mardi 22 juin 2010

Le dessin, fondement de la création

Tête de femme au regard baissé (vers 1468 – 1475) Léonard de Vinci

Une centaine de dessins des maîtres de la Renaissance italienne, dont Fra Angelico, Gentile Bellini, Sandro Botticelli, Vittore Carpaccio, Leonard de Vinci, Filippo Lippi, Andrea Mantegna, Michel-Ange, Titien, Andrea del Verrocchio, fait l’objet d’une exceptionnelle exposition, à Londres, au British museum, jusqu’au 25 juillet 2010.  

Elle révèle l’importance accrue qu’ils ont acquise entre 1400 et 1510. Enrichie d’analyses historiques et scientifiques des œuvres, avec pour certaines le recours à la réflectographie à infra-rouge, l’exposition retrace le cheminement technique et celui de la pensée créatrice des artistes de la Renaissance qui se livraient dans le dessin à des expériences d’une liberté qui ne se retrouvait d’ailleurs pas toujours dans les œuvres abouties, souvent commandées.

« Le peintre discute et rivalise avec la nature. » - Léonard de Vinci.
« Le dessin est la vive lumière émanée d’une vive intelligence et cette lumière est si forte et si communément nécessaire que celui qui en est impérieusement privé est une sorte d’aveugle. » - G. B. Armenini.
« C’est le dessin ou trait […] qui constitue, qui est la source et le corps de la peinture, de la sculpture, de l’architecture et de tous les autres genres d’art et la racine de toute science. » - Francisco de Hollanda.

Les croquis, ébauches, esquisses, études et autres dessins d’ouvrages de peinture ou de sculpture portent toujours en eux une émotion singulière, celle du commencement même. A fortiori, lorsqu’il s’est agi de livrer au monde des œuvres si bien accomplies qu’elles ont traversé les âges de l’Homme pour lui conter son Histoire. En cela, le dessin est germe, embryon, fœtus de l’œuvre universelle, dont la sublime fécondation se situe au cœur de la pensée, sa matrice en vérité. Il préfigure la naissance de l’œuvre et témoigne à la fois du mystère qui le précède. Par essence, le dessin est matière inachevée, secrète, confinée à l’intimité de l’atelier de l’artiste - pure extension de son esprit - où elle prendra finalement corps et même chair.

Aussi, il y a solennité à observer les dessins des maîtres de la Renaissance. Six siècles ont passé et sous nos yeux, leur pensée éclatante de beauté demeure vivante, féconde, transmet sous le trait d’une pierre noire ou d’une pointe d’argent la quête qui la préoccupait dans l’instant et qu’elle ouvre encore et toujours à nos contemporains qui savent en mesurer toute la nécessité et entendent poursuivre à leur tour le cheminement. 

A admirer les études de Léonard, Lippi, Credi, Bartolommeo, Mantegna et tant d'autres, il semble que le trait contient tout, jusqu’à l’horizon le plus inaccessible. Chacun paraît être en mesure d’aboutir à une dimension plus grande sans ne rien en perdre tant que l’esprit qui le guide et qui n’appartient a priori qu’à l’homme s’en forme une vision limpide, il fouille jusqu’à atteindre l’essence des choses. Il est mesure universelle de la myriade des figures, il est trait d’union et clef de toute création.

La liberté du poignet se contemple et règne de prestesse inspirée. Les mouvements de la pointe d’argent ou de la pierre noire enlevés, tantôt circulaires font naître le velouté sans dévorer l’espace ; tantôt angulaires ils délivrent de la densité sans peser sur la figure. Le trait en relief, en creux, hardi, comme la source devenue ruisseau, rivière et puis fleuve déferle et s’unit à la profondeur de la mer, il jaillit en un tout unique. Lumière et feu aussi, il éclaire et ombrage avec grâce et naturel éclat.

L'artiste élit le dessin au trait pour ne laisser échapper aucune ombre. Ou au contraire, il lui préfère le dessin haché, où les ombres s’imposent par de fines lignes entrecroisées, sensibles comme les fils de soie tissés ensemble composent l’étoffe. Ou encore le dessin lavé, où les ombres apparaissent à la plume trempée dans l'encre brune. Dessin aux lignes rehaussées de quelques traits de gouache. Il pourra opter pour le dessin arrêté aux contours des figures achevés, il saura parvenir au dessin abouti, au dessin pur et dénué de coloris aussi.

Ainsi, à la découverte de leurs dessins, nous entendons que les maîtres vénitiens de la Renaissance étudiaient l’atmosphère, s’attachaient au souffle et se révélaient sensibles aux tons des compositions. Ils traquaient la lumière, et l’appétit de couleur dominait la feuille. Les Florentins, eux, se concentraient davantage sur les volumes, œuvraient à l’animation de l’être dans le mouvement, à l’expression de l’émotion et des états d’esprit, dans la pose, le geste et le drapé.

Ils ont cherché et même inventé des techniques pour en faire plus brillamment jaillir l’étincelle de l’esprit, ont œuvré sur papier blanc, crème, bleu ou rosé, à la sanguine, à la sépia, à l’encre brune, noire, rouge, à la pierre noire, mine de plomb, au crayon noir, à la pointe de métal d’argent, craie et gouache blanches, au lavis brun, bleu, gris-noir, bistre.

Et puis, il est là ce visage délicat dont on ne se déprend pas, une œuvre de jeunesse de Léonard (1452 -1519) qui force l’émotion et la contemplation tant cette Tête de femme au regard baissé plonge au plus profond d’une mélancolique prière. Exécuté entre 1468 et 1475, à la pierre noire ou pointe de plomb et au lavis brun et gris-noir, le dessin fut inspiré par les portraits féminins de Verrocchio dont Léonard cherchait à imiter la beauté des expressions méditatives et des savantes coiffures. 

Comme le révèle l’image passée au réflectographe, le jeune peintre avait eu vraisemblablement toutes les peines du monde à placer l’œil de la belle ainsi qu’à lui façonner un élégant menton, et s’est alors efforcé avec brio à corriger ses erreurs à renfort de rehauts de blancs et de lavis gris. Mais quel ironique et sublime coup du sort pour cette paupière close, désormais ornée d’un trait de khôl propre aux années 1960, lequel ajoute plus de mystère encore à son regard tourné vers l’intérieur ainsi qu’une extraordinaire et touchante modernité au portrait ! Le jeune Léonard de Vinci aurait-il pu seulement imaginer qu’il venait de composer un chef-d’œuvre qui serait admiré par des centaines de milliers de personnes à Londres au début du troisième millénaire ?

L’esprit est présent partout, la raison pénètre partout, le génie s’impose partout et ses aspects et manifestations les plus variés s’expriment avec habileté, en beauté. Au gré de la main, du geste, les traits saisissent l’apparence formelle aussi bien qu’ils réfléchissent l’élan intérieur du visage, précisent la position du moindre cheveu de la coiffure. 

La réflexion créatrice est à l’œuvre et l’on est ému de ressentir l’artiste qui semble encore scruter le modèle, interroger le sens et corriger le trait, embrasser le caractère, restituer l’atmosphère, révéler les tonalités, à pénétrer le vivant, à réussir l’ellipse. Ainsi le dessin assure que l’artiste a su déployer et résoudre, avant tout, ce qui anime l’esprit, et transcrire la vision spirituelle qui le précède. D'autant que la femme évoque aussi bien sûr, à la fois, la grâce, le cœur, le sacré, la virginité, la séduction et la fécondité. Tout entier voué à répondre aux exigences de l’esprit, le dessin allait pouvoir ainsi traverser les siècles, témoigner des préoccupations intérieures de l’artiste, et figurer la présence réelle.

Tous les maîtres de la Renaissance ont emprunté la voie du réalisme, la plus évidente pour parvenir à l’Homme et la nature, fouillant la perspective linéaire en vue de toucher à l’illusion tridimensionnelle, celle qui leur semblait pouvoir les conduire au plus près de la vie. A leurs yeux, le dessin s'était révélé comme le fondement de la création. Il le demeure aux nôtres.

vendredi 28 mai 2010

Lingering whispers, murmures d'outre-tombe

-® roberto foddai
Another taboo (2009) Roberto Foddai


« - Qu’est-ce qu’un fantôme ? dit Stephen plein de vibrante énergie. Quelqu’un qui s’est évanoui dans l’impalpable par la mort, l’absence, le changement de monde. » - Ulysse, James Joyce.


Dernière demeure de plus de cinq cents êtres disparus entre 1822 et 1854, la crypte de l’Eglise de Saint Pancras, confiée à la garde de quatre cariatides sévères et altières, s’enfonce dans les entrailles de Londres. Au solennel repos de ces défunts du XIXe siècle, l’art contemporain se livre en offrande. 

Lingering whispers, comme autant de murmures, chuchotements, rumeurs, plaintes, complots, y bruissent, résonnent, appellent, interpellent, s’étendent, s’étirent entre les vieux murs de pierre, et content des histoires en images.

Elles entendent s’inscrire dans l’esprit des mots de Charles Dickens, issus de L’Horloge de Maître Humphrey :
 « Qui peut s’étonner que l’homme accorde une vague foi aux histoires d’esprits désincarnés errant à travers les lieux qu’ils ont tant touché autrefois, quand soi-même, à peine moins séparé qu’eux de son vieil univers, poursuit à jamais les émotions passées et les temps révolus, et que le fantôme de son précédent soi-même plane sur les lieux et les êtres qui réchauffaient son cœur d’antan ? »
Une quarantaine d’artistes internationaux, photographes et plasticiens, racontent leurs fables de vivants dans la fraîcheur silencieuse de la crypte. Il s’agit de déambuler dans ce mystérieux labyrinthe d’émotions et de sensations qui d'emblée happe et saisit l'être. Leurs univers imaginaires heurtent, choquent, provoquent, interrogent les nôtres. Ils éblouissent, fascinent, apaisent aussi. Et surtout ne laissent guère indifférent.

Chacun exprime sa part de quête de beauté et de vérité, verse ses multiples questionnements à l’œuvre, riche et harmonieuse, du Tout. Ils disent tous leur vision, filtre unique du monde et de ses paradoxes vertigineux. L’amour ou non, le sexe ou non, la liberté ou non, l'absence ou non, la violence ou non, la vérité ou non, la mort ou non ? Rien n’est jamais si clairement tranché, les identités sont toujours particulières, les origines multiples, les désirs ambivalents,  les vœux mystérieux, les approches complexes, les nuances subtiles, les apparences trompeuses, les matières infinies.

Dans ce dédale, les murmures persistent et signent comme un refrain l'unité des couplets d'une chanson -, à conter les apparences de la beauté en nudité, en dénuement, en vêtement et les apparitions de l'inapparence même, de l'invisible manifeste- appellent à une plongée existentielle, selon les mots de Jean-Paul Sartre dans L'Etre et le néant :
« la facticité est donc habillée et masquée par la grâce : la nudité est donc habillée et masquée par la grâce : la nudité de la chair est tout entière présente, mais elle ne peut être vue.  En sorte que la suprême coquetterie et le suprême défi de la grâce, c'est d'exhiber le corps dévoilé, sans autre vêtement,  sans autre voile que la grâce elle-même. Le corps le plus gracieux est le corps nu que ses actes entourent d'un vêtement invisible en dérobant entièrement sa chair, bien que la chair soit entièrement présente au spectateur.» 
002
Male nude (2009)  Carolyn Cowan

La Britannique, Carolyn Cowan explore ainsi, par le nu, la vulnérabilité de l’homme dont il tire sa beauté qu’elle révèle en un maniérisme pictural. « Les vêtements cachent et masquent ce que nous sommes en vérité. Une fois ôtés, ils ne révèlent rien d’autre que nous-mêmes », dit-elle. L'artiste participe à la libération de son modèle, lui offre ce qu’elle nomme la rédemption dont son regard capte « la magique étincelle ». Photographe caravagesque, elle œuvre en clair-obscur. « Ce que j’ai toujours tenté dans mon existence est de saisir la lumière (…) Il s’agit toujours de lumière, de métamorphose, d’alchimie ». Pour elle, l’essentiel est de faire jaillir « la lumière des ténèbres » qu’il ne faudrait pas tant redouter et plutôt tenter d’y puiser la « réflexion du divin ».

L’ombre et la lumière, évidentes et classiques expressions du bien et du mal, ne sauraient pourtant aux yeux de l’Italien Roberto Foddai se manifester aussi distinctement. Ce sont justement les zones grises qu’il investit, celles où, selon lui, s’abritent confortablement les tabous qu’il entend déloger. 

Comme un écho à la pensée de la philosophe Hannah Arendt sur « la banalité du mal » qui lui avait sautée à la gorge à entendre s’exprimer le nazi Adolf Eichmann à l’heure de son célèbre procès à Jérusalem, le photographe rappelle combien « facilement nous oublions que les plus sanglants des criminels et meurtriers sont bien des hommes ».

Il lui paraît nécessaire de le souligner et à cette fin, il traverse lui-même le terrible miroir et ose se grimer sous les traits de l’un des plus épouvantables criminels que le monde ait porté, le maître de l’Holocauste : Adolf Hitler. Dans une provocante série d’autoportraits, il retrace les étapes de la métamorphose d’un être somme toute banal en ce personnage sanguinaire qui symbolise, avec éloquence, toute la noirceur humaine, le mal par excellence à jamais gravé dans la mémoire collective. Ce jeu macabre et insolent ne saurait être entendu telle une impossible excuse mais bien comme une accusation politique et un appel à la prise de conscience du potentiel d’horreur dans sa plus extrême ampleur que chacun d’entre nous porte en soi. 

« Bizarre que les gens préfèrent tout observer en noir et blanc. Les humains ne sont pas simplement bons ou mauvais, insiste Roberto Foddai, nous sommes bien plus que ce simple mélange ». 

Le processus des métamorphoses s’accomplit en une complexe alchimie qu’il convient de décomposer et d’examiner à rebours, en éliminant les fards afin de briser les tabous.


The body of my soul (2009) Maflohé Passedouet
Plasticienne, scénographe, la Française Maflohé Passedouet, elle, interroge l’histoire et la mémoire de sa famille tzigane qui composent en partie le corps de son âme qu’elle met en scène au fond de la crypte en une installation vidéo interactive, poétique, ésotérique. Suspendue à l’obscurité, une robe de mariée, conçue dans un satin, à la blancheur éclatante d’une pleine lune, où scintille une multitude de perles nacrées finement brodées. Transmise de génération en génération par les femmes de la famille, ce vêtement est chargée d’histoires, de souvenirs, de symboles, figure le passage d’une condition à une autre, accuse le poids de l’héritage des femmes Roms. Et de songer aux mots de Christian Boltanski : 
« la photographie de quelqu'un, un vêtement ou un corps mort sont presque équivalents : il y avait quelqu'un, il y a eu quelqu'un, mais maintenant c'est parti. » 
Ici, Maflohé Passedouet démontre le contraire, il reste encore quelqu’un. Quelqu’un ne part jamais absolument puisqu’il laisse des empreintes qui tracent des chemins, dessinent des destins qui se lisent dans les lignes de la main. Sous un voile léger, le beau visage d’une brune apparaît en transparence, son corps hante le vêtement qui s’anime dans un halo de lumière grisâtre, en même temps qu’une envoûtante musique résonne. La mariée fantôme, de prime abord angélique, prête à danser dans la joie, peu à peu, s’affole, s’agite et se débat, lutte contre deux mains puissantes, gantées de noir qui enserrent sa taille fine et bientôt sa gorge. Dans la détresse des larmes, elle lance ses cris étouffés, chargés de révolte en désespoir. 

Son art, dit-elle, se conçoit telle qu’ « une tentative d’exploration entre deux… entre deux mondes. Dans l’entre » vibre le corps de son âme, entre réel et virtuel, présent et absent, passé et devenir. 

-® Christina Kruse
Ruhe (2009) Christina Kruse
    
Ce temps qui coule inexorablement, métamorphose l'existence sur son fil, sème de multiples bifucartions aux histoires que nous ne sommes pas toujours sûrs d'emprunter librement. L'icône allemande de la mode des années 90, la blonde platine Christina Kruse le sait bien, elle à la fois objet et sujet, passée progressivement, à partir de 1996, de l'autre côté de l'appareil avec lequel s'était nouée une relation intime, profonde, presque secrète pour elle-même. 

Elle s'était offert un Mamyia et fixait des images à l'occasion de ses incessants périples à travers le monde, avant de réaliser qu'elle avait accumulé une formidable matière, élaboré à son insu un carnet de voyages à valeur de journal intime.
 « Je n'ai rien montré à personne avant longtemps. Et je pense que c'est bien. De faire les choses par moi-même signifiait que je n'apprenais pas seulement à prendre des photographies mais que je devais aussi m'enseigner à voir. » 
De fait, sa vision singulière, souvent picturale, oscille entre dadaïsme et surréalisme qu'elle revisite à sa manière. Son oeil se porte sur elle-même, artiste devenue, nourrie de son univers de glamour révolu qu'elle moque dans l'ironie de mises en scènes extravagantes, et envisage l'avenir avec gravité, angoisse mêlées de mélancolie. A admirer son éloquente photographie intitulée Ruhe ou le repos, viennent résonner avec fortuite justesse les beaux vers de la poétesse argentine Alejandra Pizarnik : « dans la cage du temps la dormeuse regarde ses yeux esseulés.»

lundi 17 mai 2010

Caravage, l'alchimie du clair-obscur

Caravaggio (1621) - Ottavio Leoni


Peu après la mort de Caravage, survenue le 18 juillet 1610, Nicolas Poussin, en voyage à Rome, avait déclaré que le Lombard « était venu pour détruire la peinture». Préférons à l’idée de destruction évoquée par le peintre français, le sens de révolution, car Michelangelo Merisi dit (le) Caravage n’avait pas, en tout état de cause, détruit la peinture mais en avait bel et bien marqué le bouleversement radical et irréversible. Il en avait élargi l’horizon. L’œuvre du maître venait ni plus ni moins de faire émerger la peinture moderne.

La révolution de Caravage se situa à la fois dans le rôle inédit qu’il accorda à la lumière et dans la naissance d’un naturalisme narratif, sans doute inspiré de la commedia dell’arte, ce spectacle des rues que le peintre goûtait en particulier. Il avait rompu avec l’art de la Renaissance où l’homme demeurait la préoccupation absolue, et la lumière son strict faire-valoir.

Caravage, lui, avait désiré rendre grâce à la lumière qui, à ses yeux, saisissait et projetait toute la dimension du drame, en marquait le style. Il rejetait l’homme tel qu’il était alors souhaitable de le représenter. La Renaissance lui avait accordé le beau rôle, digne d’être admiré par l’aristocratie cultivée, riche et puissante, et surtout de lui renvoyer un reflet des plus flatteurs. Leur miroir déformait par trop la réalité aux yeux du Lombard qui la connaissait si bien qu’il avait délibérément choisi de la révéler telle qu’elle se présentait à lui. L’entre-choquement de la lumière et de l’ombre prenait ainsi une valeur d’autant plus symbolique que la technique dramatisait les scènes et transcendait le cœur du sujet. Le peintre replaçait l’homme dans sa plus humaine et humble condition, détruisait l’image narcissique de créature première, d’essence divine, pour le livrer à sa vérité, celle d’un être simple parmi les choses, soumis comme elles aux mêmes forces.

Caravage bouleversait l’école classique, scandalisait une clientèle aux goûts conservateurs qui fustigea sa conduite de l’art « aux confins de la laideur ». Son œuvre au noir effrayait autant qu’il fascinait tant il avait pris tournure de manifeste. Ce peintre au sang chaud qui n’était guère homme à laisser dicter sa conduite, s’était exprimé avec impertinence et détermination dans son art, avec véhémence et violence dans la vie. Il fut un être extrême et double. Son âme seule, d’une ténébreuse mélancolie, abreuvait sa palette. Caravage était en soi le clair-obscur.

« Il était mat et avait les yeux sombres, les cils et les cheveux noirs. Il s’était naturellement révélé être le même aussi dans sa peinture. La manière de ses coloris du début, doux et purs, fut ce qu’il fit de meilleur […] Mais il vira ensuite à cet autre manière ténébreuse, qui le séduisit par son tempérament, puisqu’il était lui-même tourmenté et querelleur dans sa conduite », jugeait en 1672 Giovanni Pietro Bellori, l’historien et critique d’art, dans un ouvrage intitulé Vies des peintres, sculpteurs et architectes modernes. Le chapitre qu’il consacra à Caravage, constitue une des plus anciennes et principales sources biographiques du maître doublée d’une recension peu amène de son œuvre.

Dès la première ligne de la biographie, l’habile Bellori, ardent défenseur de la beauté classique, décochait une flèche contre le naturalisme du peintre le comparant au sculpteur grec Démétrius, « si soucieux de la ressemblance qu'il se plut davantage à l'imitation qu'à la beauté des choses ». Le critique jugeait en outre qu’à l’instar du Grec, Caravage « ne reconnut aucun autre maître que le modèle ; faisant fi de l’élection des plus belles figures de la nature, et c’est étrange à dire, mais il semble qu’il ait cherché à transcender l’art, sans art. »

Comme tant d’autres, Bellori reprochait au Caravage - auquel il reconnaissait toutefois certaines qualités – d’avoir entraîné l’art de la peinture sur la dangereuse pente de la corruption. Le Lombard, selon lui, « avait largement intensifié les zones sombres et épaisses, usant d’une quantité considérable de noir pour donner du relief aux formes. Il avait poussé si loin cette manière de peindre qu’il n’exposa jamais ses modèles à lumière du jour ; au contraire il trouva le moyen de les installer dans la pénombre d’une pièce close pour les exposer sous une source de lumière placée en hauteur qui plongeait directement sur la principale partie du corps, laissant le reste dans l’ombre afin de gagner en puissance dans le choc de la clarté et de l’obscurité. Dès lors les peintres de Rome furent conquis par cette nouveauté, et les jeunes en particulier le vénérèrent et le louèrent comme seul et unique imitateur de la nature ; considérant ses œuvres tels des miracles, ils rivalisaient pour se réclamer de lui, dénudant leurs modèles et surélevant leurs lumières ; ainsi à copier la vie, chacun avait désormais trouvé un maître ainsi que des modèles sur la place publique et dans les rues, sans plus prendre peine à l’étude ni à l’enseignement. Et tandis que cette méthode séduisait ces derniers, les peintres plus anciens, habitués à la pratique artistique, écœurés par cette nouvelle approche de la nature, n’ayant de cesse de dénoncer Caravage et sa manière, répandaient qu’il ne savait pas comment s’extraire de son cellier, et que dans sa pauvreté d’invention et de dessin, dénué de décorum et d’art, il peignait tous ses sujets sous une unique lumière, sur un seul et même plan, sans aucun dégradé. De telles accusations cependant ne freinèrent en rien la propagation de sa renommée. » 

Son cas était également discuté en France, comme à l'Académie royale de peinture et de sculpture où le 9 février 1669, le peintre Sébastien Bourdon, qui avait étudié l’œuvre du Lombard à Rome en 1634, avait expliqué que « Caravage s'est vu applaudi parce qu'avant lui aucun peintre n'avait représenté avec autant de vérité des lumières qui, perçant dans des lieux obscurs et ténébreux et y tombant à plomb sur les corps qu'elles y rencontrent, produisent sur ces objets de grandes ombres et de grands clairs qui les font paraître avec une force, une vigueur et un relief surprenants. […] Depuis cette acquisition nuisible, ce maître appauvri n'a plus su peindre des figures en plein air et n'a pas même cru qu'on le dût faire. »

En effet, de son vivant, le Lombard avait fait tant d’émules qu’il était déjà célébré partout en Europe, reconnu parmi les plus grands maîtres de la peinture italienne, et bientôt les critiques et les historiens le hissèrent au rang illustre des Leonardo, Giotto, Michelangelo et Raphael, en le nommant tout simplement Caravaggio, du nom du village des origines familiales.

Michelangelo Mérisi était né en 1571 à Milan, une région où l’influence du peintre Arcimboldi était importante. Son père était un bourgeois jouissant d’une bonne réputation et de la protection d’un aristocrate de sa région natale, le marquis de Caravage dont il était l’intendant. D’où ce surnom qui distingua par la suite le peintre de son illustre prédécesseur Michelangelo di Lodovico Buonarroti Simoni.

Vraisemblablement, Caravage était allé à l’école primaire. Il savait écrire, était un homme instruit, confirment les historiens d’art. Pourtant il n’aura laissé aucune trace écrite, à l’exception de rares autographes. Le 6 avril 1584, à l’âge de onze ans, il était entré en apprentissage dans l'atelier du peintre milanais Simone Peterzano auprès duquel il resta quatre années à apprendre les fondements du dessin, de la fresque et de la peinture à l’huile. Il assimila la peinture lombarde, se confronta au naturalisme des Campi, étudia la rigueur réformiste de Giovanni Ambrogio Figino, et les influences vénitiennes fondamentales transmises par son maître dont la propre influence marquera peu son œuvre, à l’exception de certaines idées de composition. Au contraire, ses premières toiles révèleront le rejet absolu du maniérisme de Peterzano.

Dès ses premières œuvres exécutées entre 1593 et 1595, période de ses débuts à Rome où vraisemblablement il s’était installé en 1592, Caravage se distingua du courant, défiant déjà la suprématie du canon artistique. Sans doute fort bien recommandé, il travaillait auprès du jeune maître Giuseppe Cesari, de trois ans son aîné, dit le Cavalier d’Arpin, le peintre alors le plus en vogue de Rome pratiquant une forme de maniérisme réformé.

L’Autoportrait en Bacchus (malade), le Jeune garçon mordu par un lézard, le Jeune garçon portant une corbeille de fruits, le Jeune garçon pelant un fruit, virent le jour dans l’atelier de Cesari. Caravage, dans ces tableaux, introduisait une nouveauté essentielle en accordant autant de présence au jeune homme qu’à la nature morte, placés sur le même plan. Le naturalisme narratif et la gestuelle singulière de ces jeunes hommes frappèrent les critiques de l’époque. De nos jours, historiens et chercheurs continuent d’explorer la teneur de ces toiles, avides d'en dévoiler les sens cachés, en quête de secrètes métaphores, d’évocations ésotériques ou érotiques. Certains émettent la thèse étonnante que Caravage avait là conçu en vérité des allégories de la rédemption chrétienne.

Jeune garçon mordu par un lézard (1593-1595 - Caravage)
 Pourtant, à première vue, la sensualité des poses efféminées de ces jeunes gens, la nudité des torses ou épaules, leurs regards lascif, langoureux, effarouché ou absorbé, confrontés à l'abondance de fruits, raisins, pêches, poires, abricots, fleur à l'oreille ou couronne tressée de feuilles de lierre évoquent davantage l’invitation à un festin païen et orgiaque en préparation qui serait offert plus tard sous les auspices de Bacchus (1597). Installé à la place d’honneur du banquet, le jeune dieu du vin et de la fertilité, visage poupin cerné de boucles de jais, couronné de grappes de raisins et de feuilles de vigne aux tons d’automne, présente une moue de lèvres charnues et sensuelles, un teint au velouté de pêche sur ses joues rondes. Maître de la fête, il tient à disposition du vin d’un rouge profond dans une carafe de cristal d’une subtile transparence qui saisit si bien la lumière que le visage du peintre lui-même vient à s’y réfléchir. Au-dessus de fruits trop mûrs débordant d’une corbeille ornée de feuilles de figuier, une coupe de vin, frémissant, tendue au bout de ses doigts dodus aux ongles d’une saleté attendrissante, la jeune divinité, à la carnation lumineuse et provocante, intime d’un regard, noir et doux à la fois, d’accepter le don en une promesse d’amour et d’ivresse. De fait, de la main droite, il joue avec la ganse noire de sa ceinture, prêt à dénouer tout entier son vêtement qui ne couvre déjà plus qu’une moitié de son corps androgyne.

Ici, Caravage révélait surtout un intérêt personnel pour la mythologie déjà familière et amplement nourri par la collection d’antiquités de son nouvel employeur le cardinal del Monte, représentant du Grand Duc de Toscane à Rome, qui lui assura à partir de 1595 une puissante protection, l’invitant à prendre ses quartiers dans sa prestigieuse résidence. Le peintre y vécut jusqu’en 1600 environ.

L'artiste tirait son inspiration de sa fréquentation et son observation des quartiers populaires de la ville où il aimait s'encanailler. Le Flamand Karel Van Mander, en voyage à Rome, écrivit en 1604 : « Ce Michelangelo […] ne se consacre pas constamment à son art, ainsi après avoir travaillé deux semaines, il se rue dehors pour deux bons mois, l’épée à la taille, son serviteur à sa suite, allant d’un terrain de jeu de paume à l’autre, toujours enclin à la dispute et la bagarre, si bien qu’il est impossible de s’entendre avec lui. »

En effet, un document de justice daté du 3 mai 1598 fait état de l’arrestation de Michelangelo Merisi pour port illégal de l’épée qui n’eut guère de conséquences, le nom du cardinal del Monte lui garantissait la protection du statut supérieur. Mais il y eut bien d’autres arrestations y compris pour agression, certaines donnèrent lieu à des procès.

« Aussi occupé fut-il par la peinture, Caravage ne put cependant en aucune façon laisser de côté ses inclinations. Et après avoir passé quelques heures du jour à peindre, il s’en allait arpenter la ville, l’épée au côté, à exhiber son adresse avec les armes, à afficher son goût de tout, à l’exception de la peinture », avait surenchéri Bellori dans sa biographie.

Le critique achevait de noircir son portrait en affirmant que Caravage « était extrêmement négligent à l’égard de la propreté et pendant des années, il avait pris ses repas sur la toile d’un portrait, s’en servant de nappe matin et soir ». Selon le biographe, il portait « des habits raffinés et des velours », mais « il ne les ôtait plus jusqu’à ce qu’ils tombent en lambeaux ».

La déposition d’un témoin dans le cadre d’une enquête criminelle portant sur un duel auquel Caravage avait assisté à l’été 1597, donne du peintre une description précise qui ne manque pas de rappeler celle de Bellori et le portrait que fit de lui Ottavio Leoni: 
« Un vigoureux homme jeune de vingt à vingt-cinq ans, trapu, avec une barbe noire en broussaille, des sourcils épais et des yeux sombres, qui porte un habit noir assez débraillé, une paire de chaussures noires assez déchirées dont la tête est couverte de longs cheveux noirs retombant en avant. »
Il fut sans doute le premier en peinture à percevoir que la dimension autobiographique constituait une voie narrative sûre et favorable à la transmission universelle de son expérience esthétique et morale. Il avait été témoin ou acteur lui-même de scènes de rue ou de tripots qu'il rapporta dans la Diseuse de bonne aventure (1596-97) et les Tricheurs (1594) où la ruse et l'innocence s'affrontent en un jeu subtil et pervers de séduction et de pouvoir. Tous deux, lumineux et irisés, sont encore dépourvus des ombres qui croîtront par la suite.

Pour les Tricheurs, « il adopte […] une palette lombarde de rouge bourgogne et d’ocres » souligne l’historienne d’art, experte de Caravage, Catherine Puglisi. Il y combine « des procédés de composition en trompe l’œil, il confère aux personnages une matérialité pour ainsi dire palpable et en tout cas sans précédent », observe-t-elle. C'est cette toile qui lui valut la cruciale attention du cardinal del Monte, un passionné de musique, de beaux-arts et de sciences, qui l’acheta et l'appela aussitôt à entrer à son service.

Par le biais du Cardinal, le Caravage était désormais au contact de toute une communauté d’artistes et de puissants personnages mais aussi de savants s'intéressant, entre autres, à l'optique et l'alchimie.

Caravage qui était naturellement doué d'un talent singulier de la mise en scène, l’aurait renforcé grâce à une technique nouvelle, la camera oscura, à laquelle il aurait été initié par le physicien napolitain Giovanni Battista Della Porta, une relation du Cardinal del Ponte, par ailleurs ami de Galilée.

Il s'agit en tout cas de la thèse fascinante et en tous points pertinente que défend la restauratrice et historienne d’art italienne Roberta Lapucci de la prestigieuse école américaine d'art de Florence (Saci). A en croire ses travaux, corroborés en quelque sorte par la biographie de Bellori, Caravage œuvrait dans une chambre noire où il plaçait ses modèles - éclairés d’une lumière pénétrant par un trou dans le plafond - dont il projetait l’image captée par le biais d'une lentille et d'un miroir sur la toile enduite, au préalable, d'une préparation composée de différents éléments sensibles à la lumière et permettant de la fixer. Ensuite, plongé dans l’obscurité, le maître peignait son ébauche sur l'image projetée, usant d'un mélange de blanc de céruse et d'éléments chimiques et de minéraux visibles dans le noir. Roberta Lapucci émet l'hypothèse qu'il se servait d'une poudre photo-luminescente obtenue à partir de lucioles concassées, utilisée à l'époque pour les effets spéciaux de la commedia dell'arte.

Telle technique serait le secret fondement de l'incomparable clair-obscur des tableaux de Caravage, et de la lumière photographique qui les caractérise. Le Caravage aurait ainsi été le premier peintre à se servir de la camera oscura. De nombreux historiens d'art se sont élevés contre la théorie de Roberta Rapucci en raison de preuves insuffisantes et de crainte que son génie s’en trouve entaché de soupçons d’imposture. Mais pour convaincre qu'il se servait de projections comme dessins préparatoires, la chercheuse argue du fait que Caravage n’avait pas produit d'études et exécutait ses toiles à une vitesse record. Elle avance en outre judicieusement qu' « un nombre anormal de ses modèles étaient gauchers » que seule la projection de l'image inversée sur la toile, les lentilles de l'époque ne permettant pas de la projeter à l'endroit, saurait justifier. Pour l’heure, cette prometteuse piste reste ouverte et bien sûr, à suivre.

L’entrée au service du cardinal Del Monte marquait un tournant décisif dans la carrière du peintre, tant en termes de confort matériel que d’exploration artistique et intellectuelle. Cette nouvelle position, très en vue, lui valait en outre des commandes immédiates d’autres collectionneurs de renom qu’il restait libre d’honorer.

Bacchus (1597 - Caravage)
 Après Bacchus, il composa bientôt une série de toiles allégoriques également destinée à la collection particulière de son protecteur mélomane, intitulée Musica, où se distinguent les mélancoliques et sensuels Joueur de Luth et Musiciens (1595) en raison d’un travail particulier et inédit chez lui sur l’espace et les perspectives, visités par de précises réflexions d’ombre et de lumière.

En outre, « L’ambivalence sexuelle des modèles masculins est venue remettre au centre du débat la question de l’homosexualité latente ou supposée du peintre », et celle du prélat, note Catherine Puglisi, précisant toutefois que la beauté androgyne des personnages renvoie plus certainement à des associations classiques.

Il exécuta encore pour del Monte son impérieuse et peu conventionnelle Sainte Catherine d’Alexandrie (1599), une des pièces maîtresses de sa collection, l’audacieuse scène de Judith et Holopherne (1599) pour le banquier Ottavio Costa, et la saisissante Conversion de Marie-Madeleine (1598-1599) pour la famille Aldobrandini, où la présence d’un miroir convexe ou « miroir de sorcière » n’aura manqué d’interpeller la chercheuse Roberta Rapucci. Caravage avait en parallèle réalisé sur un bouclier en bois la terrifiante Tête de Méduse (1598) décapitée, inspirée d’un passage des Métamorphoses d’Ovide et de ses propres traits étudiés dans un miroir. Le prélat la lui avait commandé afin d’en faire présent au Grand Duc Ferdinand de Médicis. 

Entre 1599 et 1600, le peintre consacra son énergie à peindre l’unique fresque de sa carrière, mais exécutée à l’huile, sur les plafonds du mystérieux laboratoire alchimique du cardinal au sein de la villa Porta Pinciana. Elle dépeint Jupiter, Neptune et Platon autour du globe terrestre qui personnifient les éléments air, eau et terre et symbolisent le processus ultime de transformation de la matière élaborant le Grand Oeuvre alchimique.

A partir de 1600, orée de sa trentième année, Caravage œuvra, de façon quasi-exclusive, à la peinture de dévotion. Sans compter de multiples commandes privées, en l’espace de sept années, le maître honora six grandes commandes publiques pour différentes églises de Rome qui ne cessaient d’affluer en dépit de ses visions transgressives, empreintes d’effronterie. Il délivra, entre autres, le Crucifiement de saint Pierre et la Conversion de Saint Paul (1601) à l'église Santa Maria del Popolo, la Mise au tombeau (1602-1604) à la chapelle Vittrice de Santa Maria in Valicella, La Madone des Palefreniers (1605-1606) à la basilique Saint-Pierre et la Mort de la Vierge (1601-1603) à Santa Maria della Scala, la Madone des Palefreniers (1605-1606) et la Madone de Lorette ou Vierge aux Pélerins (1603-1606).

De cette dernière qui fut mal accueilli par son commanditaire mais littéralement acclamé par le public, le peintre Baglione, contemporain et rival de Caravage déclara, non sans amertume : 
«  Il fit une Madone de Lorette d’après nature, avec deux pèlerins, un homme aux pieds boueux, et une femme à la coiffe sale. Ce tableau tout insoucieux de la dignité que doit avoir une grande peinture, suscita un enthousiasme populaire et bruyant. »
Mais Caravage ne défrayait pas seulement la chronique artistique et mondaine, son nom apparaissait de façon récurrente dans les affaires judiciaires, incarcéré à plusieurs reprises, toujours pour port d’arme illégal ou agressions, il était impliqué dans un nombre croissant de procès. Il trouvait le temps de multiplier ses frasques, toujours prompt à provoquer, insulter et se battre, et de satisfaire ses inclinations de mauvais garçon au goût indéfectible pour le jeu, l’alcool et les prostituées dans la fréquentation constante des tavernes et des bas-fonds, où d’ailleurs il trouvait les modèles de ses tableaux religieux, aux figures empreintes de paradoxes sulfureux et provocants. 

Si Maurizio Calvezi, historien d’art et président du comité italien des célébrations du quatrième centenaire de la mort de Caravage, le croit influencé par la réforme catholique, un autre historien d’art Fernando Bologna le considère, lui, comme un libertin quasi hérétique qui vécut en conflit avec la hiérarchie ecclésiastique.

En effet, Caravage oscillait perpétuellement entre la transgression morale, accentuant la dissolution de sa vie privée et la quête de rédemption, transparaissant dans son œuvre de dévotion. L’intervention de ses puissants protecteurs, amoureux de son art au sommet de sa gloire romaine, lui évitèrent bien des peines, il s’en sortait toujours relativement indemne et pouvait se compromettre à nouveau jusqu’au jour du 28 mai 1606 où il commit l’acte d’une gravité irréparable qui scella son destin : le meurtre de Ranuccio Tomassoni.

Sa tête mise à prix, il n’eut d’autre choix que la fuite et l’exil et amorça sa cavale qui le conduisit d’abord à Naples où il trouva refuge auprès du Duc Don Marzio Colonna, de la famille du marquis de Caravaggio, laquelle le protégea dans toutes les circonstances et tout au long de son existence.

En 1607, le peintre rejoint Malte, où il travailla pour le Grand Maître Alof de Wignacourt, dont il réalisa deux portraits. Pour la cathédrale Saint Jean de La Valette, le maître peignit deux de ses plus beaux chefs-d'œuvre, Saint Jérôme pour la chapelle de la Nation italienne, et la Décollation de saint Jean-Baptiste, l’unique pièce qu’il ait jamais signée et dans laquelle, il aura « déployé toute la force de son pinceau » selon les mots de Bellori. Caravage sembla s’être racheté une conduite, il avait même été sacré chevalier de l’Ordre souverain de Malte. Mais l’état de grâce ne dura que quelques mois seulement. Début octobre 1608, il fut jeté au cachot. Le motif de son incarcération demeure un mystère, même si Bellori et Baglione rapportèrent, sans plus de détails, qu’il aurait insulté un chevalier de justice et provoqué un duel ce que les règles de l’Ordre interdisaient strictement sous peine d’excommunication et d’emprisonnement. Le 6 octobre, Caravage était parvenu à s’évader « à l’aide de corde », selon l’enquête criminelle de l’époque, et très certainement après avoir bénéficié de la complicité d’influents personnages. Jugé « comme un membre pourri et fétide », le peintre fut bien entendu déchu de l'Ordre.

Le maître avait renoué avec l’errance et trouvé un refuge hospitalier et temporaire à Syracuse d’autant qu’il s'était présenté en membre de l’Ordre, selon Catherine Puglisi. Il se lança dans l’exécution d’une « série de retables qui allaient être les dernières grandes œuvres de sa carrière », au nombre desquelles figurent les Funérailles de sainte Lucie, la Résurrection de Lazare et l'Adoration des bergers, et la Nativité avec saint Laurent et saint François.

En 1609, le Caravage avait regagné Naples, dans l’espoir de pouvoir bientôt retrouver Rome, après avoir sollicité la grâce du pape. Dans l’attente, il peignait sans relâche et, de ce nouvel exil napolitain surgirent, entre autres, l'Annonciation de NancySaint Jean-Baptiste, et surtout David exhibant la tête tranchée de Goliath, auquel il offrit ses traits, symbolisant sa propre condamnation et par là, l’image de sa repentance même.

Enfin, en 1610, informé que sa grâce ne devait plus tarder à lui être accordée, il décida de prendre les devants et entama son voyage en direction de Rome. Mais faisant route, Caravage, atteint de paludisme, dut être hospitalisé, où seul et abandonné de tous, le 18 juillet, la mort vint l’emporter. Sa fin fut rapportée dans un laconique entrefilet de L’Avviso, le 31 juillet suivant : 
« Michel-Ange de Caravage, peintre célèbre, est mort à Porto Ercole, tandis qu’il revenait de Naples à Rome par la grâce de Sa Sainteté qui l’avait relevé du bannissement. »
A cette funeste nouvelle, Baglione lança une dernière pique posthume à Caravage :
« Il mourut misérablement, tel qu’il avait vécu. »
Caravage, Catherine Puglisi (Ed.Phaidon)
Caravaggio, catalogue de l'exposition de Rome, édité par Claudio Strinati (Ed. Skira)
The lives of the modern painters, sculptors and architects, Giovan Pietro Bellori (Ed.Cambridge University press)
Caravaggio, A light in the shadows, Roy Doliner (Ed. Ded'A)

mardi 27 avril 2010

Muray-Luchini, duo de trouble-fête

091dix
Lichtsignale - Otto Dix - 1917


Fabrice Luchini, un dossier orange glissé sous le bras, pénètre sur la scène intimiste du Théâtre de l’Atelier où l’attendent un fauteuil de cuir rouge, une table de bois ronde sur laquelle sont disposés une petite pile de livres et un verre d’eau, ainsi qu’une salle comble de spectateurs dont le souffle semble tout entier suspendu. La mise vestimentaire est sobre. Veston noir, sur chemise noire, jean noir, chaussettes et mocassins noirs. Son allure est naturelle, élégante. Sa petite taille est à peine remarquable tant sa présence impose la plénitude, palpable dans l’espace. Il paraît grave, presque sombre. Eprouve-t-il quelque anxiété ? A-t-il réellement le cœur à se trouver ici aujourd’hui face à tous ces inconnus ? Le comédien embrasse à la ronde toute l’assemblée de son regard d’illuminé,  et à laquelle il s’adresse aussitôt, en même temps qu’il s’assoie en croisant les jambes, que ses traits, eux, se détendent et s’éclairent d’un sourire radieux. 
« Autant de monde pour Muray, par un beau dimanche à 13 heures alors qu’il fait 31 degrés dehors, quand il y a Paris-Plage … Merci ! » 
Sa voix  porte haut et loin la jubilation mise en branle. Le malicieux clin d’œil a séduit d’emblée les adeptes de Muray. Les rires fusent comme d’un seul homme, intimidé et cependant encouragé par la chaleur du contact qu’il avait d’abord craint de trouver froid. La conquête du public est entamée. 
« Je vous préviens, ici, ils n’ont pas de climatiseur. Il va faire chaud… Et dire que je reviens cet été ! » 
Derechef, il ôte son veston. Le ton est donné, la grave ironie du rire dominera la séance pendant près de deux heures.

L’homme chausse ses lunettes à monture marron, aux verres rectangulaires, passe une main sur une tempe grisonnante, avant de se saisir d’un livre. 
« Je vais vous lire du Cioran, pour la mise en bouche, si je puis dire (…) Il permet de percevoir Muray … comme un enthousiaste ! » 
Salve de rires. Le texte d’Emil Cioran, date de 1967, extrait des Cahiers de son journal, relate une promenade qu’il fit par un jour de déprime, parmi tant d’autres, au Jardin du Luxembourg. Ce jour-là, le philosophe roumain reconnaît la silhouette de son ami, l’écrivain irlandais Samuel Beckett, paraissant absorbé,  l’air absent. Luchini marque une pause joviale, le temps d’inviter au rêve de cette bienheureuse époque quand, à flâner au Luxembourg, on pouvait avoir la chance de croiser un Cioran ou un Beckett perdus au cœur de leurs pensées ! Le comédien demeure silencieux, le regard en suspens, teinté de nostalgie, il les a rejoints incognito et observés à distance. Après quelques secondes à peine, il en revient, heureux, au présent.

La mise en bouche est fine et savoureuse.

Et de reprendre le récit du journal, alors que Cioran s’interroge sur l’opportunité de troubler le cours de la solitude réfléchie du dramaturge. « Tout chez lui exprime le monologue muet », note-il. Tout bien considéré, « il vaut mieux que nous ne parlions pas », la conversation exige toujours tant de frivolité, de bavardage… Lui-même se sait déjà « tellement rempli de tourments que tous les problèmes des autres [l]’indiffèrent totalement ».

Le penseur se détourne et laisse son ami penser. 
« A quoi ça va servir de parler ? »
La décision d’Emil Cioran ne lasse pas Luchini d’en interroger la force et l’élégance. Il le prouvera, plus tard. A explorer la ténébreuse mélancolie de celui qui fait, à ses yeux, figure de génie, le comédien toise d’autant mieux la teinte de la sienne qu’il a confrontée depuis longtemps à d’autres, à celle de Baudelaire, Flaubert, Nietzsche, Céline, Valéry et bien sûr Muray.

Quatre ans après le décès de Philippe Muray, philosophe, romancier et essayiste, à la plume vive et précise, à l’esprit acéré et sarcastique, Luchini - qui en connaît les textes sur le bout des doigts - entend lui rendre vie à force d’éloquence. Une simple lecture n’y aurait pas suffit. C’est une tribune qu’il faut à cette fine lame.

Alors Luchini la livre ou plutôt la délivre, en un parfait exercice de style couplé d’admiration. D’apartés comiques en piques habilement ajustées au détour d’une phrase, Luchini s’attache à mettre les points sur les i, à rétablir l’image à sa juste dimension de celui qui fut trop aisément et faussement, classé dans la catégorie des infréquentables réactionnaires de droite, s'applique à en épouser la voix, avec fierté, à cœur joie. Pour ce faire, il a élu une poignée de textes qui stigmatisent, avec brillante férocité et implacable lucidité, les traits les plus consternants d’absurdité que portent notre époque et ses indigents représentants, chantres de vulgarité, d’un ennui désertique.  

Il aura fustigé la classe politique et ses discours récurrents qui ne puisent qu’au néant. Il aura dégommé l’obscène comédie que jouent ces chefs de partis prônant des remèdes aussi stériles que fallacieux à opposer aux maux de leurs concitoyens naïfs, ignorants, fautifs sans doute de se laisser prendre au piège de l’éloge clinquant du positif. Il se sera attaqué avec virulence à cette société de  l’hyperfestif, aura chargé contre « l’univers des contes de fées remplaçant peu à peu le réel dont personne ne veut plus » et le culte minable de ce qu'il nomme l’infantéisme.

Ses armes sont le verbe haut, l’esprit radical, l’humour noir et la critique corrosive. Ici, Luchini s’en saisi à sa suite, en digne héritier afin de poursuivre son entreprise de démolition, d'utilité publique.

Luchini est déjà hilare, il sera hilarant. Ouverture du dossier orange recelant les textes élus :  Il ne faudrait jamais, ou le débat en question, ce vain « magma d’entre-gloses », « mirage du champ de bataille » qui semble tant obséder nos contemporains déplorant « l’absence de vrai de débat »

« Mais débattre de quoi ? », « débattre que l’avenir n’a pas de futur ? », « débattre que Paris-Plage, la Nuit Blanche, la Gay Pride ne font plus débat ? » Et puis, « comment reconnaître le vrai du faux débat? » interroge Muray,  tel un « Devos métaphysique », à jouer sur les mots en virtuose de l’absurde au point d’imaginer une plainte déposée pour « faux débat ». Au détour, il aura relevé que « la pensée magistrale ne commence que là où le débat s’achève »

« C’est du Nietzsche ! », s’écrie Luchini qui se souvient avoir utilisé cette citation sur le plateau d’une émission télévisée de Taddéï. « Ah ! Il n’a rien dit, s’est contenté de sourire. Ah, le sourire de Taddéï… »

Luchini délectera le public du Tombeau pour une touriste innocente que Muray a conçu, selon lui, tel un pastiche acide d’une fable de La Fontaine. 
« Elle était cyber-conne et votait Jospin. »
Le comédien n’y résiste pas. Il répète en riant à gorge déployée, à plusieurs reprises : « elle était cyber-conne et votait Jospin » ! « Elle était bête et triste et crédule et confiante/Elle n’avait du monde qu’une vision rassurante » et « Dans le métro souvent elle lisait Coelho / ou bien encore Pennac et puis Christine Angot / Elle les trouvait violents, étranges et dérangeants / Brutalement provocants simplement émouvants. » 

Luchini ne ratera moins encore le Sourire à visage humain,  portrait de Ségolène Royal qu’a peint Muray au vitriol en 2004. Luchini jubile, traits et gestes accompagnent la parole, il joue avec brio.

« La daïlamama du troisième millénaire !, se gausse le comédien, c’est génial ! » L’assemblée rit de plus belle.
« On tourne autour, on cherche derrière, il n’y a plus personne, il n’y a jamais eu personne. Il n’y a que ce sourire qui boit du petit-lait, très au-dessus des affaires du temps, indivisé en lui-même, autosuffisant, auto-satisfait, imprononçable comme Dieu, mais vers qui tous se pressent et se presseront de plus en plus comme vers la fin suprême.C’est un sourire qui descend du socialisme à la façon dont l’homme descend du cœlacanthe, mais qui monte aussi dans une spirale de mystère vers un état inconnu de l’avenir où il nous attend pour nous consoler de ne plus ressembler à rien.C’est un sourire tutélaire et symbiotique. Un sourire en forme de giron. C’est le sourire de toutes les mères et la Mère de tous les sourires.Quiconque y a été sensible une seule fois ne sera plus jamais pareil à lui-même.Comment dresser le portrait d’un sourire ? Comment tirer le portrait d’un sourire, surtout quand il vous flanque une peur bleue ? Comment faire le portrait d’un sourire qui vous fait mal partout chaque fois que vous l’entrevoyez, mal aux gencives, mal aux cheveux, aux dents et aux doigts de pieds, en tout cas aux miens ?Comment parler d’un sourire de bois que je n’aimerais pas rencontrer au coin d’un bois par une nuit sans lune ?Comment chanter ce sourire seul, sans les maxillaires qui devraient aller avec, ni les yeux qui plissent, ni les joues ni rien, ce sourire à part et souverain, aussi sourd qu’aveugle mais à haut potentiel présidentiel et qui dispose d’un socle électoral particulièrement solide comme cela n’a pas échappé aux commentateurs qui ne laissent jamais rien échapper de ce qu’ils croient être capables de commenter ? »
Luchini avait déjà lancé l’attaque sur Les emplois jeunes, caractéristiques  de « cette ère du festif sans limites », sortis tout droit du chapeau magique de Martine Aubry, qui se pose « du côté du domaine de l’innovation ».

 « Notre époque s’exprime par ses fêtes », allons « la Job Pride » peut commencer, abondamment louée par « l’effervescente propagande médiatique », faisons fleurir « agents d’accompagnement, agents d’ambiance », tous les « agents qui favorisent le décloisonnement ». Et après ? Mais « qu’importe l’ambiance, pourvu qu’on ait l’agent ! » Absurdes toutes ces « expressions sans objets » ? « Ces nouvelles entités linguistiques » dépourvues de fondement ? Pire, affirme Muray, elles sont symptômes mêmes du mal à l’œuvre : 
« Au fur et à mesure que le désastre progresse, le langage se contorsionne.» 
Et Luchini rit, et le public avec lui. Mais que disent vraiment tant de rires dans l’intimité de tous ces spectateurs ? Quel est le véritable écho produit par ces subtils jeux de mots ? L’hyperfestif poursuit la fête en son miroir. Il s’esclaffe.

« Je ne veux pas rire de certaines choses », cingle pourtant Muray avant de poursuivre la satire, épaulé par le talent de Luchini à enfoncer scrupuleusement ses clous, « le négatif n’a plus droit de cité »

Le comédien veille à souligner la pensée de l’auteur, se plaît à en répéter les phrases les plus virulentes qui accusent la terrible perte du sens, en fait drôlement tinter les clés. Refusant le concret, « professionnel sans emploi »  attaché à l’inessentiel,  l’hyperfestif  fait donc « route vers l’hyperfictif »

Entre la Comédie humaine et lui, s’est ouvert un gouffre. Que pourrait bien avoir à explorer un Balzac de nos jours, alors que « le rapport entre réalisme et réalité n’existe plus » ? Que peut désormais « le roman avec des êtres de maintenant quand les vœux pieux sont transformés en faits » ? Quelle « tâche surhumaine » pour la littérature d’aujourd’hui que « d’explorer quelque chose qui n’existe pas » ! « Comment ça se peint un agent accompagnateur »? Comment ça se peint un agent d’ambiance ? « Un roman exact… que peut-il sentir » ? Que peut bien être la finalité de « la grande fête des habitants du pays de l’innovation » ? Le monde continue de rire. Et bientôt surgira peut-être le « premier roman extrémiste », l’œuvre subversive par excellence. Il s'agira de la Comédie humaine hyperfestive dont les héros seront « un fracasseur de transistor, un restaurateur de négatif, un décourageur d’artistes contemporains...»  Luchini adore l’idée du « décourageur d’artistes contemporains ». Vrai qu’elle ne manque pas de piquants. Ah ! Les rires continuent de fuser. Mais décidément, « l’évaporation du réel » ne fait pas rire Muray. Quelle tragédie en vérité de vouloir ignorer que « l’effacement des frontières entre le conte de fées et la réalité ne s’accomplit que dans la mort ».

Muray était un trouble-fête. Et la fête demeure... trouble. 

vendredi 16 avril 2010

In vanitas veritas*

82771_1265279840_pei-ming_419x420p
Crâne (2004 - Yan Pei-Ming) 


« Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir ? Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien d’être  malheureux que d’être dans une tristesse insupportable aussitôt que l’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti. »
Fragments 33, in Pensées, Blaise Pascal  (Ed. Gallimard, Folio)

La mort s’exhibe toujours. Son éternelle danse macabre a beau jeu de tenir la vedette. Son inéluctable chant qu’elle n’a de cesse d’entonner, nous entête. Son vieux refrain lancinant ne sait que dire l’unique certitude du funeste destin : memento mori ! Son glas tinte et résonne bel et bien pour tout un chacun. La vie ajuste ses pas à sa cadence chaotique, tantôt prompte et fulgurante, tantôt lascive et nonchalante, avant de se précipiter entre ses bras ouverts et froids qui l’enlacent et la conduisent là d’où nul ne revient jamais.

Vivre tue.

Et l’artiste, essentiel funambule, déambule sur cet inexorable fil conducteur dont il tire ses Vanités. Entiché de la muse morbide au visage protéiforme, il exhorte à la confrontation et la mémoire. Sa silhouette terrible s’infiltre dans les cabinets de curiosités des penseurs et poètes, sa nature morte trône sur les tables de méditations, souffle des livres sous les plumes magistrales, son crâne hante le labyrinthe des pensées. Regarde-moi bien en face et ne m’oublie jamais !, clame la tête de mort, à l’instar du squelette de la Trinité, fresque florentine de Masaccio, qui déclare aux vivants du fond de son sépulcre : « J’ai été ce que vous êtes et ce que je suis, vous le serez aussi.»

Et de songer au poète Charles Baudelaire qui verse dans La Charogne, son écho sublime et ironique à la fatalité.

« Et pourtant vous serez semblable à cette ordure
A cette horrible infection
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature
Vous mon ange, ma passion
Alors ô ma beauté ! Dites à la vermine
qui vous mangera de baisers,
que j'ai gardé la forme et l'essence divine
de mes amours décomposés. »

Par La corrosion du corps, telle que l’exhibe une petite cire admirable du XVIIIe siècle attribuée dans le doute à Gaetano Giulio Zumbo, spécialiste sicilien de « petits théâtres de la mort », la putréfaction de la chair est en beauté à l’œuvre.

Post Hominem Vermis, toile qu’un peintre anonyme du XVIIIe siècle a laissée à l’Espagne, nous donne à contempler, sans fard, les entrailles dévorées par la vermine de ce qui fut un homme, puissant, glorieux et religieux, un souverain à en croire le sceptre, la couronne et la mitre épiscopale qui gisent près de son bras décharné, et dont la tête de mort repose sur un crâne. La dépouille se voit cruellement surmontée de cette sentence en latin, à la portée implacable, inscrite en lettres d’or, pour enfoncer le clou et peut-être telle une invitation à croire :
« Après l’homme, le ver ;Après le ver, la puanteur et l’horreur.Tout homme devient ainsiQuelque chose d’inhumain »
Tirée des Meditationes de cognitione humanae de Bernard de Clairvaux, elle fait écho à cette autre maxime:
« L’homme n’est rien d’autre qu’une semence fétide, un sac d’excréments, une nourriture pour les vers. »
Encore résonne le chant lucide du poète.
« Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons. »
Car de ces immortels vers baudelairiens, Damien Hirst semble avoir extrait les mouches et la résine qui sculptent sa splendide tête de mort, au vilain éclat de rire sombre, et dont le regard vide et noir pénètre au plus profond de l’être, scrute la terreur qu’elle provoque et contemple avec malignité. Fear of Death, et point d’exorcisme possible. La toute puissance, sachez-le êtres mortels, seule la parque la détient !

L’épitaphe gravée de vers du Magnificat, dans les catacombes de Paris, figée sur une photographie en 1861 par Félix Nadar, ne manque de rappeler que la fossoyeuse « a renversé les grands de leurs trônes et […] a élevé les petits ». Les vanités ne relèvent que du vivant.

Du Caravage à Damien Hirst, en passant par Géricault, Picasso, Cézanne, Witkin, Journiac, Newton, Messager, Pei-Ming, Fabre et tant d’autres, la mort se taille la part belle. L’artiste la peint, il la sculpte, il l’écrit, il la photographie, il la filme aujourd’hui, cette éternelle et fascinante faucheuse plus que jamais alerte en notre époque, au point d’avoir emporté Dieu. Le créateur se prend parfois même à œuvrer pour que la mort meurt enfin.

Ainsi, l’art la célèbre autant qu’il la conjure, la rêve autant qu’il la renie ; l’artiste la craint et la désire, s’en moque comme elle se joue de lui, la tourne en dérision, la façonne en bijoux, mais toujours interroge la vie, finie et/ou infinie.

« Par le visage de la mort dans cette double temporalité, l’une conduite par l’au-delà rêvé, l’autre par le sentiment d’un vide absolu, par l’exercice qu’elle procure à la mémoire sensible, l’image de la destinée, c’est là toute sa modernité et son actualité, regarde vers l’invisible, le mémorable, le remémorable et l’immémoriel. Elle donne à voir ce qui manque », comprend le conservateur en chef du patrimoine Alain Tapié.

La mort chemine, essaime depuis que le monde est monde et l’artiste en témoigne à sa suite. Zélée, elle sait s’en donner à cœur joie et le prouve par ces charniers qui jalonnent le fil de l’histoire. Au plus près de nous, Hitler, Staline, Pol Pot et d’autres s’en sont faits les démoniaques complices à accélérer son œuvre, à lui livrer les existences en masse. L’artiste, qui se souvient de ces spectres tragiques au fond des fossés noirs, accuse. Il offre nue la vérité.

Comme en 1933, le clairvoyant Erwin Blumenfeld dressait l’exact portrait du sanguinaire Hitler en superposant en transparence son visage sur une tête de mort, frappée d’une croix gammée au front maudit. Hitlerfresse dévoilait avec éloquence la ténébreuse menace.

Hitlerfresse - 1933 - Erwin Blumenfeld
Plus tard, Christian Boltanski viendra, avec ses Vitrines de références ou sa Réserve, rendre hommage aux absents, à ceux qui ne sont déjà plus, aux millions de victimes de l’Holocauste qu’il interdit d’oublier. Pour lui, « la photographie de quelqu'un, un vêtement ou un corps mort sont presque équivalents : il y avait quelqu'un, il y a eu quelqu'un, mais maintenant c'est parti. »

S’élève aussi la poignante vérité par la voix de Paul Celan, autre poète grandiose, qui a su « chanter encore » après Auschwitz :

« Quel que soit le mot que tu dis – tu rends grâce à perte et périr. »

Irrémédiable destinée, nous ne pouvons l’ignorer, en dépit de tous les subterfuges du divertissement et de l’ivresse, des habiles trompe-la-mort, éminemment vains et illusoires, car toujours la mort se dresse, jusqu’au plus profond du rire et de la joie même. Tapie au cœur de l’existence, son tumulte gronde au sein du sang vital qui coule dans nos pauvres veines, elle infeste nos chairs, se transmet de père en fils, de mère en fille.

Pourtant à vrai dire, à savoir l’observer, à oser la regarder en face, elle s'offre sous deux visages qui s'épousent, pour le meilleur et le pire, en Divine comédie.

Car si « l’emblème traditionnel de la vanité, un crâne posé sur un livre, soit la mort qui triomphe du savoir, dissimule une imagerie plus troublante. Relié en cuir, le livre se protège de la matière même dont le crâne se prive quand la mort a fait son œuvre. On peut y lire une leçon inverse au memento mori, mais en moins pessimiste : ce parchemin plus ou moins lisse ou fripé qui recouvrait de son vivant la boîte osseuse, c’est à lui de protéger désormais les fruits de la pensée que le crâne aura nourris », veut croire Jean Clair, en son Journal Atrabilaire.

La mort en tête, c’est la vie en vérité. « Le portrait de tout le monde », disait finement Ronnie Cutrone.

C’est la vie ! Vanités, de Pompéi à Damien Hirst, Catalogue sous la direction de Patrizia Niti (Ed. Skira Flammarion)

* "Non tantum corpus corrumpitur, sed etiam lingua latina : "in vanitate veritas" recte scribendum fuisset." Lionel-Edouard Martin