Ces bras qui m'encombrent II - 2006 bronze - Paul de Pignol (c) Yann Fravalo Riopelle |
La mélancolie de la chair
Splendides tragédiennes, femmes insomnieuses, filles des meurtrissures séculaires, érigées dans la
lumière, d’une beauté sans visage, sauvage et parfois menaçante, toutes extraites du dedans, toutes
d’origine primitive, issues de lésions intrinsèques.
Apparitions victorieuses pourtant, aux allures de Parques, aux ventres bombés, hanches généreuses,
porteuses de vie et d’espérance, cernées de ténèbres irrémédiables, adversaires implacable de la
résurrection.
Ces dames bruissent, elles chuchotent, certaines chantent, rient ou soupirent, quand
d’autres pleurent et expirent dans le noir. Chacune appelle et s’exprime en un langage pur et
majestueux, ancré dans les tréfonds de l’être, qui se rapproche de la vérité la plus crue, l’émotion
même, proche de l’agonie ou de la jouissance parfois.
Incarnations mystiques
Figures débordantes d’une fusion de lave, un jaillissement de chair, un bouillonnement de sang.
Créations en perpétuelle régénération, toujours uniques, sœurs, cousines, filles, mères. Gardiennes
des prophéties, grandes prêtresses, maîtresses de cérémonies, veuves des sanctuaires, hautes reines
rhizomiques.
Essaims gonflés d’humeurs, pleins d’abcès, de fluides et de tumeurs, de flétrissures obscènes, de
fentes avides et de désirs primaires. La présence masculine n’est remarquable qu’assassine,
scandaleuse, pénétrante, violeuse.
L’innocence vacille dans le terrible tumulte, fraîcheur désemparée dans la coulée de nuit. Elle se
déracine singulièrement, gisant en lévitation horizontale, se sépare par miracle du sol, s’élève aux
étoiles, semblant toute entière appelée par les constellations.
Des billes de cire comme autant de gouttes de sang, d’étoiles de carbone, modèlent blessures, lèvres,
tétons, flancs, joues, bras, fesses, cuisses. Mélancolie de la chair, expression du mystère dans le sens
de la révélation. Tout est en place pour l’éternité. Tout n’existe que dans l’émotion rituelle de
l’absolue nécessité. Cela tient debout, même si cela s’effondre, cela tient debout malgré le chaos.
Pour aider, pour aider à comprendre, à donner, à entendre, à vivre. Pour aimer.
Figures totémiques
C’est à la fois le mal et le bien, la beauté et la laideur, la pesanteur et la grâce qui s’incarnent dans
ces créatures vives, portant avec noblesse les formes épanouies des amantes. La lutte qui anime ces
organismes de femelles, exhibant une multitude d’excroissances et de masses, de courbes et de
rondeurs, toutes figées sur leur base. Racines, tubercules, prises dans leur dualité de cruauté et de
tendresse, se métamorphosent en effigies saisissantes, effrayantes, séduisantes, obsédantes.
Lucrèce, Vénus, Gaïa, mère nourricière, déesse de la terre ou créature extraterrestre, émanations
sacrées, fondamentales, figures totémiques enracinées comme des roseaux noirs dans le ventre de
la terre, résolument tendues vers les cieux, isolées ou par groupes. Elles penchent, flanchent,
tremblent mais résistent avec glorieuse dignité. Toutes imposent la force surnaturelle et sanctifiée
de la mère originelle.
L’étirement de leurs ombres de bronze sur les pierres chaudes qui surplombent la mer dans le
couchant, évoque la solennité d’éternité de leurs cousines lointaines, les mystérieuses sentinelles
moai de l’île de Pâques qui dominent vaisseaux, âges et tempêtes.
Méditation métaphysique
L’artiste fait ce qu’il peut comme il le peut, questionnant sans cesse ce qui se joue à l’intérieur du
corps, dans les entrailles sanguinolentes, au cœur de la matrice insaisissable. Le processus de
création s’accomplit, avec lenteur. Sa ferveur est quasi religieuse.
Il s’agit d’une méditation métaphysique sur l’intimité même de la matière, la faille sensuelle et
vertigineuse, le chaos de l’origine et sa poignante œuvre de chair.
Sa sculpture est, dit-il, « rituelle, vouée à autre chose. A une puissance autre, c’est-à-dire à une puissance
spirituelle. »
Zoé Balthus, novembre 2015, Paris
In Incarnations, Paul de Pignol, Sculptures & Dessins, Textes de Zoé Balthus & Antoni Casas Ros (Ed. Galerie Lanzenberg, Galerie Mézières, Galerie Koralewski)
Parution lors de
l'exposition Incarnations de Paul de Pignol, du 28 janvier au 12 mars 2016 à Bruxelles Galerie Fred Lanzenberg