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lundi 4 novembre 2013

Pajak: Manifeste sans fin, au gré des incertitudes

Couverture de Manifeste incertain 1 – Frédéric Pajak

Dans un avant-propos concis et résolu, Frédéric Pajak, écrivain-dessinateur franco-suisse, fait la lumière sur l’origine de son livre, Manifeste incertain 1, paru à la fin 2012, dont le titre laisse entendre qu’une prise de position artistique et politique est revendiquée dans ses pages et qu’un deuxième tome, au moins, est d'ores et déjà programmé. L’auteur a de la suite dans les idées. Ceux qui l'ont auparavant lu, le savent déjà.

Le dessin de couverture est superbe. Son trait d’encre, fin, précis, figure un groupe de gamins en culottes courtes, aux coupes de cheveux typiques des années 50, mimant des militaires devant un drapeau tricolore, une jeunesse née après la deuxième guerre mondiale dont les parents n'ont pas encore fini de parler. Sur un bandeau ceinturant l’ouvrage, un sous-titre rouge éloquent qui n'est pas pour déplaire : Avec Walter Benjamin, rêveur abîmé dans le paysage. Impossible d’y résister.  

D'emblée, il est manifeste que ce livre lui tient à cœur. Pajak en avait rêvé enfant. Au début de son adolescence, l'idée la forme du livre s'était imposée. Dans son jeune esprit, il serait un « mélange de mots et d'images ».

Il avait commencé maintes fois à le concevoir, et finissait invariablement par le détruire, insatisfait de la tournure que prenait ses créations écrites et dessinées.

Avec dépit, l’enfant découvrait que « le livre meurt chaque jour ».

A seize ans, il tenta de suivre les cours des Beaux-Arts, s'y ennuya six mois avant de mettre le feu à ses dessins et de partir travailler. Il échouait encore à créer le livre qu’il avait en tête mais n’en abandonnait pas l'idée pour autant. Au contraire, elle s’enracinait, gagnait en substance, suivait son bonhomme de chemin, presque à son insu, au fil des ans qui passaient bien vite.

Un jour, son titre surgit soudainement : manifeste incertain. Vrai qu’à l’époque, les jeunes adultes comme lui, nés dans les années 50 aspiraient à s’exprimer, avec plus ou moins de grandiloquence et force certitude. Ils étaient très politisés, tempêtaient à l'extrême pour la conquête de la liberté, pour la victoire des idées qu’ils s’en faisaient et auxquelles ils la liaient. En ce temps-là, « les idéologies sont partout, gauchistes, fascistes, et les certitudes se bousculent dans les têtes », se souvint-il, « la confusion est totale ». Aussi, « le terrorisme s’avère le meilleur remède contre l’utopie ».

Dans un journal de Suisse où il vivait à l’heure de ses vingt ans, il publia une histoire brève qu’il ne résista pas à intituler Manifeste incertain. L’occasion était trop belle. Pourtant, il semble regretter ce choix, ou du moins s’en excuser, invoquant « une tentative vague en forme d’erreur de jeunesse ».

Peu après, il s’exila à Paris, s’installa à Pigalle où il se frotta quelque temps à la misère. Les rédactions lui refusaient ses dessins exécutés à l’encre de chine et à la gouache. Il écrivait également des textes courts. Comme par le passé, il détruisait tout.

Le jeune homme constatait que « le Manifeste n’en finit pas de mourir. »

C'est à l'âge de quarante ans, qu'il publia enfin un premier livre. Un fiasco, remarque-t-il, sans autre commentaire, sans même en livrer le titre. D’évidence, l’homme était né pugnace et le restait. Quatre ans plus tard, un autre ouvrage, L’immense solitude (Ed. PUF, 1999) fut publié, cette fois avec un certain succès qui le fit connaître jusqu’en Corée, et lui permit d’enchaîner, sans interruption depuis, romans, poèmes, et autres récits écrits et dessinés bien sûr.

Il était parvenu à faire ce qu’il voulait faire, à être là où il voulait être, dans la position propice à son idée fixe. Son Manifeste pouvait revenir sur le tapis avec son lot d’incertitudes.

L’homme mûr sait que le manifeste « n’a pas de fin » désormais.

De fait, Manifeste incertain 2 vient de paraître, Sous le ciel de Paris inscrit sur un bandeau. Walter Benjamin, plus que jamais présent puisque, pour la couverture, Pajak a choisi d’exécuter un portrait de l’auteur allemand, époustouflant, le visage aux trois quarts aspiré par les ténèbres.
« J’amasse des centaines de pages de carnets, bribes de journal, souvenirs, notes de lecture. Et puis, les dessins s’empilent. Ils sont comme des images d’archives : morceaux de vieilles photos recopiées, paysages d’après nature, fantaisies. Ils vivent leur vie n’illustrent rien, ou à peine un sentiment confus. Ils vont dans la boîte à dessins où leur sort demeure incertain. Idem pour les mots, petites lueurs comme des trous dans la page noire. Pourtant, ils avancent en ordre dispersés, se collent aux dessins soudain délivrés, et forment des fragments surgis de partout, faits de paroles empruntées et jamais rendues. Isidore Ducasse écrivait : "Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste." Merveilleuse clairvoyance. Walter Benjamin n’en dit pas moins. "Les citations dans mon travail sont comme des brigands sur la route, qui surgissent tout armés et dépouillent le flâneur de sa conviction." C’est avec les yeux des autres que nous voyons le mieux. Combien de Christ et de Vierges ont été recopiés et plagiés pour mieux dire la douleur et la pitié. »
Pajak, insatiable lecteur, campe ainsi son propos dans la lignée du grand penseur. Le dessin en plus.
Manifeste incertain de Pajak est en effet une réflexion sur l’Histoire, qui s’ancre loin et profond dans l'intimité de la sienne. C’est une critique vive, politique, poétique, philosophique, artistique du monde d’aujourd’hui, fondée sur la mémoire du monde d’hier, placée dans la perspective du monde de demain. C’est une flânerie sensible, rebelle, aux accents graves presque désespérés, en armes belles, forcément intellectuelles et plastiques.

C’est une déambulation au cœur d’un panthéon personnel empli d'intelligences mélancoliques, d'esprits frondeurs, de traits tragiques, obscurs d’encre noire, de portraits souverains, de révolte pure, de regards vifs, de figures essentielles  ou anonymes jaillissant au milieu des sombres temps.

Ses dessins n’illustrent pas les textes, ils les écrasent presque de leur propre drame à chaque page qu'ils se disputent comme un bout de pain s'arrache entre compagnons d'infortune. 

Tantôt ses dessins enfoncent le clou, tantôt ils amorcent, développent ou projettent une idée à la manière photographique. Une dimension de solitude, un climat de dureté dominent avec constance, exacerbés par la noirceur du trait, les atmosphères désolées, souterraines, sans éclat, à l'exception du grand sourire de sa grand-mère, Eugénie Poulet, dessin copié d'une photographie prise au temps de sa jeunesse et qui ouvre le récit. 
« J’ai envie d’écrire comme on tient un journal, mais pas tous les jours et plutôt la nuit, quand tout meurt enfin. »
Walter Benjamin, penseur emblématique, ange tutélaire, cité dès l’avant-propos, est sans doute, -parmi tous ceux que Pajak admire, a lus et étudiés, qui le fascinent et nourrissent sa propre pensée et son œuvre tels que Nietzsche, Schopenhauer, Joyce, etc.-, l’intellectuel dont on le sent le plus proche. On reconnaît une connivence, on relève des correspondances. Il a tout lu de ce génial visionnaire, de ce passeur fondamental, tout lu sur lui y compris la remarquable biographie signée Bruno Tackels (Walter Benjamin, Une Vie dans les textes, Ed. Actes sud, 2009).

Ce dernier y fait remarquer que le mouvement surréaliste aura inspiré à Benjamin au début 1929, « l’un de ses plus grand textes » intitulé « Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne ». Ne s’en tenant pas, explique Bruno Tackels, « aux questions esthétiques de surface. Très rapidement, [Benjamin] plonge au fond de son questionnement politique, et en ressort chargé d’une impressionnante théorie de la politique ».  Et d’ajouter que pour le philosophe, « l’expérience surréaliste repose bien plutôt sur "une illumination profane".»
« Benjamin vient de prononcer l’un des mots les plus précieux qu’il lui sera donné d’écrire. C’est à la lecture de Nadja, d’André Breton, qu’il va s’abreuver pour définir cette notion d’illumination profane. »
Hannah Arendt, dans un magnifique essai consacré à Walter Benjamin paru en 1968 dans le New Yorker (Walter Benjamin 1892 – 1940, Ed. Allia, trad. Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy, 2010), expliqua que lorsque Benjamin « préparait son travail sur la tragédie allemande, il se faisait gloire d’une collection "d’environ 600 citations ordonnées de la manière la plus claire" » 
« Cette collection comme les carnets plus tardifs, n’était pas une accumulation d’extraits destinés à alléger le travail d’écriture mais représentait déjà le principal du travail, relativement auquel le texte était de nature secondaire. Le principal du travail consistait à arracher  des fragments à leur contexte et à leur imposer un nouvel ordre, et cela de telle sorte qu’ils puissent s’illuminer mutuellement et justifier pour ainsi dire librement de leur existence. »
« Il s’agissait exactement, ajoutait-elle, d’une sorte de montage surréaliste. »

Il semble que ce soit aussi cette sorte de démarche, éclectique et fragmentaire, que Pajak a adoptée pour Manifeste incertain, dont il avait eu l'idée si jeune. Et l’on devine que la lecture de Benjamin fut une révélation qui aura confortée en tout point son obstination.
« Evocation de l’Histoire effacée et de la guerre du temps, tel est, exprimé, de façon désarticulée, le propos du Manifeste […] »
Pajak évoque, au fil des chapitres, des personnages emblématiques de son enfance, sa grand-mère paternelle qui l’a élevé, son père Jacques, et puis des figures révolutionnaires de l’Histoire de l’art, de la littérature et des idées. Il consacre un chapitre à André Breton et la blonde Nadja justement dont le titre emprunte les mots de la jeune femme pour ne plus jamais les lui rendre : « ta lèvre chérie me sucera ma vie » 

On y croise brièvement Jean Cocteau et aussi Frida Kahlo qui détestait cordialement Breton qu’elle surnommait le vieux cafard en affirmant qu'il vivait dans la crasse.

En outre, Pajak évoque Samuel Beckett, et les peintres hollandais Abraham et Gerardus Van Velde. Le premier des frères, Bram est, selon lui, un « type sérieux. Il est sans défense, se trouve parfois grotesque et sait qu’il peut prêter à rire. A la lecture de Fin de partie, il avoue y avoir reconnu certains de ses propos. Beckett a trouvé en lui le modèle du "désespéré total " ».

Dans Van Velde, estime Pajak, « Beckett croit voir un frère, "le premier à admettre qu’être un artiste, c’est échouer comme nul autre n’ose échouer…" Quel extraordinaire malentendu : là où l’un fait bouffonner son monde en jubilant, l’autre ouvre sa fenêtre sur le silence et le néant pour y tracer sans sourire quelques larges traits noires, entre les irruptions de la couleur – et sans oublier de redire : "dans chaque toile, il y a une telle souffrance." »

Plus loin, Pajak ironise. « Beckett déconne, d’accord. Mais pas toujours. »

Sous un flot de hachures résolument noires, ciel et terre confondus, plat pays de Hollande, il transmet quelques lignes endeuillées sur Van Gogh qui, dit-il « a emporté avec lui sa tristesse inconsolable, son pays horizontal à perte de vue, pour gagner un champ de blé tout aussi horizontal devant lequel il s’est tiré une balle dans la poitrine. »

Walter Benjamin revient bien sûr régulièrement le long des pages, comme un sémaphore dont on ne perd jamais le feu de vue. Les voyages du penseur berlinois sont l’occasion de digressions dans le temps et l’espace et Pajak mène sa barque dans le sillage du sublime juif errant, consigne ses « ultimes moments d’insouciance » en même temps que des souvenirs personnels.

Il s’étonne de découvrir ce que Benjamin avait écrit un fois au bas d’une lettre : «  le mot est le plus grand des outrages. » La phrase l’interroge d’autant plus que Benjamin, songe-t-il, justement « vénère les mots, au point de les laisser s’abandonner à leur virevoltante démesure, à leur lumineuse obscurité ».  Et de se souvenir qu’il avait aussi écrit que « précisément, lorsque les mots vous manquent, un paradoxe se présente. »

Pajak sait qu’il met le doigt sur une question cruciale pour Benjamin, à méditer également dans le contexte de l'époque contemporaine plus que jamais troublée. Hannah Arendt l’avait bien sûr compris et expliquait très bien « que les premiers intérêts philosophiques de Benjamin se soient orientés exclusivement sur la philosophie du langage et que la nomination, par la citation, lui soit finalement devenue l’unique manière possible, adéquate, d’entretenir un rapport avec le passé sans l’aide de la tradition, cela ne va pas sans de bonnes raisons.» 
« Toute époque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre, doit se heurter  finalement au phénomène de la langue ; car dans la langue ce qui est passé à son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives de se débarrasser du passé. »

Ailleurs, Pajak dessine Benjamin figé au milieu d’une marée humaine qui s’agite et l’enserre au plus près de l'asphixie. A l’observer ainsi, étouffé par la présence envahissante de ses congénères, impuissant, pris au piège qui fixera son sort en 40 avec le suicide pour seule échappatoire à la menace en chemise noire. Le cœur se serre, et plus encore à le lire, cité en dessous : « qu’attendent ces foules engourdies sinon une catastrophe, un incendie, le Jugement dernier dans le sang et les larmes, comme un seul cri, comme un  coup de vent découvre tout à coup la doublure rouge vif du manteau ? Car le cri aigu de l’effroi, la panique, sont le revers de toute véritable fête de masse. Le léger frisson qui court sur toutes ces épaules impatientes en est le fiévreux désir. »

La pensée de Walter Benjamin est une substance vive, éternelle, dont vibre tout le Manifeste incertain de Pajak. Son errance est un extraordinaire prétexte, pour revisiter l’Histoire, d’y faire des rencontres de personnages presque oubliés comme Adrienne Monnier, d’évoquer Charles Baudelaire, Marcel Proust, André Gide que le passeur Benjamin a étudiés et traduits, Kafka qu'il a admiré, Gershom Scholem, Theodor W.  Adorno, Bertolt Brecht, Gretel Karplus, ses compatriotes et amis, de se souvenir de Léon-Paul Fargue, de rappeler la vérité sur Céline,  sur  l’année 1933 et l'ascension du nazisme ou encore sur les fascistes des années 80.

Plus tard, Benjamin aura croisé aussi le chemin de Pierre Klossowski, Roger Caillois, Georges Bataille, Michel Leiris et « surnommé leur officine "Le Collège de sociologie sacrée" ».

En 1938, Benjamin vivait à Paris un pénible isolement. Sous un dessin de cadavre ensanglanté entre deux paires de jambes bottées, Pajak affirme que le flâneur alors « ne cède pas à la pression de l’actualité, et il s’en tient à sa position de sentinelle d’une Histoire non révélée, une Histoire dont le présent est redevable du passé des vaincus. Son message, marqué par le messianisme, est intransigeant : le langage qui combat la barbarie ne doit en rien  emprunter au langage barbare, celui de la propagande – de toutes les propagandes. Sauver le monde, c’est sauver le langage. »

Manifeste incertain certes, mais Pajak qui n'a pas dit son dernier mot, juge qu’il n’est sans doute pas vain de remettre les choses en certaine place et certaine perspective, à l’heure où les nationalismes de tous bords reprennent tant de vigueur, où les factions de mort persistent et signent pour remonter à l’assaut, battant de plus en plus bruyamment le rappel.

Aussi, il est bon en particulier de lire que « ceux qui parlent du droit du sang, du droit du sol, de la suprématie de telle ou telle civilisation, de la suppression du terme de "race" au profit d’un quelconque euphémisme, devraient lire [Augustin Thierry, philologue et historien du XIXe siècle] : 
"tous tant que nous sommes, Français de nom et de cœur, enfants d’une même patrie, nous ne descendons pas des mêmes aïeux. Dès les temps les plus reculés, plusieurs populations de races différentes habitaient le territoire des Gaules..." Nous sommes donc, entre autres, des Gaulois, des Celtes, des Romains, des Vandales, des Huns, des Germains, des Normands, des Hongrois, des Arabes. »
Manifeste incertain 12, Frédéric Pajak (Ed. Noir sur Blanc)

Frédéric Pajak invité d'Alain Veinstein dans l'émission du Jour au lendemain : www.franceculture.fr/personne-frédéric-pajak.html

samedi 14 novembre 2009

Benjamin, le pêcheur de perles

Walter Benjamin à la Bnf - 1937 - Gisèle Freund

« L'affaire de la critique est la vérité d'une oeuvre d'art, celle du commentaire son sujet. Le rapport entre les deux est déterminé par cette loi fondamentale de la littérature selon laquelle la vérité de l'oeuvre importe d'autant plus qu'elle est plus invisiblement et plus intimement liée au sujet. Si en effet se révèlent durables précisément ces oeuvres dont la vérité est le plus profondément enfouie dans leur sujet, le spectateur qui les contemple longtemps après leur époque trouve les realia d'autant plus frappantes dans l'oeuvre, que dans le monde elles se sont évanouies. Cela signifie que le sujet et la vérité, unies dans la première période de l'oeuvre, se séparent durant sa vie postérieure ; le sujet devient plus frappant parce que la vérité garde son occultation originelle. Dans une mesure sans cesse croissante, par conséquent, l'interprétation du frappant et de l'étrange, c'est-à-dire du sujet, devient une exigence palpable pour tout critique ultérieur. On peut le comparer à un paléographe en face d'un parchemin dont le texte pâli est recouvert par les caractères plus forts d'un écrit qui se rapporte à ce texte. De même que le paléographe devrait commencer par lire cet écrit, le critique doit commencer par faire un commentaire de son texte. Et de cette activité, surgit un critère inestimable de jugement critique ; alors seulement le critique peut poser la question fondamentale de toute critique :  celle de savoir si l'éclat du contenu en vérité de l'oeuvre est dû à son sujet, ou si la survie du sujet est due au contenu en vérité. Car en se dissociant dans l'oeuvre, elles décident de son immortalité. En ce sens, l'histoire des oeuvres d'art prépare leur critique, et c'est pourquoi la distance historique accroît leur pouvoir. Si, pour utiliser une comparaison, on envisage l'oeuvre qui grandit comme un bûcher funéraire, son commentateur peut être comparé au chimiste, son critique à un alchimiste. Tandis que le premier, comme objets à analyser, ne trouve que bois et cendres, le dernier est intéressé uniquement à l'énigme de la flamme : à l'énigme du vivant.  Ainsi le critique interroge la vérité dont la flamme vivante continue de brûler au-dessus des lourdes bûches du passé et des cendres légères de la vie d'autrefois. »
Walter Benjamin, Oeuvres, I, Les Affinités électives de Goethe, traduction de Maurice de Gandillac (Ed. Gallimard, Folio essais), cité par Hannah Arendt et retraduit, in Walter Benjamin 1892-1940 (Ed. Allia)

L’œuvre du philosophe et critique allemand Walter Benjamin (1892 – 1940), qui se présentait volontiers comme un « Essayiste/Passeur de littérature française, Apolitique [...] » est une des plus singulières du XXe siècle qui, tant par la richesse, que la précision, l’élégance, la force, la profondeur de la pensée qui la soutient, lui confère une valeur inestimable.

Benjamin n’a vécu comme nul autre, son regard se portait sur l’existence des êtres et des choses avec la plus fine attention, la plus extraordinaire intensité. C’était un homme « sur-conscient de tout » relève avec justesse le philosophe Bruno Tackels, dans la récente et passionnante biographie qu’il lui a consacrée, se livrant par là-même à un authentique exercice d’admiration revendiquée avec humilité, dans une émouvante lettre, adressée au maître, qui ouvre son ouvrage.

Cette âme de flâneur scrutait tout, sans relâche, étudiait, éprouvait, vérifiait tout car en tout être et toute chose, il savait présente l’essence première. C’était elle qu’il cherchait à extraire de tout. Ainsi, était-il devenu collectionneur de livres mais aussi d’objets en tous genres au cœur desquels il plongeait pour en recueillir l’esprit. Benjamin estimait que les collectionneurs, à l’instar des physiognomonistes qu’à ses yeux ils étaient, « face au monde des choses, se muent en interprètes du destin. Il suffit d’observer un collectionneur maniant les objets de sa vitrine. A peine les tient-il en main que, dans une inspiration, il semble les traverser du regard pour atteindre leur lointain ».

Il avait un goût prononcé pour les toutes petites choses. « Plus l’objet était petit, relevait sa cousine par alliance et surtout géniale philosophe Hannah Arendt, plus il semblait susceptible de contenir, sous la forme la plus concentrée, tout le reste ».

Une inclination qu’il partageait, en autres troublantes correspondances, avec la mystique poétesse italienne Cristina Campo qui jugeait « infiniment plus délicate et terrible […] la présence de l’immense dans le petit que la dilatation du petit dans l’immense ». Une idée qui n’est pas non plus sans rappeler L’Aleph du poète et écrivain argentin Jorge Luis Borges que cette dernière admirait tant.

« Sans être poète, ni philosophe, il pensait poétiquement », soulignait Arendt pour qui voyait en Benjamin « le pêcheur de perles ».

Arendt, en un superbe hommage allégorique, entendait par là que « ce qui guide ce penser est la conviction que s’il est bien vrai que le vivant succombe aux ravages du temps, le processus de décomposition est simultanément processus de cristallisation ; que dans l’abri de la mer – l’élément lui-même non historique auquel doit retomber  tout ce qui dans l’histoire est venu et devenu – naissent de nouvelles formes et configurations cristallisées qui, rendues  invulnérables aux éléments, survivent  et attendent seulement le pêcheur de perles qui les portera au jour : comme « éclats de pensée » ou bien aussi comme immortels Urphänomene. »

S’il n’était pas poète, il était entré tôt dans le monde des Lettres grâce à la poésie, avec la publication en 1924 de son essai sur les Affinités électives du grand poète et compatriote Johannes Wolfgang Goethe par cet autre poète allemand Hugo von Hofmannsthal qui le déclara « absolument incomparable ».

Dans cet essai, déjà, s’annonçait la voie sur laquelle sa pensée serait engagée tout au long de sa trop brève existence, au cœur de l’Europe qui se détruisait.
« Le rôle de la critique n’est pas de soulever le voile, mais, en le connaissant comme tel, de la façon la plus exacte, de s’élever jusqu’à l’intuition véritable du beau. Jusqu’à une intuition qui ne se révèle jamais à ce qu’on appelle empathie et que n’atteint jamais qu’incomplètement le regard plus pur du naïf : l’intuition du beau comme mystère. Jamais encore une œuvre d’art véritable n’a été comprise, à moins d’avoir été inéluctablement  perçue comme mystère. Car est-il d’autre mot pour définir une réalité à laquelle, en dernière instance, le voile est essentiel ? Puisque le beau est la seule réalité qui puisse être essentiellement et voilante et voilée, c’est dans le mystère que réside le divin fondement ontologique de la beauté. En elle, l’apparence est donc justement ceci : non point un voile inutilement jeté sur les choses en soi, mais le voile que doivent revêtir les choses pour nous. Divine quelquefois est la nécessité qui leur impose ce voile,  et c’est aussi par décision des dieux que, pour peu qu’elle se dévoile à contre-temps, on voit fuir et s’anéantir cette réalité peu apparente que la révélation substitue au mystère. Lors que Kant fait reposer la beauté sur une relation, sa théorie impose triomphalement ses tendances méthodologiques dans une sphère située bien au-dessus de la sphère psychologique. Comme la révélation, la beauté contient en elle des ordonnances qui appartiennent à la philosophie de l’histoire. Car ce qu’elle rend visible n’est pas l’idée elle-même, mais le mystère de cette idée. »
Passeur de littérature française, il allait traduire, entre autres, Les Tableaux parisiens de Charles Baudelaire dont il était épris de toute l’œuvre. Il n'eût de cesse d’en explorer les passages secrets que le poète français lui avait ouvert.

« La clé de la forme allégorique chez Baudelaire est solidaire de la signification spécifique que prend la marchandise du fait de son prix […]»affirmait-il dans Paris, capitale du XIXe siècle, alors que s’enracinait là son concept d’ image dialectique. « Que la ligne de résistance de l’art coïncidât avec la ligne d’attaque la plus avancée de la marchandise, cela devait demeurer caché à Baudelaire », soulignait-il en outre.

Il avait saisi cette chose fascinante et capitale que « l’esprit et sa manifestation matérielle fussent liées au point d’inviter à découvrir partout des correspondances […] leur capacité à s’illuminer réciproquement lorsqu’on les mettait dans le rapport convenable, et à vouer à une inutilité manifeste tout commentaire explicatif ou interprétatif, expliqua Arendt. L’intérêt de Benjamin allait à l’affinité qu’il pouvait percevoir entre une scène dans la rue, une spéculation en Bourse, un poème, une pensée ; au fil caché qui les reliait et permettait à l’historien ou au philologue de reconnaître qu’il fallait les rattacher à la même période ».

De passage en passage, le Présent et l’Absent fondent le Signe.

Cet érudit était fasciné par Paris, « cette Terre promise du flâneur », et sa culture dont il aimait deux autres de ses éminents représentants en littérature, André Gide et Marcel Proust qu’il avait d’ailleurs traduit.

« Il y a une langue de la vérité, dans laquelle les derniers secrets, à dessein desquels peine tout penser, absente toute tension, elle-même gardant le silence, sont conservés », rappelait  Hannah Arendt avant de souligner qu'il s'agissait de ce qui peut se nommer la langue vraie « dont nous présupposons le plus souvent sans le pressentir l’existence, dès que nous traduisons d’une langue dans une autre ».

En Gide, qu'il considérait comme « le dernier Français de la trempe de Pascal », il saluait cette soif de savoir qui ne le quittait pas lui-même : 
« Gide a excellé dans l’art d’apprendre […] C’est généralement l’indolent qui se laisse influencer, tandis que l’esprit capable d’apprendre, tôt ou tard, parvient à maîtriser ce que dans le travail d’autrui peut lui servir, et l’incorporer comme technique à son œuvre.»
De la théorie gidienne du roman pur, il comprendra que « la relation des personnages à ce qui se passe, la relation de l’écrivain à leur égard et à la technique tout ceci doit devenir partie intégrante du roman lui-même. En un mot, le roman pur est au fond une intériorité pure, il ignore toute extériorité ; c’est donc le pôle opposé de l’attitude épique pure, qui est celle de la narration. L’idéal gidien du roman […] est un roman d’écriture pure. Il maintient pour la dernière fois, peut-être, la position de Flaubert ».

Il notait, en outre, que « le lieu de naissance du roman est l’individu dans sa solitude, qui ne dispose plus d’expression exemplaire de ses intérêts les plus vitaux et, qui n’étant conseillé par personne, est lui-même incapable de conseiller qui que ce soit. Ecrire un roman, c’est pousser l’incommensurable dans la représentation de l’existence humaine à son extrême ».

De Proust, - dont il signalait « un côté détective privé » dans sa vive curiosité à l’égard de son époque, laquelle constituait un attrait commun -, il disait qu' « il aimait se voir lui-même comme le désenchanteur impitoyable et sans illusions du moi, de l’amour, de la morale ; de son grand art sans limites  il fit le voile du seul mystère de sa classe, de celui qui pour elle est le plus vital : le mystère économique. Non qu’il fût pourtant à son service. Il est simplement en avance sur elle. Ce qu’elle vit, chez lui on commence déjà à le comprendre. Mais une grande partie de ce qui fait la grandeur de cette œuvre ne deviendra discernable ou décelable que le jour où cette classe, dans le combat final, révélera ses traits les plus accusés ».

Attaché à l’histoire, dans toutes ses expressions, Walter Benjamin avait en conscience le caractère irrémédiable de la rupture de la tradition et la perte de l’autorité survenues à son époque, et s’était lancé en quête d’un style nouveau de rapport au passé. 

Selon Arendt, « en cela, il devint maître le jour où il découvrit qu’à la transmissibilité du passé, s’était substituée sa citabilité, à son autorité cette force inquiétante de s’installer par bribes dans le présent et de l’arracher à cette fausse paix qu’il devait à une complaisance béate ».

Les citations, notait-il, « sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions ».

Cette fonction moderne de la citation, qui s’était imposée au contact de Karl Kraus, « était née d’un désespoir, arguait Arendt, non de ce désespoir que suscite un passé qui se refuse à éclairer l’avenir et laisse l’esprit humain marcher dans les ténèbres, comme chez Tocqueville, mais d’un désespoir relatif au présent et d’un désir de détruire le présent. Par conséquent la force de la citation n’est pas de conserver, mais de purifier, d’arracher du contexte, de détruire ».

Il affirmait que « c’est la sphère linguistique du nom, et elle seule, qui fournit la clé de la démarche polémique fondamentale de Kraus, la citation. Citer un mot signifie l’appeler par son nom ».

A ses yeux, « personne n’a plus parfaitement dissocié le langage de l’esprit, personne ne la plus étroitement lié à l’Eros, que ne l’a fait Kraus dans cette maxime : « Plus on regarde un mot de près, plus il vous regarde de loin. » Voilà un exemple d’amour platonique du langage. Or la seule proximité à laquelle le mot ne peut échapper est la rime. Le rapport primitif, érotique, entre proximité et éloignement s’exprime ainsi dans le langage de Kraus en tant que rime et nom. Rime, le langage remonte du monde de la créature ; nom, il élève toute créature jusqu’à lui. »

Ainsi pour Benjamin, la langue n’était en rien premièrement le don de parler privilégiant les hommes parmi les vivants mais au contraire, « l’essence du monde […] dont procède le parler ».
« Dans la citation qui sauve et qui châtie, le langage apparaît comme la matrice de la justice. La citation appelle le mot par son nom, l’arrache à son contexte en le détruisant, mais par là même le rappelle aussi à son origine. Le mot est sonore ainsi, cohérent, dans le cadre d’un texte nouveau : on ne peut pas dire qu’il ne rime à rien. En tant que rime, il rassemble dans son aura ce qui se ressemble ; en tant que nom, il est solitaire et inexpressif. Devant le langage, les deux domaines – origine et destruction – se justifient par la citation. Et inversement, le langage n’est achevé que là où ils s’interpénètrent : dans la citation. En elle, se reflète le langage des anges, dans lequel tous les mots, tirés du contexte idyllique du sens, sont transformés en épigraphes du Livre de la Création. »
« La consistance de la vérité […] a été perdue », estimait non sans regret,Benjamin pour qui l’histoire et sa mémoire, l’histoire littéraire en particulier, participent bien directement de la quête de l'essence première.

Aussi, il pointait le manquement de la génération de son époque ténébreuse à trouver du sens dans une présentation globale et remarquait « qu’elle devrait se battre avec les œuvres. Il ne suffit pas de dire comment celles-ci sont nées, il importe au moins autant de circonscrire l’horizon dans lequel elles ont vécu et agi, c’est-à-dire leur destin, leur réception par les contemporains, leurs traductions, leur gloire. Ainsi, l’œuvre se structure  en elle-même pour former un microcosme ou mieux : une microépoque. Car il ne s’agit pas de présenter les œuvres dans le contexte de leur temps, mais bien de donner à voir dans le temps où elles sont nées le temps qui les connaît – c’est-à-dire le nôtre. La littérature devient de la sorte un organon de l’histoire, et lui donner cette place – au lieu de faire de l’écrit un simple matériau pour l’historiographie -,  telle est la tâche de l’histoire littéraire. »

Selon Hannah Arendt, « une propriété caractéristique de cette « consistance de la vérité » était du moins pour Benjamin dont les premières tentatives de pensée avaient été d’inspiration entièrement théologique, que la vérité se rapportait à un mystère, et que c’était la révélation de ce mystère qui faisait autorité. »

Pour Benjamin, la vérité « n’est pas un dévoilement qui détruit le mystère mais la révélation qui lui rend justice », réaffirmait-elle après lui, en expliquant que « c’était cette consistance qui lui était propre qui la rendait pour ainsi dire tangible et lui permettait d’être transmise par la tradition. La tradition transforme la vérité en sagesse et la sagesse est la consistance de la vérité transmissible ».

Cette vérité transmissible jaillit, selon Benjamin, par exemple au cœur de l’œuvre de Kafka qu’il a toute sa vie lu et relu avec la plus minutieuse attention, convaincu de sa nature prophétique

Kafka, disait-il, « ressent plus d’angoisse pour ce monde que pour lui-même ». Ils avaient, outre le génie, sans doute ce trait en partage.

Benjamin avait découvert que « le véritable génie de Kafka était d’avoir tenté quelque chose d’entièrement neuf : il sacrifiait la vérité pour s’attacher à la transmissibilité ». Il était émerveillé par La vérité sur Sancho Pança en particulier, qu'il comparait au « sac du semeur, un sac rempli de graines aussi vigoureuses que ces graines naturelles qui, exhumées d’une tombe après des millénaires, produisent encore des fruits ».


Œuvres I, II, III
, Walter Benjamin, traduction de Maurice de Gandillac, Pierre Rusch et Rainer Rochlitz (Ed. Gallimard, Folio/Essais)
Rêves, Walter Benjamin (Ed. Le Promeneur)
Je déballe ma bibliothèque, Walter Benjamin (Ed. Rivages poche, Petite bibliothèque)
Walter Benjamin 1892 - 1940, Hannah Arendt (Ed. Allia)
Walter Benjamin, une vie dans les textes, Bruno Tackels (Ed. Actes sud)
  

jeudi 18 décembre 2008

Blanqui: de l'actualité éternisée


Last manoeuvre in the dark - Installation de Fabien Giraud et Raphael Siboni 

« [...] L’heure de nos apparitions est fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes », écrit en 1872 Louis Auguste Blanqui dans L’éternité par les astres, depuis sa geôle où il est emprisonné. «Tout ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort de Taureau, je l’ai écrit et l’écrirait pendant l’éternité […] dans des circonstances toutes semblables ».

Il s’agit-là d’une « fantasmagorie à caractère cosmique », estime Walter Benjamin« une vision d’enfer » même, alors que Blanqui évoque le « grand défaut » que présente sa notion de l’éternel retour - conçue dix ans avant que Friedrich Nietzsche ne livre celle de Zarathoustra – à savoir l’annihilation de toute perspective de progrès, dans la mesure où « l’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations. »

L’académicien, Jean Clair conte, dans son Journal atrabilaire, avoir été troublé un jour de croiser le sosie d'une connaissance ancienne qui, réalisa-t-il après un rapide calcul, aurait l’âge de « cent dix ou cent vingt ans » et ne pouvait raisonnablement être encore de ce monde. Pourtant, il aurait juré que c’était bien elle, il s’était déjà avancé pour lui serrer la main. Enfin, dût-il se résoudre à écarter les « explications fantasmagoriques à pareille fausse reconnaissance » et renvoya aux Enfers « les spectres, Saint-Germain, Cagliostro, Ahasvérus peut-être », comme autant de hautes figures qui s’étaient au prime abord manifestées à son esprit.

Les fantômes évincés, Clair se rappela plutôt l’hypothèse de Blanqui, selon laquelle se souvint-il, « tout se répète et tout fait retour, les événements comme les humains ». Elle « ne vaut que pour les vies qui seraient elles-mêmes infinies» mais acquiert à ses yeux «quelque consistance ».

L’enfermé - surnom que portait Blanqui en raison du grand nombre d’années qu’il passa au cachot - avançait en effet que «le nombre de nos sosies est infini dans le temps et dans l’espace», la nature sans scrupules n’ayant de cesse d’engendrer nos exactes répliques, non point de ces ectoplasmes et autres spectres mais bien de ces êtres de chair et de sang qui répètent nos existences à l’identique, à chaque seconde, à jamais. De « l’actualité éternisée » en somme.

« C'est un duplicata de notre globe, contenant et contenu. Rien n'y manque », suggérait Blanqui, arguant que la nature «travaille à colin-maillard.» Une fois le calcul des probabilités appliqué, tous les numéros tirés, toutes les combinaisons épuisées, «quand il ne reste rien au fond du sac, elle ouvre la boîte aux répétitions, tonneau sans fond celui-là aussi, qui ne se vide jamais, à l'inverse du tonneau des Danaïdes […]»

Force est de reconnaître, se dit Jean Clair, que « le monde étant infini mais les matériaux qui le composent étant en nombre fini, il résulte que la quantité des combinaisons qui forment un être, si élevée soit-elle, est limitée ». Aussi l’explication à ce phénomène de sosie n’en serait-elle «pas moins étonnante» que celle de spectres.

Et considérant que « le nombre des gènes qui façonnent la forme d'un individu est suffisamment limité pour que la probabilité de voir se répéter la même combinaison, ou presque la même, apparaisse assez forte », Jean Clair s'empressa d’extrapoler et d’imaginer aussitôt le choc que d’aucuns ne manquerait d’éprouver à l’occasion d’une confrontation avec son propre et véritable double, digne de L'autre, belle fiction d’éternité de Jorge Luis Borges.

Face à la révélation de cet autre soi-même, pas un jumeau, pas même un sosie, mais bien un légitime soi, l'expérience ne saurait être que «bouleversante», voire tragique. « On y rencontre sa mort, dit-on », soulignera alors Clair, empreint d’une mystérieuse solennité, comme s’il trahissait une confidence issue directement du royaume d’Hadès.

« C'est en effet le néant de la réduplication à l'identique d'un être que l'on croyait unique qui se montre à nos yeux, affirma-t-il encore, il n'aura pas vécu la même vie et vous prendra donc pour un faux. »

« C'est Narcisse se mourant de désespoir à découvrir l'incapacité d'aimer son reflet », conclura non sans quelque sourde angoisse un Clair qui, à l’époque, n’avait pas encore été appelé à rejoindre les Immortels.

Il est vrai qu’« au fond, admettait volontiers Blanqui, elle est mélancolique cette éternité de l'homme par les astres […] »


L'Eternité par les astres, Louis Auguste Blanqui (Ed. EBooks)
Paris, Capitale du XIXe siècle, Walter Benjamin (Ed. Allia)
Les sosies, in Journal Atrabilaire, Jean Clair (Ed. Gallimard, Folio)
L'Autre, in Le livre de sable, Jorge Luis Borges (Ed. Gallimard, Folio)

Ce texte a été initialement publié dans le cadre d'une réflexion menée sur le thème de L'Eternel retour par le philosophe Jean-Clet Martin sur son site Strass de la Philosophie

jeudi 10 avril 2008

Benjamin, Arcades Project

Walter Benjamin - 1926 (c) Germaine Krull

"Ainsi nous voulons jeter un pont à arcades entre nos bureaux de poste respectifs si éloignés l'un de l'autre," écrit, Walter Benjamin alias Detlef Holz le 30 avril 1933 depuis Ibiza, son île d'exil, à sa chère Felizitas, ou Gretel Karplus qui deviendra Mme Adorno en 1937.

Detlef Holz est le pseudonyme que Benjamin s'est choisi pour signer les travaux littéraires qu'il publie en Allemagne, des critiques qui paraissent dans Die literarische WeltNeue deutsche Beiträge, ou la Frankfurter Zeitung. Gretel, elle, n'est pas du sérail - chimiste de formation, elle dirige une fabrique de gants -­ mais elle est dotée d 'une personnalité romanesque doublée d'une belle culture littéraire et, avant même de devenir l'intime du philosophe Theodor Adorno, fréquentait déjà l'intelligentsia.

L'"Essayiste/Passeur de littérature française, Apolitique (...)" - ainsi qu'il se qualifie lui-même dans l'ébauche de C.V qu'il a griffonné au verso en juin 1933 d'une lettre de Felicitas - traduit en effet des textes d'auteurs français tels que Marcel Proust ou de son grand favori Charles Baudelaire, le génie, le "flâneur" auquel il consacre une étude approfondie.

Son Sens unique et l'Origine du drame baroque allemand sont déjà parus, tandis que les fragments qui composeront ses futurs Chronique berlinoise, Une enfance berlinoise et Livre des Passages sont encore le fruit de travaux qu'il commente dans la Correspondance entretenue avec Gretel, tout au long de ses années vécues en exil, de 1930 jusqu'à son suicide en 1940.

"Nous devons veiller à mettre le meilleur de nous-mêmes dans nos lettres car rien n'indique que le moment de nos retrouvailles soit proche" avait-il écrit à son amie peu de temps avant de se donner la mort, plutôt que de tomber aux mains des nazis qu'il s'évertue à fuir.

Au fil de leurs échanges épistolaires, se seront tissés en toute délicatesse des liens d'une intimité de plus en plus profonde, parfois teintée d'une certaine ambiguïté quant à la nature de cet attachement qu'ils nouèrent chacun à des degrés variables. Gretel rappellera si souvent qu'elle aime profondément et indéfectiblement son Teddie (Adorno).

De leurs "Walter Benjamin, mon cher" et "chère mademoiselle Karplus", en passant par "Chère Gretel Karplus" et "Cher Walter-D", ils parviendront vers 1933 à cette proximité qui autorise ce chère Felizitas, qu'il agrémente d'un z, et "mon cher Detlef", tout en oscillant tour à tour entre le tu et le vous.

A l'approche de l'anniversaire de son ami, en juillet 1933, Gretel prend l'initiative de donner à leur échange un caractère plus conforme à la réalité et sauf objection de sa part, suggère de "s'en tenir au "tu" dans (leur) correspondance privée", d'autant que le "registre plus officiel" n'est sans doute pas, avance-t-elle, "le sens que nous voulons donner à nos lettres".

Gretel lui avoue en outre aimer cette "trace de clandestinité" qui marque leur correspondance et trouve "admirable" de se cacher ainsi "derrière des noms qui n'appartiennent presque qu'à (eux)", qui font d'eux "d'autres êtres", oui, des "personnages de roman" tels qu'elle en rêvait quand elle était enfant.

Est-ce son personnage de roman qui lui avait fait écrire, quand encore à l'heure du vouvoiement, à la fin d'une lettre à Benjamin : "Votre Felicitas qui au fond d'elle-même vous attend" ?

Et quand, un an après que le tutoiement a été établi, c'est encore à l'occasion de l'anniversaire de Deftel, le 15 juillet 1934, qu'elle lui déclare avoir été "toute la journée en pensée" avec lui à relire ses lettres "pendant longtemps" et s'être sentie "si proche" qu'elle croyait le "tenir" ?
"Je n'avais jamais aussi bien saisi ce que signifie le "tu" dans nos lettres qu'aujourd'hui : une pudique tendresse, une amitié qui a évolué, a été mise à l'épreuve et qui est devenue quelque chose comme un refuge dans nos vies".
Là, n'invite-t-elle pas Detlef à dialoguer sur le sens de leur relation, du degré d'intimité auquel ils sont parvenus et de nécessité qu'ils ont désormais et à jamais l'un de l'autre ?

"Où passe finalement la subtile limite entre amitié et amour ?", l'interroge-t-elle.

Seulement, si de son côté Benjamin n'omet jamais non plus de lui signifier l'importance qu'elle tient dans son existence, il demeure beaucoup plus mesuré, réfléchi. Même si parfois, il lui adresse de sublimes métaphores d'une intense ambiguïté : "Les choses pourraient t'être un peu plus faciles si tu savais sous quelle forme de fleur exotique et résistante au froid tu figures sur mon arbre de vie qui a perdu presque toutes ses feuilles".

Mais le plus souvent, c'est de ses ennuis matériels récurrents dont il est question. Ainsi, en février 1934, confronté à une nouvelle passe difficile, fort désargentée, il lui écrit en guise d'appel à l'aide, pudique : "sans toi je ne pourrais envisager les prochaines semaines qu'avec désespoir et apathie (...) mais dois-je tout faire reposer sur toi ?"


Et à Gretel d'expédier aussitôt ses précieux "bouts de papier rose", expression poétiquement codée pour évoquer les mandats postaux qu'elle lui fait parvenir régulièrement. "Tu me rends très heureuse ainsi, car je sais maintenant à nouveau pourquoi je dois gagner de l'argent : je t'adopte à la place de l'enfant que je n'aurai jamais".
"Parfois je me demande , chère Felizitas si vous ne souffrez pas de votre abondance d'enfants ? Un enfant qui vous cause du souci (Adorno) et un enfant adoptif. N'aspirez vous pas parfois à fréquenter un adulte ? Je pourrais peut-être en tenir lieu si vous étiez présente."
Et Gretel de se sentir désarçonnée : 
"Je ne voulais pas te blesser avec ma proposition d'adoption : au fond, je voulais seulement que tu te sentes chez moi un peu comme chez toi et que tu saches d'où tu es. Sinon, tu as parfaitement raison de dire que je ne suis qu'une petite fille et que j'ai vraiment besoin d'un adulte. Je suis extrêmement heureuse que tu veuilles jouer ce rôle pour moi. Je n'aurais pas osé te le demander de peur que tu me juges trop familière, mais ta petite Felicitas se sent en sûreté auprès de toi (...) mon cher grand ami, je ne t'ai dit qu'une fraction de ce que j'ai à te dire : tu découvriras bien des choses encore entre les lignes de cette lettre grâce à ton art du déchiffrage. Je prends appui avec confiance sur une perche de bois et je m'élance vers toi".
Cependant, Benjamin est avant tout possédé par la fièvre littéraire, profondément préoccupé par ses travaux, dont Felizitas est devenue en quelque sorte un des mécènes. Aussi, partage-t-il tout au long de ces années avec ses préoccupations littéraires, lui confie ses états d'âmes, lui fait part de l'avancée de ses recherches, ce qu'il lit et écrit, lui parle de ses amis tels Bertolt Brecht, Ernst Bloch, Gershom Scholem tandis qu'elle tient aussi le rôle d'agent de liaison avec certaines de ses relations à Berlin, l'informe des projets d'Adorno, complète, précise la correspondance que les deux hommes entretiennent de leur côté.

Mais il saura rendre hommage à l'importance de l'aide que lui aura indéfectiblement apportée son amie en lui déclarant : "si je reviens à moi, c'est à toi que je le dois. Et à moi, signifie seulement encore à mon travail", sur les Passages qui n'était "jamais allé aussi loin auparavant", alors que l'ouvrage prend la forme d'un livre intitulé Paris, capitale du XIXe siècle.

Quelques mois avant sa mort, il sera fier d'annoncer à cette chère petite que "le Baudelaire progresse, lentement mais désormais, je crois, solidement".
"Tu me ferais plaisir de te plonger pendant une heure dans un exemplaire des Fleurs du mal. Je pourrais ainsi t'y chercher des yeux. Comme mes pensées sont en ce moment jour et nuit fixées sur ce texte nous nous y rencontrerons sûrement".
Gretel Adorno - Walter Benjamin, Correspondance (1930 - 1940) - (Ed. Gallimard, Le Promeneur)