lundi 2 juin 2008

Balthus, dernier peintre du Sacré


Autoportrait (1940) Balthus


« Ce qu’il y a d’effrayant aujourd’hui, d’ailleurs surtout en France, c’est l’indifférence des gens devant la manifestation de l’Esprit (…) Au secours ! Au secours ! C’est tous des mannequins ! Des morts ! »
Lettre de Balthazar Klossowski à Antoinette de Watteville, le 1er janvier 1934


Balthus a vécu ses débuts de peintre d'âge adulte dans la souffrance, dans une détresse psychologique extrême, s’estimant honni de ses contemporains, au point qu’il en était devenu fort agressif. Le jeune peintre, l'ami du grand poète Rilke, voyait son art évoluer sous des cieux moins radieux qu'au temps béni de Mitsou et en voulait à la planète entière. 
«Je regardais dernièrement des photos de moi, je vois un personnage agressif, solitaire et contre tout le monde», confie le comte Balthazar Klossowski de Rola, dans son chalet suisse de Rossinière, quelques mois avant de s’éteindre en février 2001.

Le peintre, devenu vieux et fort affaibli, au visage émacié, fume comme il respire sa cigarette blonde rivée aux lèvres alors qu’il évoque ses souvenirs de jeunesse, le regard tourné vers l'intérieur, sur ces images d’amis peintres, sculpteurs, écrivains et poètes, de ses fantômes illustres issus d’un passé déjà lointain, des années 30.

«Paris à cette époque était vraiment le centre du monde, dit-il, on se retrouvait au Flore ou sur la terrasse des Deux Magots avec Derain, et d’autres. Giacometti lui travaillait la nuit on le voyait jamais.» 
Là, il vécut une des scènes les plus marquantes de son existence. Alors qu’il entre un jour dans la salle des Deux magots, se jette sur lui cet homme qu’il n’a jamais vu, au regard halluciné qui le transperce. Cet homme, c’est Antonin Artaud, frappé par la ressemblance qui l’unit à cet inconnu dans la brasserie. Le poète a reconnu en Balthus son double dont il échafaudera tout une théorie avant d'en être hanté jusqu’au délire.

«Ce fut un grand ami à moi. C’était très curieux parce que par hasard je suis entré dans cette pièce et quand Artaud m’a vu il s’est dirigé vers moi en me pointant du doigt comme ça, c’était la première fois qu’on se voyait», explique le peintre, gorge un peu nouée. Artaud jouissait encore de toute sa plénitude mentale. Cet événement fut le point de départ d’une profonde amitié. Dès lors, les deux artistes se fréquentèrent assidûment.

«Balthus a commencé par la misère crasse, la misère noire et crasse, non celle du vêtement mais celle du sentiment. C’était l’époque où l’on allait découvrir un peintre, on allait de nouveau découvrir un nouveau grand peintre», témoignait Antonin Artaud en 1934.

Un lien étrange les unissait, croyait Balthus, d'autant qu'il lui devait d'être encore en vie. Cette année 34 justement, en juillet, le poète sauva de justesse le peintre du suicide qu'il venait de mettre à exécution, victime d’une intense dépression.

« Curieusement, il est arrivé ce jour-là en courant dans mon atelier au moment où j’allais déjà très mal, et il s’est précipité sur moi et comme il avait lui-même pris beaucoup de drogues dans sa vie, il a tout de suite compris.» 

Artaud avait été pris d’un besoin impérieux d’aller à la rencontre de son ami, d'aller le trouver dans son atelier où il l’avait découvert « dans un état presque de délire ». Comme s’il avait pu percevoir sa détresse à distance. « C’était étrange », s'étonne encore le vieux Balthus, reconnaissant. Un des événements les plus mystérieux de son existence, peut-être, inoubliable en tout cas.

Il a collaboré à la réalisation des décors d’une pièce de théâtre d'Artaud. Elle fut un vrai fiasco. Il a peint aussi deux portraits du poète. Artaud, lui, a consacré plusieurs ouvrages à l’œuvre de Balthus qu’il admirait infiniment.

« On peut dire qu’il y a une couleur, une lumière, une luminosité à la Balthus. Et la caractéristique de cette luminosité est avant tout d’être invisible. Les objets, les corps, les visages sont phosphorescents sans que l’on puisse dire d’où vient la lumière », selon Artaud.

Antonin Artaud - 1926 - Man Ray
Profondément catholique, Balthus voyait dans l’acte de peindre un engagement individuel d’ordre religieux, quasi mystique. Son travail était toujours associé au Sacré et son exécution requiert une certaine lenteur propice à sa quête de vérité. Il aura peint quelque 350 toiles dans sa vie. C'est peu en comparaison de la production frénétique et pléthorique de Pablo Picasso.

« Je fais toujours une prière avant de peindre. Ce fut toujours une façon de sortir de soi-même, je rejoignais l’univers plutôt que rester dans le quotidien. La prière est un excellent moyen de sortir de soi-même, de redevenir humble, d’oublier qui on est, comme le ver de terre de la bible. »

De la peinture de Balthus jaillit pourtant une profonde révolte intérieure, au contraire de la sérénité, voire une certaine violence, qu’il reconnaît, saisit dans ses modèles, et partage notamment avec Artaud.

« J’ai repensé souvent à vous et à l’esquisse de mon portrait, lui écrit Artaud en 1936, votre terrible inconscient a su parfaitement me situer exactement avec la lassitude et le dégoût de mon profil féminin gauche qui laisse derrière moi un écoeurant passé. »

Avant le voyage d’Artaud au Mexique, cette année-là les deux artistes se voyaient tous les jours, et puis à son retour, Balthus se souvient qu’« il a commencé à divaguer », peu à peu.

« J’ai reçu une fois une lettre qui était vraiment une lettre délirante dans laquelle il m’accusait de toutes sortes de choses. »

Commençant « à devenir fou », selon le peintre, Artaud en proie à un délire de persécution s’en prend en effet de plus en plus souvent à celui qu'il considère comme son double. Le poète, malade, s'est persuadé que son autre lui-même lui « porte malheur » et lui écrit « des lettres terribles ».

Profondément affecté, Balthus supporte mal cette situation et se verra contraint de prendre quelque distance. Quand Artaud «est revenu de Rodez à Paris, c’était tout de même un malade », dit-il avec une infinie compassion, sourcils froncés face à la gravité du souvenir. Et puis, « les surréalistes sont retombés sur lui et ont profité de sa folie. A ce moment pour les surréalistes, le pauvre Artaud était comme un taureau dans une arène ».

Opposé au mouvement d’André Breton, Balthus s’était lié à Alberto Giacometti. Ce dernier s’était justement brouillé avec le groupe, se souvint le peintre. Il « a commencé à s’intéresser à moi parce qu’il avait les mêmes idées qu’il fallait travailler d’après nature», raconte Balthus soulignant que ses rapports avec Breton avaient toujours été « un peu troubles ».

« J’ai toujours pensé qu’il avait un côté un peu bête, benêt en tout cas, il avait un côté flic au fond », avoue-t-il en souriant malicieusement, d'un air soulagé d'avoir enfin pu livrer le fond de sa pensée.

Au Mexique, en 1936, Artaud écrivit dans la revue El Nacional, un papier intitulé La jeune peinture française et la tradition, dans lequel il soulignera que la peinture de Balthus a cela de révolutionnaire qu’elle tend vers « une mystérieuse tradition » en opposition avec le mouvement surréaliste sévissant déjà depuis les années 20.

« Balthus reprend le monde à partir des apparences : il accepte les données des sens, il accepte celles de la raison ; il les accepte, mais les réforme ; je dirais encore mieux qu’il les refond », pose Artaud. Le poète a compris que le mystère dont est empreinte la peinture de Balthus découle de sa relation au caractère sacré avec lequel le peintre n’a pas voulu rompre.

Artaud a senti tout de suite qu’il était confronté à une œuvre «qui dégage une odeur de pourriture, une charogne qui sent les épidémies et les catastrophes.»

 « Il a très bien vu ça et c’est pourquoi il aimait Balthus bien plus que les provocations plus ou moins faciles de ses amis surréalistes, qui n’allaient jamais très loin », insiste l’historien de l’Art, Jean Clair.

Les surréalistes ne produisaient que des images, ajoute-il,  «dont on se choquait deux minutes et dont on se lassait au bout de cinq minutes. Voilà toute la différence entre une grande peinture qui retrouve le sens du sacré et, disons une imagerie, une imagerie qui se veut sacrilège et qui se voulant sacrilège retombe dans le domaine du divertissement le plus profond. »

Balthus est un peintre qui a épousé la tradition canonique. Et à ceux qui l’accusent de perversité arguant de la jeunesse douteuse de ses modèles et du scabreux des thèmes traités dans ses toiles, Clair sourit et rétorque qu’ils ignorent tout de l’histoire de l’Art. 

Traditionnellement, le plus bel âge pour les modèles se situe entre l’adolescence et la maturité sexuelle. «Les corps les plus beaux sont toujours des corps très juvéniles», souligne l’expert. La peinture sacrée ou le sentiment du Sacré imprègne toute l’œuvre de Balthus, surtout «si on accepte de rappeler que la définition originelle du Sacré est exactement le contraire de celle du Saint.»

« Le Saint est ce qui rapproche, quand le Sacré est à la fois ce qui divise et ce qui unit, explique Clair, le Saint est ce qui participe déjà à la pré-jouissance du paradis, or le Sacré, lui, on ne sait jamais s’il s’agit du paradis ou de l’enfer, de ce qui est désirable et de ce qui est repoussant. Le Sacré c’est à la fois ce que l’on désire le plus, ce qui est le plus fascinant et en même temps le plus tabou, le Sacré c’est ce qui nous donne le désir de la possession et en même temps ce qui repousse étant du domaine de l’immonde et de la souillure. Et en ce sens, oui, Balthus fait une peinture qui relève du Sacré.»

Balthus - Man Ray

Le peintre saura en jouer, et confiera des années plus tard, avoir orchestré un « petit scandale », car c’était le seul moyen à l’époque de se faire connaître rapidement. Il s’en ouvrit à sa future épouse Antoinette, le 1er décembre 1933 dans une lettre, accompagnée de vers de Lesbos :

« Je prépare une nouvelle toile. Une toile plutôt féroce […] c’est une scène érotique. Mais comprends bien, cela n’a rien de rigolo, rien de ces petites infamies usuelles que l’on se montre clandestinement en se poussant du coude. Non je veux déclamer au grand jour avec sincérité et émotion tout le tragique palpitant d’un drame de la chair, proclamer à grands cris les lois inébranlables de l’instinct. Revenir ainsi au contenu passionné d’un art. Mort aux hypocrites ! Ce tableau représente une leçon de guitare, une jeune femme a donné une leçon de guitare à une petite fille, après quoi elle continue à jouer de la guitare sur la petite fille. Après avoir fait vibrer les cordes de l’instrument, elle fait vibrer un corps.»

Balthus, l’insurgé, fait en effet grand cas de la maturation de l’être, laquelle ne peut pas aller à ses yeux sans l’intervention et du mal et du bien. A ce titre, sa fascination pour Baudelaire et les Fleurs du mal n’est-elle pas innocente, comment le serait-elle ? Dans son œuvre, se joue toujours un théâtre d’ombre et de lumière, où l’enchantement des contes, le merveilleux splendide se mêlent aux histoires terrifiantes, d’une cruauté et d’un sadisme stupéfiants, propres à l’univers de l’enfance.

Une notion de cruauté qui rejoint bien celle de son ami Artaud, auteur de plusieurs manifestes du Théâtre de la cruauté, dans la digne lignée des Chants de Maldoror de Lautréamont. Le poète la définit ainsi dans une lettre à Jean Paulhan :

« Il ne s’agit pas du tout de la cruauté vice, de la cruauté bourgeonnement d’appétits pervers et qui s’expriment par des gestes sanglants, telles des excroissances maladives sur une chair déjà contaminée ; mais au contraire d’un sentiment détaché et pur, d’un véritable mouvement d’esprit, lequel serait calqué sur le geste de la vie même ; et dans cette idée que la vie, métaphysiquement parlant et parce qu’elle admet l’étendue, l’épaisseur, l’alourdissement et la matière, admet par conséquence directe, le mal et tout ce qui est inhérent au mal, à l’espace, à l’étendue et à la matière. Tout ceci aboutissant à la conscience et au tourment, et à la conscience dans le tourment. Et quelque aveugle rigueur qu’apportent avec elles toutes ces contingences, la vie ne peut manquer de s’exercer, sinon elle ne serait pas la vie ; mais cette rigueur, et cette vie qui passe outre et s’exerce dans la torture et le piétinement de tout, ce sentiment implacable et pur, c’est cela la cruauté.» 

L'autre côté du miroir.

Balthus intime, film de Christine Lenieff et Xavier Lefevre (Ed. Montparnasse)
Balthus, de l’autre côté du miroir, film de Damian Pettigrew (Ed. Arte Vidéo)
Œuvres complètes, Antonin Artaud (Ed. Gallimard, )
Balthus, Jean Clair (Ed. Flammarion)

dimanche 1 juin 2008

Supervielle, de gravitations en débarcadères

Jules Supervielle et son épouse Pilar Saavedra à Punta del Este, en Uruguay, en 1907 - Photographe non identifié

Nous cueillons et recueillons du céleste romarin,
De la fougère affranchie qui se passe de racines,
Et comme il nous est poussé dans l'air pur des ailes longues
Nous mêlons notre plumage à la courbure des mondes.
Apparition, in Gravitations, Jules Supervielle 


Jules Supervielle, poète à l'âme de proue, est né à Montevideo, en Uruguay, où ses parents - lui béarnais, elle basque - s’étaient expatriés. A huit mois, il traverse l'Atlantique une première fois et le traverse en sens inverse deux ans plus tard, alors qu’il a perdu père et mère, brutalement orphelin, va rejoindre la famille paternelle dans le pays de la pampa et des gauchos. Il fera à nouveau cette traversée à l'âge de dix ans et ne cessera plus de partager son existence de part et d’autre de l’océan, entre la France et l'Amérique du Sud, lié d'amour aux deux planètes.

«Né sous les signes jumeaux du voyage et de la mort», il oscille dans l’entre deux, de gravitations en débarcadères, il évolue entre le monde des vivants et celui des morts, passe et repasse de la lumière à la nuit, sans cesse errant de rêves en poèmes, au gré de son Oublieuse mémoire, la poésie fût pour lui un perpétuel périple intérieur.

« J'aurai rêvé ma vie à l'instar des rivières

Vivant en même temps la source et l'océan
Sans pouvoir me fixer même un mince moment
Entre le mont, la plaine et les plages dernières.

Suis-je ici, suis-je là ? Mes rives coutumières

Changent de part et d'autre et me laissent errant;
Suis-je l'eau qui s'en va, le nageur descendant
Plein de trouble pour tout ce qu'il laissa derrière?

Ou serais-je plutôt sans même le savoir

Celui qui dans la nuit n'a plus que la ressource
De chercher l'océan du côté de la source
Puisqu' est derrière lui le meilleur de l'espoir ?»


Supervielle est cet homme confronté au drame de la perte, du deuil et de l’errance. Et quand il s’agit pour lui de tenter de vivre, son désir de dialogue avec la mort prend le pas, dans et en dépit du temps. Il entend voyager contre l’oubli, mettre les voiles vers l’origine, lieu de fécondité et tel un mangeur d’opium, il est aussi « l’homme revenu des batailles de la vie ; […] c’est le voyageur qui se retourne le soir vers les campagnes franchies le matin, et qui se souvient, avec attendrissement et tristesse, des mille fantaisies dont était possédé son cerveau pendant qu’il traversait ces contrées. »

Dans son Retour à l’estancia, en Uruguay, il interpelle la grande faucheuse, surpris qu’elle lui ait permis de revenir boire à la source.
 « Ô mort ! Me voici revenu. J'avais pourtant compris que tu ne me laisserais pas revoir ces terres, une voix me l'avait dit qui ressemblait à la tienne et tu ne ressembles qu'à toi-même. »
Hanté par la mort, personnage familier, universel, en même temps qu’inconnu, qui s’est introduite dans son existence aux premières heures de son enfance, il trouve dans la poésie le langage qui la tient en respect, le verbe et l'écriture lui permettent de l’apprivoiser et l’exorciser, de faire « un grand bûcher des angoisses 
de la terre /Pour le vouer à la mort qui s'éloignera de nous,/Et remonterons sans remords les plus secrètes rivières/Où se reflètent les coeurs qui ne tremblent plus que d'amour.» 
 «Nous passons les uns près des autres, cachant mal nos étoiles, nos vertiges»
Le poète dont « la science gît en [lui] derrière [ses] paupières » et qui « n’en sai[t] pas plus que [son] sang ténébreux » parvient ainsi à instaurer une complicité avec la mort dans un recours en grâce, dans l’attente que la nuit « trouve en nous sa confidente,/grâce à mille reflets et secrets mouvements/ et qu’elle nous attire à ses mains de fourrure,/ nous les enfants perdus, maltraités par le jour et la grande lumière. »

Supervielle, dont le «cœur découvre en soi tropiques et banquises, voyageant d’île en cap et de port en surprise» pour démêler «un intime écheveau d’horizons», évolue ainsi en gravitation entre la nuit et la lumière, flotte clandestinement sur ses rivières souterraines, ses morceaux d’infini, aux eaux lumineusement sombres entre les rives poétiques du rêve et symboliques de l’existence, vogue entre les débarcadères du passé et de l’avenir, nage vers «un horizon monocorde qui coïncide sans bavures avec les horizons précédents », éloignés des écueils du présent.

En pays étranger, Supervielle, ce forçat innocent, interroge alors notre corps frissonnant: 
« Cet homme est-il vivant comme il semble le croire,/Avec sa voix, avec cette fumée aux lèvres ?/Chaises, tables, bois dur, vous que je peux toucher/Dans ce pays neigeux dont je ne sais la langue,/Poêle, et cette chaleur qui chuchote à mes mains,/Quel est cet homme devant vous qui me ressemble/Jusque dans mon passé, sachant ce que je pense,/Touchant si je vous touche et comblant mon silence,/Et qui soudain se lève, ouvre la porte, passe/En laissant tout ce vide où je n'ai plus de place ?»

dimanche 25 mai 2008

Cendrars, bourlingueur

Frédéric Louis Sauser en 1908, futur Blaise Cendrars (c) Miriam Cendrars

« En cendres se transmue ce que j’aime et possède
Tout ce que j’aime et que j’étreins
Se transmue aussitôt en cendres. »
 Blaise Cendrars, septembre 1915

« Ecrire, c’est brûler vif mais c’est aussi renaître de ses cendres. » L’Homme Foudroyé, Blaise Cendrars

Frédéric Louis Sauser, alias Blaise Cendrars - évocation de braises et de cendres, d'homme qui « n'a plus de passé » - originaire de Suisse a grandi à l'étranger et voyagé, dès ses premières années, en raison des activités professionnelles de son père puis en prenant tôt son envol pour vite s’en éloigner semble-t-il. « Moi, à quatorze ans, je m'étais saisi d'un couteau de cuisine. C'est pourquoi je me suis mis à bourlinguer. C'était pourtant le meilleur père du monde. »

Freddy est pris par le désir de voler de ses propres ailes, d’aller seul où bon lui semble de tenter l’aventure et affirme avoir fugué à 16 ans en grimpant à bord d’un train qui l’entraîna jusqu’à Saint-Petersbourg.
 « La vie est dangereuse et celui qui agit doit aller jusqu'au bout de son acte, sans se plaindre. »
Epris de liberté, il a le goût des expéditions, des nouveaux horizons, des récits de voyageurs et d’aventuriers et, devenu bourlingueur à son tour, commence lui-même à se frotter à l’écriture, prend des notes, inscrit ses pensées, griffonne des poèmes. 
« Je ne trempe pas ma plume dans un encrier mais dans la vie.» 
Ses voyages, réels et imaginaires, nourriront toute son œuvre poétique et romanesque, en constitueront la matière première.

En 1909, il retourne en Russie où paraît en russe La Légende de Novgorod dont on doutera longtemps de l’existence véritable. L’année suivante, après un périple à travers la planète qui le conduit notamment à New York, il rapporte dans «la plus grande bibliothèque du monde » qu'est Paris à ses yeux, Pâques à New York, recueil de poèmes qui paraît en 1912. Débarqué dans la capitale française, ce port de mer, son port d’attache pour quelques années, ville de transit pour toujours, il y publiera bientôt La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France.

Cendrars pénètre dès lors dans le cercle de l’avant-garde littéraire et artistique des Montparnos dont Guillaume Apollinaire, Fernand Léger, Amedeo Modigliani, Pablo Picasso, Jean Cocteau, Erik Satie, Pierre Reverdy et épouse en 1914 la Polonaise Fela Potzauska, tandis que le son des canons commence à faire rage.

A l’instar d'Apollinaire qui s’est engagé, briguant la nationalité française, Cendrars est entré dans la Légion et part pour le Front où il est grièvement blessé au bras droit en septembre 1915. La blessure mal soignée, il sera amputé.  
« Je revenais de la guerre avec un bras en moins et pour la première fois de ma vie j'écrivais un poème de la main gauche : "Au coeur du Monde". J'avais trente ans.» 
Il le publiera en 1922.

«A Paris, la place était libre. Nous l’occupâmes. Dès 1916, commença notre révolution », s'était souvenu Jean Cocteau plus tard. Ainsi Cendrars avait-il également soufflé quelque peu de cet esprit nouveau sur la vie littéraire parisienne de la fin du conflit mondial, avec La Guerre au Luxembourg qui venait de paraître. Il allait bientôt obtenir la nationalité française, et prendre la direction littéraire des éditions de la Sirène qui publiera en 1918, son puissant et vibrant témoignage de son expérience des tranchées J'ai tué, puis La Fin du monde filmée par l'Ange N.-D, tous deux illustrés par Fernand Léger.

En 1921, son Anthologie nègre séduit le compositeur Darius Milhaud rentré depuis trois ans du Brésil où il avait été attaché à la légation française à Rio de Janeiro, aux côtés de l’écrivain Paul Claudel, ministre plénipotentiaire qui créera là-bas le ballet L'Homme et son désir, «la danse éternelle de la nostalgie, du désir et de l'exil.»

A Paris, Milhaud et Cendrars collaborèrent en 1923 à La Création du Monde pour les Ballets suédois, avec Léger pour les décors et les costumes. Milhaud, dont la découverte de la musique brésilienne et la rencontre avec le musicien brésilien Heitor Villa-Lobos l’ont grandement influencé, va également créer avec Cocteau Le Boeuf sur le Toit aux forts accents de Saudades do Brasil, illustrés par l'adaptation de la maxixe Sao Paulo do Futuro de Marcelo Tupinamba.

Quant à Blaise Cendrars, il se prend alors à rêver du Brésil, cette terre si peu connue, presque vierge, à la dimension paradisiaque de son Utopialand, le pays qui n’est à personne.

Il fait en outre la connaissance de Paulo Prado, riche mécène brésilien, amoureux des Arts avec lequel il se lie d’amitié. Invité à séjourner dans son pays, Cendrars prend la mer à bord du Formose un an plus tard, en direction des côtes brésiliennes. Il a quitté sa femme et ses deux fils depuis quelques années déjà pour la comédienne Raymone Duchâteau qui lui avait inspiré un extraordinaire coup de foudre.

Dans sa nouvelle patrie spirituelle, il va renouer avec la découverte et l'aventure, se nourrir de nouvelles expériences artistiques, se lier d'amitié avec les poètes Manuel Bandeira et Mario de Andrade, ainsi que le peintre Cicero Dias, le poète Oswald de Andrade et sa sublime épouse et peintre Tarsila do Amaral. «La plus belle pauliste du monde» et son mari Oswald, la mécène Olivia Guedes Penteado, Mario de Andrade, l'accompagneront dans un périple à travers les villes historiques de l'Etat de Minas Gerais. Ensemble, ils lanceront aussi le mouvement artistique et poétique brésilien autonome baptisé pau-brasil, le bois couleur de braise brésilien, dont Oswald créera le manifeste.

Cette rencontre avec la terre du Brésil et son peuple, ses musiques, ses couleurs, ses parfums, bouleversera Blaise Cendrars et la suite de son œuvre. Il y écrira ses poétiques Feuilles de Route, avant de privilégier le genre romanesque. En outre, il dira avoir achevé là-bas son étrange roman Moravagine, amorcé en 1907, sa créature malfaisante, ce grand fauve humain, son double, mauvais comme un poignard, son Maldoror.

Blaise Cendrars (Ed. Gallimard, Quarto)

mardi 20 mai 2008

Bernanos & Zweig: De l'exil au Brésil


Georges Bernanos pendant l'expédition au Paracatu.
(c) J.-L. Bernanos
« Je n'ai pas perdu mon pays, je ne pourrais le perdre qu'à demi, je le perdrais s'il ne m'était plus nécessaire, s'il ne m'était plus nécessaire de me sentir français. Le reste importe peu à mes yeux. Certaine nostalgie des déracinés m'inspire même plus de dégoût que de compassion. Ils pleurent les habitudes perdues, ils geignent sur des moignons d'habitudes encore vifs et sanguinolents, ils ont mal à la France comme le manchot au pouce de sa main amputée. Rien ne fera jamais de moi un déraciné, je ne vivrais pas cinq minutes les racines en l'air, je ne serai déraciné que de la vie. Tant que je vivrai je tiendrai au pays comme à l'enfance, et lorsque la sève ne montera plus, toutes les feuilles tomberont d'un seul coup. Ils me font rigoler avec leur nostalgie des paysages français ! Je n'ai pas revu ceux de ma jeunesse, j'en ai préféré d'autres, je tiens à la Provence par un sentiment mille fois plus fort et plus jaloux. Il n'en est pas moins vrai qu'après trente ans d'absence -ou de ce que nous appelons de ce nom -les personnages de mes livres se retrouvent d'eux-mêmes aux lieux que j'ai cru quitter. Ici ou ailleurs, pourquoi aurais-je la nostalgie de ce que je possède malgré moi, que je ne puis trahir ? Pourquoi évoquerais-je avec mélancolie l'eau noire du chemin creux, la haie qui siffle sous l'averse, puisque je suis moi-même la haie et l'eau noire ? »
Les enfants humiliés, dans Essais et écrits de combats,  Georges Bernanos ( Ed. Gallimard, La Pléiade)

Ailleurs... Allons voir ailleurs...
Cinq jours. Cinq jours auront suffi à l'évanouissement du rêve. Et aussi ancien fut-il, il ne résista pas à la confrontation avec la réalité. Cinq jours ou peut-être même quelques heures à peine auront suffi au désenchantement.

Qu'avait-il eu en tête depuis un quart de siècle, à quoi pouvait bien avoir ressemblé l'Asuncion de ses rêves ? 

La désillusion aura-t-elle assailli l'écrivain Georges Bernanos ce 20 août 1938 dès le premier regard posé sur la silhouette du Paraguay, alors qu'avec sa tribu, en quête d'une terre d'exil, il est encore à bord de ce bateau qui n'a pas même touché le débarcadère de sa capitale ? 

Un dîner à la légation de France offert dès son arrivée et, au contact de quelques-uns de ces déracinés, il aura humé cet air vicié d'âmes en peine et les nostalgies fétides, perçu les vilaines ombres et les miasmes de la guerre du Chaco, ses cendres encore fumantes. Non, il n'aura pas quitté sa chère terre de France pour une telle perspective de désolation.

Ailleurs peut-être... Allons voir ailleurs...

Le rêve est certes moribond, néanmoins Bernanos s'accroche quelques heures encore à une étincelle d'espoir et rejoint avec les siens le site où est célébrée la Virgen de los milagros à Caacupé, l'autre versant de la montagne en guarani, cet ancien fief jésuite situé plus haut en territoire paraguayen, l'Alto Paraguay à la frontière de la Bolivie et non loin de celle du Brésil. Suite de la déconfiture.

Retour à Asuncion.

Il faut partir, au plus vite, quitter cette misérable enclave dénuée d'espérance.
Paraguay, rêve funeste. "Asuncion, ça n'existe pas"...

Ailleurs sûrement... Allons voir ailleurs...

Après le désenchantement au Paraguay qui ne fut pas le Paradis terrestre promis par ses rêves d’enfant, Georges Bernanos, accompagné de sa tribu, tenta la chance au Brésil en 1938 où il rencontra une terre d’exil à aimer, où il installa cette colonie française qu’il brûlait de fonder depuis bien avant le départ pour l’Amérique du sud. Il fut aussitôt et profondément épris de cette terre tropicale en dépit des difficultés et des épreuves à vivre loin de la France.
« Je ne devais absolument pas venir ici à vingt ans. Mais Dieu me ménageait cette surprise, ce présent royal, je crois qu’Il a voulu me récompenser d’avoir tant aimé, tant aimé, tant aimé toute ma vie la terre des hommes – sa terre. »
De Rio de Janeiro, il conserva le souvenir d’une « ville si belle, si prodigieusement belle, si belle et si humble. Elle a l'air de se coucher à vos pieds, avec ses bijoux, ses parfums et son regard à l'innocence et la docilité des bêtes. »

La baie de Rio - 1885 (c) Marc Ferrez
Pourtant il choisit de s’établir avec sa famille à des centaines de kilomètres au nord de Rio en direction de Belo Horizonte à Juiz de Fora, puis à Vassouras et quelques temps à Pirapora pour s’installer enfin, en août 1940, à Barbacena, dans la ferme de Cruz das Almas du nom « de la petite colline au flanc de laquelle s'accrochait [leur] maison solitaire, devant un immense horizon de crêtes nues et sauvages qui se chevauchent les unes les autres sur des centaines de kilomètres, au sud tombent à pic dans la mer, et se perdent peu à peu au nord dans le sertão sans bornes. »

Là, il vécut de multiples périodes marquées par la dépression, le chagrin, la colère, le doute et le questionnement alors qu’il s’est non seulement exilé à l’autre bout du monde n’ayant « plus grand-chose à dire aux hommes de [sa] génération et moins encore à celle qui la suit », mais exilé dans l’exil, empreint d’une constante et triste mélancolie, la saudade, « dans la brousse de Minas-Gerais », à Cruz das Almas, au nom qui aura séduit le catholique Bernanos y percevant un signe du destin.
« C’est à la Croix-des-Âmes que […] nous avons connu quelque chose de pire que l’exil, ou plutôt l’exil total, lorsque, résolus à aimer plus que jamais notre peuple, nous désespérions de le comprendre. »
La distance lui permettra une réflexion plus approfondie sur cette patrie France qu’il chérit tant, qu’il n’a pas fui, d’où il n’a pas été chassé, insiste-t-il mais où dès 1938 « l’air s’est si raréfié qu’il ne porte pas une parole libre », qu’il lui aura fallu la quitter la mort dans l’âme.
« C’est dans le silence et dans la solitude qu’on se retrouve soi-même – qu’on retrouve la vérité de soi-même. »
Dans l’éloignement, il trouve aussi le recul et la liberté nécessaires à l’expression de son engagement patriotique, à ses écrits de combats, à ses textes qu’il publie dans la presse brésilienne et de la France Libre.
« Quand le soir tombe sur cette terre tropicale qui connaît à peine l'homme, sans passé, sans souvenirs [...], usée jusqu'à l'os, jusqu'à son squelette de fer, par ses végétations dérisoires, inutiles, d'arbres tordus, grimaçants, tétaniques [...] je me demande si j'ai vraiment dépassé la marge de solitude après quoi tout retour est fermé. »
 A la suite de la capitulation de la France qui le révolta, l’indigna au point de lui briser le cœur, il n’aura de cesse de « rendre témoignage à [son] pays. »
« Je vois avec une affreuse tristesse qu’aucun écrivain français n’a encore rien osé dire. Ma seule et modeste vocation en ce monde est de parler quand tout le monde se tait. »
Ainsi, du Brésil, tenta-t-il de faire entendre sa voix, en écrivant trois de ses plus beaux ouvrages que sont Les Enfants humiliés, Le Chemin de la Croix-des-Âmes et Lettre aux Anglais aux accents pamphlétaires dignes de ses Grands cimetières sous la lune.

Il y livrera notamment au monde sa vision de la liberté, sa définition implacable de « l’homme libre, non le raisonneur ou la brute; l’homme capable de s’imposer à lui-même sa propre discipline, mais qui n’en reçoit aveuglément de personne; l’homme pour qui le suprême confort est de faire, autant que possible, ce qu’il veut, à l’heure qu’il a choisie, dut-il payer de la solitude et de la pauvreté ce témoignage intérieur auquel il attache tant de prix; l’homme qui se donne ou se refuse, mais qui ne se prête jamais. »

En février 1942, il avait assurément tenté de transmettre à l’écrivain autrichien Stefan Zweig, – autre exilé au Brésil, plongé au fond d'un désespoir irréversible –,  ses précieuses notions de liberté et sa foi, au cœur desquelles lui puisait force et matière à espérance afin de poursuivre le combat.
« Il semble généralement acquis que le Diable est l’esprit de révolte – opinion très favorablement accueillie par les Conservateurs, puisqu’elle les autorise à mettre en Enfer tous les Mécontents, et au Paradis tous les gendarmes. Que le Diable soit révolté pour son propre compte, je ne le nie pas. Mais rien ne prouve qu’il ait formé le dessein de séduire les hommes de la même manière qu’il a séduit les anges. L’expérience démontrerait plutôt qu’il juge moins facile de nous perdre par l’Esprit de Révolte que de nous avilir par l’Esprit de Servitude, et que loin de se proposer de nous élever à la dignité satanique d’anges rebelles, sa haine clairvoyante médite de nous faire descendre à la condition des bêtes. »
Contrairement à ce grand catholique qu’était Bernanos, Zweig n’avait pas du tout connu la ferveur religieuse. « Ma mère et mon père étaient juifs par le hasard de leur naissance », avait-il déclaré dans une interview pour expliquer son incompréhension de toute cette haine qui avait enflammé l'Europe et son pays au premier chef.
« On peut appartenir à son peuple, mais quand les peuples sont devenus fous, on n'est pas obligé de l'être en même temps qu'eux. » 
Possédé par le tourment depuis qu’il avait quitté l'Europe, après six années passées en Angleterre dont il avait obtenu la nationalité, Zweig avait repris la route pour une série de conférences données à New-York, en juillet 1940, puis en Uruguay avant d’arriver au Brésil en août où il s’installa avec son épouse, l’Anglaise Charlotte Altmann, dans une ravissante demeure de Pétropolis, ancienne cité impériale, située à une heure de route au nord de Rio.

Stefan Zweig et son épouse Charlotte Altmann - Années 30
Puisant sans doute là quelque espoir de restaurer la paix de son âme, il publia un essai d’éloge intitulé Brésil, terre d'avenir (1941), aussitôt traduit sur cette providentielle terre d'accueil et qui devint Brasil, pais do futuro.

Auteur des romans La Confusion des sentiments, Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme, d’essais critiques et de biographies tels que ses triptyques Trois maîtres (sur Dostoïevski, Dickens et Balzac, 1920), Trois poètes de leur vie (sur Casanova, Dickens et Tolstoï, 1928), Le Combat avec le démon (sur Kleist, Hölderlin et Nietzsche, 1925), Zweig était reconnu mondialement, célébré et  systématiquement traduit en portugais dans son nouveau pays.

« Les oeuvres de Stefan Zweig comptent parmi les plus lucides tragédies modernes de l'éternelle humanité », dira Romain Rolland. Zweig voyait dans la littérature « un moyen d'exaltation de la vie, un moyen d'en saisir le drame de façon plus claire et plus intelligible », offrant à son existence « l’amplitude, la plénitude, la force et la connaissance, aussi de la lier à l'essentiel et à la profondeur des choses. »

« Aucune chose au monde n'oppresse davantage l'âme humaine» que le néant, avait écrit Zweig dans Le Joueur d’échecs. Au début de 1942, l’âme de Zweig fut bien victime d'une telle oppression, il avait perdu le goût de l’existence et demeurait intimement affecté par l’horreur de la guerre fratricide infiltrée telle un violent poison dans son Monde d’hier.
 « Tous les chevaux de l'apocalypse se sont rués à travers mon existence. »
Il avait perdu l’espoir de retrouver jamais sa Vienne tant aimée, l'Autriche « sur la carte de l'Europe, n'était plus qu'une lueur crépusculaire et comme une ombre grise, incertaine et sans vie de l'ancienne monarchie impériale. »

C’est dans ce contexte, à quelques jours de se donner la mort, le désespoir palpable porté comme une seconde peau alors qu’il nourrissait déjà sans doute son funeste dessein, qu’il était allé à la rencontre de Bernanos.

Les deux hommes comptaient des amitiés et relations communes parmi les intellectuels et personnalités brésiliens au nombre desquels l’écrivain Afonso Arinos de Mello Franco et Joao Gomes Teixeira. Ce dernier avait facilité leur entrevue.

L’écrivain brésilien Geraldo França de Lima, lui, fidèle ami de l’auteur du Journal d’un curé de campagne avait été chargé de guider Zweig et son épouse qu'il surnommait Lotte, jusqu’à Bernanos à La Croix-des-Âmes, où l’écrivain français leur réserva un accueil infiniment sensible et émouvant.

« J’avoue que je n’avais jamais vu avant de réception si tendre, un accueil aussi ému et fraternel. Zweig était défiguré, triste, abattu, sans espoir, plein de pensées funestes. Bernanos l’encourageait lui parlait doucement […]», confia en 2001, le dernier témoin de cette rencontre, Geraldo França de Lima à Sébastien Lapaque, auteur de Sous le soleil de l’exil, remarquable enquête biographique consacrée aux années de Bernanos passées au Brésil.

« Ce fut une rencontre mélancolique », raconta-t-il soulignant que Bernanos fut « très attentionné » avec Zweig dont «le visage n’avait plus de couleurs». Après le départ du couple, Bernanos avait si bien perçu l’intensité de la détresse de Zweig qu’il déclara à Geraldo França de Lima : « il est en train de mourir ».

L’Autrichien avait en commun avec Bernanos, cette existence d’errance qu’il menait dans la douleur et l’inquiétude et aussi ce goût du Brésil, de la variété de son peuple auprès duquel tous deux étaient venus puiser quelque espérance. Leur rencontre constitua à bien des égards un « moment de haute intensité spirituelle comme il s’en trouve peu par siècle », selon Sébastien Lapaque.

Zweig était revenu s’installer au Brésil après y avoir séjourné une première fois en 1936. Profondément pacifiste et humaniste, il avait quitté Salzbourg en 1934, « comme un criminel », avait-il déclaré avec amertume. Il s'était exilé en Angleterre, dès les premiers accents antisémites des hitlériens, puis la multiplication des agressions et les provocations belliqueuses annonçant l’imminence d' un conflit dont il ne connut jamais l'ampleur.

Un jeune indien du Matto Groso - 1874 (c) Marc Ferrez 
Quand en février 1942, Bernanos apprit le suicide à Pétropolis de Zweig et Lotte, « il était debout dans la cour de la Croix-des-Âmes, appuyé sur ses cannes. Je l’ai vu pleurer. Profondément impressionné par la mort de Zweig, qu’il avait tenté de réconforter. Il s’est senti vaincu », se souvint un Geraldo França de Lima, fort ému lui-même à l’évocation de cet instant inoubliable.

André Maurois avait écrit plus tard que « beaucoup d'hommes de coeur ont dû méditer sur la responsabilité qui est celle de tous et sur la honte qu'il y a, pour une civilisation, à créer un monde où un Stefan Zweig ne peut vivre. »

Zweig avait tenu à rendre hommage au Brésil dans un bref message rédigé le 22 février 1942, avant qu'il ne s'empoisonne avec Lotte.

« Avant de quitter la vie de ma propre volonté et avec ma lucidité, j'éprouve le besoin de remplir un dernier devoir : adresser de profonds remerciements au Brésil, ce merveilleux pays qui m'a procuré, ainsi qu'à mon travail, un repos si amical et si hospitalier. De jour en jour, j'ai appris à l'aimer davantage et nulle part ailleurs je n'aurais préféré édifier une nouvelle existence, maintenant que le monde de mon langage a disparu pour moi et que ma patrie spirituelle, l'Europe, s'est détruite elle-même.
Mais à soixante ans passés il faudrait avoir des forces particulières pour recommencer sa vie de fond en comble. Et les miennes sont épuisées par les longues années d'errance. Aussi, je pense qu'il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde.
Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l'aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux. »

Les corps inanimés de Zweig et son âme soeur avaient été découverts, allongés l'un contre l'autre, visages tournés l'un vers l'autre, leurs mains nouées ensemble, dans leur chambre de Pétropolis. « Pauvres diables ! J’espère qu’ils sont introduits maintenant dans les verts pâturages », écrivit Bernanos dans une lettre à l’éditeur Charles Ofaire, quelques jours après avoir appris le drame.

Néanmoins, à ses yeux le suicide de Zweig, pour lequel il éprouvait de l’amitié, constituait une nouvelle et indigne capitulation qu’il ne put bien évidemment admettre et qu’il désapprouva, avec douceur et subtilité, dans un article publié le 6 mars 1942 dans O Journal.
 « Si devant la tombe de l’illustre écrivain je sens profondément l’étendue de notre perte, je refuse d’associer à ce deuil, sans les réserves nécessaires, la cause que je m’efforce de servir et la tradition de mon pays. »
Essais et écrits de combat, Georges Bernanos (Ed. Gallimard, La Pléiade)
Sous le soleil de l’exil, Sébastien Lapaque (Ed. Grasset)
Exil, errance et marginalité dans l‘œuvre de Georges Bernanos, sous la direction de Max Milner (Ed. Presse Sorbonne Nouvelle)
Brasil, pais do futuro, Obras Completas, Stefan Zweig (Ed. Delta – Rio de Janeiro)
O Mundo que que eu vi, Obras Completas, Stefan Zweig (Ed. Delta – Rio de Janeiro)


jeudi 15 mai 2008

Lautréamont: Maldoror, triple dard de platine


Kirche im Feuer - Sankt Katharinen kirche - Copenhagen - 2007 (c) Thylda Hilden & Pio Diaz


« La fin du dix-neuvième siècle verra son poète (cependant, au début il ne doit pas commencer par un chef-d’œuvre, mais suivre la loi de la nature) ; il est né sur les rives américaines, à l’embouchure de la Plata, là où deux peuples, jadis rivaux, s’efforcent actuellement de se surpasser par le progrès matériel et moral. Buenos Ayres, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette, se tendent une main amie, à travers les eaux argentines du grand estuaire. Mais la guerre éternelle a placé son empire destructeur sur les campagnes, et moissonne avec joie des victimes nombreuses. Adieu, vieillard, et pense à moi, si tu m’as lu. Toi, jeune homme, ne te désespère point ; car, au moins, tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire. En comptant l’acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis ! »
Tel est le ténébreux et mystérieux programme de ce Lautréamont, plein de morgue, annoncé dès le chant premier, dans toutes ses tonalités de défi mêlé d'effroi. 

Isidore Ducasse, Comte de LautréaMont…ellipse de « L’autre à Montevideo », disent les Uruguayens, car le poète naquit dans leur capitale, en avril 1846, qu’il quitta à quatorze ans pour aller étudier les mathématiques en France où il poursuivra sa courte existence. A Paris, le « passant mystérieux » est « décédé… sans autres renseignements », jeune et non sans avoir auparavant fiévreusement livré à la création six Chants de Maldoror« pages sombres et pleines de poison […] aux émanations mortelles », comme autant d’énigmatiques témoignages de sa fulgurante apparition de possédé.
"Ce n'est pas assez que l'armée des douleurs physiques et morales, qui nous entoure, ait été enfantée : le secret de notre destinée en haillons ne nous est pas divulgué. Je le connais, le Tout-Puissant... et lui, aussi, doit me connaître. Si, par hasard, nous marchons sur le même sentier, sa vue perçante me voit arriver de loin : il prend un chemin de traverse, afin d'éviter le triple dard de platine que la nature me donna comme une langue ! Tu me feras plaisir, Ô Créateur, de me laisser épancher mes sentiments."
Lautréamont a invoqué "toutes les forces obscures de l'inconscient qui grouillaient en lui, comme les bêtes, dans ses Chants... De l"inquiétude et de l'anxiété, il a suivi l'émotion à travers les larmes, les grimaces, les exaspérations, les échecs et les mensonges. Il est entré volontairement dans le pays du spleen et de la névrose [...]", selon Jean Vinchon.

« C’est à travers l’œuvre seulement que l’on peut juger ce que fut son âme » estimait en tout cas Gaston Bachelard, tenté de la sonder au plus juste, ne négligeant guère le recours à la psychanalyse. De fait, il l’étudia minutieusement, avec finesse et sensibilité, sans jamais se laisser lui-même engloutir par la violence et la bestialité des chants de cet être étrange et torturé, ce Maldoror d’exception. 

Pourtant les Chants de Maldoror agissent tels des incantations féroces et démoniaques, envoûtants sortilèges, émouvantes prières, même s'il est sans doute impossible d'en saisir toute la portée en ce monde et dans l'autre, tant leurs méandres sont obscurs sinueux, labyrinthiques, leurs abîmes sans fond. « Pour Lautréamont, le Verbe est violence, la Genèse est une géhenne, la création une brutalité», comprend Bachelard à l'étude de ses chants. 

Le Mal dans le sang, tel l’ange déchu, Maldoror en rébellion contre le Créateur et toute sa création, dont il est le plus intime représentant, parfait reflet de son image, tout entier mu par une « énergie de l’agression à la vertu tonifiante ».
« Ma poésie ne consistera qu’à attaquer par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve et le Créateur, qui n’aurait jamais dû engendrer une pareille vermine ». 

Maldoror s’est souvent d'ailleurs demandé « quelle chose était la plus facile à reconnaître : la profondeur de l’océan ou la profondeur du cœur humain ». 

Blasphémateur, il l’interpelle et le provoque le Créateur impassible, invisible, incompréhensible, il prend à témoin ce « Grand Objet Extérieur » au moment de commettre le plus odieux des crimes, et le convoque quand il jouit de la plus abominable des cruautés, et en fait le complice qui guide sa main assassine.  
« L’étincelle divine qui est en nous et paraît si rarement, se montre ; trop tard ! (…) est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion d’atteindre à l’infini par les moyens même les plus insensés ? »
Il n’a de cesse de le pousser à la confrontation, dévoré par le désir obsessionnel et orgueilleux de parvenir à l’extraire de ce mutisme insupportable, rongé par un besoin mystique de manifestation au point de s’offrir au martyr et de « traquer sans trêve cet ignoble châtiment ». 
Kirche im Feuer - Sankt Katharinen kirche - Copenhagen - 2007 (c) Thylda Hilden & Pio Diaz
Il use des stratagèmes des métamorphoses - notamment animales pou, sangsue, vampire, boa, vipère, vautour, requin, araignée, crabe ou poulpe - propres à la confrontation, dès lors violentes, brutales, puisque la « création est une violence ».
« Maniant les ironies terribles d’une main ferme et froide, je t’avertis que mon cœur en contiendra suffisamment, pour m’attaquer à toi, jusqu’à la fin de mon existence. Je frapperai ta carcasse creuse : mais si fort que je me charge d’en faire sortir les parcelles restantes de l’intelligence que tu n’as pas voulu donner à l’homme, parce que tu aurais été jaloux de le faire égal à toi (…) donne moi la mort pour me faire repentir mon audace : je découvre ma poitrine et attend avec humilité. Apparaissez donc, envergures dérisoires de châtiments éternels ! »
Tourmenté par des cauchemars ignobles, dans sa chambre qui « empeste le sang », Maldoror persiste à écrire, et à s’insurger, Maldoror n' a de cesse d'accuser, lui qui a « vu le Créateur aiguillonnant sa cruauté inutile, embraser des incendies où périssaient les vieillards et les enfants ».

Aussi après avoir étudié les leçons dispensées par le maître, observé la tournure de son infinie miséricorde, Maldoror, fidèle disciple, peut-il dès lors se livrer sans scrupule et jusqu’à satiété à injustice semblable, s’attaquer aux enfants même, qui rendent si facilement le bien pour le mal, la tendresse pour la cruauté, et cracher son cynisme à la face du Céleste Bandit :

« Tu auras fait le mal à un être humain, et tu seras aimé de ce même être : c’est le plus grand bonheur que l’on puisse concevoir. »

Oeuvres complètes, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont (Ed. José Corti)
Lautréamont, Gaston Bachelard (Ed. José Corti)

jeudi 8 mai 2008

Picasso: Art et érotisme, c'est la même chose !


L'étreinte - 1904 - Pablo Picasso
L'oeuvre de Pablo Picasso a été conçue à la manière d'un journal intime, composé de multiples volumes hauts en couleurs, riches et complexes où, chapitre après chapitre, l'artiste espagnol livre ses réflexions et ses interrogations, ses rêves et fantasmes, ses peurs et angoisses, ses satisfactions et ses joies.

"Le moi intérieur est forcément dans ma toile, puisque c'est moi qui la fais. Je n'ai pas besoin de me tourmenter pour ça. Quoi que je fasse il y sera, il n'y sera même que trop...", affirma-t-il d'ailleurs à la critique d'art Hélène Parmelin.

Les toiles de Picasso font figures de témoignages, souvent exceptionnels et magistraux, livrés presque à l'instant même de la surrection de ses émotions les plus intimes et profondes, de ses problématiques récurrentes autour de l'amour, la sexualité, l'art, la mort. C'est vieux comme le monde, mais il renouvelait la façon de l'observer, de l'approcher, de l'aimer ou le haïr ce vieux monde justement. Il brisait les tabous, anéantissait les certitudes, glorifiait la libre pensée.
" Je ne dis pas tout, mais je peins tout… "
Au professeur, historien de l'Art Jean Leymarie qui l'interrogeait sur la relation entre l'art et l'érotisme, Pablo Picasso avait répondu le plus sérieusement du monde : "mais il n'y a pas de différence !". Le lien était évident puisque les deux notions étaient à ses yeux confondues. 

Ces liens enchevêtrés entre l'amour, le sexe, l'art et la mort, ne cessèrent jamais de le hanter. Picasso, plein de vie, de force, de sève, de vie, d'angoisse, tenta d'exploiter ce flux si puissant qui déferlait en lui et, à sa prodigieuse façon, parvint avec  génie à le déverser dans sa création artistique qu'il  a vue parfois comme une véritable activité d'exorcisme.

Ainsi, dira-t-il à l'une des plus importantes femmes de sa vie, Françoise Gilot, avoir compris en se confrontant à l'Art nègre, que la peinture "est une forme de magie qui s'interpose entre l'univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où je compris cela, je sus que j'avais trouvé le chemin".

Alors, il explore et travaille sans relâche aux notions de désir, de sexe, d'amour, de plaisir, de violence, de rupture, de chair, de maladie, de vieillissement, de mort, de finitude et de création, toutes participant de l'essence même de l'existence.

"Je ne crois qu'au travail. Il n'y a d'art qu'avec un grand travail, un travail matériel tout autant qu'un travail cérébral", écrira-t-il à son ami intime le poète Guillaume Apollinaire .

Et de fait, il trouve toujours, et sans chercher, cette notion de couple, omniprésence, coeur de ses problématiques, mêlée à l'ensemble de l'oeuvre : l'homme et la femme.

Pablo a toujours été fasciné par les femmes, il a été élevé essentiellement par des femmes, il a grandi dans leur giron, et ne s'en est jamais éloigné. Ainsi dans le film de Valérie Manuel, à l'heure de l'exposition, déjà ancienne Picasso Erotique, Jean Clair, alors conservateur du Musée Picasso à Paris, relève que le peintre n'a jamais quitté "le gynécée, il n'est jamais sorti du Paradis des femmes".

De chaque conquête amoureuse, chaque femme qui entre dans sa vie, il révèlera la part de féminité idéale, s'en emparera pour la dévoiler, l'exhiber. De la première, Madeleine, à la dernière, Jacqueline, à "l’effigie inoubliable", selon Jean Clair, chacune d'entre elles aura marqué son oeuvre, versé sa plus intime et précieuse substance à l'idéal féminin du maître.

Les femmes de sa vie inspirent ainsi l'oeuvre picassienne de toutes leurs diversités physiques, émotionnelles, originelles, de leur présence visible ou invisible sur la toile ou simplement aux côtés du peintre; présence alors en filigrane, trahie par des thèmes, des tons, des couleurs, des formes ou des traits que chacune saura reconnaître, qui leur appartiendront.

"L'amour est un langage, si tu le parles avec tout le monde, cela devient la tour de Babel... on ne s'y reconnaît plus", pensait-il. "Au fond il n’y a que l’amour. Quel qu’il soit".

Et s'il maîtrisait parfaitement ce langage amoureux - qui fut fort marqué par la tendresse et la sensualité notamment pendant ses années passées avec Marie-Thérèse Walter qui inondaient ses toiles dominées de courbes, d'arabesques et de douces couleurs pastels - il l'associe toujours à une sexualité débridée, d'une violence dévorante, passionnelle.

"Je veux que ça sente sous les bras !" avait-il clamé cette amusante formule à son ami et peintre Braque, mais nul doute qu'il aura surtout pensé "que ça sente le sexe !".

Car il fût un homme dominé par une bouillante libido qui se déchaîne dans sa peinture et ses dessins érotiques d'où transparaît parfois une lutte inouïe, dans des étreintes semblables à des combats, des corps à corps sauvages, à la bestialité digne de créatures mythologiques telles que le Minotaure, et où s'affrontent de façon évidente Eros et Thanatos.

De l'amour et du sexe, il tire toute sa puissance créatrice, l'énergie vitale qui lui permet de se livrer au combat contre l'ennui et la mort qu'il aura défiés sans doute jusque dans son ultime souffle.

De cette violence érotique, en tant qu'affirmation de sa puissance sexuelle et de sa liberté d'homme et d'artiste, il tirera une profonde jouissance. Ainsi Picasso n'aura de cesse de "tordre, de disloquer, de démembrer, de réajuster", de contorsionner les corps de ses maîtresses et amantes. Et nous ne nous étonnerons plus de découvrir un sexe au sommet d'une tête.

Il affichera une liberté sans pareille vis-à-vis des formes. "De façon à avoir sur le même plan de la toile : le visage, les seins, le sexe, les fesses. Tout est à disposition si je puis dire" , s'amusa à souligner Jean Clair.

Aussi, le peintre, non sans quelque malicieuse provocation, osera-t-il demander un jour : 
"Et pourquoi ne pas mettre les organes sexuels à la place des yeux et les yeux entre les jambes ?"
Picasso savait mieux que quiconque que l’œil est le substitut de l’organe sexuel, zone érogène par excellence, un thème d'ailleurs subtilement ancré dans tout l'oeuvre de ce voyeur de génie, immortel maître.

vendredi 2 mai 2008

Gadenne, De l'étrange musique du monde

Full Tide - From the Canary serie - 2007 (c) Lieko Shiga

Paul Gadenne ne saurait avoir écrit cette magnifique nouvelle Baleine, petit bijou de poème en prose, sans avoir eu à ses côtés, penché sur son épaule le poète Charles Baudelaire, lui soufflant à l'oreille les vers de sa Charogne, "étrange musique" du monde.

Et pourtant vous serez semblable à cette ordure
A cette horrible infection
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature
Vous mon ange, ma passion
Alors ô ma beauté ! Dites à la vermine
qui vous mangera de baisers,
que j'ai gardé la forme et l'essence divine
de mes amours décomposés*

Dans ce "petit coin" de bord de mer, ils pensaient "être oubliés". Le groupe demeurait là enveloppé d'une indolente torpeur, à la limite de l'ennui. A l'heure du crépuscule, à ne rien faire dans cette atmosphère ouatée si ce n'est à "s'épier mutuellement", à observer leur oisiveté quelque peu coupable trahie par l'abondance de fumée de cigarettes, ils étaient "écroulés sur le velours".

Tout ce petit monde alangui se berçait de notes de musique jouées sur "de mauvais disques". Qui étaient-ils ? Eh bien, ils étaient nous, oui, il s'agissait bien de "notre petit cercle d'endormis", nous qui nous étions "réfugiés là" près de ce petit village de pêcheurs. Nous que la veuve du Capitaine, cette femme "assez mystérieuse" avait tenté d'éloigner de l'insouciance ce soir-là en évoquant la "masse blanche" observée sur la plage depuis peu et qui "brillait comme une carrière de marbre".

La nouvelle contée par la veuve, telle une annonciation, avait bien vite fait sur "l'un d'entre nous, l'effet d'un "récit légendaire - assez acceptable, en somme à cette heure où la masse confuse des 'choses vues' et des comptes rendus d'après nature ne cessait de s'abattre sur le monde".

Un récit qui ne suscita guère plus qu'une infime et éphémère lueur d'intérêt dans les regards mornes de "notre petite assemblée" qui s'empressa de l'oublier. A l'exception de deux d'entre nous, Pierre et sa jeune compagne Odile qui dès lors allaient ensemble s'acheminer vers cette baie, s'élancer à la rencontre de La Baleine échouée sur la plage, sur notre plage, ignorant tout de ce vers quoi ils avançaient désormais, le coeur chargé d'une secrète espérance.
"Il était déjà bien assez surprenant (...) qu'elle n'eût pas échoué sur une banquise, un atoll ou une île déserte; qu'elle eût fait jusqu'à nous ce long voyage (...) pour nous mettre un soir en présence".
Odile à ses côtés, Pierre marchait en direction de la baie avec foi, certain que cette mise en présence serait porteuse de quelque révélation, sûr que la baleine "achevait cet univers chaotique, secrètement accordé dans l'invisible, qu'elle était un monument posé sur le cataclysme européen".

La jeune femme, elle, doutait, questionnait cette présence. "Et si cette histoire était fausse ? " opposait-elle à Pierre, d'un air de défi, arguant que si cette baleine gisait bel et bien sur la plage, ce ne seraient guère que des kilos de "gélatine pourrie" qui s'offriraient de toute évidence à leur contemplation.

Aussi, Pierre proposa-t-il de renoncer à "la baleine pourrie" et de conserver à l'"esprit une idée de la baleine éblouissante, avec laquelle vivre heureux", il était encore temps de rebrousser chemin, de refuser de voir, de continuer à enfouir la tête dans le sable, comme nous le faisions tous, tel qu'on nous avait appris à le faire depuis toujours. Odile, curieuse, audacieuse, s'en offusqua presque et refusa cette offre affirmant, non sans quelque légèreté teintée de paganisme, que "cette pourriture (l)'attire comme un conte de fées" avant de se reprendre bien vite, consciente de la portée quelque peu sacrilège de son propos, et d'admettre qu'elle aussi nourrissait bien elle-même quelque espérance : "J'aurai peut-être un peu mal au coeur, mais, Pierre, il me semble que nous aurons fait un pas vers la vérité si..."

Du reste, cette vérité apparût là enfin sous leurs yeux, imposant le silence du recueillement et surtout "une pitié démesurée" face à cette charogne qui avait été "pétrie" il y a peu encore de telle "puissance et de volonté". Il leur fallait "faire un effort pour penser cela en termes de vie pour se persuader qu'il y avait là une vie éteinte et non pas seulement une masse inorganique" bien qu'à "défaut du reste, un détail était là pour nous rappeler que cette chose avait été vivante : l'odeur".

Et ils se tenaient là, tous deux, soudain confrontés à l'unique et brutale vérité: la mort. Sous leurs regards, oui, les forces vitales avaient été contraintes d'abandonner, comme elles le sont toujours tôt ou tard, de céder à la décomposition. Cette merveille de la nature qui ne travaillait "plus qu'à disparaître" affichait là "une obéissance insidieuse, une docilité épouvantable (qui)l'entraînaient à se répandre, à se laisser couler dans l'univers".
Non, ils ne quitteraient pas ces lieux, le coeur léger, prêts à poursuivre leur "vie routinière et indifférente", comme s'ils avaient observé une simple "bête ensablée". Ils ne seraient plus jamais les mêmes. Ils contemplaient "une planète morte" après avoir fait ce voyage jusqu'à eux et tentaient d'en comprendre le message, de saisir les raisons mystérieuses de cette mise en présence inattendue, inespérée, de "déchiffrer quelque chose de reconnaissable". Ils demeuraient éperdus, dans l'attente, "avec une énorme impatience", dans l'espérance de la délivrance.
"Que ton règne arrive - ah qu'il arrive !Nous avons soif de ce qui dureNous avons assez respiré le soufre des flambées éphémèresassez pleuré sur les cycles fermés du temps !..."
Puis Pierre parviendra enfin à arracher son attention de la baleine, la détournera sur la beauté d'Odile qu'il ne distinguera plus d'une illusion passagère, émouvant reflet de son irréversible fragilité à l'image de la sienne, à l'image de la nôtre.

De cette confrontation à effets de miroir, il songera alors : "oui telle vous serez, ô la reine des grâces après les derniers sacrements, quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses moisir parmi les ossements".


Baleine, Paul Gadenne (Ed. Actes Sud)
*La Charogne, Les Fleurs du Mal - Charles Baudelaire (Ed. Gallimard - Pleiade)