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mercredi 28 novembre 2012

Antonin, un mystérieux destin

All rights reserved © Olivier Coulange
                                                
 Olivier Coulange, photographe, à l'agence Vu depuis 1992, n'a pas le goût de la superficialité, déteste ce qu'il nomme le spectaculaire théâtrale et les images induites, tellement faciles et répandus en photographie, regrette-t-il. 

Olivier Coulange se qualifie volontiers d'iconoclaste au sens étymologique du terme, celui qui brise les images, rompt les tabous. Et pour ce faire et bien faire, sa sensibilité et sa réflexion s'ancrent en profondeur, dans le temps, il engage et fond sa présence, de toute son honnêteté, dans l'espace.

Quand son regard se porte sur un sujet, il l'embrasse tout entier, le saisit sous tous les angles, ne veut rien rater de son évolution pour approcher sa vérité, se fixe sur lui longtemps, pour toujours. Il ne s'en détache plus. Loin du clinquant des images racoleuses et bruyantes de la pornographie mercantile, ses yeux veulent témoigner de ce qui se cache et se tait, ce qui se terre et dérange, des multitudes silencieuses, des « maillons les plus faibles de nos sociétés ». Les sans domicile fixe, les soins palliatifs, la stérilisation forcée au Pérou, les autistes, ces réalités qui ne font pas rêver et encore moins vendre, rebutent, angoissent, renvoient au monde dans toute son horreur, à la misère, l'ignorance, la violence, la souffrance, la maladie, la mort certes et qu'on a tôt fait de reléguer à l'ombre, leur soi-disant domaine. Mais pas seulement, c'est aussi là que se jouent les plus beaux et poignants moments d'humanité, que se révèlent l'amour, le don de soi, la générosité, la compassion. Olivier Coulange les éclaire, ils ont droit à la lumière. 

L'autisme est un mystérieux destin humain mais si l'on n'en parle pas, aucune chance d'en savoir plus, d'apporter des solutions, de l'aide et de l'espoir. C'est une démission.

Le photographe observe depuis plus de 20 ans de nombreux enfants autistes au sein de leurs familles, des établissements qui les accueillent, des associations et groupes qui les soutiennent et les soulagent. L'autisme, aux yeux d'Olivier Coulange, Antonin, qu'il photographie depuis 1994, en est le symbole. Un travail d'exception, magnifique, universel, accompli avec patience, avec le temps, et qui mérite la plus fine attention. Il parle à tous et de tout le monde. Il fait ces jours-ci l'objet d'une exposition à Singapour, intitulé Antonin, a life with autism. A cette occasion, nous nous sommes longuement entretenus de ses images, visibles là-bas pour la première fois. Morceaux choisis, précieux et rares ici :

« J'ai le souci constant de ne pas faire d'Antonin un "freak". Tout le temps quand je fais mes photos, tout le temps quand je fais mes éditing, je marche sur ce fil-là, le risque d'images fortes, belles mais qui ramèneraient Antonin du côté du "freak". Je sais trop comment les regards fonctionnent, ça va au plus simple. Quand il était petit, il faisait des colères épouvantables, j'étais sidéré, j'étais incapable de faire des photos de ces moments-là de façon digne, c'est-à-dire, montrer la colère d'Antonin mais sans tomber dans le spectaculaire théâtrale. »

« Antonin ne m'a pas regardé pendant sept ans et puis un beau jour il m'a regardé. J'avais dû rentrer dans son monde. Non, c'est inexact. Antonin ne m'a pas rendu mon regard pendant sept ans. C'est-à-dire que je savais qu'il me regardait quand je ne le regardais pas. Et un beau jour, il m'a regardé au moment où moi, je le regardais. Mais cela n'a pas duré longtemps. Maintenant il me regarde, des fois il me regarde du genre "qu'est-ce tu fous-là ?" (rires). Il soutient mon regard. Son rapport à l'appareil ? C'est génial un appareil photo, une caméra. Ca ne juge pas. C'est le mec derrière qui fait le choix après. C'est comme avec un ordinateur, quand on met un enfant devant un jeu vidéo et qu'il perd. La machine lui dit "c'est raté. Essaie encore." Elle ne l'engueule pas, ne lui dit pas "t'es nul."... L'absence de jugement du regard. »

« Parfois on peut voir l’être qu’Antonin aurait pu être, on croit voir la maladie s’effacer et apparaître le jeune adulte qu’il aurait pu être si…. J’aime beaucoup ces instants-là, quand il a un sourire, les traits détendus. Ce n’est pas souvent qu'on peut le voir avec des traits détendus Antonin. On ne sait pas si c’est lié à ce qu’il voit, à ce qu’il vit, ou à ce qu’il avale pour contrer l’autisme, d’ailleurs je ne sais pas s'il s'agit d'une camisole chimique, toutes ces molécules chimiques qu’il avale, ses béquilles censée lui permettre d'avancer dans la vie. »

«  J’aime beaucoup cette image prise à la volée, je me retourne et je le vois se marrer parce que j’avais dit quelque chose, il a un sourire, j’avais dû le chambrer, le taquiner sur un truc qu’il avait dû faire, parce que ça fait quand même une heure et demie qu’on se ballade là. Je me retourne je déclenche l’appareil à la volée, et en sort trois clichés, un seul cadré correctement. Quand je le regarde plus tard sur l’ordinateur, je suis frappé de voir l’adolescent,  je vois un jeune adulte, je ne vois pas Antonin, autiste. C’est comme si le masque de l’autisme était tombé et révélait en dessous le visage d’Antonin, l’homme sans l’autisme, très fugitivement. »

«  Je ne peux pas dire qu’il y a des similitudes entre Antonin et moi, non il n’y en a pas, en tout cas, je ne peux pas le formuler comme ça. Moi, je ne suis pas autiste, je ne suis pas malade. Mais je sais pourquoi je fais ces photos, il y a des thématiques : l’abandon, l’incommunicabilité, le silence imposé, l’impossibilité de communiquer correctement avec les autres, c’est une difficulté qui existe en moi, j’ai vraiment du mal à parler à l'autre. Ce n’est pas simple pour moi. C’est cela sans doute qui nous relie Antonin et moi, la difficulté d’être avec l’autre.  Et puis, il a ses bons et mauvais jours comme tout le monde. »

«  Une année, Antonin a eu sept carries dentaires déclarées d’un coup qui tapaient le nerf - mais il prend tellement de médicaments- c’est tellement bizarre le fonctionnement d’un corps autiste, il avait mal mais il avait mal à la manière d’Antonin, personne n’en savait rien, il ne pouvait pas le dire, ne savait pas le dire, ne le montrait pas ou on ne comprenait pas, et on ne sait pas ce qu’il ressent, encore moins comment. Ses parents ont mis au moins quatre ou cinq mois à s’apercevoir qu’il semblait éprouver une douleur dans la bouche. Il avait sept carries au bord de l’abcès, imagine, ce serait une souffrance pour nous intenable. Alors qu’est-ce qu’il ressent Antonin ? 

Que ressent-il par rapport aux autres, en amitié, par rapport à ses parents ? On ne sait pas ce qu’il éprouve, comment il l’éprouve, je sais qu’il y a de l’affection, de l’amour enfin ce que l’on traduit comme ça nous. Quand il sourit, qu’il prend sa mère dans ses mains, je fais une interprétation d’un geste de tendresse. Son père le sollicite tout le temps, vient le chatouiller, l’embrasser et encore maintenant et depuis tout petit, vient le ramener. C’est comme si tu arrivais au bout d’une corde qui se déroule et sans cesse tu le rattrapes pour le ramener à nous. J’ai souvent cette sensation de le ramener de notre côté de l’humanité quand je suis avec lui. Antonin tu le ramènes sans cesse par des bisous, par des engueulades, tu es sans cesse en train de le ramener vers nous. »

« Tu ne sais jamais rien avec Antonin. Tous les autistes ne sont pas aussi clos sur eux-mêmes, il y a des autistes qui parlent, des autistes de génie qui ont des facultés particulières dans un domaine donné. Mais Antonin, tu peux envoyer autant de sondes que tu veux, tu ne sauras jamais ce qu’il y a à l’intérieur, jamais rien de cet orage électrique qui traverse son cerveau. Mais en tout cas, ce n'est pas ce que d'aucun stupidement voit comme une "forteresse vide", une coquille vide. Non, c'est une coquille compliquée, un être humain complexe, mais certainement pas une coquille vide. »

«  Le spectaculaire théâtrale ? C’est par exemple le filet de bave qui lui coule souvent de la bouche, que j’élimine autant que possible parce que c'est un raccourci simpliste. La bave n’est pas liée à la maladie mais aux effets secondaires des médicaments, il est bourré de médocs. Je ne peux pas photographier Antonin en train de manger non plus, sa manière est approximative, il se remplit, il ne savoure pas, il avale, engloutit. »

«  Parfois pour faire monter Antonin en voiture cela peut prendre trois quart d’heure, il s’arc-boute, ou se laisse tomber comme un poids mort, et tu ne sais pas pourquoi. Il exprime un refus, toujours inexpliqué. Quand il était petit cela était gérable. Aujourd’hui, il a 26 ans, c’est une tout autre histoire, c’est un homme, s’il se laisser tomber, s’il ne veut pas monter en voiture, cela devient impossible. »

«  Depuis que je le photographie, j’ai le sentiment que pour Antonin la vie est un jour sans fin.  Petit quand il n’arrivait pas à dormir, ses parents le baladaient des heures en voiture pour l’apaiser.  Les colères d’Antonin ne s'expliquent pas, si ce n’est par l’épuisement de nuits sans dormir. Il est irascible, il tient sur les nerfs. Son quotidien ? L’errance d'Antonin quand il est fatigué, à tourner des heures autour d’une table jusqu‘à ce que quelqu’un parvienne à briser le mouvement et l’endorme. Antonin, immobile au milieu de nulle part, ou bien assis à une table, ou devant la télé, très près de l'écran. C’est ça la vie d’Antonin. »

« Gérard Lefort a écrit au mois de mars dernier un très beau texte* dans Libération qu'une de mes photos d'Antonin lui avait inspiré. J'ai demandé à son père ce qu'il en pensait, j'ai adoré sa réponse : "Il est beau mon fils! "»

Propos d'Olivier Coulange recueillis par Zoé Balthus à l'occasion de

jeudi 11 octobre 2012

Aveillan, Bolshoi Underground

Quatre (2010) © Bruno Aveillan 


Le théâtre du Bolchoï, gardien de l’âme de merveilleux fantômes, est une institution qui se prête à tous les rêves et tous les fantasmes. Tout le monde connaît, même de façon très floue, sa réputation. Les plus férus en connaissent l’histoire, les histoires de la grande Histoire qui s’y sont déroulées, les enjeux et les péripéties dont il a été l’objet. Les aficionados y ont assisté à d’inoubliables moments d’art lyrique dont il est un des grands temples. Le Ballet du Bolchoï pour qui aime la danse en est une de ses plus illustres émanations. De son nom toutes les Muses surgissent et les étoiles qui enluminent nos ciels intérieurs s’éclairent, une à une, nombreuses. Tant d'immenses créateurs, entre ses murs, ont ébloui le monde. Pourtant, il demeure un lieu secret. En vérité, personne ne connaît jamais vraiment ce phénix qu'est le Bolchoï.

A l’heure des photographies de Bruno Aveillan, en mars 2010, Die Fledermaus, opérette de Johann Strauss, habite tous les artistes et personnels du Bolchoï en cours de rénovation. Cette oeuvre du compositeur viennois entrait à son répertoire pour la première fois de son histoire. A deux jours de la soirée de création, La Chauve-Souris les hante telle qu’elle se doit. Soit absolument. Chacun a l’extrême conscience d’être un maillon d’une chaîne complexe, précieuse dont la fragilité ne souffre l’imperfection. L’effervescence est croissante, tous sont liés les uns aux autres, pourtant chaque être s’est retiré en soi-même, le rôle prend possession de toute la place qui lui est due. 

Cet effort surhumain se déploie, imperceptible, invisible au profane. L’énergie intérieure se diffuse pourtant de maillon en maillon, du fond de toutes les âmes en présence, résonnent des cordes, de musiques en écho et de chants, tout autour et sur la scène, dans les étages, les couloirs, les coursives, les loges à maquillage, les salles de danse. La métamorphose prend corps. Invité, privilégié, aux répétitions, Bruno Aveillan en a extrait une substantifique moelle. 

Bolchoï Underground

- L'Exposition Bolshoi Underground - Bruno Aveillan
Galerie spree 11, rue La Vieuville 75018 Paris - Du 15 octobre au 3 décembre 2012 

- Le Livre  Bolshoi Undergound, Bruno Aveillan
Textes de Stéphan Lévy-Kuentz et Zoé Balthus (Ed. Au-delà du raisonnable, Coll. Les Littératures visuelles)
Sortie en librairie le 5 novembre 2012

L'Incante (2010) © Bruno Aveillan


The Bolshoi Theatre, guardian of the souls of marvelous ghosts, is an institution that lends itself to many dreams and fantasies. Everyone knows of its reputation, even very approximately. The more zealous know its history, the stories within The Story that took place there, the issues and incidents it was the object of. The aficionados bore witness to unforgettable moments of theatrical art, of which the Bolshoi is one of the great temples. The Bolshoi Ballet for those who love dance, is one of the institution’s most illustrious emanations. Muses spring forth from its very name, and the profusion of stars that illuminate our inner skies light up, one by one. So many great creators have dazzled the world from within its walls. Even so, it remains a secret place. The truth is no one really ever knows the phoenix that is the Bolshoi. 

At the time of Bruno Aveillan's photographs, in March 2010, Die Fledermaus, an operetta by Johann Strauss, is the preoccupation of all the artists and employees of the Bolshoi, then under renovation. This work by the Viennese composer entered the Bolshoi's repertory for the first time in its history. Two days from the historic opening night, La Chauve-Souris haunts them in the only way possible. Completely. Each one of them is extremely aware of being a link in a complex and precious chain, the fragility of which cannot suffer imperfection. The effervescence mounts, they are all linked to one another, and yet each being has withdrawn into itself, their roles take up all the space owed to them. 

This superhuman effort unfolds, imperceptible, invisible to the non-believer. And yet the inner energy is diffused from link to link, from the depths of every soul present, resonating chords, from echoing music and song, all around and on stage, in the upper floors, the corridors, the passage ways, the make-up rooms, the dance studios. The metamorphosis takes shape. A privileged guest to the rehearsals, Bruno Aveillan has extracted their very substance. 

Bolshoi Underground

translation from French in to English by Sophia Burnett

- Exhibition Bolshoi Underground, Bruno Aveillan
Galerie spree 11, rue La Vieuville 75018 Paris - From the 15th of October until the 3rd of December 2012 

- Book Bolshoi Undergound, Bruno Aveillan
Texts by Stéphan Lévy-Kuentz and Zoé Balthus (Ed. Au-delà du raisonnable, Coll. Les Littératures visuelles)
In bookshops from the 5th of November 2012

jeudi 22 mars 2012

Weil, l'événement de la pierre

 Oeuvre de François Weil dans son atelier

« Je sais calculer le mouvement des corps pesants, mais pas la folie des foules. » - Isaac Newton

C’est une fête d’oscillations subtiles à laquelle le sculpteur François Weil convie et, pour en jouir, il convient d’oser ce toucher immédiat par l’esprit et la chair, qui lui est si familier. D’emblée, ses œuvres intimident en vérité. D’une présence inaccessible, aux silences éloquents, elles expriment à la fois évidence et mystère, force et vulnérabilité, intelligence et sensibilité.

Elles lui ressemblent. 

Elles exigent d’être saisies dans le mouvement qui les anime, elles requièrent du tact. Edgar Degas estimait que « rien en art ne doit ressembler à un accident, même le mouvement ».  En l’occurrence, François Weil fait œuvre de virtuose. Il raisonne le mouvement dont il fait offrande aux pierres. Entre ses mains, la roche cesse d’être cette matière inerte, simple, invariable, dépourvue de trajectoire. Aussi monumentales soient-elles, certaines y gagnent même une légèreté de plume. 

L’artiste s’ingénie à concevoir des mécanismes inédits qui scellent le destin mobile, contemporain des pièces d’ardoise, de marbre ou encore de granite qu’il aura auparavant sculptées avec subtilité, taillées avec délicatesse, veillant à ne pas dénaturer leur matière brute, précieuse, fragile, originelle. 

De fait, elles prennent vie dans le sens de l’amour tel une force, comprise à la manière de Léonard qui rappelait que « toute chose instinctivement fuit la mort. Toute chose soumise à la contrainte fait peser une contrainte sur d'autres. Sans force rien ne se meut ».

Ressorts, engrenages, roulements à billes, essieux, rouages, filins composent les ingénieux systèmes métalliques de François Weil jouant malicieusement de leurs tensions qui accouplent et séparent ses pierres, ayant à cœur d’assurer toujours un retour au « rassurant de l’équilibre » où plus rien ne bouge, et gardant toutefois bien en tête, à l’instar de Julien Gracq, que « le vrai de l’équilibre, c’est qu’il suffit d’un souffle pour tout faire bouger. » 

 Oeuvre de François Weil dans son atelier
 Ainsi, ces sculptures de pierre s’imposent-elles bien en événement tel que défini par A. N. Whitehead, soit tout « ce qui survient dans la dimension de l’espace-temps : un événement n’implique en aucune façon l’idée d’un changement rapide ».  Il ajoutait précisément qu’il faut entendre par là que  même « la durée d’un bloc de marbre est un événement ».

« On peut aussi bâtir quelque chose de beau avec les pierres qui entravent le chemin », affirmait Goethe pour qui les roches symbolisaient ici tous les obstacles de ce monde. Loin d’entraver celui de François Weil, au contraire, elles, dont il connaît si bien la richesse, lui ouvrent l’horizon de la beauté extrême, celle du monstre dans son sens le plus ancien. La quête de ces chers rochers l’extraie des vaines clameurs de la grande cité, l’attire au cœur farouche des grands déserts, sous les cieux bleu dur de terres rudes, l’entraîne au beau milieu de réalités humaines plus complexes encore. Et les montagnes de pierre qui l'accueillent, elles, lui confient les paroles muettes et les humbles traces des anciens hommes qui peuplaient le fond frais de leurs entrailles dont elles résonnent encore. Il rejoint la source de son art, l'âge de pierre. 

« Je prétends que Bellérophon doit compter François Weil au rang de ses descendants : à cause de Sisyphe, bien entendu, et de cette fatalité au maniement des pierres ; à cause de Pégase et de ce domptage de l’apesanteur ; à cause enfin de la Chimère et de sa complexion contre nature », écrivait Jean-Louis Roux dans un texte remarquable qu’il consacra au sculpteur en 2006.

L’événement de la pierre est total dans l’existence de l’artiste, au point de pouvoir les confondre.

Qu’est-ce qu’une pierre ?  

La pierre est ce mystère que possède la terre qu’elle a composée à la faveur de toutes les substances, de tout l’espace et le temps dont elle recèle. La pierre est une épaisseur de temps. Elle partage le destin de l’homme. Le sculpteur le sait, le poète aussi. 
« Je suis né comme le rocher avec mes blessures sans guérir de ma jeunesse superstitieuse, à bout de fermeté limpide, j’entrai dans l’âge cassant. » 
 Oeuvre de François Weil dans son atelier
Ainsi, chantait René Char  avec mélancolie.  

La fragilité du roc, François Weil la mesure à la perfection depuis le temps qu’il l’éprouve. 

La goutte d'eau ne parvient-elle pas à transpercer le rocher ?

Chaque pierre est unique, dotée de caractéristiques propres. A chacune, sa forme, son âge, son poids, sa mémoire, ses couleurs, ses veines, ses vulnérabilités, ses cicatrices, ses prisonniers, ses parasites, ses amoureux. A chaque pierre son silence, dans lequel le sculpteur fonde sa parole, trace sa voie secrète.

Enfin, il est doux d’aimer croire qu'il rend les pierres heureuses, dussent-elles perdre un peu de cette incomparable innocence que leur attribuait Hegel. 



Présentation de Zoé Balthus à l'occasion de 


samedi 21 janvier 2012

Pignol: dans la rondeur de l'origine

Lucrèce (Dessin à la sanguine - 2010)  Paul de Pignol – Coll. Zoé Balthus 
« Les images de la rondeur pleine nous aident à nous rassembler sur nous-mêmes, à nous donner à nous-mêmes une première constitution, à affirmer notre être intimement, par le dedans. Car vécu du dedans, sans extériorité, l’être ne saurait qu’être rond. » Gaston Bachelard, in La poétique de l’espace.

L’œuvre de Paul de Pignol s’inscrit définitivement dans la sphère que le philosophe saisit ici. C’est bien par la rondeur que, de sculpture en sculpture, de dessin en dessin, l’artiste exprime obstinément la prolifération infinie de l’être, le fourmillement cellulaire du monde. Son geste épouse toutes les courbes fécondes de cette intimité, en fait bruire les ondes instables, déploie ses masses circulaires, soudent ses noyaux de chair.

A la découverte de son travail, les mots de Vincent Van Gogh, écrits en 1888 dans une lettre à Emile Bernard et qui ont enrichi la pensée de Bachelard, reviennent en mémoire :
  « La vie est probablement ronde, et très supérieure en étendue et capacité à l'hémisphère qui nous est à présent connu. »
De fait, l’artiste fait naître des corps sous des formes rebelles, globuleuses, monstrueuses, d’où sourd le désir de mettre au jour le moindre atome de l’univers, chacune des gouttes d’un sang fluide, chaque cellule d’un grand tout. Davantage en quête métaphysique, voire mystique plutôt qu’esthétique, il fouille les sphères de matière, extrait les substances terreuses, révèle la densité des figures multipliée à l’infini. Ses gravitations de cire modèlent l’origine, en fixent les racines au-delà des territoires connus.

« Il s’agit d’extraire. Je libère l’informe de l’intérieur, et j’ajoute de la lumière, j’accentue la forme […] La touche de cire s’ajoute à une touche, et ainsi de suite… L’informe doit l’emporter sur les formes attendues », expliquait le sculpteur à Christian Noorbergen lors d’un entretien paru ce mois-ci dans le magazine Artension.

Le plasticien exhibe des traversées d’entrailles, des oscillations meurtrières, des vibrations sanguinaires sous la lame d’un poignard invisible à l’heure du drame mythique. Il ouvre des passages au milieu des poitrines, d’où jaillit le cœur gros de la cruauté des hommes. Il éventre, il entaille. « Il y a quelque chose de sacré là-dedans », dit-il.
Figure (2011) Paul de Pignol
Mais Paul de Pignol sait également puiser dans la rondeur une éblouissante douceur d’ange qui s’épanouit dans le dessin de corps étranges que l’on dirait conçus par les nuages et les étoiles, « suivant les règles de la poésie cosmique », dirait encore Bachelard. L’artiste admet y voir parfois des constellations.

Exposition Les îles du corps et de l'espace... Sculptures et dessins de Paul de Pignol du 21 janvier au 25 février  2012 Galerie Tadeusz Koralewski - 92 rue Quincampoix, 75003 Paris


Un entretien entre Paul de Pignol et Zoé Balthus, à l'occasion d'une exposition dans la galerie de Tadeusz Koralewski – Un film court réalisé et monté par Anne-sophie Jessel


mercredi 12 octobre 2011

Aveillan: Fascinatio ~ Fulguratio

L'évidence - Facteur Y - Port Kembla (2009) - Bruno Aveillan


Le don de l'oeil fasciné

La lumière l’a ensorcelé. Où que son regard se pose, quels que soient l’heure, le lieu, les êtres et les choses, ce sont les moindres manifestations de la présence lumineuse que son œil, sous emprise, guette, fasciné. Bruno Aveillan n’a de cesse d’interroger la portée des rayons dont la réponse est toujours la beauté.

Sa vision ne sait résister à l’appel d’une simple chandelle dont la virtuosité des feux la régale d’une danse serpentine le long des courbes limpides d’un verre de cristal. La jouissance d’un esprit pénétré s’exprime d’évidence au sein de toutes ses images.

Telle fascination suppose l’oubli de soi, un saisissement fulgurant de l’être qui, happé dans l’instant, s’extrait du monde et s’élève vers les séjours translucides des cieux et le flottement des vapeurs. C’est un ravissement extatique vers une zone irréelle de nuées fluides entre lesquelles se dessinent des ombres indécises, échos du retentissement intérieur de sa lecture du temps et son passage diaphane.

L’ivresse de la métamorphose, de la mouvance perpétuelle des choses au creux des spectres lumineux s’empare de son regard, à tout bout de champ. Il conte l’enchantement de cet élan vital d’ouverture au monde qu’il éprouve n’importe où, hors du monde, dans la dissolution des limites, au bord d’une voie ferrée ou sur l’asphalte vénitien. Et son vertige poétique s’offre à la contemplation, au-dessus d’une forêt de silhouettes majestueuses, mouvantes, sous les neiges ou un soleil laiteux.
[...]

in Fascinatio, Bruno Aveillan, Texte de Zoé Balthus (Ed. Chez Higgins)


  Le Grand H - Hong Kong (2007) - Bruno Aveillan
                                                                                                
Le fulgurant présent du regard

Si peu de temps pour faire naître de tels instants. Il fallait ses yeux voués aux tempêtes des heures, ce regard qui fixe le cours des choses irréversibles en présent fulgurant. Scellés en une même énigme propice à la couleur, le temps et la lumière sont les matériaux indociles de Bruno Aveillan. De leur inconstance paradoxale qui ensorcelle, il tire un parti singulier, libre, éblouissant.

Il ne s’évertue pas à délimiter au plus précis les contours des objets. Au contraire, il manifeste son refus de figer l’image en une chose nette, efface toutes les frontières, favorise les fusions. Les perceptions s‘avancent d’emblée dans le flou où résonne la vulnérabilité d’être de passage.

Son regard épouse les flots lumineux, en suit à sa guise les sillages foudroyés, et surtout les réfléchit au gré des éléments qu’ensemble ils abordent. La lumière évolue à son imparable vitesse – et c’est encore le jeu du temps. Entre eux, tout est toujours entrelacé, mouvant et l’œil de l’artiste s’en mêle en virtuose. Sans fard.

Son élégante vision joue d’un certain renoncement à exhiber l’origine de ce que l’homme et la nature érigent, embrasse plutôt la nécessité de la dissimuler sous une clarté autre, tamisée par des souffles d’éther, des brumes éphémères, des voiles de poussière, des ombres passagères. Un sens nouveau, offert à ce qui disparaît en un clin d’œil, éclate au cœur de ses images nées dans la flambée du jour ou des éclairs d’un soir. Elles figurent autant d’enfants de lumière fécondée par le temps. 
[...]


in Fulguratio, Bruno Aveillan, Texte de Zoé Balthus (Ed. Chez Higgins)

Fascinatio ~ Fulguratio - Bruno Aveillan
Exposition à la galerie spree
Du 15 octobre au 10 décembre 2011
11, rue de la Vieuville - 75018 Paris

dimanche 3 avril 2011

Rembrandt: « je peins donc je suis »

Autoportrait en jeune homme — Rembrandt van Rijn (1628)
 
« Entre le moi vu dans le miroir, et le soi lu dans le tableau s’insèrent l’art et l’acte de se peindre, de se dépeindre »  
George Steiner, in Réelles Présences (Ed. Gallimard, Folio/Essais)

Les archives qui documentent l’histoire du peintre hollandais Rembrandt van Rijn (1606 – 1669) sont malheureusement fort rares et son parcours d’artiste est jalonné de vastes zones d’ombre. 

Son existence s’est inscrite dans la prospère région des Pays-Bas du Nord au XVIIe siècle, une période que les historiens baptisèrent le siècle d’or hollandais. Rembrandt s’était imposé d’emblée en paradoxe dans la culture de son pays, où foisonnait la peinture de « petit genre » que ses contemporains affectionnaient. 

Lui, s’attachait à la peinture d’histoire, mythologique et biblique, à l’ambition d’œuvrer dans la grande tradition européenne. Les Pays bas du Nord, séparés du pouvoir des Habsbourg d’Espagne et depuis guidés par la famille des princes d’Orange, formaient une sorte de fédération dont le siège politique se trouvait à La Haye. La vie culturelle s’épanouissait dans la ville d’Amsterdam où toutes les richesses convergeaient, où tout le commerce international transitait. Rembrandt y élut domicile à partir de 1631, dès le début de sa gloire sonnée par une extraordinaire commande, celle d’un cycle autour de la passion du Christ, passée par la cour des princes d’Orange.

Il était fils d’un meunier de Leyde, une cité universitaire hollandaise. A 14 ans, selon les premiers biographes de l’artiste, chroniqueurs de la ville, il s’inscrivit à l’université pour étudier le latin, les lettres classiques et l’histoire. Un ou deux ans plus tard, il entrait en formation auprès d’un peintre local Jacob van Swanenburgh qui avait étudié son art en Italie, à Rome et Naples, avant de devenir spécialiste de scènes d’enfer très narratives, en suiveur tardif de Jérôme Bosch.

Mais le principal maître de Rembrandt fut Pieter Lastman auprès duquel il travailla entre 1624 et 1625. Ce dernier avait également fait un séjour romain au début du siècle, où il s’était affirmé dans la narration dramatique en clair-obscur auprès de Caravage, Annibal et Ludovic Carrache. Il s’essayait à rendre vie aux scènes bibliques, fort d’une narration très cohérente et Rembrandt y fut si attentif qu’il devint lui-même un maître-conteur d’histoires bibliques en même temps qu’un magistral portraitiste.

La technique de Rembrandt se résume justement par l’absolue maîtrise du clair-obscur, - remontant à Tintoret puis un temps, devenu le domaine réservé de Caravage - qui se caractérise par de larges contrastes entre zones d’ombre et de lumière, et auquel le peintre demeurera fidèle jusqu’à sa mort.

Virtuose de la technique, œuvrant au pinceau, à la spatule, à la brosse, et même avec les doigts, il était en mesure d’appliquer les glacis les plus fins, de produire des zones très précises et d’autres plus sommaires, des couches épaisses fixées au côté de touches d’une extrême subtilité, tout en conservant une extraordinaire unité.

En outre, il n’eût jamais de cesse de dessiner. Mais le dessin n’était nullement préparatoire dans son esprit, il fondait en soi un accompagnement nécessaire à l’art de peindre, un équilibre évident, un parallèle autonome. Cette approche de la peinture, sans étude préalable, faisait d’ailleurs exception dans l’art pictural de l’époque.

Toutes les peintures de Rembrandt composent une alternance de pages étonnantes de richesse. Aux yeux de Paul Valéry,  il mélangeait « comme personne le réel, le mystère, le bestial et le divin, le métier le plus subtil et le plus puissant, et le sentiment le plus profond, le plus solitaire que la peinture ait jamais exprimé ».

Son art se distinguait en effet par la manière unique en son genre d’humaniser les histoires, comme jamais auparavant dans la peinture occidentale, et il laissait à d’autres l’idéalisation des sujets pour n’évoquer la vie que dans sa plus réelle expression à laquelle n’échappait ni le mystère, ni la splendeur, la grandeur, la laideur, ni la misère ; ses compositions figuraient un enchevêtrement systématique et remarquable de personnages, de groupes très compacts, comme s’il avait eu horreur du vide. Mais en même temps que la gloire allait peu à peu s’éclipser,  à partir de 1640,  ses scènes foisonnantes de personnages laissèrent place à des tableaux composés de deux ou trois protagonistes seulement, évoluant au sein d’atmosphères plus sereines, apaisées, souvent mélancoliques. 

Contrairement à Léonard de Vinci ou Albrecht Dürer, Rembrandt n’a transmis aucun recueil de notes manuscrites susceptibles d’éclairer son existence et sa réflexion d’artiste.  En revanche, il a parsemé son œuvre, de l’âge de vingt-deux ans jusqu’à la dernière année de sa vie, d’une centaine d’autoportraits constituant un legs autobiographique abondant et sans égal.
Autoportrait à la chevelure ébouriffée - Rembrandt van Rijn (1629)

L'homme n’avait pas non plus la beauté et l’élégance de Dürer, mais il s’est appliqué toute sa vie à reproduire son visage en peintures, dessins et gravures. Il étudiait ses traits dans un miroir avec la distance et la minutie d’un artiste qui restitue au plus près la réalité du modèle, telle que le regard l’embrasse, d’emblée sans mensonge. Alors qu’il avait veillé à se placer dans la lumière de telle façon que sa main droite qui le dépeignait ne fut pas gênée par son ombre même, il livrait pourtant une interprétation inversée et ambiguë de son image, imposée par le jeu trouble du miroir et le temps de l’altération de la vision.

Il a délivré de lui-même une image sans doute authentique, en tout cas sans nulle trace de complaisance, une image qui témoigne de sa détermination à peindre ce visage à mesure du passage du temps et de l’expérience, tel que les autres devaient le découvrir et comme s’il rencontrait à chaque pose, pour la première fois, l’altérité lovée dans la construction de soi. Soi-même comme un autre,  pour reprendre le beau titre de Paul Ricoeur.

Ce moi convoqué, mis en scène, ce je toujours double, constituait-il seulement un exercice de style à ses yeux ou l’entendait-il davantage en examen de conscience ? Ne se contait-il qu’à lui-même tout au long de ces années, comme en un journal intime, ou bien s’adressait-il à ses contemporains, ou encore à la postérité ? Qu’entendait signifier ce grand conteur biblique à se dépeindre ainsi par un si terrible effort déployé jusqu’au bout de ses forces ? Quel mystère cherchait à dévoiler ou conserver le peintre tandis qu’il se détaillait avec la plus extrême attention ?

En 1628, à 22 ans, le peintre signait sa première apparition sous une chevelure rousse et bouclée, le front obscurci et les yeux, égarés sous un voile de pénombre, plantés comme deux trous profonds, dans un visage poupin. Là, se tissaient déjà inextricablement les fils de l’être intérieur et l’être extérieur, en vibrations d’art et de penser, de visible et d’invisible, d’éphémère et d’éternité.

Cette même année, à nouveau ce regard mystérieusement percé de noir se reconnaissait, à distance, au fond de l’atelier où il se tenait, à quelques pas d’un chevalet, à étudier le tableau auquel vraisemblablement il travaillait, celui-là même sans doute qu’il nous est donné de considérer.

L’année suivante, le jeune homme réapparaissait, sur un dessin, la chevelure plus ébouriffée encore, le regard empreint d’une poignante mélancolie alliée d’une gravité résignée tandis qu’une ombre, la sienne peut-être, intriguait dans son dos.

« "Se peignant", formule lourde de sens, l'écrivain ou l'artiste recrée son propre personnage. Cette création, il ne l'a pas voulue; il n'a pas choisi ses traits, souligne le penseur George Steiner, l'autoportrait constitue l'expression de ce désir de liberté, de cette tentative antagoniste pour se réapproprier, pour maîtriser les formes et les significations de son être propre. Il n'est guère d'acte plus impérieux de "création seconde" de défi plus radical lancé à sa propre venue au monde non voulue, non maîtrisée que dans la suite d'autoportraits que peint Rembrandt. Ici, de manière matérielle, le créateur de l'homme, c'est l'homme. Où trouver une insurrection plus sauvage contre "l'autre créateur"[...] ?» 

Et le temps ne passa plus sans que Rembrandt ne se figeât sur une peinture, un dessin, une gravure, ses traits évoluant de la jeunesse à la décadence physique, du noviciat à l’excellence technique, de la renommée à la gloire absolue et fugitive avant l’oubli. Homme et créateur ne faisaient bien qu’un à ses yeux.

Il semblait ainsi, au fur et à mesure qu’il avançait en âge et en expérience, tenter d’en fixer l’affirmation, de marquer les étapes de sa maîtrise d’œuvre intimement associée à celles de la connaissance et la reconnaissance de soi, indissociables de celles mêmes du vieillissement de sa chair.

Autoportrait à 63 ans –  Rembrandt van Rijn (1629)
 « A l’image spéculaire disparue survit un portrait que le peintre a cessé de regarder mais qui a pour toujours la puissance de nous regarder », selon les mots de Ricoeur.

Méditation sur les simulacres et la vanité de l’homme, histoire du visage et des émotions, à partir de 1655, le peintre se montra au travail sous des airs négligés, sans afféterie, ici en Saint Paul, là en vieillard grimaçant. Rembrandt n’omettra pas de restituer des poches à ses yeux, de graver des rides sur sa peau couperosée, de souligner son vilain embonpoint,  d’accuser le temps qui fait aussi œuvre d’artiste sur la figure humaine, et de se peindre jusque dans l’attente de la mort, l'unique certitude.

Telle singulière inclination avait fait dire à Eugène Fromentin, qu’il n’était « pas possible dans un art plastique de pousser plus loin la curiosité de l'être en soi ».

Tout son être épousait son art. Tant de Rembrandt ont été dépeints par lui-même que la reconnaissance du même finit pourtant par se brouiller sous la multitude des coiffes, des déguisements et autres faux-semblants, que le regard continue de s’égarer souvent en territoires de méconnaissance et d’incertitude. Nombre de ses traits trahissent encore l’inquiétude et le questionnement de l’être multiplié, de celui qui existait, qui peignait et qui jaillissait hors de lui, une fois de plus recréé en autonomie.

Toutefois et en coïncidence fortuite avec le Cogito de Descartes mais tout aussi métaphysique à sa manière, Rembrandt n’avait-il pas finalement tenu à affirmer tout au long de sa vie : « Je peins donc je suis » ?

vendredi 8 octobre 2010

Aveillan, Poésie de lumière, éclat de mémoire

Le Talisman # 1 (2010) Bruno Aveillan

Toute atteinte du regard est inscription dans la mémoire, où les choses et les êtres, dans l’infinité de leurs facettes, noyées en paradoxes inextricables, n’en finissent plus d’apparaître et de disparaître, de s’imposer et de se dérober. Plus ou moins lointaines à notre escient, leurs empreintes marquent à la fois la survivance et l’effacement des signes, témoignent à chaque instant, chaque seconde, d’une réalité en fugue, de l’extrême profusion de son rêve.

L’œuvre photographique de Bruno Aveillan procède de la révélation de cette éternelle énigme, matière mouvante de l’absence en présence, charrie l’éclat de mémoire suprême et ténébreuse, à la faveur d’une constante poésie de lumière et d’un flirt harmonieux entre espérance et mélancolie.

Chacune de ses images est un voyage de l’oubli et du souvenir, un retour à la naissance de l’instant, un retrait dans l’étrangeté du lieu, une percée au fond de la matière. L’artiste ne saurait jamais voir que la seule apparence de la réalité, il approche ce qu’elle dissimule de significations et de beauté, visite sa nature variable, conte ses incidences. La réalité ne se livre que sous un voile éphémère qu’il prolonge volontiers de flous, savants, exigeants, parsemés d’indices. Sa quête s’étend au-delà des événements, du temps et de l’espace. C’est le point même de leur fusion qu’il aspire à franchir, et leur vérité abstraite qu’il parvient à saisir, comme personne avec tel raffinement.

L’acuité, la délicatesse et l’élégance du regard marquent la totalité de son œuvre. Elles se perçoivent dans la distance qu’il instaure avec l’objet de son attention jusqu’au désir peut-être de s’effacer lui-même afin d’accueillir pleinement la sincérité du mystère.

Il donne à voir l’aura resplendissante de la naissance ornant le fragile bouton de rose, fleur éphémère de l’enfance en éclosion qui, sur sa tige comme une paille, puise la sève de l’origine et déploie sa rayonnante espérance cerclée d’une ombre de temps imprévisible. 

L’unité fondamentale des éléments s’affirme sous son regard en mesure d’affranchir toutes les frontières et d’empiéter sur les territoires de l’abstraction. Il traverse tous les états de lumière, use de la puissance des rayons pour abolir les confins et fondre, dans l’éblouissement alchimique des ombres, la chair en air, l’air en matière, la matière en mer, la mer en ciel, le ciel en terre, la terre en chair.

Son art résonne à la fois d’une intime mélodie, familière et unique à chacun, et de la grande mémoire universelle qu’il honore. L’œil du photographe, pareil à un miroir sans tain, penché sur le destin, livre l’intuition d’une provenance, sous-tend le long pas futur. Au rayon clair irradiant le rideau, il fusionne l’enfant au flanc d’une jeune mère, dans l’air seulement troublé du vertige de la petite main tendue en pur ruissellement de bonheur. Dans le parfum des temps de voyage, autour d’une chambre d‘hôtel qui ne dit son nom, ni son lieu, ni son âge, la silhouette de l’entité humaine se fond dans la pénombre du lieu tout entier qui devient cette « zone de vivant, de convergence et de rayonnement » chère à Georges Didi-Huberman, et qui figure « le rattachement suprême aux grandes forces qui les créent, les empruntent, et les relient ».
[...]
Zoé Balthus – Paris, août 2010

Extrait de la préface de Mnemo # Lux, Bruno Aveillan (Ed. Kerber)

Griffes  (2010)  Bruno Aveillan

Poetry of Light, Gleam of Memory

Every occurrence captured by our vision is inscribed in memory, where things and beings, with their infi nite facets, teeming with inextricable paradoxes, constantly rise up and wane, hold sway and slip away. More or less remote within our conscience, their imprints reveal both the survival and vanishing of signs and bear witness, every moment, every second, to an evasive reality and the extreme profusion of its reverie.

The photographic work of Bruno Aveillan proceeds from the revelation of this eternal enigma, the shifting matter of absence felt as presence. It bears the gleam of supreme, tenebrous memory through a perpetual poem of light and a harmonious flirt between hope and gloom.

Each of his images is a voyage into lapses and remembrance, a return to the birth of the moment, a withdrawal into the strangeness of the place, an inroad into the depths of matter. The artist never sees the straightforward forms of reality. He touches on the meanings and beauty it masks, explores its variable nature, and speaks of incidences. Reality only appears beneath an ephemeral veil which he readily extends with skilfully crafted blurs sprinkled with clues. His quest reaches beyond events, time and space.

It is that point where they merge that he seeks to cross into, their abstract truth he succeeds in grasping, with unparalleled refinement. His entire work is impregnated with the acuity, delicacy and elegance of his vision. They are perceptible in the distance he establishes with the object of his focus, and perhaps in his attempt to himself fade away, in order to better connect with the sincerity of the mystery.

He reveals the dazzling aura of birth adorning the fragile rosebud, the fleeting blossom of blooming childhood  which, on its strawlike stem, draws on the sap of origins and deploys its radiant hope, encircled by a shadow of unpredictable time.

His vision brings out the fundamental unity of the elements, breaks down all compartments and infringes on the realms of abstraction. He travels through every state of light, using the power of its rays to abolish borders and, in the magical dazzle of shadow, blend fl esh into air, air into matter, matter into sea, sea into sky, sky into earth, and earth into flesh.

His art resonates with both an intimate melody, familiar and unique to each, and the great universal memory to which it pays homage. Like a one-way mirror, the photographer’s eye peers into destiny, off ering the intuition of a beginning and a hint of the long, coming stride. He merges a bright ray emblazing a curtain with a child alongside a young mother and, the air faintly stirred by the giddiness of a small hand outstretched in a stream of pure joy. Shrouded in a fragrance of travel, around a nameless, placeless, ageless hotel room, the silhouette of a human entity blends into the half-light of the entire space which becomes that “zone of the existent, convergence and radiance” so dear to Georges Didi-Huberman, and which evokes “the supreme union with the great forces that create them, run through them and connect them.”
[...]

Zoé Balthus - Paris, August 2010  - English translation by Joshua Karson
Excerpt from the foreword to Mnemo # Lux, Bruno Aveillan (Ed. Kerber)