Affichage des articles dont le libellé est exposition. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est exposition. Afficher tous les articles

dimanche 10 janvier 2016

Paul de Pignol : Incarnations


Ces bras qui m'encombrent II - 2006
bronze
- Paul de Pignol (c) Yann Fravalo Riopelle

La mélancolie de la chair 


Splendides tragédiennes, femmes insomnieuses, filles des meurtrissures séculaires, érigées dans la lumière, d’une beauté sans visage, sauvage et parfois menaçante, toutes extraites du dedans, toutes d’origine primitive, issues de lésions intrinsèques. 

Apparitions victorieuses pourtant, aux allures de Parques, aux ventres bombés, hanches généreuses, porteuses de vie et d’espérance, cernées de ténèbres irrémédiables, adversaires implacable de la résurrection. 

Ces dames bruissent, elles chuchotent, certaines chantent, rient ou soupirent, quand d’autres pleurent et expirent dans le noir. Chacune appelle et s’exprime en un langage pur et majestueux, ancré dans les tréfonds de l’être, qui se rapproche de la vérité la plus crue, l’émotion même, proche de l’agonie ou de la jouissance parfois. 

Incarnations mystiques 

Figures débordantes d’une fusion de lave, un jaillissement de chair, un bouillonnement de sang. Créations en perpétuelle régénération, toujours uniques, sœurs, cousines, filles, mères. Gardiennes des prophéties, grandes prêtresses, maîtresses de cérémonies, veuves des sanctuaires, hautes reines rhizomiques. 

Essaims gonflés d’humeurs, pleins d’abcès, de fluides et de tumeurs, de flétrissures obscènes, de fentes avides et de désirs primaires. La présence masculine n’est remarquable qu’assassine, scandaleuse, pénétrante, violeuse. 

L’innocence vacille dans le terrible tumulte, fraîcheur désemparée dans la coulée de nuit. Elle se déracine singulièrement, gisant en lévitation horizontale, se sépare par miracle du sol, s’élève aux étoiles, semblant toute entière appelée par les constellations. 

Des billes de cire comme autant de gouttes de sang, d’étoiles de carbone, modèlent blessures, lèvres, tétons, flancs, joues, bras, fesses, cuisses. Mélancolie de la chair, expression du mystère dans le sens de la révélation. Tout est en place pour l’éternité. Tout n’existe que dans l’émotion rituelle de l’absolue nécessité. Cela tient debout, même si cela s’effondre, cela tient debout malgré le chaos. Pour aider, pour aider à comprendre, à donner, à entendre, à vivre. Pour aimer. 

Figures totémiques 

C’est à la fois le mal et le bien, la beauté et la laideur, la pesanteur et la grâce qui s’incarnent dans ces créatures vives, portant avec noblesse les formes épanouies des amantes. La lutte qui anime ces organismes de femelles, exhibant une multitude d’excroissances et de masses, de courbes et de rondeurs, toutes figées sur leur base. Racines, tubercules, prises dans leur dualité de cruauté et de tendresse, se métamorphosent en effigies saisissantes, effrayantes, séduisantes, obsédantes. 

Lucrèce, Vénus, Gaïa, mère nourricière, déesse de la terre ou créature extraterrestre, émanations sacrées, fondamentales, figures totémiques enracinées comme des roseaux noirs dans le ventre de la terre, résolument tendues vers les cieux, isolées ou par groupes. Elles penchent, flanchent, tremblent mais résistent avec glorieuse dignité. Toutes imposent la force surnaturelle et sanctifiée de la mère originelle. 

L’étirement de leurs ombres de bronze sur les pierres chaudes qui surplombent la mer dans le couchant, évoque la solennité d’éternité de leurs cousines lointaines, les mystérieuses sentinelles moai de l’île de Pâques qui dominent vaisseaux, âges et tempêtes. 

Méditation métaphysique 

L’artiste fait ce qu’il peut comme il le peut, questionnant sans cesse ce qui se joue à l’intérieur du corps, dans les entrailles sanguinolentes, au cœur de la matrice insaisissable. Le processus de création s’accomplit, avec lenteur. Sa ferveur est quasi religieuse. 

Il s’agit d’une méditation métaphysique sur l’intimité même de la matière, la faille sensuelle et vertigineuse, le chaos de l’origine et sa poignante œuvre de chair. 

Sa sculpture est, dit-il, « rituelle, vouée à autre chose. A une puissance autre, c’est-à-dire à une puissance spirituelle. » 


Zoé Balthus, novembre 2015, Paris

In Incarnations, Paul de Pignol, Sculptures & Dessins, Textes de Zoé Balthus & Antoni Casas Ros (Ed. Galerie Lanzenberg, Galerie Mézières, Galerie Koralewski)


Parution lors de l'exposition Incarnations  de Paul de Pignol, du 28 janvier au 12 mars  2016 à Bruxelles Galerie Fred Lanzenberg


samedi 23 mai 2015

Aveillan : Chorégraphie de l'éblouissement

Aurélia Ghost # Creatures - Galapagos - 2013 (c) Bruno Aveillan
« FAIRE DE LA LUMIÈRE, PAUVRES GENS, C’EST PLUS DIFFICILE QUE DE FAIRE DE L’OR. » — PAUL CLAUDEL

Les photographies de Bruno Aveillan donnent à contempler une beauté autre, une beauté sidérante à la fois par sa pureté fascinante et par l’effacement même qui menace l’enchantement neuf qu’elle suscite, aussitôt éprouvé. C’est le jeu envoûtant, lumineux, cruel, éphémère, typique de la beauté par excellence. L’indomptable est toujours prompte à disparaître. 
Ivresse de la transfiguration, mouvance perpétuelle, le photographe virtuose fait évoluer la lumière sur l’infinité de variations qui caractérise la richesse incomparable de son registre à l’instar de l’immensité intime qui attend encore bien des images exaltées.
Il met en scène les substances diaphanes qui évoluent sur des mélodies intérieures, et son ballet bruisse de couleurs vivantes, glisse en ondes parfaites le long des silhouettes et des sujets. Chaque rayon convie un germe de rêve irisé, griffe les cieux, caresse un visage, illumine un regard, sublime un bijou, éveille un enfant, appelle une joie.
Grâce à cette époustouflante maîtrise chorégraphique de la lumière, les images de Bruno Aveillan transcendent le réel, avec une harmonie en tout point confondante et partant, donnent lieu à une réflexion nouvelle sur le passage du temps, la relativité des perceptions, la puissance de la mémoire, l’énigme de la beauté.
De Mnemo Lux à Acetate Spirit, de Minotaur-Ex à Papillon, de Kafka à Sandman, de Morpholab Noir en passant par Bolshoi Underground et Isolation Ceremony, des entités mystérieuses jaillissent et se rappellent au cœur des matières, les êtres se métamorphosent avec constance, les identités s’interrogent de concert. Les corps dansent sur des rythmes étranges, se jaugent avec curiosité, s’aimantent avec passion, se repoussent dans la fulgurance de l’instant unique et l‘extase existentielle. Les peaux se réfléchissent de l’autre côté des miroirs, et leurs échos coulent dans la nuit comme des diamants noirs dans l’onde claire.

L’artiste est passé maître dans l’art de l’éblouissement.

ZOÉ BALTHUS (CRITIQUE D’ART ET ÉCRIVAIN) PARIS 2015, Préface, in Flashback, Bruno Aveillan, textes de Marcos Lutyens & Zoé Balthus (Ed. Noir)
Exposition Flashback de Bruno Aveillan, Couvent des Minimes, à Perpignan, du 30 mai au 26 juillet 2015

dimanche 10 mai 2015

Miquel Barceló: « enfant gâté » sur les pas de Picasso

Miquel Barceló dans son atelier parisien — mai 2015 (c) Zoé Balthus

L’Espagnol Miquel Barceló a inventé ce mot L’inassèchement intitulant l'exposition de 17 grandes et récentes toiles, organisée jusqu’au 31 mai par son nouveau marchand Thaddaeus Ropac dans sa galerie parisienne. L’artiste protéiforme a fait naître des poulpes bleus, des seiches rosées, des pieuvres aux tons vert, jaune, rose et orange, et des poissons au fusain entre des anémones de mer multicolores en hommage à Joan Miró, de Majorque comme lui. 
  
Il peint ses tableaux à plat, les toiles tendues au sol. Elles finissent par ressembler à des étendues liquides, comme des bouts d'une mer impossible à assécher. « A Majorque le climat est si humide que ça met deux fois plus longtemps pour sécher », relève-t-il dans un français, avec un accent ibérique, à couper au couteau, néanmoins charmant. 

Ces oeuvres surgissent dans l’épaisseur de ses pigments qu’il prépare lui-même à Majorque (Baléares) où il est né, a grandi et où il passe encore la moitié de son temps quand il ne travaille pas dans son atelier du Marais, installé depuis 1991. Avant, il avait eu un atelier près des buttes Chaumont. Son histoire avec la France est ancienne. Elle remonte à son initiation. Il ne l'a plus jamais vraiment quittée. En ce moment, il reste-là dans la capitale française à oeuvrer d'arrache-pied, comme à son habitude.

Il explique que le transport des œuvres pour l’exposition a dû être repoussé. « Il y avait une flaque qui séchait millimètre par millimètre plus lentement encore que les autres, raconte-il. Elle concentrait des minéraux, des résidus de mercure, c’était très beau d’ailleurs. Cela m'a donné l'idée du titre, un peu à la Michaux». Il sourit. « J’aime bien Michaux ».  

Miquel Barceló est un érudit, sa culture est phénoménale. Quand il n’est pas attelé à sa création, il est plongé dans les livres, encyclopédies, dictionnaires de symboles, de zoologie, monographies, romans. Une photo de Marguerite Duras, et une autre de Baudelaire sont accrochées au-dessus d'un secrétaire sur la mezzanine à dessin, qui surplombe l'atelier aux grandes toiles. En 1984, sa toile L’Amour fou disait tout de sa passion des livres alors qu'il se peint seul, allongé et nu au coeur d'une immense bibliothèque exhibant une formidable érection. 

Son atelier est en vérité un hôtel particulier qui abrite un dédale de grandes pièces consacrés à des activités spécifiques. Traversée du sombre « cabinet de portraits » comme l'a baptisé son ami et compatriote, l'écrivain Enrique Vila-Matas qui a signé la préface du catalogue de L'Inassèchement. Il a pris la pose pour le peintre qui désigne son portrait adossé à d'autres. Les portraits d'environ 60  x 70 cm se comptent par dizaines et occupent les trois quarts de l’espace, murs compris, du sol au plafond. Ses modèles sont « surtout des amis ». Il les a peints à l'eau de javel sur des toiles préalablement noircies. On peine à reconnaître certaines personnalités célèbres pourtant, comme Agnès Varda ou Patrick Modiano. 

Il les montre chez lui mais ne les a jamais exposés. « Ils font beaucoup trop peur ! », plaisante-t-il. Mais il le penseellement, leur abord est indéniablement lugubre.

Il avait tenté cette technique, la première fois,  afin de peindre le visage d'un ami africain, un albinos de Gao, au Mali, où il a une maison et un atelier depuis de nombreuses années.  Il n’y a pas mis les pieds depuis trois ans, depuis la guerre. Il montre des photos de « sa maison » à flanc de rocher qui domine la plaine ocre. « Regarde comme c’est beau, là, le village, tu vois, et là c’est ma famille. Ca me manque l’Afrique, tu sais », souffle-t-il, la gorge un peu serrée. « C’est pas bon ce qui se passe. Mais j’ai des nouvelles, je les appelle tous les deux ou trois jours. Ce sont mes frères ».

Miquel Barceló se remet à peine d’une méchante pneumonie qui l’a forcé à un séjour à l’hôpital. 

« Là-bas, ils ont fait un sacrifice pour moi, en apprenant que j’étais malade », dit-il, manifestement ému, « ils ont égorgé un animal, tu sais, tout un rituel avec le sang de la bête. Tu vois, ça marche à tous les coups, je suis guéri ». Il prend ces choses-là au sérieux, respecte leurs croyances et leur culture. Il les aime tels qu'ils sont et il est aimé d'eux. Là-bas, il vit comme eux, à leur rythme et apprend auprès d'eux, sur leurs terres, tant de choses, différentes ou autrement

Il a par exemple découvert à Gao que les termites pouvaient être de formidables auxiliaires artistiques, qu'elles étaient douées pour créer de fines perforations en dévorant ses papiers, ses matières ses toiles et autres supports. L'artiste a cherché et trouvé le moyen d'orienter leurs dévorations à son idée. « Je continue à travailler avec les termites, et leur envoie régulièrement de la nourriture », fait-il d'un air entendu.

Une vaste vitrine couvre tout un pan de mur dans laquelle trônent des crânes de bêtes, des cornes, des dents qui lui servent de modèles, entre autres souvenirs d'Afrique à l'instar de ses premières céramiques, des têtes réalisées dans les années 80 au Mali, qu'il a lui-même « cuites au feu de paille ». 

Atelier de gravure de Miquel Barceló — mai 2015 (c) Zoé Balthus
Dans cette grande pièce lumineuse, où un squelette humain en résine se balance à une poutre, il travaille surtout la gravure et le dessin. Il m'entraîne vers un mur où sont accrochés des cornes d’antilopes africaines, une bestiole empaillée, un crâne d'animal mort, et « une très vieille oreille d’éléphant » dont on lui a fait cadeau. « On voit bien que c’est moi, n’est-ce pas ? » Il n'attend nulle réponse. Cet autoportrait exécuté à la pyrogravure le réjouit comme un enfant s'exalte de son premier dessin. « C’est drôle non ? Regarde, ça fait les rides », fait-il en suivant du bout du doigt les traces du temps gravées naturellement dans l’épiderme du pachyderme. J'observe tour à tour son visage et l'oreille, c'est stupéfiant, il est reconnaissable sans y être réellement figuré. Quel sorcier !

Les accidents et les hasards jalonnent son œuvre. Il les apprivoise, les intègre, en fin de compte, il les espère même, ils sont toujours les bienvenus. « L'attention cognitive n’est pas nécessaire à mon travail, je peux écouter un match de foot, un livre audio, de la musique, et continuer à peindre. Je ne peins pas dans le silence. Plus je débranche cette partie rationnelle, mieux ça marche », dit-il en précisant toutefois qu'il ne s'agit pas de l'application du principe surréaliste de l‘écriture automatique. Quand il peint, il ne veut simplement pas entendre sa pensée le guider, lui commander de faire ceci ou cela.

« Parce que c’est là que l’on fait ce que l’on sait faire et moi, ce que je sais faire ne m’intéresse plus», insiste-il. Il aime innover et se tromper en tâtonnant. « C’est une activité physique complète et plus tu fais des erreurs mieux ça marche ». A l'entendre, je pense à Rater mieux de Samuel Beckett, aux considérations semblables d'Alberto Giacometti, celles de l'ami Francis Bacon, bien sûr.

« C'est un peu comme quand tu donnes à un singe un pinceau plein de peinture, et qu'il commence à faire n’importe quoi », s'amuse-t-il. Rires encore. Belle occasion d'évoquer certaines grandes toiles telles que Soledad organizativa, qui représente un grand primate splendide sur son séant,  affichant une sérénité toute souveraine.

Impossible de taire l'émotion éprouvée à la découverte de sa toile Le Déluge qui date de 1990. Sensible au récit que j'en fais, il raconte aussitôt dans quel contexte son tableau a vu le jour. Il venait de peindre une série consacrée au désert, « très minérale à l'image de l’Afrique». Le Déluge devait y mettre un terme, idéale manière d'en finir avec la saison sèche. « Du coup, j’ai inventé la pluie. Au moyen d'une scie, c’était amusant », dit-il fièrement sans livrer pour autant les clés de sa technique. 

« Tout ce que je fais est expérimental » ajoute-t-il, avant d'enchaîner sur « la grande panoplie de sujets » qui caractérise son oeuvre et favorise le renouvellement dont il a tant besoin« C'est l'avantage d'être un peintre figuratif ».

Il se souvient avoir rencontré le plasticien américain Donald Judd, car ils avaient la même galerie à New York. « Il regardait mes tableaux et ne comprenait rien à ce que je faisais ». Lui s'intéressait à Judd et son travail abstrait depuis son plus jeune âge et le comprenait d'ailleurs parfaitement, raconte-il, « c'était presque épidermique, il ne pouvait pas accepter que mes tableaux représentent des visages, des yeux ou des mains. Il avait cette logique historiciste interdisant le figuratif ».

« Encore une maladie du XXe siècle », cingle-t-il, avant de rappeler qu'il estdans l'Espagne de 1957autrement dit sous le régime fasciste de Franco. « Je me suis libéré des interdictions. Toujours est-il que je fais encore de la peinture, un truc de vieux quoi ! ». Nous partons d'un autre fou rire. Il hausse les épaules : « Mais je m'en fous ! »

La jeunesse ne s'intéresserait-elle plus du tout à la peinture ? Selon lui, il n’y a presque plus de peinture, « très peu ou plutôt très mauvaise. Mais ça va, ça vient. Comme Dracula, elle ressuscite toujours ! La peinture meurt et boum ça repart ! ». Le propre de toute création est d'être régie par des cycles.

Il m'invite à le rejoindre, à la grande tables’amoncellent des gravures sur le thème récurrent de la tauromachie, à passer les doigts sur la plaque de cuivre rugueuse où une scène de lutte apparaît entre l'animal et le torero, entre l'artiste et l'oeuvre.
« Les ciseaux à bois, je les utilise sur le cuivre, et ceux à cuivre, pour le bois, j’aime bien détourner les choses… Je travaille chaque jour un peu comme ça, ça marche bien, c’est amusant »
Eaux fortes, aquatintes, pointes sèches, arènes tournoyantes, taureaux noirs face aux matadors qui ressemblent à la mort. « Je sais que la tauromachie est finissante ». Il lâche soudain : « la mise à mort ça fait partie du livre ».  

Il y en a déjà une vingtaine et l'artiste dit envisager de les montrer dans une salle de la Bibliothèque nationale (BNF), lors de l'exposition de mars 2016 qui lui sera consacrée.  

Cette nouvelle série de gravures est de toute beauté. Elle soutient amplement la comparaison avec les scènes tauromachiques des maîtres, ses compatriotes Francisco de Goya y Lucientes et Pablo Picasso dont il reconnaît lui-même l'influence, et le défi audacieux que représentent de tels sujets. Nous nous souvenons ensemble du maître de Malaga, présence constante. Picasso s'est frotté lui aussi toute sa vie à Goya, Vélasquez, Ingres, ou Cézanne.

Comme ces maîtres, Miquel Barceló travaille sans cesse chaque jour jusqu’à épuisement. Il explore de nouvelles techniques. « Je les réinvente ». En besoin de changement perpétuel, il ouvre les champs de sa création. Dans la même journée, il fait tour à tour de la peinture, de la gravure, du plâtre, et dessine dans ses carnets. 
« Je n’ai pas signé de contrat pour faire comme ça bien sûr, mais sinon c’est chiant ».
 En cela aussi, il ressemble à Picasso. Il l'admet volontiers. « Aussi loin que je me souvienne, il a été mon peintre préféré, mon modèle en tout ». Sa sincérité d'enfant fanatique est poignante, d'autant mieux perçue et partagée.
« Son engagement dans la vie, avec les choses, sa manière d’être au monde, poursuit-il, un véritable engagement physique pas seulement théorique, même politique, si tu veux. Jamais je n’ai cessé de m’intéresser à Picasso »
Miquel Barceló et son autoportrait sur l'oreille d'éléphant — mai 2015 (c) Zoé Balthus
Tout au long du jour,  il passe d’un atelier à l’autre, d’une discipline à une autre. Il se lève vers huit heures et travaille jusqu’à minuit.  
« J’ai besoin d'énormément de temps pour travailler beaucoup. Avec l’âge, je me disais que je parviendrais à travailler plus vite, je croyais que je serais plus efficace, que je ferais en une heure ce que je faisais en une journée. Oui, je travaille plus rapidement mais je fais aussi plus de choses, c’est inéluctable »
Il ne résiste pas au plaisir de dévoiler la maquette d’une grande peinture de 16 m qui « sera terminée à la fin de l’été, pour une fondation » dont il préfère taire le nom pour ménager l'effet.

Il en profite pour m'annoncer son programme à venir. Une grande toile sera exposée au Grand Palais dans l’exposition Picasso Mania, à la rentrée. Et puis, il inaugurera aussi le nouvel espace de la galerie Bruno Bischofberger à Zurich en octobre.

En 2016, il exposera aussi en Amérique latine, au Pérou et surtout au Brésil, à Inohtim, le plus grand musée à ciel ouvert, dans la jungle de Belo Horizonte, où il dévoilera ce qu’il appelle « un dessin infini ». Une oeuvre époustouflante dont j'ai promis de ne pas trahir la teneur et dont il présentera un aperçu à la BNF. Il exposera simultanément  de nouvelles œuvres au Musée Picasso.
« On va voir si j’assume tout ça ou pas  [] Miró était de Majorque, mais Picasso, toujours fertile, est mon préféré. Je ne viens pas de Duchamp, même si j’aime bien Duchamp », précise-t-il, avant de revendiquer sa filiation. « Je viens de Picasso, je descends de cette branche-là ».

On le sait le peintre a été sollicité pour participer à la reconstitution de la Grotte Chauvet au fond de laquelle il a eu le grand privilège de descendre plusieurs fois. Il en a été bouleversé. « C’est une grande merveille, c’est la grande découverte artistique du millénaire », juge-t-il. L'artiste-voyageur a visité pas loin d'une centaine de grottes sur plusieurs continents, dont bien sûr celles de Lascaux et d'Altamira qui ont environ 14.000 ou 15.000 ans. Mais à la lumière de ses différentes expériences, il est catégorique : la fascinante Chauvet n'a pas d'équivalent. 

« C'est le grand chef-d’œuvre, on n’en mesure pas assez l’importance, regrette-t-il, c’est une expression unique, une qualité artistique inouïe de 37.000 ans dont on ne sait rien et ils se trompent sur la façon de l'aborder.  C'est comme s'ils tentaient de décrypter les vestiges Mayas avec la pierre de Rosette ». Et d'ailleurs, il aurait préféré qu'on ne reconstitue pas sa réplique, selon lui, il y aura forcément, un jour ou l'autre, un impact négatif qui en découlera. Il l'a fait savoir. « Bon, au moins on essaie dans l'immédiat de ne pas l’abîmer ».
Il a en outre consacré récemment de longs mois à peindre des tableaux tout blancs, ultra-blancs dont il n’a montré pour l’instant que quelques pièces à New-York où il exposera à l’automne 2016. « C’était comme une espèce de rigueur imposée, un défi que de tenir cela pendant presqu'un an ».

Manifestement la période blanche est bel et bien révolue. Dans l'atelier consacrée à la peinture, au sol couvert de taches multicolores, sous une immense verrière, plusieurs toiles de grandes tailles sèchent aux murs. Retour à vingt mille lieues sous les mers, avec une grande pieuvre aux tons rosé, jaunes et vert ici, sa jumelle est exposée à la galerie Ropac vendue à plusieurs centaines de milliers d'euros. Des poulpes aux gros yeux globuleux, inquisiteurs même. Et puis, dans un autre registre, une grande bête brune, à cornes, aux traits et aux tonalités évoquant justement une peinture rupestre.

Il admet être une sorte d'« enfant gâté » qui a toujours fait ce qu'il a voulu, comme il a voulu, quand et partout où il a voulu, tout au long de ses cinquante années de vie d'artiste, prolifiques. 

Je fais mention du peintre américain, Jean-Michel Basquiat décédé en 1988. « Jean-Michel était mon ami, il a séjourné chez moi à Majorque. On a beaucoup pleuré sa mort, se souvient-il. C’est ma génération, alors c’est un peu flippant quand j'y pense... on était les plus jeunes de la Documenta en 1982 ».   

Il a encore beaucoup trop de choses à faire, il ne veut surtout pas mourir de si tôt. Et de confier le plus sérieusement du monde : « je n'ai pas encore accompli mon œuvre, ce n’est encore qu'un début... ce n'est pas une boutade ». 

samedi 7 mars 2015

Isolation Ceremony



Ceremony #3 - 2013 © Bruno Aveillan


Grâce à Isolation Ceremony, Bruno Aveillan révèle quelques fragments de l’éternelle et néanmoins mystérieuse histoire humaine où l’amour le dispute à la mort, l’Enfer au Paradis.  

L’artiste n’a pas son pareil pour composer des atmosphères minimalistes qui content l’essentiel sur toutes les gammes de lumière et de pigments. Il joue sur des paradoxes narratifs impressionnistes, mêlés au cœur d’étranges cérémonies et de troublants rituels, pourvus d’époustouflantes vanités contemporaines. 

Dans Isolation Ceremony se trame un drame équivalent à celui qui frappe la jeune Maroussia, de Marina Tsvetaeva, qui se damne pour l’amour de son vampire et à celui d’Eurydice qui fait le choix de rester au royaume d’Hadès plutôt que de suivre Orphée venu la sauver. 

Un voile de mariée figé dans les airs tel un fantôme, image fatale d’une promise qui n’est plus, un animal écorché, écartelé au-dessus d’une baignoire, dans la lignée des Rembrandt, Soutine, Chagall, Bacon, Saville et leurs chefs-d’œuvre évoquant la crucifixion et le sacrifice. 

Ici, le douloureux destin de femmes s’y devine, femmes aux prises avec l’amour absolu qui les isole et les condamne pour mieux les sanctifier. Cérémonie suprême mise en scène avec maestria par Bruno Aveillan. 

Eurydice, au chignon rouge, qui a refusé le retour à la vie sur terre avec Orphée, retire son manteau immaculé de fiancée pour mieux s’installer à jamais en Enfer où il fait déjà bien chaud. Maroussia erre dans les ténèbres hantées par des apparitions spectrales, tremble de percevoir la présence de son Gars, buveur de sang. 

Chacune traîne sa détresse à sa façon. L’une et l’autre s’aventurent au cœur de funestes décors, entre les décombres et les ruines, parmi d’effrayantes chimères, plongées au fond de leur propre désolation, cruelle et magnifique, dont aucun temps ni aucun être ne saurait jamais plus les libérer.
Observer chaque scène avec la plus fine attention, tous les sens en éveil pénétrer l’atmosphère, et soudain voir le diable bel et bien caché dans les détails… si ce n’est Dieu.

Texte accompagnant l'exposition Isolation ceremony de Bruno Aveillan



samedi 9 novembre 2013

Acetate Spirit, souffle léger, vapeur éphémère

Acetate Spirit # 202 © Bruno Aveillan


 Bruno Aveillan signe avec Acetate Spirit, une composition photographique de douze variations sur une vanité stupéfiante. 

Visage sans visage ou visage de tout le monde, la figure oscille dans l’espace spectaculaire, tantôt d’un au-delà de lumière idéalisé, tantôt d’un vide d’obscurité dilatée.

Œuvres de pure contemplation de la fuite du temps et des métamorphoses, ces douze icônes contemporaines invitent naturellement à la méditation sur la destinée de l’être, irrémédiablement tiré vers l’abstraction complète.

L’effacement, caractéristique du langage photographique de Bruno Aveillan, dont toute l’œuvre questionne inlassablement la mémoire et la temporalité, demeure plus que jamais significatif dans ces variations où présence et absence se confondent résolument et de manière picturale.

Acetate Spirit renouvelle avec une force extraordinaire et fascinante le thème du « memento mori ! »


Préface par Zoé Balthus, in Acetate Spirit, Photographies de Bruno Aveillan, Poèmes de Zoé Balthus (Ed. NOIR)
Parution le 18 novembre 2013 

Exposition Acetate Spirit de Bruno Aveillan 
Du 18 novembre 2013 au 18 janvier 2014
Galerie Spree
11, rue La Vieuville
75018 Paris