mercredi 12 octobre 2011

Aveillan: Fascinatio ~ Fulguratio

L'évidence - Facteur Y - Port Kembla (2009) - Bruno Aveillan


Le don de l'oeil fasciné

La lumière l’a ensorcelé. Où que son regard se pose, quels que soient l’heure, le lieu, les êtres et les choses, ce sont les moindres manifestations de la présence lumineuse que son œil, sous emprise, guette, fasciné. Bruno Aveillan n’a de cesse d’interroger la portée des rayons dont la réponse est toujours la beauté.

Sa vision ne sait résister à l’appel d’une simple chandelle dont la virtuosité des feux la régale d’une danse serpentine le long des courbes limpides d’un verre de cristal. La jouissance d’un esprit pénétré s’exprime d’évidence au sein de toutes ses images.

Telle fascination suppose l’oubli de soi, un saisissement fulgurant de l’être qui, happé dans l’instant, s’extrait du monde et s’élève vers les séjours translucides des cieux et le flottement des vapeurs. C’est un ravissement extatique vers une zone irréelle de nuées fluides entre lesquelles se dessinent des ombres indécises, échos du retentissement intérieur de sa lecture du temps et son passage diaphane.

L’ivresse de la métamorphose, de la mouvance perpétuelle des choses au creux des spectres lumineux s’empare de son regard, à tout bout de champ. Il conte l’enchantement de cet élan vital d’ouverture au monde qu’il éprouve n’importe où, hors du monde, dans la dissolution des limites, au bord d’une voie ferrée ou sur l’asphalte vénitien. Et son vertige poétique s’offre à la contemplation, au-dessus d’une forêt de silhouettes majestueuses, mouvantes, sous les neiges ou un soleil laiteux.
[...]

in Fascinatio, Bruno Aveillan, Texte de Zoé Balthus (Ed. Chez Higgins)


  Le Grand H - Hong Kong (2007) - Bruno Aveillan
                                                                                                
Le fulgurant présent du regard

Si peu de temps pour faire naître de tels instants. Il fallait ses yeux voués aux tempêtes des heures, ce regard qui fixe le cours des choses irréversibles en présent fulgurant. Scellés en une même énigme propice à la couleur, le temps et la lumière sont les matériaux indociles de Bruno Aveillan. De leur inconstance paradoxale qui ensorcelle, il tire un parti singulier, libre, éblouissant.

Il ne s’évertue pas à délimiter au plus précis les contours des objets. Au contraire, il manifeste son refus de figer l’image en une chose nette, efface toutes les frontières, favorise les fusions. Les perceptions s‘avancent d’emblée dans le flou où résonne la vulnérabilité d’être de passage.

Son regard épouse les flots lumineux, en suit à sa guise les sillages foudroyés, et surtout les réfléchit au gré des éléments qu’ensemble ils abordent. La lumière évolue à son imparable vitesse – et c’est encore le jeu du temps. Entre eux, tout est toujours entrelacé, mouvant et l’œil de l’artiste s’en mêle en virtuose. Sans fard.

Son élégante vision joue d’un certain renoncement à exhiber l’origine de ce que l’homme et la nature érigent, embrasse plutôt la nécessité de la dissimuler sous une clarté autre, tamisée par des souffles d’éther, des brumes éphémères, des voiles de poussière, des ombres passagères. Un sens nouveau, offert à ce qui disparaît en un clin d’œil, éclate au cœur de ses images nées dans la flambée du jour ou des éclairs d’un soir. Elles figurent autant d’enfants de lumière fécondée par le temps. 
[...]


in Fulguratio, Bruno Aveillan, Texte de Zoé Balthus (Ed. Chez Higgins)

Fascinatio ~ Fulguratio - Bruno Aveillan
Exposition à la galerie spree
Du 15 octobre au 10 décembre 2011
11, rue de la Vieuville - 75018 Paris

samedi 18 juin 2011

A l'ombre de Tanizaki

Box of Ku # 155 -  1996 (c) Masao Yamamoto

« Rien ne suggérait que la pièce recelât d’inhabituels secrets.» 
Ces mots extraits du roman Les Belles Endormies, chef-d’œuvre du Japonais Kawabata Yasunari, disent à merveille ce culte du secret propre à l’Orient dans son ensemble et à l’Extrême-Orient en particulier où tout lui fut longtemps voué. Dans la culture traditionnelle du Japon, il constituait le plus grand raffinement de l’art de vivre, comme en témoigna en 1933 l’écrivain Tanizaki Junichirô tout au long des pages de son essai L’éloge de l’Ombre.

« […] Quand les Occidentaux parlent des mystères de l’Orient, notait-il, il est bien possible qu’ils entendent par là ce calme un peu inquiétant que sécrète l’ombre lorsqu’elle possède cette qualité-là », qualité par laquelle il est permis d’éprouver « le sentiment que l’air […] renferme une épaisseur de silence, qu’une sérénité éternellement inaltérable règne sur cette obscurité ».

Tout au long de sa méditation esthétique, menée sur le ton candide d’un nostalgique éclairé, l’auteur n’y inscrivait pas moins, en ombre chinoise, une critique sévère de la société japonaise par trop encline, à son goût, à céder aux sirènes de la modernité de l’Occident, qu’il ne manquât d’ailleurs pas d’écharper au passage.

L’assimilation des techniques venues de l’ouest entraînait le Japon vers sa propre disparition, estimait Tanizaki qui blâmait son pays de n’avoir su mener ses propres avancées, contrairement aux Occidentaux et de ne toujours rien changer à sa passivité installée depuis des siècles. L’Occident n’ayant « fait que suivre sa voie naturelle », convenait-il, force était de reconnaître et de regretter que sa patrie n’eût su trouver la sienne.
« Supposons que l’inventeur du stylo ait été un Japonais ou un Chinois d’autrefois, il est bien évident qu’il l’aurait muni, non point d’une plume métallique, mais d’un pinceau. Et ce serait non pas une encre bleue, mais quelque liquide analogue à l’encre de Chine qu’il se serait ingénié à faire descendre du réservoir jusqu’aux poils du pinceau. Par voie de conséquence, les papiers de style occidental ne convenant pas à l’usage du pinceau, il eût fallu, pour répondre à une demande accrue, produire en quantité industrielle un papier analogue au papier japonais, une sorte de hanshi amélioré. »
En avançant cette hypothèse aussi plaisante qu’ingénue, Tanizaki se plût à rêver alors que si la pensée et la littérature nippones n’avaient « pas imité aussi servilement l’Occident », le monde d’aujourd’hui aurait sans doute au moins un autre visage. Fort de telles réflexions, l’écrivain entendait démontrer que les hommes de son pays manquaient cruellement d’entreprises audacieuses et créatrices, d’autant que des idées aussi simples que celle qu’il venait de proposer auraient potentiellement « des répercussions presque à l’infini. »
« Si l’Orient et l’Occident avaient, chacun de son côté et indépendamment, élaboré des civilisations scientifiques distinctes, que seraient les formes de notre société et à quel point seraient-elles différentes de ce qu’elles sont ? » 
L’écrivain ouvrait, avec cette magnifique question, un champ extraordinairement vaste et propice à maintes extrapolations mais sur lequel il ne s’engagea qu’avec la subtilité d’un Maître de go, n’ayant à cœur que de cerner peu à peu les enjeux de l’ombre, de s’infiltrer sur son terrain avant de s’y fondre. Il cheminait d’abord le long de la ligne de crête entre la lumière criante de l’Occident et l’obscurité silencieuse de l’Orient.

Ainsi, poursuivant la réflexion sur les techniques importées de l’Ouest, qui ont dénaturé la musique, le chant, le théâtre du Japon et tant d’autres domaines précieux, il en vint à considérer le cinéma et la photographie, territoires de l’ombre et la lumière par excellence, et arts dans lesquels les maîtres nippons se distinguaient à ses yeux par « les jeux d’ombres, par la valeur des contrastes ». Lui revenait-il en tête les images des films de son contemporain Mizoguchi Kenji en écrivant ces mots ? Mais qu'importe, seulement laissons là planer l’ombre du doute...

« A supposer donc que nous ayons mis au point une technique photographique qui nous fut propre, continuait-il, il est permis de se demander si elle n’eût pas été mieux adaptée à notre couleur de peau, à notre apparence, à notre climat et à nos usages. » 

L’imagination de l’écrivain peut tout se permettre lorsqu’elle est servie par un tel talent et telle intelligence, alors qu’elle fixait un cadre idéal pour amorcer son singulier plaidoyer en faveur de l’ombre nippone.

Tanizaki fut ainsi amené à examiner bien sûr la couleur de l’épiderme, cette blancheur typiquement nippone qui se distingue de la blancheur occidentale, « par la qualité », disait-il puisqu’un « pigment obscur [est] tapi au fond de [la] peau. » 

Et d’expliquer que « c’est une ombre noirâtre, comme une couche de poussière, qui se niche dans la fourche des doigts, au contour du nez, autour du cou, au creux du dos ».

Là, l’écrivain poussa habilement la réflexion à considérer « la psychologie de la répulsion qu’éprouvaient naguère [sic] les hommes de race blanche envers les gens de couleur », prétendant ignorer si elle restait d’actualité mais qu’à l’époque de la guerre de Sécession - localisant ainsi le phénomène précisément aux Etats-Unis - « la haine et le mépris des Blancs ne se limitaient pas aux seuls Noirs, mais s’étendaient aussi bien aux métis de Noirs et de Blancs, aux métis de métis, aux métis de Blancs et métis, et ainsi de suite ».

Cette tache ou salissure, « cette impureté au fond d’une eau limpide », ce voile qui ternissait la peau nippone pouvait, selon lui, expliquer « les motifs profonds des relations […] nouées avec l’ombre ». Parti en quête de l’ADN avant la lettre, Tanizaki tirait alors ce fil relié à l’origine pour en approcher l’essence même nichée dans la chevelure de jais des Japonais, et crût comprendre que « la nature elle-même [leur] enseigne les lois de l’ombre, lois que [leurs] ancêtres inconsciemment observaient, pour faire, par un jeu de contrastes, blanc un visage jaune. »

Ainsi, les ancêtres nippons « qui poétisaient toute chose » se seraient naturellement créé un univers d’ombre où la chair puisse évoluer et s’épanouir en harmonie. De fait, l’auteur avait introduit, de façon surprenante au premier abord, son ouvrage par la visite de l’habitat japonais, décrivant avec force détails et non sans pointe d’humour la constitution des lieux y compris d’aisance. « Une certaine qualité de pénombre, une absolue propreté, et un silence tel que le chant d’un moustique offusquerait l’oreille sont des conditions indispensables » à cette « satisfaction essentiellement physiologique », soulignait-il attribuant cette dernière expression au Maître Sôseki – auteur d’un grand œuvre dont l’étrange roman intitulé Clair-Obscur qu’étonnamment  Tanizaki avait jugé « trop intellectuel ».

L’écrivain avait invité aussi à la visite de sa propre demeure qui lui avait coûté fort cher pour l’avoir voulue dans une conception conforme à la tradition. Il avait veillé avec un soin tout particulier à l’équipement de ses toilettes, rejetant la porcelaine blanche lui préférant le bois ciré auquel les ans passés, soulignait-il avec malice, donnent « une belle teinte brune et le grain du bois dégage alors un certain charme qui calme étrangement les nerfs. » Les matériaux, eux-mêmes, comme tout objet de décoration ou ustensile ménager, se devaient d’être porteurs de « stratifications d’ombre » essentielles, à ses yeux. Le règne de l'ombre devait être absolu, partout, tout le temps.

L’ombre figurait bien la manifestation du temps qui ne se redoute pas mais se célèbre. Elle était la patine des objets, le témoignage d’une mise en présence, la trace du passage d’êtres qui ont marqué les lieux, l’empreinte de leurs caresses, la mémoire des gestes. Elle rendait hommage aux ancêtres auxquels le culte était ainsi perpétuellement honoré. L’ombre était un rite.

Nakazora # 1281 - Masao Yamamoto

Aux diamants, rubis, émeraudes et autres pierres dites précieuses aux reflets éclatants, Japonais et Chinois leur préféraient le jade, gemme « à la surface  brouillée », disait Tanizaki, « comme si son épaisseur bourbeuse était faite des alluvions lentement déposés du passé de la civilisation chinoise ». Et l’on comprend bien ici que l’ombre prenait aussi valeur d’héritage.

Cette part d’ombre essentielle trouvait sa place au cœur même de la gastronomie. « Entre elle et l’obscurité il existe des liens indestructibles », affirmait l’écrivain qui prit en exemple le yôkan, petite pâtisserie d’« harmonie colorée »,  dont  la « matière fraîche et lisse », une fois portée à la bouche, fondait sur la langue « comme une parcelle de l’obscurité de la pièce, solidifiée en une masse sucrée […] » Ainsi ce yôkan, « somme toute assez insipide », révélait alors « une étrange profondeur » qui en rehaussait le goût. L’ombre transcendait tout.

Elle ne se confondait évidemment pas avec la ténèbre. Au contraire, sans lumière elle n’était pas. Mais quand la lumière montrait tout, interdisait le secret, imposait son effacement par la force, l’ombre, elle en revanche, nourrissait le mystère, déposait son voile sur les choses, éveillait le désir de ce qui se refusait.

« Nous nous complaisons dans cette clarté ténue faite de lumière extérieure d’apparence incertaine, cramponnée à la surface des murs de couleur crépusculaire, et qui conserve à grand peine un dernier reste de vie », expliquait-il. L’ombre se souvenait de l'éphémère.
« Or, c’est précisément cette lumière indirecte et diffuse qui est le facteur essentiel de la beauté de nos demeures.» 
Cette quête du beau dans l’obscur se manifestait avec force en Orient en raison d’une philosophie existentielle plus humble sans doute que celle des Occidentaux. L’ombre représentait la beauté de la mélancolie. 
« Nous autres, les Orientaux, cherchons à nous accommoder des limites qui nous sont imposées que nous nous sommes de tout temps contentés de notre condition présente. » 
La passivité incriminée précédemment s’expliquait-elle alors aussi sûrement par cette simple acceptation de la condition d’être mortel, guère plus importante que toute autre espèce. Ils se résignaient « à l’obscur comme à l’inévitable ».

Enfin, Tanizaki achevait son Eloge de l’Ombre sur une ironique pique lancée contre le choix irrémédiable du Japon de « s’engager sur les voies de la culture occidentale, si bien qu’il ne lui reste plus qu’à avancer vaillamment, en laissant tomber ceux qui, tels les vieillards, sont incapables de suivre ».

Il concluait surtout sur la formulation d'un vœu d’importance pour les arts et les lettres, et plus que jamais pieux, il semble, pour l’Occident. 
« J’aimerais élargir l’auvent de cet édifice qui a nom « littérature », en obscurcir les murs, plonger dans l’ombre ce qui est trop visible, et en dépouiller l’intérieur de tout ornement superflu. »
L’Eloge de l’Ombre, Tanizaki Junichirô, traduit du japonais par René Sieffert (Ed. Verdier)

dimanche 29 mai 2011

Bienvenue en Atopia !

Autoportrait – Bamako 1999 (c) Antoine d'Agata


« Les hommes satisfaits n’écrivent pas plus qu’ils ne lisent : ils vivent.»  - Eric Bonnargent

Depuis l’absence de l’origine, les hommes s’épuisent à promener leurs solitudes abandonnées sur les chemins tortueux, insensés de leurs existences déboussolées, dans l’alternance mélancolique d’ombre et de lumière, et sûrs d’une seule et commune réalité, celle d’une destination grave, unique, irrémédiable. Il ne reste pour certains qu’à lutter contre telle malédiction, soit à écrire et à lire pour le meilleur et pour le pire. Rien d’autre ne vaut de vivre ni de mourir parfois.

Aussi, valises chargées de livres, mieux vaut fuir les sentiers battus, se décaler davantage et s'inviter au « point de rencontre entre l’écrivain et son lecteur » au sein du Petit observatoire de littérature décalée où règne le critique littéraire et professeur de philosophie Eric Bonnargent, alias Bartleby les yeux ouverts.
Bienvenue en Atopia !

L’accueil de préface est de bel augure, le seuil racé. Antoni Casas Ros - auteur de singuliers romans (Le Théorème d’Almodovar, Enigma, et Chroniques de la dernière révolution attendu en septembre) et d’un recueil de nouvelles (Mort au Romantisme) - annonce un ballet d’Etoiles dansantes sur fond de chaos, dont la périlleuse complexité engage au « retour à la vérité de l’être, à sa solitude, voulue ou imposée, [où] se présentent toutes les figures de la fuite ou de l’invention de l’écrivain ».
Quelques pages plus loin, Eric Bonnargent introduit son Atopia en un clin d’œil. I would prefer not to… Trop tard, le lecteur est déjà saisi et condamné à vivre dans ce « sentiment d’inquiétante étrangeté » que représente l’atopia, admet-il. Cette zone décalée, en suspens, accueille ceux qui se sont extraits du monde en le pensant et s’en trouvent désormais orphelins. Et pour épouser les mots d’Antoni Casas Ros, disons que l’atopia n’est autre que l’espace clos de « l’exil en soi ».

Aussitôt avoir « commencé à penser. Il est impossible de faire machine arrière. L’exercice de la pensée éloigne des préoccupations communes et interdit toute insertion », prévient Eric Bonnargent, sûr d’avoir bien enfoncé le clou dès le préambule. Le voyage en atopia ravage.

L’auteur, non sans aveu préalable d’humilité, guide d’un style alerte et sensible à travers les œuvres d’une longue lignée d’écrivains, méconnus pour certains, où défilent des personnages aux mœurs et comportements caractéristiques, selon lui, de l’atopos.

« Est atopos celui qui n’est pas dedans, pas à sa place, celui qui, comme Socrate ayant l’air d’un étranger à Athènes, se tient en retrait et qui, plutôt qu’agir, pense le monde sans parvenir à s’y insérer », précise-t-il.

Eric Bonnargent s’est attaché à examiner les principaux symptômes et manifestations de ce détachement de la communauté des hommes dont souffrent les personnages de vingt-neuf romans et qu’il confronte à tant d’autres qui peuplent les œuvres de Littérature.

Ils ont tous en commun d’être en prise avec le mal, sous toutes ses formes. Mal dans leur peau, mal dans leur vie, mal dans leurs émotions, mal au monde, ce sont des anti-héros. Ils ont et font mal. Ils sont soit lâches, soit haineux, dégoutés, sordides, impuissants, désespérés, agressifs, vulgaires, mélancoliques, pathétiques, alcooliques, creux, médiocres, menteurs, violeurs, assassins. L’atopia, c’est l’antre de la noirceur des hommes, noirceur insupportable au réel que la littérature transcende et métamorphose en une forme de beauté singulière et fascinante.
Mais à bien observer cette cohorte de plus près, un constat remarquable se fait jour qui ne laisse pas sans poser question : les autochtones de l’Atopia sont exclusivement masculins, la gente féminine est bel et bien bannie du cercle de ses auteurs et ne parvient jamais pleinement à surgir en personnage de fiction de premier plan.

Comme dans L’Homme au marteau de Jean Meckert, un roman de 1943, où le personnage central Augustin Marcadet qui n’a que trente ans et se sent terriblement vieux, vit son quotidien parisien comme un « supplice chinois », étouffe de sa propre médiocrité que lui renvoie le regard de sa femme Emilienne et de ses collègues de bureau, avant de finir par claquer la porte. Eric Bonnargent relève ici qu’« Emilienne, c’est la femme et la femme, c’est le principe de réalité, la soumission à l’ordre des choses, la maturité […] Le bonheur au féminin est simple comme un mari, des enfants et des gamelles pleines. Les grands mots sont des enfantillages masculins ; ils ne remplissent pas une marmite. »

A croire que la littérature, la pensée, ou la misanthropie, le suicide, la mélancolie, le doute mais aussi le meurtre, la violence, la guerre, la dictature ne sont qu’affaires d’hommes. De là, à soupçonner l’atopos de misogynie… Il n’y a qu’un pas et ne pouvons l’exclure. En parallèle, nous pourrions bien être tentés d’en conclure que la femme (mère, épouse, sœur, fille ou même la maudite inconnue) serait à l’origine même de leur exil en atopia.

Ces personnages de romans qui s’y réfugient, en rompant avec le monde, marquent surtout une irrémédiable rupture avec la réalité dont la femme en est par nature le symbole. Il faut la fuir, la mettre au ban. En conséquence et dans le meilleur des cas, ils ignorent les femmes, les rejettent, les renient, les méprisent mais dans le pire, ils les humilient, les violentent, les torturent, les assassinent et enfin les enterrent. La réalité avec, croient-ils.

Ces personnages de fiction se distinguent de ceux qui les ont créés, car les écrivains à travers eux accusent, stigmatisent, mettent en garde, affirment leur refus de cette part maudite qui vit aussi en eux et ainsi s’en préservent, peut-être. Si l’écriture les sauve souvent, parfois elle les anéantit quand elle se refuse ou bien les submerge. Elle exige d’eux également cet « exil en soi ». L’écrivain, qui se retire du monde pour en exprimer le malaise, « est atopos ou il n’est pas », clame Eric Bonnargent. Et de citer Enrique Vila-Matas,auteur phare à ses yeux : 
« écrire signifie entrer et faire partie d’une famille de taupes qui vivent dans des galeries souterraines travaillant jour et nuit. »
Dans la famille nombreuse des écrivains atopos, Eric Bonnargent a désigné les membres d’honneur de l’Atopia que sont Alberto Moravia, Sébastien Doubinsky, Rolf Dieter Brinkmann, André Gide, Horacio Castellanos Moya, Fernando Vallejo, Jean Meckert, Dominic Cooper, Dag Solstad, Albert Cossery, Herbert Hunckle, Vénédict Erofeiev, Juan Carlos Onetti, David Vann, William Styron, Stig Dagermann,Fernando Pessoa, Bryan Stanley Johnson, Eugène Ionesco, Jose Luis Borges, Antonio Caballero, Carlos Liscano, Alain-Paul Maillard, Enrique Vila-Matas, Cormac McCarthy, Alejo Carpentier, Dambudzo Marechera, Jorge Volpi et Roberto Bolaño.

Pour ce dernier, écrivain chilien mort en 2003, écrire impliquait de « […] savoir mettre la tête dans l’obscur, savoir sauter dans le vide, savoir que la littérature, fondamentalement, est un métier dangereux ».

Cet explorateur du mal ne faisait pas semblant de s’y risquer, pour preuve son impressionnant volume de plus de mille pages 2666, qu’Eric Bonnargent qualifie de « livre-monde » où Bolaño stigmatise notamment l’ultra-violence et l’épouvantable loi du meurtre régnant sur la ville mexicaine de Ciudad Juarez. « Personne n’accorde d’attention à ces assassinats, mais en eux se cache le secret du monde », relève Bolaño cité par le critique. Aux yeux de ce dernier, ce secret s’entend dans le titre même du roman révélant que « chaque année du vingt-et-unième siècle sera marquée du sceau de la Bête. Dieu s’est retiré du monde marqué par son absence ». La place vacante, le Mal désormais peut s’installer sans obstacle et fomenter son No man’s land.

L’écriture constitue ce refuge d’où tirer la force de lutter contre la peur, la souffrance ou la folie, comme y a puisé la sienne l’Uruguayen Carlos Liscano, emprisonné sous la dictature militaire de son pays et pour qui « écrire c’est se raconter une vie, parce que celle qu’on a ne nous plaît pas ». C’est à l’écriture qu’il doit sa survie à l'emprisonnement et la torture. « Il s’est créé un double, l’écrivain, qui, à sa sortie de prison s’est substitué à lui et l’a relégué dans les limbes », explique Eric Bonnargent. « L’écrivain est toujours en dissidence avec la vie », ajoute-t-il.

Pour Liscano, auteur en 2007 de L’écrivain et l’autre, « tout écrivain est une invention. Il y a un individu qui est un, et un jour il invente un écrivain qui devient le serviteur ; dès lors, il vit comme s’il était deux. Celui qui veut être écrivain doit inventer l’individu qui écrit, ou l’individu qui va écrire ses œuvres, car lorsque le serviteur l’invente, l’écrivain n’existe pas encore. »
L’écriture participe ainsi du renoncement à soi, mais également du combat intérieur qui se livre de soi à soi, entre la langue et la pensée, cette difficulté d’écrire qu’Eric Bonnargent nomme Le syndrome de Bartleby et qu’il illustre aussi avec Un Mal sans remède (1984) du Colombien Antonio Caballero. Une difficulté qui, poussée à son paroxysme, devient un enfer. Réduit au silence le plus insupportable parfois, l’écrivain qui ne surmonte pas sa paralysie littéraire est alors rejeté de son atopia indispensable à son existence, condamné à vivre la plus cruelle des réalités qui soit, celle d’un mort-vivant.

Ce fut le cas de l’écrivain suédois Stig Dagerman qui, après des années de succès littéraire, ne parvint plus à écrire. « Je suis tellement l’esclave de mon nom que j’ose à peine écrire une ligne de peur qu’elle me nuise », avait-il écrit, deux ans avant de se donner la mort en 1954, dans un texte bouleversant intitulé Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Constituant une profonde méditation sur son désespoir face à l’incapacité d’écrire qui le frappait, il y annonçait son intention de « finir d’opposer la force de [ses] mots à celle du monde ».

« Alors qu’il était à la recherche d’une consolation à la mort, Stig Dagerman reconnaît que c’est la mort qui est la seule consolation à la vie, estime Eric Bonnargent, la mort est une délivrance et la choisir est le seul acte complètement libre dont nous soyons capables ».

La Littérature qui n’est rien sans l’écrivain, n’est rien non plus sans le lecteur. Mais « les bons lecteurs sont des oiseaux rares encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs »disait l’immense maître de fiction Borges qui fut lui-même un grand lecteur, insatiable et attentif.

Le lecteur y trouve aussi refuge. La lecture est « un moyen d’échapper au réel et de le nier. On vit ou on lit », assène Eric Bonnargent. Par conséquent, le lecteur est également atopos, selon lui, puisque le fait de lire l’installe « en état de suspension, en décalage par rapport au monde ».

Le « lecteur-né » qu’est Eric Bonnargent, atopos caractérisé, pénètre les romans, les explore, s’en imprègne, en observe tous les aspects pour mieux s’appréhender lui-même sans doute, il y plonge à l’affût du sens, de l’essence même de l’œuvre et partant, de l’existence. Tout lecteur passionné éprouve la conviction intime que les œuvres portent en elles le mystère de la création, tout entier, irrésolu, s’épaississant à toute approche, insolvable à jamais. Pourtant, il s’efforce encore et toujours d’aller à sa rencontre, seulement possible en fiction.

Son approche de la Littérature procède de cette quête personnelle que souligne le critique en rappelant les mots de Marcel Proust dans Le Temps retrouvé : 
« L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice-versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur ».
Les œuvres apparaissant comme l’expression même du mystère, les échos qu’elles produisent au fond de chacun figurent autant d’indices et d’éléments propres à le percer. Irrésistiblement, le lecteur est à leur écoute et tend mieux l’oreille à leurs résonances et à ce qui, tout aussi mystérieusement, en lui existe et leur répond. Si diablement parfois, au point que le mal-être contamine, sournoisement s’insinue, porté par une même et seule sentence, récurrente, indélébile.

I would prefer not to

Ca correspond à merveille. Et il semble au lecteur qu’il n’est pas si seul, pas aussi étranger au monde, qu’il y voit plus clair, qu’il raisonne déjà mieux et chemine sur la bonne voie. Certes « l’essence de [ces] domaines [l’histoire, l’art, la poésie, la langue, la nature, l’homme, Dieu] est l’affaire de la pensée », affirmait Heidegger. Seulement, il ajoutait aussi que si « la pensée se meut là où elle pourrait penser l’essence de l’histoire, de l’art, de la langue, de la nature, […] elle n’en a pas encore le pouvoir ». Et d’exclure cette fois Dieu, car si son essence est bien affaire de la pensée à ses yeux, en revanche il n’aurait pu prétendre que la pensée aurait jamais le pouvoir de penser l’essence même de Dieu. Le mystère suprême est irréductible.
Soit. N’attendons plus Godot qu’en Littérature. Le rendez-vous est donc fixé, c’est bien là qu’il faut se rendre en vérité. Tout le monde a bien saisi que de l’Atopia, nul ne revient jamais.


Atopia, Petit observatoire de littérature décalée, Eric Bonnargent, Préface d’Antoni Casas Ros (Ed. Le Vampire Actif, Les Entretiens)

dimanche 22 mai 2011

Jünger: dans la parole, l'épée magique


 Mt Whitney - 2014 - Cole Thompson

« Ainsi ne cessent de revenir dans l’histoire humaine, des moments où elle menace de glisser dans le pur règne du démoniaque », in Sur les falaises de marbre, Ernst Jünger (Ed. Gallimard, L’Imaginaire)

Paru pour la première fois en Allemagne en 1939, Sur les falaises de marbre, le chef-d’œuvre d’Ernst Jünger, livré en français dans une traduction magistrale d’Henri Thomas, s’entend en hymne allégorique à la résistance contre le régime de la terreur et de la dictature.  Evidemment, au regard du contexte historique dans lequel Jünger a écrit son roman, le régime d’Hitler aux commandes du pays depuis 1933 était là bel et bien mis en accusation. Dans ses pages, Jünger, héroïque officier de la première guerre mondiale, mettait le monde en garde contre le projet de destruction massive en perspective, l’appelait à reconnaître tous les signes annonciateurs du désastre à venir, l’avertissait afin qu’il se prépare sans tarder à devoir mener un combat acharné, sans merci, capital. La vision de Jünger était d’autant plus alarmante que lui-même, en raison de ses liens antérieurs regrettables avec les hitlériens et dont la nature exacte fait encore débat, avait été en mesure d’évaluer la puissance de leur détermination à la domination totale et absolue.

« Dès avant la publication, quiconque connaissait le texte, savait que j’y jouais ma tête. Audace digne d’éloges, certes, mais c’était là une situation qu’assumaient bien des hommes dont les noms sont oubliés, ou n’ont jamais été connus. Il s’y est ajouté un quelque chose qui n’a pas perdu son action dans le temps », écrira Jünger  dans une lettre à son compatriote Dolf Sternberger datée du 25 juin 1980 et citée par Jean-Luc Evard, dans son essai éclairant intitulé Ernst Jünger, autorité et domination.

Le roman de Jünger n’aura malheureusement pas suffi à empêcher l’horreur de s’abattre sur le monde, celle commandée par Hitler, ni celle sous toutes ses formes que d’autres ont depuis semé et sèment encore aujourd’hui et partout. En revanche, l’écrivain et poète allemand aura signé un récit d'allégorie épique dont la portée politique et philosophique vaut sans doute pour l’éternité, dont chaque fil de la savante trame se tend d’une qualité littéraire et poétique en tout point extraordinaire, empreinte d’un style bouleversant de beauté. Quoi que l'on pense de la probité de son auteur, le fait est qu'il s'agit d'une oeuvre parfaite en tout point.
« Voyez-vous, ce ne sont point les souffrances de cette existence, mais ses emportements et sa libre plénitude dont le souvenir ferait monter les larmes à nos yeux. »
Interpellant directement en cette unique fois le lecteur aux premières pages du récit, le narrateur l'avertit qu'ils vont s'acheminer ensemble dans les méandres de ses souvenirs de temps « enfuis sans retour »

De fait, il invite à la plongée mélancolique au cœur de l’univers intemporel auquel il appartenait, celui de la vaste Marina inondée de lumière et de félicité, un pays riche et beau où l’on célébrait la nature et les saisons, où l’émotion étreignait la gorge à la vue d’un vol de canards au-dessus du lac, à humer les parfums émanant des buissons de rues, au partage des mets dans les joyeux et fraternels banquets.

« Tant que le vin était encore doux et couleur de miel, l’entente régnait autour de la table où nos propos paisibles s’échangeaient, et souvent le bras s’appuyait sur l’épaule du voisin. Mais dès qu’il commençait à travailler et rejeter ses éléments terrestres, les esprits vitaux s’éveillaient en nous fougueusement. C’étaient alors de brillants duels où décidait l’arme du rire, et dans lesquels s’affrontaient des jouteurs qui maniaient la pensée avec cette insigne légèreté que seule peut donner une longue existence de loisirs. »

Le narrateur et frère Othon étaient venus, on ne sait d’où ni depuis combien de temps,  s’établir à la Marina, dans le beau domaine de l’Ermitage aux buissons blancs, dressé sur le bord des lumineuses falaises de marbre, où ils vivaient et se consacraient ensemble à la constitution d’un herbier et l’élaboration d’un ouvrage d'ambition encyclopédique. L’étude des plantes, mais aussi celle du langage, occupait ainsi l’essentiel du temps des deux sages, l’un absorbé dans l’herbier, l’autre dans sa bibliothèque.  

« Comme toutes choses sur cette terre, les plantes aussi veulent nous parler, mais il faut un esprit lucide pour comprendre leur parole. Dans leur germination, leur floraison et leur déclin peut bien se cacher l’illusion dont nul être créé ne s’échappe, mais l’esprit sait pressentir aussi ce que l’écrin des apparences enferme d’éternel », explique le narrateur, il s’agissait « d’aiguiser le regard ». Frère Othon, lui, appelait cela « étancher le temps » et pensait « qu’en deçà de la mort, le temps ne se laisse point tarir ».

Le narrateur était un brillant disciple, doué de belles dispositions d'esprit.

Quelques semaines à peine après leur arrivée et s’être mis à l’œuvre, il avait fait le constat extraordinaire, tandis qu’il se livrait à la contemplation du site prodigieux de la Marina, que « le langage manquait à [le] satisfaire » dans son rapport nouveau au monde. Afin d’exprimer ce que son esprit était désormais à même de saisir, ce que son regard parvenait à embrasser, ce qui s’entendait enfin mais ne se formulait toujours pas, les mots se révélaient impuissants.

Il venait d'accomplir sa première expérience de l’extase au-devant de la splendeur.
« J’eus en cet instant même le sentiment presque douloureux du mot se séparant des choses, comme se brise la corde trop tendue d’un arc. J’avais surpris un lambeau du voile d’Isis de ce monde, et le langage à partir de cet instant me fut un imparfait serviteur. Mais en même temps c’était pour moi comme un nouvel éveil. Semblable  aux enfants dont les mains vont tâtonnant, quand la lumière qui naît dans leurs yeux fait retour au monde extérieur, j’allais cherchant des mots et des images où saisir ce nouvel éclat des choses dont j’étais ébloui. Jamais auparavant je ne m’étais même douté que parler pût à ce point nous tourmenter, et cependant je n’aspirais pas à retrouver une existence ingénue.»
Il s’ouvrait à l’indicible, percevait l’invisible. Il s’élevait dans l’initiation.

Frère Othon, mentor aux yeux du narrateur qui lui vouait une grande admiration et un infini respect, cet esprit libre « avait pour principe de traiter les hommes qui [les] approchaient comme autant de rares trouvailles découvertes au fil d’un long voyage[ …] »

Le frère plaçait sa foi en l’homme et celui-là ne la trahissait pas.

« Et réellement, je voyais tous ceux qui l’approchaient s’épanouir comme des plantes qui s’éveillent du sommeil hivernal, non point qu’ils devinssent meilleurs, mais parce qu’ils devenaient davantage eux-mêmes », témoigne le narrateur.

Manifestement, ce dernier avait su bénéficier du contact de son « prudent compagnon d’aventure » pour s’épanouir lui-même avec sérénité, de l'initiation à la maîtrise. Les deux hommes passaient ainsi paisiblement leurs jours, soignés par la vieille cuisinière Lampusa qui veillait en outre jalousement sur le petit Erion. 

L’enfant prodige qui n’avait sans doute pas cinq ans, était le fruit des amours passés du narrateur et de Sylvia, fille de Lampusa. Partie avec des étrangers, la jeune sorcière avait abandonné le nourrisson aux soins de la grand-mère, tandis que Frère Othon et le narrateur, qui ignorait tout de sa paternité, livraient une mystérieuse campagne, décisive pour le cours de l’Histoire, parmi les non moins mystérieux cavaliers pourpres contre les libres peuples de l’Alta-Plana.

A leur retour, informé de l’existence de l’enfant, frère Othon avait pris l’initiative de l’accueillir avec Lampusa à l’Ermitage aux buissons blancs afin qu’Erion puisse grandir auprès du narrateur assumant cette paternité inattendue avec grand bonheur d’autant que, survenue à l’heure de sa métamorphose intérieure, elle participait en quelque sorte d’un sacrement de renaissance.  

Et si la plénitude de l’existence à la Marina suivait tranquillement son cours, l’air qu’on y respirait toutefois n’était plus tout aussi pur, la quiétude n’y était plus aussi parfaite, il s’y percevait « comme un souffle de secrète fatigue et d’anarchie. »
« Et c’est précisément à de tels instants que la beauté de ce pays [les] touchait jusqu’à la souffrance. Ainsi les couleurs de la vie, avant que le soleil nous quitte, jettent un suprême éclat. »
Car l’Eden que représentait la vaste Marina, dans le souvenir enchanteur du narrateur, était en vérité cerné de contrées hostiles et barbares contre lesquelles les falaises de marbre s’élevaient en frontières naturelles, se dressaient en remparts. Or, la ténébreuse proximité du grand Forestier, qui régnait déjà sur la Campagna voisine, terre du peuple rustre des bergers, avait commencé de souffler son vent mauvais dans leur direction. 

Et «[…] de même qu’en montagne un épais brouillard annonçait les tempêtes, un nuage de crainte précédait le grand Forestier […] Il ne pouvait agir que lorsque les choses en étaient venues à vaciller d’elles-mêmes, mais une fois-là, ses forêts l’aidaient à se jeter sur le pays. »

La vaste et splendide Marina excitait sa convoitise. Le grand Forestier fomentait sa conquête.

Dans le pays même de la Campagna, régit traditionnellement par une justice épaisse et vengeresse, l’atmosphère s’échauffait outrageusement, les incidents violents et les crimes se multipliaient, « et c’est à peine s’ils trouvaient encore des vengeurs, et l’on en venait même à ne plus oser en parler qu’à voix basse, tant éclatait aux yeux de tous la faiblesse où se trouvait le droit vis-à-vis de l’anarchie. »

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Diminishing Cliffs - Northern California Coast 2009 Cole Thompson

Bientôt, ces ferments noirs et sournois progressèrent au sein même de la Marina, infectèrent ses rangs les plus fragiles et tangents pour peu à peu attaquer comme la gangrène les membres les plus sains du corps social.
 « Le désordre ne pouvait que gagner, à ce que des fils de notables à leur tour, et des jeunes gens qui croyaient l’heure venue d’une nouvelle liberté, prissent part à l’agitation.» 
Des gens de lettres glissèrent aussi sur cette pente où l’on reniait les plus solides fondements de la tradition, de la culture et de la langue qui participaient de l’harmonie même de la Marina, désormais abandonnée « du juste esprit des ancêtres ».
« Dans les batailles qui menaient tout droit aux chasses à l’homme, aux embuscades, aux incendies, les partis perdirent toute mesure. On eût bientôt l’impression qu’ils se considéraient à peine entre eux comme des êtres humains, et leur langage s’emplit d’expressions qui n’ont cours d’habitude que parmi cette engeance qu’on doit extirper, détruire et passer par le feu. Ils ne savaient reconnaître que le crime dans le parti opposé, cependant qu’ils tiraient gloire chez eux de ce qui chez l’adversaire méritait le mépris. »
 Le grand Forestier, tel le marionnettiste invisible, manipulait l’action, tirait habilement toutes les ficelles, dirigeait le théâtre des opérations pour parvenir à la domination suprême. Alors, « l’épouvante fut reine,  et elle prit le masque de l’ordre ».

l’Ermitage aux buissons blancs, qui bénéficiait de deux puissantes protections contre le mal qui frappait, le narrateur et frère Othon réfléchissaient à leurs moyens de lutte qui désormais s’imposait. Et si parfois ils brûlaient de répondre eux-mêmes à l’appel du sang et de la violence, sentant « la puissance de l’instinct passer en [eux] comme un éclair », leur résolution fut bien celle « de ne résister que par la pure puissance de l’esprit. »

Tous deux l’affûtèrent dans la poursuite de l’étude, celle des plantes et surtout du langage, le cauchemar de tout grand Forestier.
« Nous reconnaissions dans la parole l’épée magique dont le rayonnement fait pâlir la puissance des tyrans. Parole, esprit et liberté sont sous trois aspects une seule et même chose. »

dimanche 8 mai 2011

Angel, l'anti-héros de Bolaño et Porta

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James Joyce, half-length portrait, left profile, with hand to forehead - Man Ray (1922)
« - Tu veux pas parler ? - Dis-lui qu'on est comme Bonnie and Clyde, un couple heureux. »

Bonnie, c’était Ana Rios Ricardi, Latino-Américaine. Clyde, c'était Angel Ros, Espagnol. Un couple de braqueurs-tueurs, certes. Quant au bonheur… C’est dans la destruction qu’Ana le traquait. Inaccessible à ses yeux, quoi qu’il en soit, elle ne s’en dispensait que mieux.

Angel, à ses côtés, éperdument amoureux, n’en faisait qu’à sa tête, à elle. Il en épousait les délires et les erreurs amers. 
« J’ai compris que je m’étais détruit et ça, c’était déjà une belle réussite. » 
Sa vie avait basculé à leur rencontre deux ans plus tôt. Elle lui était aussitôt « devenue nécessaire ». A quoi ? A la rencontre d’un mystère, dans l’espoir factice de combler la médiocre avidité de son vide, un mystère qui n’était autre que le vide d’Ana lui-même.

 « Je pense parfois que ce qui pourrait m'arriver de mieux serait de l'oublier [...] ce que nous avons fait ensemble, l'histoire de mots et non d'images, et enfin d'oublier la sensation de vide qu'elle avait su activer en moi, pour que je la reconnaisse...», avait-il écrit dans une lettre destinée à la mère d'Ana, après sa mort.

Narrateur de Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce - conçu à quatre mains par Roberto Bolaño et Antoni Garcia Porta -, survivant d’une Ana sans foi ni loi, passionné de littérature et de Joyce en particulier, Angel avait fini par l’écrire son livre. 
« [Sa] vocation de romancier a repoussé une fois de plus comme de la mauvaise herbe. »
La réalité sanglante de son existence aux côtés d’Ana lui avait enfin donné matière à écrire. Sa pauvre imagination, en vain nourrie d’Ulysse, avait été absorbée par l’abomination à laquelle il avait succombé.

Sa mère ne s’était pas trompée, elle qui lui avait tant reproché de ne pas savoir reconnaître les limites.
 « D’après elle, je ne savais pas où finissait ma réalité et où commençait mon imagination. »
Il avait ainsi commis un ouvrage autobiographique et pathétique, indigne et creux à bien des égards, conçu sur les cadavres et la violence qui avaient galvanisé Ana dans sa démence, le temps d’un été, saison de carnages à Barcelone.

Elle s’était peu à peu substituée à son héros de roman qu’il avait baptisé Dedalus, comme lui un amateur de Joyce, et surtout devenu comme elle, « un braqueur de banque allié à un groupe terroriste du genre RAF »

Le personnage s’était « transformé en une copie d’elle-même », et resurgissait parfois, sourire triste, dans les pensées résignées d’Angel en abyme, nostalgique. Portrait de l’artiste en jeune homme… sous influence. Tout le contraire du Stephen Dedalus de Joyce en quête de « liberté absolue » qui soutenait auprès de son ami Cranly : 
« […] je veux essayer de m’exprimer, sous quelque forme d’existence ou d’art, aussi librement et complètement que possible, en usant pour ma défense des seules armes que je m’autorise à employer : le silence, l’exil et la ruse. »
Angel lui n’était parvenu à créer qu’un « Dedalus déchu et dans l’impasse » qui remontait régulièrement à sa conscience lâche d’avoir sacrifié la possibilité de grandeur au désir morbide d’Ana. Elle l’avait, en quelque sorte, lui-aussi assassiné.
  

Le refrain lancinant porté par la voix envoûtante de Jim Morrison en figurait le symbole. 
« This is the end, beautiful friend, this is the end, my only friend, the end… ». 
Angel avait  toujours besoin d’une fin pour commencer. Il avait écrit la première ébauche de son roman en s’attaquant d’emblée au dernier chapitre, pour ne pas perdre de vue son objectif.

Au résultat, son héros Dedalus, disait-il, « en surface […] restait un homme qui avait voulu être écrivain ou essayiste spécialiste du maître, mais à qui les choses ne s’étaient pas présentées comme il l’aurait souhaité, et tout était allé de mal en pis »

C’était tout lui. Incapable d’agir, dans l’attente d’une décision extérieure pour lui indiquer la direction dans laquelle orienter son existence, fusse-t-elle à contre-sens de son propre projet, il avait laissé Ana les fourvoyer tous deux. Sans avoir lui-même jamais versé le sang, sa lâche complicité le rendait coupable au premier chef.

Son expertise de Joyce, fondatrice du livre en souffrance, n’était plus l’essentiel, même si elle continuait d’affleurer constamment à la surface du livre délivré avec peine, telle l’expression récurrente du regret qu’il n’admettait qu’à demi-mot inconscient.

La Latino-Américaine, était elle aussi, - bien que cela puisse paraître improbable tant elle semblait insensible à tout ce qui relie au monde -, une fanatique de Joyce qu’elle connaissait sur le bout des doigts.

Angel avait-il seulement compris que son propre manuscrit avait sans doute constitué le déclic dans l’esprit d’Ana, que son texte était lui-même à l’origine de la rébellion fatale de la jeune femme alors qu’elle lisait chaque jour ce qu’il avait écrit ? Rien ne semble l’indiquer. Même si rétrospectivement, il se souvint, sans ciller outre mesure, que « c’est vers cette époque qu’elle a commencé à fréquenter des gens bizarres […] lorsqu’elle revenait se vantant de relations mystérieuses, elle corrigeait les erreurs qu’[il] commettai[t] par manque d’information ».

Le projet de roman d’Angel avait diablement fasciné Ana qui s’en enorgueillissait même. Peu avant le braquage d’une boutique de vêtements, la jeune femme, pleine de morgue, avait déclaré à la vendeuse : 
« Mon ami est un écrivain célèbre. Nous venons de vendre son dernier roman. » 
Ce nous ne résonnait-il pas avec éloquence de l’annexion de l’existence même du jeune homme qu’Ana avait opérée ? Angel, décidemment pitoyable blanc-bec, s’en était « senti terriblement bien » en dépit de l’impression que « l’on se fichait de lui ».

Angel était un tocard et Ana, une paumée. S’il avait eu foi en son propre talent, il aurait dû imposer à Ana la direction à suivre vers la libération, la voie d’accès que l’art littéraire et la poésie constituaient, selon Joyce. Stephen le Héros, lui, avait défendu, « une vie libre et noble » à laquelle il aspirait. 

« Mon art procèdera d’une source libre et noble […] Je me refuse à me laisser abêtir par la terreur », avait-il affirmé à son ami Cranly. Ni victime, ni bourreau, aurait dû s’entendre.

Aucun d’eux n’avait rien su comprendre de ce qu’avait légué Joyce. Ana et Angel avaient pris son œuvre à contre-pied, s’étaient mépris sur les notions de silence, d’exil et de ruse invoquées par Stephen Dedalus, et trahi du même coup l’idéal de leur idole irlandaise.

Angel l’anti-héros n'avait été en mesure de peindre que le piètre Portrait du jeune homme en anti-artiste.

Conseils d'un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce, Roberto Bolaño et Antoni Garcia Porta, traduction de Roberto Amution (Ed. Christian Bougois)
Stephen le Héros, James Joyce, traduction de Ludmila Savitsky (Ed. Gallimard, Folio)
Portrait de l'artiste en jeune homme, James Joyce, traduction de Jacques Aubert (Ed. Gallimard, Folio)