mardi 4 novembre 2008

Borges, le seigneur des labyrinthes


Jorge Luis Borges - Hôtel Villa Igea - Basile Room - A Palerme, en Sicile - 1984 - Ferdinando Scianna
« Les bons lecteurs sont des oiseaux rares encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs. » 
Histoire universelle de l’infamie, in Œuvres complètes, Jorge Luis Borges (Ed. Bernés), in Borges Une Biographie de l'éternité, Jean-Clet Martin (Ed. L'éclat, Philosophie imaginaire)

« Je n’écris pas pour une petite élite dont je n’ai cure, ni pour cette entité platonique adulée qu’on surnomme la Masse. Je ne crois pas à ces deux abstractions, chères au démagogue. J’écris pour moi, pour mes amis, pour adoucir le cours du temps. » 
Le Livre de Sable, Jorge Luis Borges (Ed. Gallimard, Folio)

Chaque œuvre de l’Argentin Borges ouvre un dédale d’univers denses, profonds, poétiques et oniriques voués à l’appréhension de la puissante, subtile, éternelle portée de la littérature et du langage, aux mystères qui en jaillissent inexorablement, à l’infini.

En Dieu bibliothécaire, qui n’a que sa mémoire pour tout document, il confronte lecteur et auteur, plaçant le premier en nécessité absolue devant le second, enchevêtre les âges et les langages égarés au cœur des labyrinthes et des spirales de la Bibliothèque de Babel, sous les arcades et les passages de Buenos Aires, qu’il aime avec ferveur ainsi que sa lumière blanche que des murs roses réfléchissent sur des rythmes rouges de mythiques tangos, milongas en archétypes, quand le temps et l’espace ne sont que fictions tandis que dans une simple cave, se niche, sous la marche de l’escalier, l’univers tout entier, tenant au sein de quelques tout petits centimètres qui composent l’aleph, l’original ou son reflet kaléidoscopique, surgissant d’une infinité de miroirs pour une mise en abyme perpétuelle de l’existence qui n’est peut-être que le rêve commun à tous les rêveurs que nous sommes, ce rêve de l’éternel retour dans ce jardin d’Eden aux sentiers qui bifurquent où notre seul instant de liberté se manifeste dans le choix de la direction à suivre, déterminée selon les circonstances, par la découverte d’une rose profonde, éternelle, ressuscitée, souvenir palpable et pourtant insaisissable du Paradis, à la suite de Coleridge, et à poursuivre notre chemin - un  livre, un poème, une nouvelle, un conte toujours à l’esprit, les chants accrochées au cœur, La Parole irradiant l’âme - en avant ou sur le côté dans l’espoir de parvenir bientôt en son centre où se tiendra le minotaure charriant tout le poids de la terrible culpabilité de notre monstrueuse origine.
« Lent dans l'obscur, j'explore la pénombre/Creuse avec une canne incertaine. »
Jean-Clet Martin s’est engouffré à la suite du seigneur des labyrinthes, à l’affût des empreintes et traces qu’il aurait laissées derrière lui comme autant d’indices semés pour qu’à l’avenir un philosophe parvienne à déchiffrer le miracle secret. L’épithète, le vers, le nom unique ? Aurait-il abandonné sur une étagère de la Bibliothèque de Buenos Aires un texte inédit lourd du secret ?   

Jorge Luis Borges à 21 ans
Jean-Clet Martin aura exploré ses Oeuvres complètes, multiples Fictions, contes et nouvelles fantastiques, examiné ses étranges bestiaires, l'or de ses tigres, sondé ses rêves hexamétriques et ses métaphores, examiné son Livre de Sable, remontant le cours de l'histoire de l'infamie et celle de l'éternité, allant jusqu’à analyser le prisme de la blancheur de sa cécité même, avant d’emprunter une à une, à tâtons, le regard tourné vers l’intérieur tel l’aveugle lui-même, dix-sept bifurcations essentielles qu'il aura déterminées parmi une infinité d’autres afin d’atteindre le centre névralgique de la pensée du maître argentin, d’en dévoiler les pans splendides aux nuances de pourpre pour enfin composer Une biographie de l’éternité, à la richesse et la force tout aussi vertigineuses et labyrinthiques que l’œuvre borgésienne elle-même.

« Borges est ma plus belle rencontre », confiait récemment Jean-Clet Martin.

Une intense dimension se déploie dans l’œuvre du maître argentin, « aux yeux sans lumière qui ne peuvent lire/qu'aux bibliothèques des rêves les paragraphes/déments que concèdent les aubes/ A leur avidité», frappé par cette merveilleuse ironie de Dieu qui lui fit «à la fois don des livres et de la nuit ».

Un don terrible qui allait lui permettre pourtant de mieux sonder l’âme des hommes, d’être davantage en prise avec leurs faiblesses, leur misère, et de sculpter dans toute cette boue, une humanité d’une tout autre dimension, « au nécessaire destin littéraire », à la hauteur de ses rêves de perfection divine.

« Quelque chose que je sais que ne désigne/pas le mot hasard gouverne ces choses», écrivait Borges dans son autobiographique Poème des Dons (el Hacedor).

Borges était doté, selon Jean-Clet Martin, « d’une optique spéciale, d’une vision dont nous ne savons pas si elle donne sur un dehors ni si elle réalise une fenêtre sur cour. Sauf à supposer que la vitre la plus mince aura besoin d‘un temps infini pour se laisser traverser, figeant en son épaisseur comme une biographie de l’éternité portant les empreintes de tous ceux qui y ont gravé leurs fleurs rhétoriques.»

En 1920, le jeune et touchant Borges membre du mouvement ultraïste avait souhaité « voir avec des yeux neufs » avant d’affirmer un an plus tard dans la revue madrilène Ultra désirer voir « comme un rouge sabbat plein d’une féconde fébrilité devant la blanche terreur des étoiles ». Il inscrivait ces deux couleurs fondamentales profondément dans sa mémoire tandis que la lumière qui faiblissait déjà résolument depuis sa tendre enfance cédait peu à peu place à l’obscurité dans l'attente de son heure pour prendre le pouvoir total. Ce sera chose faite en 1938.

La décision d’épouser la littérature prise dès l’âge de six ans, à sept il s’applique à l’écriture d’un texte sur Don Quichotte et à neuf traduit un texte de Wilde. Son premier recueil de poèmes Ferveurs de Buenos Aires publié en 1923 (300 exemplaires), alors qu’il est à peine rentré d’Europe où il avait vécu en famille sept années durant, annonce déjà toutes les grandes directions qui orienteront le reste de son œuvre. Il rencontre en outre le philosophe Macedonio Fernandez, un ami de son père, dont l’œuvre le marquera profondément.

Déjà, l'inquiétude suscitée par l’hypothèse de la fantaisie du monde transparaît à travers cette question jaillissant des Lignes que j’aurais pu écrire ou égarer vers 1922 : « Suis-je ces choses et les autres /ou sont-elles clés secrètes et algèbres ardues de ce que nous ne saurons jamais ? » s'interroge alors le jeune poète.

Borges a 24 ans. Son profond amour de la capitale argentine commence également à s’exprimer à pleine puissance pour donner bientôt naissance à une mythologie urbaine.    
« Cette ville que je croyais appartenir à mon passé, est mon avenir, mon présent ; les années que j’ai vécues en Europe sont illusoires, j’ai toujours été et resterai de Buenos Aires. »
Sur, N°33, Buenos Aires, janvier 1937 (Collection Sergio Baur)
De la lumière éblouissante émanant de la capitale argentine, Jean-Clet Martin entend retenir la blancheur qui « constitue l’énorme sphère de l’aveugle », où toutes les couleurs sont présentes, potentielles, « non encore différenciées dans le visible ». Tandis qu’à l’autre extrême, il fait correspondre «l’assomption du rouge en lequel se réunissent toutes les tonalités mélangées» en se souvenant du Traité des couleurs de Goethe où « le pourpre, désigne l’arche de la couleur, le point précis où elles se reflètent les unes dans les autres ». La plus belle, la plus mystique et la plus précieuse des couleurs, n’est autre ici que le double du blanc.
« […] Je suis aveugle et ne sais rien/ Pourtant je prévois qu’il y a d’autres chemins/ Chaque chose est des choses infinies/ Tu es musique, tu es firmaments/ Tu es palais et rivières et anges/ Tu es rose profonde, illimitée, intime,/ Qu’à mes yeux morts, le Seigneur montrera. »
Autre chose entend révéler l'écrivain dans son conte There are more things, dédié à la mémoire de Howard P. Lovecraft, «pour la paix de mon destin», dira Borges en épilogue du Livre de Sable, confiant aussi qu’il l’avait toujours considéré comme le «pasticheur involontaire» d’Edgar Allan Poe. L’auteur admettra en outre y avoir comme à l’accoutumée cédé à la tentation d’introduire dans le conte de nombreux traits biographiques.

« L’homme oublie qu’il est un homme qui converse avec les morts », songe le narrateur, tel un jeune Borges étudiant en philosophie, et dont la curiosité sera éveillée bientôt par la mystérieuse Maison Rouge et son étrange acheteur avant de lui inspirer le rêve « d’un labyrinthe, en fait un amphithéâtre … sans portes ni fenêtres … mais une rangée infinie de fentes verticales et étroites », tandis que muni d’une «loupe [il] cherchait le minotaure ». Quand enfin, il le découvrit, c’était le « monstre d’un monstre (…) allongé par terre,  il semblait rêver. »

Borges se livre alors à une de ses récurrentes bifurcations, du rêveur qui rêve d’un rêveur, à la faveur d'une notion de rêve unique, universel qui, tel que le formule Jean-Clet  Martin, «englobe et inclut en les embrassant tous les rêveurs qui vont en dépendre», comme une mise en abyme du rêve de Coleridge.

A l’instar de  Jean-Clet Martin, verrons-nous alors s’imposer « la part rouge de la vision borgésienne, l’image pourpre ensemencée d’empreintes communautaires, d’indices collectifs ».

Le monde borgésien n’est qu’un seul et même rêve, commun à tous, « inspiré par l’empreinte d’une écriture qui serait celle de dieu, d’un dieu bibliothécaire erratique », dont il serait la manifestation. 

Aux yeux de Jean-Clet Martin, cette empreinte pourrait être « une formule mathématique constituant le témoignage d’un monde intelligible qui porte avec elle, le monde dont elle est extraite, en authentifiant son existence. »
« Les écritures représentent le drame secret prémédité par un dieu en un langage oublié que nous épelons à peine, déposé dans l’algèbre des choses comme dans un miroir usé indéchiffrable qui livreraient les caractères à l’envers. Les choses seraient la trame secrète d’une écriture à déchiffrer. »
De même que « l’amour du prochain doit bien être donné en moi avant sa rencontre, sans quoi je ne saurais le reconnaître», toujours selon Jean-Clet Martin.

L’auteur fictif de The god of the labyrinth dans l’Examen de l’œuvre d’Herbert Quain, participe de cette hypothèse d’approche inversée lorsqu’il évoque « le monde inverse de Bradley dans lequel la mort précède la naissance, la cicatrice précède la blessure et la blessure précède le coup.»
Jorge Luis Borges - Palerme - 1984 - Ferdinando Scianna
Là, le narrateur bifurquera pour aller plus loin encore soulignant en note qu’il est « plus intéressant d’imaginer une inversion du temps : un état dans lequel nous nous rappellerions l’avenir et nous ignorerions, ou pressentirions à peine le passé ».

L’inquiétude de Borges quant à la fantaisie du monde se révèlera aussi dans cette appréhension du temps de son jeune philosophe de There are more things, son Orphée, qui longtemps avait pensé qu’il n’y avait « pas d’autre énigme que le temps, que cette trame sans fin du passé, du présent, de l’avenir du toujours et du jamais ».

Il consacrait justement son temps à lire Schopenhauer ou Royce avant de s’en aller tourner autour de la Maison Rouge qui le hantait. Parfois, il distinguait à « l’étage supérieure une lumière très blanche », véritablement aveuglante à l’intérieur même.
« Pour voir une chose il faut la comprendre […] Si nous avions une vision réelle de l’univers, peut-être pourrions nous le comprendre. »
L’écrivain aveugle le sait mieux que personne. 

 Aussi en dépit de la logique cartésienne, n’existe-t-il « plus aucun point du réel qui n’échappe au doute », dans le regard borgésien, note Jean-Clet Martin. Borges n’a de cesse de poser une essentielle non-existence du phénomène concret-individuel. La seule certitude qu’il reste est que nous ignorons tout, l’essence de l’existence nous est inconnue en même temps que nous échappe son sens. Quelles que soient les bifurcations empruntées, nous nous heurtons à un mur infranchissable quand elles ne nous ont pas entraînés à travers de nouvelles voies, et toujours sans issues.   

La révélation que procure toutefois à l’écrivain Borges le travail de son imagination créatrice l’encourage à élaborer la théorie « qu’il n’est lui-même que le rêve d’un autre ». 

Comme un jeu d’une multitude de miroirs «qui multiplie la nature des choses, dissout, trouble l’espace, éloigne le temps et disperse l’être original.» Un système de rêves gigognes qui se dérouleraient à l’infini, sans livrer jamais de sujet originel.

Les jeux de miroirs ont quelque chose de monstrueux qui inquiètent Borges depuis l’enfance, puisqu’ils guettent pour réfléchir et reproduire aveuglément à l’infini, en inversée. L’Encyclopédie de Tlön Uqbar Orbis Tertius ne prévient-elle pas que «l’univers visible est une illusion (ou plus précisément un sophisme). Les miroirs et la paternité sont abominables […] parce que précisément ils le multiplient et le divulguent ».

Le poète, lui, «charrie le secret», il en est l’émetteur. Quand les images persistantesles métaphores se perpétuent d’une œuvre à une autre, d’un poème à l’autre, d’un siècle à l’autre, à notre insu même, à l’instar de métaphore de la rose du Paradis de Coleridge. Elles suivent un archétype comme Pierre Ménard, dans ses Ruines circulaires, où tout est irréel, qui récrit Don Quichotte, voulant continuer à être Pierre Ménard et arriver au Quichotte à travers Pierre Ménard en ignorant Cervantès. «Il lui suffirait d’être immortel» pour mener l’entreprise jusqu’au bout, ce qui «n’est pas essentiellement difficile.» 

Martin pose là, d’ailleurs avec malice que Borges rejoint Johanne Fichte - un peu à la manière de Ménard en regard de Cervantès – qui émettait l’hypothèse en 1800 qu’« il n’y a pas d’être […] Les images sont », bien qu’il n’eut peut-être jamais lu sa Destination de l’homme. Car pour Borges aussi, seules les images existent.
« La métaphore blanche et immobile/Sa traduction pourpre et infâme. »
Jorge Luis Borges - Hôtel Villa Igea - Basile Room -  1984 - Ferdinando Scianna
« Toute image sera toujours plus riche que son instant», pour l’écrivain. C’est ainsi que selon Jean-Clet Martin, se fait jour pour Borges « l’hypothèse que la vision de tous les poèmes n’est que la partition d’un seul et même vers qui se contracte ici ou là dans le présent  [...]»

Tout peut même être résumé en un seul mot, La Parole comme Undr qui signifie merveille pour les Urniens, ou comme Hadlik dans Le Miracle secret qui n’a plus qu’à « décider d’une seule épithète ».

Aussi, « ce n’est pas seulement le Livre des livres qui importe, c’est le moindre mot qui contient l’ensemble des mondes », souligne encore Jean-Clet Martin.

Ainsi qu’il l’énonçait dans son poème El Truco, le temps est une fiction. Plus tard, il écrira dans l’Eloge de l’ombre que « le temps d’un de nos jours est tout le temps du monde ».

L’inconnu du Livre de Sable lui affirmera que « si l’espace est infini nous sommes dans n’importe quel point de l’espace. Si le temps est infini, nous sommes dans n’importe quel point du temps. »

Le fait qu’il n’existe nulle chronologie, nulle origine, nulle fin, nulle frontière, constitue bien le « problème central… insoluble ».

« Cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom mais qu’aucun homme n’a jamais regardé : l’inconcevable univers», l’aleph qui, selon Jean-Clet Martin, apparaît alors comme « ce nombre transfini qui affirme la coexistence de tous les fragments d’une combinatoire illimitée et qui, par là, vient réfuter la forme chronologique du temps »,  et notre vision du monde dans son ensemble.

Borges, une biographie de l’Eternité, Jean-Clet Martin (Ed. L’éclat, Philosophie de l’imaginaire)
L'Aleph, Jorge Luis Borges (Ed. Gallimard, L'imaginaire)
Fictions, Jorge Luis Borges (Ed. Gallimard, Folio)
Le Livre des êtres imaginaires, Jorge Luis Borges avec la collaboration de Margarita Guerrero (Ed. Gallimard, L'imaginaire)
L'Amérique latine et la nouvelle revue française 1920-2000 (Ed. Gallimard, Les Cahiers de la Nrf)

dimanche 19 octobre 2008

Rivron: la chair de La Chair


Femme nue allongée aux bas noirs - 1911 - Egon Schiele
« Pas les couleurs mais la mélodie que de l’une à l’autre elles appellent, pas les formes mais l’improbable corps qu’elles cherchent à travers l’infini d’une arbitraire étendue et le corps cherché où est-il ? […]
Car la chair n’est que le devin d’elle-même, et les os qui dans le haut du dessin s’énumèrent et les flammes qui leur répondent en bas signifient cette alchimie de matière où le devin ne vit plus que son corps comme de l’orifice de sa bière sans autre destin que d’avoir corps. Et la prophétie n’est plus que ce trajet de stature où l’âme sanguinolente s’écorche et verdit de la tête aux pieds »
Dépendre corps – L’amour unique, in Œuvres, Antonin Artaud (Ed. Gallimard, Quarto)

La Chair, fruit de jouissances et souffrances crues, mises à nues, est une œuvre pétrie d’un sacré sang mêlé qui s’échauffe et s’enflamme dans les veines, se consume et se consomme dans le sexe, seul ou accompagné, à deux ou plusieurs si affinités, avec ou sans extase, dans les peep-show ou dans les clubs échangistes, à même le sol ou sur la table de la cuisine, dans un bordel péruvien du Callao ou sur une plage de Barcelone, avant, pendant ou après le mariage, avec ou sans alliance, avec ou sans passion, avec ou sans foi…
« Ah ! Les turpitudes du sexe. »
Premiers mots du roman de Serge Rivron, extraits de pages arrachées, sans doute par une main prête à en nourrir le feu qui brûle et qui crépite dans l'âtre de l'âme, dont les flammes aux lueurs incandescentes à faire vibrer profondément se reflètent déjà sur cette toile faite chair, aux veinules bleutées qui s’enchevêtrent en une bouleversante masse organique. Un tableau pornographique, poétique et mystique à la fois.
« Est-ce qu’il y a bien une marine là-dedans, oui ou non, ou bien est-ce simplement une sorte de lèpre dessinée pour suggérer l’organique ? – une marine sombre contre une chair lépreuse… »
Michel, l’homme de La Chair aime la peinture. « On ne se refait pas ». La fatalité...

Il faut croire que ce sont des fresques - de Saint-Michel, la création du monde et de ce Judas pendu face au «démon, cornu et griffu» qui lui arrache «des entrailles un enfant nu (l'âme, selon Paul)» - découvertes dans une petite église du XVe siècle lorsqu’il était enfant, qui ont fait naître en lui au moins le goût de l’art…

Un drôle de bonhomme que ce peintre, devenu pubard, âgé d’une trentaine d’année qui traîne son mal de vivre au début des années 80, en bon spécimen de la génération sida.

Il est né, cet enfant « qui ne voulait pas naître », quand son père, qui l’avait attendu tel le messie, était mort depuis quelque temps déjà, au combat en Algérie. Sa mère Marie était « restée discrète sur les dates ».


Mère morte - 1910 - Egon Schiele
Obscures étaient nombre d'histoires contées par Marie. Dans l’esprit de l’enfant avaient résonné ses mots désespérés et flous.

« Tu peux crever pour eux.
Tu peux ressusciter.
Les hommes, tu les rends pas meilleurs »

« Elle insistait tellement à ne pas planter de décor… dans la brume… c’est là qu’il habitait l’Archange », avait confié Michel dans ses pages arrachées… de son maudit livre de chair malade.

 Elle détenait un secret Marie, lourd à porter toutes ces années durant, impossible à confier ni à son fils, ni à personne. Elle  se demandait d’ailleurs souvent « comment elle pourra dire ça un jour à quelqu’un qui ne l’a pas connue avant, sans passer pour une menteuse ou pour une folle ».

la maison des fous, elle séjournera, elle n’y échappera pas. Coulent les larmes irrépressibles sur les destins inexorables. « J’ai trop de feu dedans, pas vous ?», lâche le dément dont le phrasé rappelle celui du Momo de Rodez.

Marie se demande si la folie les « a pris au hasard » ou bien « rôde-t-elle en chacun, prête à tout instant à nous grimer en délirant pantin de chair ?» Pas si folle la mère,  juste l’esprit en fuite devant le cauchemar, devant les démons... sauf possession. Pas exclus après tout.

« Dans quel sang marcher ? » marmonne Marie. « Quelle bête faut-il adorer ? » Elle se le demande.

La tentation, le péché, le mensonge, la démence… s’élaborent dans la chair.

«Le goût du sexe». Marie le redécouvrit avec son second époux qui réveilla sa chair endormie. Michel avait grandi et n'allait pas tarder à y succomber à son tour. Son désir de jouir avait été précoce. L'heure venue, sa jouissance avait été dramatiquement contrastée. Il avait découvert successivement, en un seul et même après-midi, une relation homosexuelle, consentie et développée en une tendre masturbation mutuelle, avant d’être victime d'une fille plus âgée et brutale qui lui fit connaître la complexité du plaisir dans la perversité du désir - à moins que ce ne soit l’inverse, ou les deux à la fois - l’assouvissement d’une jouissance puisée crue dans son propre viol, l'ivresse de l'avilissement flirtant aux frontières du morbide.

Nul n'est innocent. Faut croire.

Vénal aussi était devenu cet homme qui soutint cette étrange sentence : 
« J’aimais l’argent. Il faudrait être Saint. Les questions d’idéal sont ce qu’il y a de plus fragile en nous (…) Qui n’est pas un Saint est un tricheur. Jusqu’à l’abaissement. Jusqu’à la vomissure. »
De son propre mariage, Michel ne fut guère prolixe. Il aura eu une fille, Elodie, chair de sa chair dont il se soucia finalement peu, qui lui rappellera à sa façon ses liens charnels, ses liens du sang. Elle l'obligera à ne pas les oublier, ni elle, ni Marie.
« Toutes folles, complètement folles, toutes autour de lui, un abandon complet, tout seul au milieu des cinglées, elles n’en finiront pas de nous chasser du Paradis, le Paradis, tu parles ! »
Michel  ne s’est pas tué, non qu’il n’ait flirté avec l’idée, seulement il avait trouvé des tas de bonnes raisons de ne pas se laisser aller au suicide dont deux fortement convaincantes parmi tout une longue liste retrouvée dans ses pages arrachées. Il n’en avait pas délibérément terminé avec l’existence, d’abord parce qu’il entretenait « des rapports conflictuels avec l’absolu », ah! Et surtout parce qu’il « n’étai[t] pas né. »

Il ne manquait pas d'humour, ni de cynisme.

Femme nue - 1910 - Egon Schiele
En revanche, il s’était détourné du devoir conjugal, avant de déserter son foyer pour s’installer seul à Paris, ville de la tentation par excellence. La capitale « sentait bien trop la chair à prendre, la concupiscence lascive », dont émanait « tous les désirs du monde », qui suintaient « comme un chant de sirène la sujétion d’être Homme ».

Pas à son premier ni dernier paradoxe, Michel s’adonnera là pourtant au plaisir onaniste, jouira de sa seule chair en se contentant de reluquer de jolis culs payés. Il s'était embarqué dans une pathétique quête d’accomplissement d’«un je ne sais quoi d’inaccompli», menée au petit bonheur la chance dans des peep-show parisiens.

Quand enfin sa chair allait pouvoir exulter, tentée à nouveau de façon inattendue par le contact, la pénétration d’une autre chair, celle de cette créature «aux cheveux d’oisive» qui avait au premier abord «tout de la femme du joueur de golf» qu'elle était. Claire fut sa première passion.

Elle lui révèla « la chair, la vraie, celle qu’on peut toucher, qu’on a envie de respirer, d’entendre bruire. La chair qu’on ne se contente pas de désirer, qui peut désirer en retour […] ».

Alors comme le père, ce sacré père «avait bien éparpillé sa chair» … il y avait « largement de quoi rire » et de quoi pleurer dans toute cette histoire de «chairs de la chair», dans cette densité charnelle, au coeur de toutes ces pages arrachées, à l'écriture sanguine, à la langue riche en amour, au verbe ardent et clair.

« Et ça pouvait bien finir tout autrement... »

Michel était-il un tricheur ? Marie était-elle une Sainte ?

La Chair, Serge Rivron (Ed. Huguet, Les soeurs océanes)

mercredi 1 octobre 2008

Rothko, le prophète

Untitled  1954 – Mark Rothko

Selon ses propres dires, Mark Rothko, né Rothkowitz en 1903 à Dvinsk en Russie, dont la famille polonaise a émigré aux Etats-Unis en 1913, est devenu peintre par accident. Sorti de l’Université de Yale en 1923 et installé à New York, le jeune homme ne savait que faire de sa peau.
« Et puis un jour, dit-il, je me rendis  dans une école d’arts plastiques, pour retrouver un ami qui suivait ce cours. Tous les étudiants faisaient des croquis d’un modèle nu – j’ai aussitôt décidé que cette vie était pour moi. »
Aussi, intégra-t-il pour une courte période les cours de l’Arts Students League où il suivit l’enseignement de Max Weber en 1925 puis, sans doute repu de nudité, il décida de se jeter dans la bataille en solitaire. Il réalisa d’abord des œuvres réalistes, des toiles dans lesquelles plus tard les critiques diraient déceler le témoignage de tendances expressionnistes et surréalistes.

Puis, il monta sa première exposition personnelle à New York en 1933 sans faire de bruit. De fait, ses travaux s'offrirent au silence jusqu’en 1947 quand il développa un style qui commença d’attirer l’attention des critiques, collectionneurs et mécènes et plus encore à partir de ses immenses rectangles dévoilés, aux couleurs étonnamment justes, à l’abstraction vertigineuse et envoûtante, au point qu’ils laissent à penser que le peintre était parvenu à saisir l’insaisissable.

L’épouse du rédacteur en chef du Harper’s Magazine, John Hurt Fischer, avait éprouvé une impression semblable. Elle en avait fait la remarque à Rothko en lui confiant qu’elle le tenait pour un mystique car à ses yeux ses tableaux charriaient « quelque chose de magique et de rituel qui touchait au religieux ».

« Pas un mystique. Un prophète peut-être – mais je ne prophétise pas les catastrophes à venir. Je me contente de peindre celles qui sont déjà là », s’était alors défendu le peintre, qui se faisait appeler Rothko depuis 1940.

Fischer et Rothko s’étaient rencontrés à l’occasion d’un voyage en Italie alors qu’ils étaient accompagnés de leurs familles respectives. A la suite de la visite de Pompéi, le peintre avait confié au journaliste avoir ressenti une profonde affinité entre son propre travail et la Villa des Mystères, il avait été bouleversé par le même « sentiment, les mêmes étendues de couleur sombre ».

Il venait alors d’achever sa série de peintures murales - réalisée tout une année durant pour l’immense salle de restaurant Four Seasons du Seagram building à New York, que lui avait commandée en 1958 l’architecte Mies van der Rohe. Elle lui avait « coûté tant de travail et d’émotion », se souvint Fischer.

« Dans la dernière étape, des masses de couleur – violet et noir comme du sang séché – émanait presque un sentiment palpable de mort. Et en dépit de ses dénégations, il s’en dégageait aussi un mysticisme quasi religieux » qui avait frappé le journaliste.

Rothko avait loué un nouvel atelier, un ancien gymnase, pour se consacrer dans de meilleures conditions à sa nouvelle mission et œuvrer dans le cadre de proportions adaptées au futur environnement des toiles. L’espace du restaurant pouvait accueillir sept de ses grandes toiles rectangles. Il en réalisa une trentaine. Pourtant, il fût bientôt assailli par le doute quant à leur véritable place dans un tel lieu et prit en fin de compte le parti d’annuler le contrat.

Il avait songé que cet ensemble de toiles « méritait un meilleur cadre que celui d’un restaurant à la mode », témoigna Fischer relevant que Peter Selz du Museum of Modern Art (Moma) les avait vues telle que la célébration « de mort d’une civilisation ». Le journaliste ajoutera qu’elles figuraient « une danse de mort moderne » à ses yeux.

Le peintre avait sans doute là commencé sa plongée au cœur des ténèbres. Peu avant de se donner la mort en 70, il demanda à ce qu’elles soient accrochées dans un endroit spécialement conçu pour elles - une chapelle non confessionnelle à Houston au Texas, bâtie selon ses recommandations qu’il ne connaîtrait pas une fois finie. Elle fait désormais symbole de testament.

« La mort de Rothko a peut-être été liée au fait que, de nos jours, les artistes ne sont pas encouragés à peindre des temples », suggéra Fischer en juillet 70, arguant qu’il n’avait guère supporté de découvrir que « ses tableaux étaient traités comme de la marchandise ».

Untitled 1969 - Mark Rothko
Pourtant son œuvre était déjà entrée dans les musées les plus prestigieux. A l’occasion d’une rétrospective qui lui fut consacrée au Moma en 1961, il avait sélectionné cinq des toiles du Seagram, les Mural Sections 2–5 et Mural Section 7. Elles font l'objet d'une exposition actuellement à la Tate Modern, à Londres jusqu’en février 2009, où elles ont été accrochées en ordre consécutif. Les autres toiles ont une apparence similaire en termes de format et de degré de finition, à l’exception de deux tableaux au format plus étroit qu’il destinait à l’origine à des emplacements bien spécifiques au sein du Four Seasons.

Au milieu des années 60, Norman Reid, le directeur de la Tate Gallery, avait approché Rothko en vue d’accroître sa présence dans la collection du musée londonien. Rothko avait justement suggéré des pièces de la série du Seagram. En septembre 1969, Reid fournissait alors à Rothko une petite maquette de son musée afin que le peintre puisse se faire une idée exacte des espaces, affiner sa sélection et en suggérer l’accrochage idéal. L’idée aboutit à un don exceptionnel de neuf de ces toiles à la Tate où elles sont depuis exposées dans la salle Rothko.

Cette série Seagram véhicule les stratégies de répétition et les variations sur un thème, chères à Rothko qui estimait que si une chose valait la peine d’être produite une fois, elle valait sans doute d’être produite et reproduite sans cesse – et ainsi afin de mieux l’explorer, la mettre à l’épreuve, la tester, et exiger par sa répétition que le public l’observe alors d’autant plus intensément.

De telles notions avaient déjà émergé dans ses travaux qui semblaient explorer le champ de la couleur dans les années 50. A partir de la fin des années 50 et dans les années 60, elles prirent un nouvel et important essor alors que Rothko se concentrait désormais sur le concept des séries, tout embarqué qu’il était dans une quête personnelle critique, vu comme un moyen d’investigation des possibilités continues de peindre dans un monde et une culture de plus en plus et résolument saturés d’images. La série Seagram fut à ce titre la première manifestation d’un processus qui ne prendra fin qu’avec son suicide en 1970.

Rothko disait appartenir à une génération de peintres qui s’était intéressée « fortement à la figure humaine » qu’il avait étudiée. Puis non sans «quelque réticence», il avait dû convenir qu’elle ne seyait pas à ses besoins, arguant que « quiconque l’employait la mutilait »  et s’attacha dès lors à trouver « une autre voie ».

« La forme suit la nécessité de ce que nous voulons dire. Si vous avez une vision à neuf du monde, vous aurez à trouver de nouvelles manières de l’exprimer », affirmait-il.

En 1958, lors d’une conférence au Pratt Institute, il confia que ses tableaux étaient  avant tout « concernés par l’échelle des sentiments humains, par la dimension du drame humain, autant [qu’il était] en mesure de l’exprimer ».

« La dimension tragique de l’image, est toujours présente à mon esprit lorsque je peins et je sais quand elle est atteinte, mais je ne pourrais pas l’expliquer - montrer où cela est illustré. Il n’y a ni crâne, ni os », avait-il ajouté répondant à une interrogation sur le thème de la mort dans son oeuvre.

« L’échelle des sentiments humains » était essentielle à ses yeux, autrement dit la dimension ou encore le poids. Il était attentif aux différents poids des sentiments affirmant par exemple préférer celui « de Mozart à celui de Beethoven à cause de l’esprit et de l’ironie de Mozart, en appréciant l’échelle », notant que le second avait lui « l’esprit d’une cour de ferme ». Ces questions en amenaient alors une autre à son esprit : « comment un homme peut-il avoir du poids sans être héroïque ?» 

Ses toiles étaient engagées sur de tels questionnements, sur les valeurs humaines et notamment la crédibilité dramatique. « Si le Christ sur la Croix avait ouvert les yeux, aurait-il cru aux spectateurs ? s'interrogeait-il. Je crois que […] les grands formats sont comme des drames auxquels on participe de manière directe. »

Untitled - 1964 - Mark Rothko
Il niait être un maître des harmonies de couleurs, des relations de formes,  et de l’échelle monumentale, disait ne s’être intéressé toujours qu’« à l’expression des émotions humaines fondamentales – tragédie, extase, mort (…) les personnes qui pleurent devant mes tableaux font la même expérience religieuse que celle que j’ai eue lorsque je les ai peints ».

Le peintre relevait que nous faisons appel à des éléments subjectifs lorsque nous voulons exprimer de manière concrète une image de l’intensité du sentiment, que nous invoquons la profondeur de sentiment ou de pénétration à l’intérieur de la connaissance ou de révélation, ce qui a le sens d’un dévoilement, ce qui équivaut à la révélation d’une profondeur dans l’entendement direct ou au dévoilement de ce qui demeurait obscur.
« Ce sont des manières d’exprimer notre dépendance à l’égard des sensations des choses secrètes ou plus éloignées dans le but d’établir une relation réelle… je dirais que mes tableaux ont de l’espace. C’est-à-dire, dans l’effort  d’expression  pour rendre clair l’obscur ou métaphysiquement pour rendre proche l’éloigné afin de les amener dans ma compréhension humaine et intime. »
Rothko estimait faire partie de la même école qu’un Klein, qu’un Still, ou qu’un de Kooning. En revanche, il méprisait Kandinsky.

« Personne ne peut contester, déclara-t-il à Fischer, que mon groupe a accompli une chose. Nous avons détruit le cubisme. Personne ne peut plus faire un tableau cubiste aujourd’hui. Mais nous n’avons pas détruit Picasso – Il reste valide. »

Si Fischer ne lui a pas rappelé que Picasso avait lui-même mis fin au cubisme dès 1917, il ne put résister en revanche à la tentation de lui demander s’il avait une idée de l’identité d’un jeune peintre susceptible de « détruire Rothko & co ».

« Si je le savais, je n’hésiterais pas à le tuer » avait-il répliqué de façon si intense qu’il semblait le penser vraiment avant d’ajouter qu’il ne doutait pas « qu’un tel destructeur » apparaisse tôt ou tard.

Rothko affirmait n’avoir jamais pensé que la peinture puisse être une expression libre, il songeait qu’il s’agissait plutôt « d'une communication sur le monde faite à quelqu’un d’autre. »
« Une fois que le monde est convaincu par cette communication, il change. Le monde n’a plus été le même après Picasso et Miro. La leur fut une vision des choses qui a transformé notre vision des choses.»
Dans un fragment en 1954 consacré à Friedrich Nietzsche qu’il admirait infiniment, notamment après la lecture quelques années auparavant de La Naissance de la Tragédie qui lui laissa «une impression indélébile», il avait écrit que l’artiste avait pour rôle de « fouiller et de remuer au risque de la destruction, possible récompense pour avoir envahi une terre interdite. »

Le peintre était convaincu que l’acte de destruction comme celui de création alimentaient une quête d’immortalité. Une immortalité d’un genre que l’homme « a d’instinct perpétué tout au long de sa vie », il s’agissait selon lui de la notion d’immortalité biologique qui implique le processus de création, le prolongement de soi dans le monde de l’environnement perceptible « tel qu’un Shakespeare l’exprime dans ses sonnets. Elle rattache le processus artistique à chaque autre processus essentiel ; un processus biologique et inévitable ».

L’art en tant qu’accomplissement de la nécessité de s’exprimer, est un langage qui s’inscrit dans l’histoire continue du processus plastique et dont l’étude constitue une démonstration de l’inévitable logique de chaque étape dans la progression de l’art d’un point à un autre.

Pour Rothko, l’œuvre de chaque artiste fait ainsi partie du tout, c’est « une facette différente de chaque étape et fonctionne comme une accrétion corollaire au stade précédent […] l’art doit toujours être dans un état de flux, que le tempo soit lent ou rapide. Mais il doit être en mouvement ».   

Le peintre refusait l’idée que le travail d’un artiste fut l’expression de soi en tant que porteur de valeurs. Pour lui, il s’agissait d’une autre affaire, l’expression de soi donnant « souvent lieu à des valeurs inhumaines […] celui qui affirme quelque chose à propos du monde est à coup sûr engagé dans une expression de soi, mais pas en se dépouillant de sa propre volonté, de sa propre intelligence, de sa propre civilisation, j’insiste sur l’aspect délibéré. La vérité doit se dépouiller elle-même du soi, qui peut être très décevant ».


Mark Rothko, Ecrits sur l'art 1934 - 1969 (Ed. Flammarion, Champs) 
Mark Rothko, La réalité de l'artiste (Ed. Flammarion, Champs)

mercredi 18 juin 2008

Malraux, l'art, sanctuaire de l'Insaisissable


Banteay Srei - 2000 - John Mc Dermott
« Comprendre notre relation avec l’art, aujourd’hui, c’est comprendre que par lui, et par lui seul, la présence des bouquetins (du Roc-de-Sers), semblable à celle des vivants, est radicalement distincte de celle du silex, comme celle des squelettes, même si le silex change le cours de la préhistoire […] car les œuvres d’art sont les seuls «objets» sur lesquels s’exerce la métamorphose. Pas les meubles, pas les bijoux - pas les silex. C’est même, peut-être, une de leurs définitions. La présence, dans la vie, de ce qui devrait appartenir à la mort […]»

La Tête d’obsidienne, André Malraux (Ed. Gallimard, La Pléiade)

« L'humanisme, ce n'est pas dire : "Ce que j'ai fait, aucun animal ne l'aurait fait", c'est dire : "Nous avons refusé ce que voulait en nous la bête", et nous voulons retrouver l'homme partout où nous avons trouvé ce qui l'écrase. Sans doute, pour un croyant, ce long dialogue des métamorphoses et des résurrections s'unit-il en une voix divine, car l'homme ne devient homme que dans la poursuite de sa part la plus haute ; mais il est beau que l'animal qui sait qu'il doit mourir arrache à l'ironie des nébuleuses le chant des constellations, et qu'il le lance au hasard des siècles, auxquels il imposera des paroles inconnues. Dans le soir où dessine encore Rembrandt, toutes les ombres illustres, et celles des dessinateurs des cavernes, suivent du regard la main hésitante qui prépare leur nouvelle survie ou leur nouveau sommeil... Et cette main, dont les millénaires accompagnent le tremblement dans le crépuscule, tremble d'une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de l'honneur d'être homme. »

Ecrits sur l'Art, André Malraux (Ed. Gallimard, La Pléiade)

Né avec l’Homme, l’Art donne forme à ses dieux et démons, ses désirs et angoisses, ses espérances et désillusions. « Magiques, cosmiques, sacrées ou religieuses, les grandes œuvres nous atteignent du fond du passé» ainsi l’exprimait selon son âme André Malraux (1901 -1976), un des plus grands romanciers et théoriciens de l’Art du XXe siècle.

L’Art fut la préoccupation de toute son existence, au cœur de toute son œuvre, amorcée dès ses plus tendres années. Il fut un adolescent fort épris de littérature et publiera à 20 ans ses premiers poèmes en prose. Lors de ses célèbres et tumultueuses aventures au Cambodge, alors à peine âgé de 22 ans, ce sont les mystères de l’art khmer qui s’exprimaient dans chaque ciselure des bas-reliefs du sanctuaire des femmes de Banteay Srei, la mémoire et le génie humains que renfermaient ces trésors sculptés le long de La Voie royale, que le futur ministre français des Affaires culturelles convoitait au péril de sa vie et de sa réputation, bravant l’hostilité de la jungle luxuriante et les lois dont n’étaient pas affranchies les colonies.

Telle une tête brûlée certes, il affirmait ainsi un goût fort prononcé de l’aventure et du romanesque mêlé à une violente passion de l’art, jamais démentie. En Indochine, où il fonda un journal d’opposition au pouvoir colonial, s’annonçait aussi le Malraux résolument et courageusement engagé, humaniste de combat, infiniment vivant et romanesque, qui bâtissait son œuvre, jalonnait déjà sa propre légende, de La tentation de l’Occident à La métamorphose des Dieux.

De ses quelques années passées en Orient, il rapportera des romans d'aventures et de guerre plus tard de son engagement en Espagne, comme autant de miroirs de ses préoccupations politiques, teintés de méditations métaphysiques et éthiques, reflets de ses expériences personnelles d’où jaillit toujours la même problématique qui le hante, celle du destin de l’homme irrémédiablement «voué à la pourriture», abandonné de Dieu, La Condition humaine.

Dans Imaginaire, Rêve, Fantastique, Roger Caillois relevait que dans les romans, «le trésor est pour ainsi dire remis en jeu et il passe de nouveau aux mains du plus habile. Pour celui-ci, il est un gage de fortune, plutôt que la fortune même : on n’a jamais vu un héros dépenser le trésor qu’il avait découvert. C’est la garantie de son destin exceptionnel, non pas une sorte de compte courant».

L’Art, pour Malraux, c’était le trésor, la garantie de cet anti-destin, l’antidote contre «la condition humaine telle qu’elle est, et elle est en définitive soumise», qui «arrache l’homme à la mort et le rend moins esclave».

Cette condition de l’homme, Malraux a choisi de la nommer la Création et à ce monde de la Création, il opposera un autre monde, celui de l’Art où le rapport fondamental écarte idéalement toute forme de soumission, car il naît «de la fascination de l’Insaisissable, du refus de copier des spectacles, de la volonté d’arracher les formes au monde que l’homme subit pour les faire entrer dans celui qu’il gouverne. Les grands artistes ne sont pas les transcripteurs du monde, ils en sont les rivaux.»

Arguant que « l’homme ne peut pas ne pas poser l’Insaisissable», cet ensemble de choses que nous sommes amenés à connaître, que nous ne possédons pas et dont fait partie la mort, Malraux conclut que « tous les grands arts ont été la transformation des formes de l’illusion en formes accordées à l’Insaisissable.(…)La métamorphose est là.»

Dans le monde de l’art, les données sont mues par autre chose, et pourtant ce quelque chose d’autre appartient encore à l’être humain, cette autre chose est le reflet du monde que veut l’homme, qui lui ressemble et lui échappe.
«Ce monde là n’est pas soumis à la mort puisque les œuvres sont vivantes (…) nous dit Malraux, le fond de la question est celui-là : il y a la valeur de l’art parce qu’il y a une civilisation qui, n’ayant pas de valeurs, est soumise au fait informe ; en face il y a quelque chose qui, bon ou mauvais, aura été le monde de l’homme.»

Malraux, «cet agnostique fut le dernier religieux dans un monde d’incrédules», avait estimé Régis Debray peu après sa disparition. En effet, tout agnostique qu’il fut, cet homme exceptionnel a dû se confronter à Dieu, au sacré, à la foi, à l’irréel à chaque seconde de sa longue et intime histoire d’amour avec l'art.Mais sans doute aussi dans les instants tragiques où bien des êtres qu’il aimait lui furent ravis par la mort.

 «"Comprendre une œuvre" n'est pas une expression moins confuse que "comprendre un homme"». 

Two monks in a sunlit dorway - 2000 - John Mc Dermott
  
Malraux avait été touché de près par la grande faucheuse dès son plus jeune âge, alors qu’elle s’était emparée de son petit frère, encore un nourrisson. Il était devenu enfant unique. Adolescent, il avait été fort choqué par la fin épouvantable d’un de ses grands-pères. Plus tard, Josette Clotis, la mère de ses enfants, en 1944, mourut en glissant accidentellement sous un train. A la même période, un de ses demi-frères fut fusillé par les Allemands. L'autre, arrêté et torturé, disparut en déportation. Et puis en 1961, il traversera la plus grave tragédie de son existence, frappé de plein fouet dans sa chair avec la mort simultanée de ses deux fils, dans un accident de voiture.
  
Alors, oui, la mort le hantait, certainement. Et il l’affrontera, la mettra plus que jamais au défi par le biais de son art, la littérature. «Rien ne donne une vie plus corrosive à l'idée de destin que les grands styles, dont l'évolution et les métamorphoses semblent les longues cicatrices du passage de la fatalité sur la terre.» 

« Toute mort change une vie en destin et ces véhémentes hypothèses de mort méritent l’attention. Elles révèlent ce qu’ont pressenti ou proclamé les maîtres de ce siècle, que si la peinture cessait d’affronter la mort, la mort ne tarderait pas à domestiquer ce qu’ils avaient appelé la peinture, et à en faire une peinture viagère, avec laquelle s’effondrerait tout le passé du monde, comme les vastes plans du palais soufflés par les bombardements. Notre civilisation, la plus puissante qu’ait connue l’humanité est la première à ignorer les valeurs suprêmes et commence à savoir qu’elle les ignore. Mais cette civilisation, la première aussi à n’avoir pas été capable d’inventer ni un temple, ni un tombeau, a du moins été capable d’inventer le premier musée imaginaire, pour contraindre ses artistes vivants à découvrir des formes et des couleurs inconnues, rivales de celles qu’ils ressuscitaient chez les morts. »


Banteay Srei - 2000 - John Mc Dermott

Dans le système de pensée malrucienne, la donnée magique de l’art prend ainsi une dimension toute particulière et fondamentale puisqu’elle va nourrir sa théorie du Musée imaginaire désormais ouvert – musée sans murs, « expression d'une aventure humaine, l'immense éventail des formes inventées » – qui va pousser « à l’extrême l’incomplète confrontation imposée par les vrais musées », et enseigner que l’Art est «une résurrection colossale puisqu’il est une résurrection de la sculpture et d’un passé assez profond qu’on ne pouvait pas voir […]»

Selon Malraux, Francisco Goya avait pressenti l’Art moderne mais la peinture n’était « pas à ses yeux la valeur suprême ». L’œuvre du peintre espagnol, « crie l’angoisse de l’homme abandonné de Dieu. Son apparent pittoresque, jamais gratuit, se relie, comme le grand art chrétien à la foi, à des sentiments collectifs millénaires, que l’art moderne entendra ignorer […] Son fantastique ne vient pas des albums de caprices italiens, mais du fond de la peur. Comme Young, comme la plupart des poètes préromantiques, mais avec génie il rend leur voix aux forces de la nuit. Ce qui est moderne chez lui, c’est la liberté de son art. » 

Le Musée imaginaire est aussi une profonde et durable conquête puisqu’il se forme désormais selon ses propres lois et induit que « le sanctuaire de la lutte contre la mort n’a plus d’autre lieu que l’esprit de chaque artiste. »


Les Métamorphoses du regard, André Malraux, Films, Entretiens, Exposition (Ed. Maeght)
Ecrits sur l'Art, André Malraux ( Ed. Gallimard, La Pléiade)

samedi 14 juin 2008

Aveillan, la grâce indomptable de la lumière

 Lumières - Bruno Aveillan 

Bruno Aveillan, réalisateur de films publicitaires au talent affirmé, à l'imagination vive, puissante, diplômé des Beaux-Arts, explore à titre personnel d'autres territoires où il est alors libre de laisser son regard hypersensible apprivoiser l'infime mouvement de la matière, s'immiscer au coeur du mystère des éléments, assister aux subtiles mutations alchimiques de la vie, guetter la grâce indomptable de la lumière. 

Doué d'une infinie patience, à l'affût de la moindre étincelle d'or dans le vent, il rapporte l'intimité sensuelle d'une fonte de glaces émouvantes, surprend l'instant magique des épousailles entre le ciel et l'eau, le soin d'une fraîche rosée sur la blancheur lumineuse de petites fleurs des champs, se fait complice du soleil dont les rayons inondent la chevelure innocente d'un enfant. 

Aveillan est un poète, en harmonie avec l'invisible, en intelligence avec le sacré, de cette trempe d'hommes en profonde communion avec leur art...

Diotopes que l'artiste a présenté ce printemps 2008, est sa première grande exposition de photographies personnelles à la Galerie Léo Scheer. Diotopes a donné également matière à l'édition d'un beau livre et d'un film de 10 mn dont la perfection des images et la poésie s'unissent à merveille à la délicate musique de Raphaël Ibanez de Garayo.






Diotopes, Bruno Aveillan (Ed. Léo Scheer)

jeudi 12 juin 2008

La leçon de Goya, maître graveur

Le Colosse - Vers 1810 - 1817 - Gravure de Francisco Goya y Lucientes - Version allégorique du désarroi de l’artiste devant les souffrances endurées par son pays. L'artiste australien contemporain Ron Mueck en a conçu une variante intitulée Big man
A ma talentueuse amie, Hélène Damville

Francisco Goya y Lucientes est né en 1746 à Fuendetodos, un village situé à une cinquantaine de km de Saragosse, au nord de l’Espagne, où il passera son enfance. Son père, Jose Goya un maître doreur sur bois et sur métal, exerce son savoir-faire sur des chantiers d’églises et de couvents de l’Aragon. Sa mère, Gracia Lucientes, appartient à une famille de la petite noblesse aragonaise.

Goya fera son apprentissage de la peinture, dès l’adolescence dans l’atelier du peintre José Luzan à Saragosse avant de partir sous les cieux de Madrid où il échouera par trois fois au concours de l’Académie royale des Beaux-Arts de San Fernando. Fin 1769, le jeune artiste décide néanmoins de gagner l’Italie - où les artistes européens vont poursuivre leur initiation en copiant les œuvres antiques - et il s’y imprégnera de peinture classique, étudiera la moderne.

A Rome, où il séjourne deux années, Goya côtoie le maître graveur italien Piranèse, et surtout deux graveurs, le père et le fils Tiepolo dont il admire les eaux-fortes à l’atmosphère singulière qui se glisse d’ailleurs au sein de ses deux premières estampes d’importance L’Aveugle à la Guitare et Le Garrotté.

De retour en Espagne, il fait rapidement merveille à la cour de Charles IV qui lui accorde la prestigieuse position de Premier peintre du Roi. Ce statut officiel oriente sa peinture vers des sujets religieux, des portraits de cour, des fresques. Il puise inspiration et savoir-faire aux œuvres des maîtres Rembrandt et Vélasquez, les copie et de plus en plus se mesure à eux, adopte l’aquatinte, technique alors moderne, pour affirmer la griffe de son talent. 

Il convoque ces maîtres, tour à tour ou en même temps, « mais comme le fils rappelle ses aïeux, sans imitation servile, ou plutôt par une disposition congénitale que par une volonté formelle », avait estimé Théophile Gauthier, dans Cabinet de l'amateur et de l'antiquaire, en 1842. Gauthier avait également ainsi commenté les dessins de Goya : 
« Les dessins de Goya sont exécutés à l'aqua-tinta, repiqués et ravivés d'eau-forte ; rien n'est plus franc, plus libre et plus facile ; un trait indique tout une physionomie, une traînée d'ombre tient lieu de fond, ou laisse deviner de sombres paysages à demi-ébauchés ; des gorges de sierra, théâtres tout préparés pour un meurtre, pour un sabbat ou un tertulia de Bohémiens ; mais cela est rare, car le fond n'existe pas chez Goya ; comme Michel-Ange, il dédaigne complètement la nature extérieure, et n'en prend tout juste que ce qu'il faut pour poser des figures, et encore en met-il beaucoup dans les nuages. De temps en temps un pan de mur coupé par un grand angle d'ombre, une noire arcade de prison, une charmille à peine indiqués ; voilà tout. Nous avons dit que Goya était un caricaturiste, faute d'un mot plus juste. C'est de la caricature du genre d'Hoffmann, où la fantaisie se mêle toujours à la critique, et qui va souvent jusqu'au lugubre et au terrible ; on dirait que toutes ces têtes grimaçantes ont été dessinées par la griffe de Smarra sur le mur d'une alcôve suspecte, aux lueurs intermittentes d'une veilleuse à l'agonie. On se sent transporté dans un monde inouï, impossible et cependant réel.»

Ainsi dans la gravure, Goya trouve-t-il la liberté d’expression, en marge de ses attributions officielles, dont il usera jusqu’à la veille de sa mort, le 16 avril 1828 à Bordeaux. C’est que le peintre de cour est cantonné dans des travaux de commande qui transfigurent et embellissent la réalité. Goya, que la raison n’abandonnera pas, aura sans doute trouvé dans la production d’estampes cet espace de liberté «où les caprices et l’invention peuvent se développer», où il peut s'adonner au réalisme sombre, donner là libre cours à sa vision.

Dans ses petits tableaux, il livrera le témoignage de ce qui le trouble, le choque, le saisit, le perturbe, le dérange, l’angoisse dans les mœurs de la société espagnole et de façon plus large dans la nature humaine, à savoir la bêtise, la cruauté, la folie sanguinaire. Le noir et blanc des techniques de l’aquatinte et de l’eau-forte, lui offrent le parfait rapport pour la caricature de l’époque en vue de noircir les traits de la bestialité démoniaque qui la ravage et de mettre en lumière l’idéal du divin en péril. «En chaque homme cohabitent un moine et un bourreau», relevait-il et il le démontra par la satire dans ses planches fantastiques des Caprichos (Caprices – album de 80 aquatinte et d’eaux-fortes -1799), les Désastres de la Guerre (1810 – 1820), et avec d’autant plus de force dans ses Disparates (Folies - 1815-1824).

Les désastres de la guerre - 1810 - Francisco Goya y Lucientes 
Admirateur de Goya, le poète Charles Baudelaire, dans son essai De l’essence du rire publié en 1855, et dans deux articles sur les caricaturistes français et étrangers, voit dans le rire que la caricature provoque une manifestation satanique à se réjouir de la chute du divin dans le diabolique, de l’humain dans le bestial, de la beauté dans la monstruosité, d’une grandeur infinie dans une misère infinie: «C’est du choc perpétuel de ces deux infinis que se dégage le rire» qui traduit le mal-être et la gêne profonds au moment de la prise de conscience du caractère obscène de la chute métaphysique que la caricature de Goya souligne inlassablement. «La lumière et les ténèbres se jouent à travers toutes ces grotesques horreurs. Quelle singulière jovialité !»*

Et quelle beauté aussi, aux yeux du critique d’art Baudelaire qui affirmait que le Beau «contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et […] c'est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement beau ». 

La caricature s’impose, selon Baudelaire, comme une manifestation fascinante du bizarre qu’il goûte aussi dans l’œuvre du peintre-graveur Honoré Daumier. Pour le critique, Goya est un caricaturiste artistique à l’origine d’un «comique féroce et [qui] s’élève jusqu’au comique absolu », produit un comique éternel plutôt que fugitif, grâce à l’introduction par l’artiste espagnol de « l’élément très rare » qu’est le fantastique et se distingue ainsi du caricaturiste historique.

«Le regard qu’il jette sur les choses est un traducteur naturellement fantastique. Los Caprichos sont une œuvre merveilleuse, non seulement par l’originalité des conceptions, mais encore par l’exécution», notait Baudelaire en soulignant la portée universelle de cette œuvre à laquelle il rendait hommage.

Des exemplaires des Caprices commencèrent à circuler en France dès 1809 et, très vite devenus célèbres, éveillèrent la curiosité et connurent l’engouement de la génération des artistes romantiques, notamment du grand Eugène Delacroix.

En 1810, l’Espagne ravagée par des affrontements dont il est témoin en plusieurs occasions, Goya commence le cycle des Désastres de la Guerre, constituant par certains aspects un reportage sur le conflit (Yo lo vi - J'ai vu cela- eau forte 1810-1812 ) avec les forces bonapartistes. 

« C'est un étrange peintre, un singulier génie que Goya ! Jamais originalité ne fut plus tranchée, jamais artiste espagnol ne fut plus local. Un croquis de Goya, quatre coups de pointe dans un nuage d'aqua-tinta en disent plus sur les moeurs du pays que les plus longues descriptions »,  avait encore vu avec justesse Théophile Gautier.

Il grave les scènes représentant la famine qui a touché Madrid, des exécutions, de véritables scènes de boucheries et d’acharnements, aux titres acides faisant office de critiques ironiques de ces tragédies humaines. Cette série marquera les esprits et inspirera les artistes dont Pablo Picasso avec son Guernica, jusqu’à nos jours.

A partir de 1816, il amorce sa série d’estampes sombres et mystérieuses, pièces purement imaginaires, ses Disparates, où le fantastique domine et inquiète. Cette série est peuplée de sorcières, de sabbats, de démons et de monstres sous des cieux obscurs, aux  atmosphères viciées des cauchemars où règnent à la fois terreur, magie, mystère et poésie.

C'est quand «il s’abandonne à sa verve démonographique que Goya est surtout admirable ; personne ne sait aussi bien que lui faire rouler dans la chaude atmosphère d’une nuit d’orage de gros nuages noirs chargés de vampires, de stryges, de démons, et découper une cavalcade de sorcières sur une bande d’horizons sinistres», selon Gautier.

Si la série des Disparates est la moins connue, - les plaques de cuivres furent oubliées pendant plusieurs décennies dans la Quinta del Sordo, dernière résidence madrilène du maître sur les murs de laquelle il a peint ses célèbres peintures noires - elle est aussi la plus impressionnante de ses grandes séries d’estampes qui fascinent les artistes français dès qu'ils les découvrent à la fin du XIXe siècle.

Romantiques, impressionnistes ou symbolistes, vont se réclamer de lui, puisant l’inspiration dans ses aquatintes, eaux-fortes et lithographies, chacun à sa manière. J-K Huysmans compare en 1887 une course de taureaux peinte par Goya à un « délire d’impressionniste pétrissant à pleins poings la vie ». Exemple emblématique de filiation établie entre les symbolistes et les gravures de Goya, Huysmans rendra hommage à ce dernier par le biais de des Esseintes le héros de son roman A rebours, un collectionneur d’estampes du maître espagnol.

Eugène Delacroix, Edouard Manet, mais aussi Odilon Redon, Félix Buhot, François-Nicolas Chifflart, verront en Goya un maître avant-gardiste, un visionnaire, en feront le chantre de la modernité, et plus tard Marcel Roux s'en inspirera également dans ses gravures peuplées d’êtres maléfiques et hantées par la mort.

« Le grand mérite de Goya consiste à créer le monstrueux vraisemblable. Ses monstres sont nés viables, harmoniques. Nul n’a osé plus que lui dans le sens de l’absurde possible. Toutes ces contorsions, ces faces bestiales, ces grimaces diaboliques sont pénétrées d’humanité», jugea encore Baudelaire, «en un mot, la ligne de suture, le point de jonction entre le réel et le fantastique est impossible à saisir ; c’est une frontière vague que l’analyste le plus subtil ne saurait pas tracer, tant l’art est à la fois transcendant et naturel. »

Goya Graveur  (Ed. Paris musées) 
Oeuvres complètes de Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, La Pléiade)
 Du 13 mars au 8 juin 2008, le Petit Palais présente l'exposition Goya Graveur