Marco Anelli, postface de Giovanna Calvenzi (Ed. Peliti Associati)





                                                         Valery Gergiev - Vadim Repin - Ludwig van Beethoven ''Violin Concerto in D-dur, op. 61''

samedi 21 janvier 2012

Pignol: dans la rondeur de l'origine

Lucrèce (Dessin à la sanguine - 2010)  Paul de Pignol – Coll. Zoé Balthus 
« Les images de la rondeur pleine nous aident à nous rassembler sur nous-mêmes, à nous donner à nous-mêmes une première constitution, à affirmer notre être intimement, par le dedans. Car vécu du dedans, sans extériorité, l’être ne saurait qu’être rond. » Gaston Bachelard, in La poétique de l’espace.

L’œuvre de Paul de Pignol s’inscrit définitivement dans la sphère que le philosophe saisit ici. C’est bien par la rondeur que, de sculpture en sculpture, de dessin en dessin, l’artiste exprime obstinément la prolifération infinie de l’être, le fourmillement cellulaire du monde. Son geste épouse toutes les courbes fécondes de cette intimité, en fait bruire les ondes instables, déploie ses masses circulaires, soudent ses noyaux de chair.

A la découverte de son travail, les mots de Vincent Van Gogh, écrits en 1888 dans une lettre à Emile Bernard et qui ont enrichi la pensée de Bachelard, reviennent en mémoire :
  « La vie est probablement ronde, et très supérieure en étendue et capacité à l'hémisphère qui nous est à présent connu. »
De fait, l’artiste fait naître des corps sous des formes rebelles, globuleuses, monstrueuses, d’où sourd le désir de mettre au jour le moindre atome de l’univers, chacune des gouttes d’un sang fluide, chaque cellule d’un grand tout. Davantage en quête métaphysique, voire mystique plutôt qu’esthétique, il fouille les sphères de matière, extrait les substances terreuses, révèle la densité des figures multipliée à l’infini. Ses gravitations de cire modèlent l’origine, en fixent les racines au-delà des territoires connus.

« Il s’agit d’extraire. Je libère l’informe de l’intérieur, et j’ajoute de la lumière, j’accentue la forme […] La touche de cire s’ajoute à une touche, et ainsi de suite… L’informe doit l’emporter sur les formes attendues », expliquait le sculpteur à Christian Noorbergen lors d’un entretien paru ce mois-ci dans le magazine Artension.

Le plasticien exhibe des traversées d’entrailles, des oscillations meurtrières, des vibrations sanguinaires sous la lame d’un poignard invisible à l’heure du drame mythique. Il ouvre des passages au milieu des poitrines, d’où jaillit le cœur gros de la cruauté des hommes. Il éventre, il entaille. « Il y a quelque chose de sacré là-dedans », dit-il.
Figure (2011) Paul de Pignol
Mais Paul de Pignol sait également puiser dans la rondeur une éblouissante douceur d’ange qui s’épanouit dans le dessin de corps étranges que l’on dirait conçus par les nuages et les étoiles, « suivant les règles de la poésie cosmique », dirait encore Bachelard. L’artiste admet y voir parfois des constellations.

Exposition Les îles du corps et de l'espace... Sculptures et dessins de Paul de Pignol du 21 janvier au 25 février  2012 Galerie Tadeusz Koralewski - 92 rue Quincampoix, 75003 Paris


Un entretien entre Paul de Pignol et Zoé Balthus, à l'occasion d'une exposition dans la galerie de Tadeusz Koralewski – Un film court réalisé et monté par Anne-sophie Jessel


mardi 20 décembre 2011

Quignard, l'amour sur le bout de la langue

Adam et Eve (1898) Frank Eugene
à B.

Vie secrète de Pascal Quignard n’est pas un roman, il ne s’agit pas d’un essai, ni d’une autobiographie ou d’un autoportrait, ni même d’une autofiction. Ce livre foisonnant, paru en 1998, s’apparente davantage aux mémoires fragmentées d’un érudit, un homme exalté par la mélancolie qui l’a toujours étreint, par l’angoisse d’être au monde et qui n’a jamais cessé de le submerger, par le mystère de l’origine qui en toute chose se révèle et sans arrêt l’interroge.

C’est un retour aux sources qui s’est imposé après qu’il eut failli franchir le seuil de l’au-delà, après qu’il eut fixé « intensément le monde pour la dernière fois » en cette nuit du 26 janvier 1997. C’est la mélodie confidentielle des retrouvailles avec le silence et la solitude vivants, avec des malles de souvenirs, de photographies jaunies, de textes anciens et de légendes des siècles qui lui content l’aventure de sa vie d’avant l’adieu effleuré, bifurquant au gré de ses passions des deux mondes et remontant jusqu’à la naissance du monde, de l’homme et de la femme, en un flux de méditations évoluant entre littérature, mystique, poésie et métaphysique.

« Je cherche à écrire un livre où je songe en lisant, confie le narrateur Quignard. J’ai admiré de façon absolue ce que Montaigne, Rousseau, Stendhal, Bataille ont tenté. Ils mêlaient la pensée, la vie, la fiction, le savoir comme s’il s’agissait d’un seul corps. »

Soit un corps idéal auquel l’auteur rend grâce tout au long de ses pages vertigineuses, d’une profondeur de silence phénoménale et nécessaire, où l’amour, avec un grand A essentiel, se dessine et se déploie en bien des sens, mais toujours à la faveur d’un clair-obscur capital.

A ses yeux, « le plus profond de la méditation extraordinaire qu’a laissée Stendhal au sujet de l’amour concerne la beauté. Il dit dès la première phrase de son prodigieux livre sur l’amour qu’il y a une beauté fascinante de la fascination en acte. Puis il n’en parle plus. Mais c’est cela qui le pousse à écrire : l’amour est beau. »

Quignard est lui-même fasciné par le sentiment amoureux, sur lequel il a fondé tout son œuvre jusqu’à son dernier et bouleversant roman Les Solidarités mystérieuses, où il démontre encore la puissance subversive du lien d’amour, souvent jaloux, parfois fou, suicidaire, criminel, « qui sépare de toutes les choses (le réel) et de tous les êtres (la société). Il n’y a rien de plus beau au monde que deux amoureux ».

A plusieurs reprises dans ce livre complexe, profus et magnifique qu’il faut découvrir avec lenteur, au calme, à cœur ouvert, l’auteur souligne sa singularité au regard de sa fascination pour l’amour, exprimant le besoin de s’en expliquer notamment de cette éloquente façon :
 « Qu’est-ce qu’un  amour si on le compare à une carrière, à un fait d’armes, ou si on l’oppose à une fortune hardiment acquise ? Tellement plus. Qu’un être humain puisse s’ouvrir  au corps d’un autre être humain, qu’il parvienne à le toucher, c’est au-delà du destin de son sexe et plus difficile que sa mort elle-même, qui n’est que personnelle et inéluctable. Ce contact avec l’autre monde que soi représente une expérience plus riche qu’une fortune lentement et résolument amoncelée. »
Quignard plaidera toujours en faveur de l’amour, trésor véritable de l’existence, le seul auquel il vaut de se donner à tout prix puisqu’il ne se prend ni ne s’achète, le seul qui vaut de se battre contre vents et marées, contre la terre entière, de s’ériger en gardien implacable puisqu’il est exclusif, puisqu’il est subversif. 
« L’amour est l’ennemi même de la guerre. » 
L’auteur n’en démordra pas, et s’il ne restait qu’un fasciné, il serait celui-là.
« Je suis surpris que l’amour, que cette relation finalement si rare chez les humains mais qui les hèle tous comme un rêve éveillé (comme des paupières refermées ouvertes), ait si peu été dégagée de la gangue de sa chair prélinguistique, préphilologique, et je suis un homme étonné de se retrouver si seul sur la rive. »
L’amour de Quignard est un amour exigeant, absolu, épris de liberté, asocial, hors du monde, à des années-lumière des anecdotes sexuelles et des unions de pacotille qui jalonnent les vies et galvaudent son nom, sans vergogne.

« L’amour – au contraire du mariage – retrouve la sexualité mais par hasard. Ceux qui se fascinent sont hélés à leur corps défendant, bien plus que par leurs corps eux-mêmes, chacun par une corde qui est intérieure, à la sexualité primitive de la scène primitive. Dans l’amour la sexualité n’est pas tout d’abord visée. Elle n’est pas première comme dans le désir. Et elle n’est ni instrumentée ni fonctionnelle comme dans le mariage […] Je soutiens la thèse que les amoureux peuvent faire l’amour par surprise.»

Et non, l’amour n’est sans doute pas à la portée de tous, puisque la plupart s’en moque. Il ne suffit pas d’y croire, ni même de le vouloir et le traquer. Il survient, s’impose seulement, résolu.  
« On n’aime qu’une fois. Et la seule fois où on aime on l’ignore puisqu’on la découvre. »
L’amour installe son évidence, notion que l'auteur développe, avec une extrême précision, et mène tout droit au septième ciel.

« Evidentia veut dire la vue entière. La vue entière est bien plus que la perception. Elle ne peut être focale. C’est la fascination animale : le puzzle entier auquel le morceau du vu s’emboîte lui-même tout entier dans la forme qui le voit. C’est l’empreinte qui fait retour sur le regard et l’accomplit panoramiquement […] L’évidence est la sensation du passé. L’évidence est l’organe de la situation passée qui revient. Son surgissement fait quitter le fantasme, dissout l’hallucination : c’est quand le réel surgit de la même façon que la situation ancienne. C’est quand toute l’histoire personnelle sombre dans le paradis ancien qui jadis l’absorbait […] C’est l’osmose qui est retrouvée ; c’est l’absence des perceptions qui n’étaient pas encore là alors qui fait retour dans la sensation si singulière de leur contingence ; c’est se refondre à la fusion. C’est la mélancolie même, la mélancolie qui n’a pas renoncé, la mélancolie qui sait qu’elle est le seul sentiment humain qui n’a pas renoncé au bonheur, à l’ancienne volupté, à la jouissance totale. »

L’amour instaure sa connivence, « un mot plus mystérieux que l’amour », selon Quignard, c’est « le pardon d’avance […] l’indulgence anticipée. »

Qu’est-ce que l’amour ? « C’est brûler. Brûler ensemble. » Dans Vie secrète, cette question intime est cruciale, c’est le fil conducteur des chapitres et fragments du narrateur qui pose ses réponses en exhumant de grands mythes et textes oubliés, en explorant des souvenirs, en fouillant la langue au moyen de l’étymologie grecque et latine dont il se sert avec maestria – qui force l’admiration notamment dans Le Sexe et l’Effroi  - afin de mieux déverrouiller le sens des mots qui façonnent les pensées, les émotions, les comportements, et de mieux servir ses arguments, thèses et corollaires.

« Amour vient d’un vieux mot qui cherche la mamelle », écrit-il malicieusement avant d’éclairer son propos plus avant. « Amor est un mot qui dérive de amma, mamma, mamilla. Mamaire et maman sont des formes presque indistinctes. L’amour est un  mot proche d’une bouche qui parle moins qu’elle ne tête encore spontanément en avançant ses lèvres dans la faim. »

Quelque part, une femme s’émeut sans doute au souvenir de l’élan merveilleux, presque enfantin, de l’amant quand la nudité d’un de ses mamelons s’offrit à sa vue pour la première fois, de la quête de ses lèvres fiévreuses par une nuit d’été, de sa faim de volupté qui s’autorisait le ravissement des sens en une flambée d’amour sur le bout de la langue.
« Alors s’ouvre la porte de l’émouvoir absolu, et obscur et muet, qui s’était refermée à l’instant de naître lors de la désocclusion des cinq sens. L’amour est cet essor indicible, cette ektasis, cette adhésion à l’autre bout du monde. »
Lors de sa confrontation directe à la mort qu’il nomma « l’adieu au monde », le narrateur avait à ses côtés sa compagne, M. De M., Quignard ne livre presque rien, pas même son prénom, une initiale seulement. Pas que cette femme ne soit importante à ses yeux, tout au contraire. Il s’agit de fidélité à sa propre substance, à leur vie secrète, à ce livre qui lui est dédié peut-être, à sa conception de l’amour, tout à elle voué sans doute.
 « La pensée, l’amour sont liés au secret, c’est l’à-part-soi et le privé. C’est le non-collectif et le non-privé.»
Vie secrète est un serment d’amour fait à M., une communication sacramentale qui n’appartient qu’à eux.
« L’amour cherche des doigts dans la nuit.  Ce que l’amour cherche avec ses doigts, dans la nuit, c’est ce qui interrompt le langage. C’est une maison en ruines, un jour obscur, une nuit blanche. C’est M. C’est ce dont je parle. C’est la nuit de l’orage fulgurant. Tout ce qui est court-circuit, quand un homme et une femme se touchent, quand les taboués se touchent, suspendant le désir, témoigne de l’existence de quelque chose de distinct que l’on nomme l’amour. »
L’évocation de la présence constante de M. auprès de lui, d’un simple nous dans le flux de sa pensée, suffit amplement à faire entendre qu’ils sont unis à l’abri du secret. 
« Or, l’amour c’est cela : la vie secrète, la vie séparée et sacrée, la vie à l’écart de la société. La vie à l’écart de la famille et de la société parce qu’elle rappelle la vie avant la famille et avant la société, avant le jour avant le langage. Vie vivipare, dans l’ombre, sans voix, ignorant même la naissance. »
Quatre ans plus tôt, en 1993, M. « était devenue silencieuse », non pas muette, simplement silencieuse. Le silence est signifiant et primordial, en compagnon subtil de l’amour et de la musique, de lecture et d’écriture, il est l’éloquence de l’attention et de la communion, loin du silence idiot ou réprobateur par trop bruyant celui-là.

Quignard rappelle que « dans L’Enfer de Dante (V, 131) Paolo et Francesca lisent ensemble Lancelot. L’amour est défini comme une double étreinte : l’étreinte de langage et l’étreinte de silence. C’est l’étreinte du langage mis au silence. Là est le nœud entre l’expérience de l’amour comme il est celui de la lecture. C’est une des surprises de cette méditation sur l’amour que cette correspondance essentielle que j’entraperçois entre l’expérience de l’amour et l’expérience de la lecture. Une même privation de l’oralité. Un même langage privé. »

L’auteur, mélomane, musicien, qui fut un enfant autiste, est par nature même ultra-sensible, il l'est à la noblesse du silence, en particulier. Il entendit dans celui de M. le signal que le couple était parvenu à une étape déterminante de son histoire, où la passion avait atteint désormais ce « point de rassasiement qui est effroyable ». Il annonçait soit la fin de la relation soit une métamorphose-clé en une sphère de connivence, secrète, encore inconnue bien qu’originelle, angoissante et fascinante. 
« Ou bien l’amour surgira de la passion, ou il ne naîtra jamais. Il est vrai qu’il n’est pas aisé de désensorceler ce moment pétrifié. Chacun doit franchir cette passe étrange où tout ce qui était découverte au fond de l’âme découvre qu’il ne découvrira plus. Où tout se met à reconnaître. »
Plus loin, Quignard précise que « reconnaître est un régime aussi bouleversant mais encore plus fasciné que peut l’être la fulguration du coup de foudre et plus despotique qu’elle. Passer de la passion à l’amour est une ordalie. »

C’est l’épreuve d’une nouvelle naissance de l’un dans le regard de l’autre, encore flou, sidéré, errant dans la mélancolie de la perte des heures de l’apprivoisement du cœur vierge et sauvage, dans l’appréhension de la perte des heures du nouvel enchantement invoqué. 
« C’est dans le regard qu’on voit ceux qui s’aiment. »
La fascination, ce transport irrésistible, peut être comprise, dit-il, « comme origine de l’image ». Il sait si bien interroger le passé le plus lointain, le plus inaccessible dont il extrait toujours de précieuses clés. Son Jadis est fondamental.

« Qu’est-ce qui fascina les premiers hommes ? Fulgur. L’éclair qui déchire le ciel assombri ou nocturne. De nos jours  l’orage étourdit encore le corps des hommes quand il survient. La pluie les apaise comme un orgasme assouvit leur corps tendu ou du moins tourmenté et apaise jusqu’au serein de leur âme. L’éclair est l’image dans la nuit dont s’enveloppe tout orage. Comme le flash du plaisir à l’arrière des yeux lors de l’émission voluptueuse, alors le râle sonore qui l’accompagne est involontaire : c’est le tonnerre. »

Dans son propre passé, Quignard retrouve une clé personnelle. M., elle, appartient au passé continu, le présent du livre, la présence. Mais il évoque de façon détaillée et précise, avec l’élégance et la pudeur qui le caractérisent, son premier amour qui dura exactement trois mois et six jours, soit quatre-vingt-seize jours. Il ne faut pas s’en étonner, il ne contredit en rien l’idée d’un seul amour. Némie, était son professeur de musique, une femme mariée dont il ne savait rien mais le peu qu’il en saisit, il le livre, et se délivre ainsi du secret qui les avait unit dans l’adultère et qu’elle exigeait. Une offrande à M. peut-être.

Ainsi comme l’amour maternel,  Némie est un amour fondateur qui appartient à Jadis
« Notre amour à ses yeux – et je ne partage plus cette façon de figurer l’amour - se confondait à notre point de silence. » 
Elle fait office de prétexte offert au courant de ses méditations, puisqu'elle préfigurait l’amour, le grand, le seul, l’unique éprouvé pour M.

Némie fut l’initiatrice des prémices. Elle lui apprit la musique et le silence, elle l’initia à la volupté et au secret. 
« Partager le grand secret de la nudité exige aussitôt de le garder : celle ou celui qui aime reçoit le dépôt de la nudité de celle ou celui qui aime. Aussi celle qui nous aime est-elle celle qui garde le secret de notre véritable limite, de nos faiblesses, de nos manies, de notre misère,  de notre incomplétude et nous lui assurons en retour le même secret puisqu’elle nous confie à son tour sa nudité en dépôt. »

L’intimité de la nudité relève de la connivence que lui laissait entrevoir Némie, de même qu’elle lui enseigna l’abandon et le prépara à la perte inéluctable. 
« L’amour est un don sans pitié parce que rien ne console de sa perte. L’amour est lié au perdu : c’est pourquoi toute perte le vérifie. C’est la plus intense des douleurs. On peut procurer une définition négative de l’amour : l’amour est ce qui laisse inconsolable. Il n’est jamais fini (C’est ce que veut dire inconsolable. Infini. L’amour, au contraire de la sexualité et du mariage, est infini). »

Qu’est-ce que l’amour ? Il ne regarde que nous.

Vie secrète, Pascal Quignard (Ed. Gallimard/Folio)

     Le Cantique des Cantiques - Alain Bashung & Chloé Mons