L’été indien, en cet an 01, commençait bien. L’azur du ciel ensoleillé étincelait sur
l’acier vert d’eau de la Mustang décapotée, aux sièges brûlants, d’un cuir plus tout à fait blanc. L’automobile filait depuis quelque temps le long de l’asphalte flou de
l’Highway 95. Nous avions quitté dans la matinée les rives rousses du Potomac, bordant
Washington D.C, et avions emprunté de petites routes en direction du nord.
L’itinéraire demeurait imprévu. Il était celui de deux amoureux au bonheur insolent,
libres comme l’air chaud qui s’engouffrait sous ma chemise de lin clair, caressait mes
seins nus et rendait ma chevelure folle. Nous étions prêts à emprunter tous les chemins
de traverse qui appelleraient notre désir au gré des éléments tourbillonnants, imprévisibles, la couleur des nuages, la saveur du temps, les reflets de l’espace et les grains
de folie, que le hasard ou la fatalité sauraient semer sur notre poétique passage.
L’idée était de poursuivre le long de la côte Est que nous remontions depuis quelques
jours. Nous roulions ainsi au petit bonheur la chance depuis Fort Lauderdale en Floride,
sans jamais oublier d’aller embrasser l’océan de temps en temps. Un peu plus tôt,
nous nous étions ainsi arrêtés sur la plage de l’inhumaine station balnéaire Atlantic
City. Déçus, nous sommes remontés à bord de notre fougueux bolide, avons roulé le
long de l’eau en quête de la rive sauvage idéale. Nous l’avons découverte notre petite
crique désertique et avons plongés, nus, dans le courant de ses vagues fraîches.
(...) To be continued
In NYC, U and me, Zoé Balthus, paru aux éditions Derrière La Salle de Bains
L'éternelle idole – Vers 1890 -1893 – Auguste Rodin
« Rodin lui-même a dit un jour qu’il devrait parler
pendant une année pour répéter en paroles une de ses œuvres »
Rainer
Maria Rilke, in Auguste Rodin
L’œuvre
de tout sculpteur une fois achevée est un objet massif à trois dimensions parmi
d’autres objets, apparu dans un monde qui ne l'avait pas réclamé et n'a pas prévu sa place. La sculpture a besoin de trouver son lieu, doit installer quelque part sa solitude exemplaire. Le
sculpteur est donc bien l’artiste qui isole, en faisant jaillir un
corps humain de l’univers des choses.
Les sculptures ont aussi peu leur place dans la société que les artistes eux-mêmes, déchus au rang des divins parias. Et, puisqu'il
n’existe pas de lieu pour ses sculptures, Auguste Rodin a toujours dû laisser ses œuvres en dehors du monde, l'habitude de les créer pour la
nature est prise depuis longtemps. Et quand en 1900 a lieu l’exposition universelle, n’y ayant pas sa place, il organise dans un pavillon à une
centaine de mètres de là sa propre exposition mondiale, dite
de l’Alma. Rétrospective de son oeuvre qu'il finance lui-même et distingue ainsi de toute autre, il se maintient plus que jamais sciemment en marge.
Rilke
avait alors déjà montré dans son texte Auguste Rodin
que sa sculpture n’était d’aucun lieu, qu’elle appartenait à un entre-monde de
qualité supraterrestre plutôt que manifestation d’une anomalie.
Sa sculpture
bouleverse les codes esthétiques de l'époque, à l'instar de L’homme qui marche, ce corps sans tête, sans bras, qui dérange. Son Non finito donne l’impression que ses sculptures étaient cassées, ratées, inachevées, ou vouées à la destruction, et rescapées d’un destin maudit.
Ses créatures qui surgissent du marbre, presque encore à l’état brut, trouvant ainsi
d’emblée le socle parfait, naturel semblent être le produit d’un
magicien, comme si le sculpteur s’était contenté de dégager des corps pris au
piège au cœur des blocs de pierre.
Rilke soutient que ses statues disent ainsi quelque chose de tout à fait exceptionnel, de
l’ordre du manifeste. Elles se revendiquent autres, singulières, affirment leur
origine alternative, se moquent de l’approbation des académiciens et autres
critiques, ni d’aucun censeur, devancent même les outrages du temps, des
éléments, des pilleurs, en même temps que leurs amputations affirment leur
évidente parenté avec les antiques, s’inscrivent dans leur lignée avec fierté, défiant toute l'époque contemporaine.
« Il ne leur manque rien de nécessaire.
On est devant elles comme devant un tout, achevé et qui n’admet aucun
complément, juge Rilke, le
sentiment d’inachevé ne provient pas seulement de la vue, mais d’une réflexion
compliquée, d’une mesquine pédanterie qui nous dit qu’un corps a besoin de bras
et qu’un corps sans bras ne saurait être entier, ou ne saurait l’être en aucune
façon. »
D’évidence,
Rilke prêche pour sa propre paroisse en tentant d’affranchir les artistes des
carcans académiques, ces entraves inutiles et, a fortiori, néfastes à la
perception, la réception, l’épanouissement mêmes de la création.
Les
sculptures de Rodin étaient en outre conçues « sans abri ». Et c’est par ce caractère désespérément
sans abri, sans protection, sans compassion, par sa lutte incessante pour surmonter
ce destin ouvert à tous les outrages, cette lutte dont il sort toujours vaincu, que le sculpteur
est incomparablement supérieur à ses contemporains qui ne produisent que « des anecdotes décoratives », de
simples choses qui ne disent rien, ne tentent rien, ne risquent rien, des choses
de rien du tout.
Rodin
lui crée ses propres architectures comme des abris. Tout a un sens. Il n’y a
rien de superflu. Il fait communier son oeuvre avec la
nature même qui, à sa manière, ne manque jamais d’y apposer, tôt ou tard, sa propre griffe.
Bien sûr le plus extraordinaire de ses abris est La Porte de l’Enfer. Magistrale foule de damnés qui a trouvé son refuge comme des naufragés, entassés dans une barque perdue au
milieu de l’océan, sains et saufs, jouissent de respirer pour un temps. Cette construction dans l’espace ouvert ne mène nulle part,
elle est un pur semblant.
Il
ne s’agit pas d’une composition, Rodin n’a pas projeté cet ensemble. Chaque
figure est venue au monde, avec spontanéité en tant qu’être absolu, fatalement seul. C’est ensuite que chacune se retrouve, pareille à toutes les autres,
détenue au sein de cette Porte de l’Enfer
où, rassemblées de la sorte, elles forment alors une communauté errante.
Une
autre façon inventée par Rodin pour offrir un abri à ses sculptures a été
l’invention d’un « geste
sacré », remarque Günther Anders. N’importe quelle autre sculpture de son
époque est toujours en activité en train de faire quelque chose et au minimum
se contente de se montrer debout, le modèle ne se laisse pas oublier, il demeure là en pose.
La sculpture de Rodin, elle, ne fait rien. Elle
laisse le corps dire, parler et sa parole est pleine de mélancolie et de cette
intensité que l’on devine comme la frustration et le désespoir de l’animal
condamné au mutisme, qui ne peut pas parler. Eloquente malgré sa condition. Elle s’exprime, c’est tout, pour personne, elle communique, sans viser
personne. Elle prie sans dieu. Rodin se distingue dans cette expression sans
destinataire.
A cette
époque, seule la danse moderne compose de tels gestes purs, presque narcissiques
dont Isadora Duncan, Mary Wigman sont les figures glorieuses. Les danseurs
semblent donner sans personne pour recevoir, semblent porter… des objets sans
poids ; demander mais à personne, aimer mais sans bien-aimé. Le geste qui
s’adresse à l’invisible, se pare d’un caractère sacré, voire religieux et brise
l’isolement, le personnage gagne en importance,
s’enveloppe d’une aura singulière et mystérieuse, il est permis de
croire dès lors en son destin. Le personnage ne fait pas de geste, il est lui-même
le geste. Avec L’Homme qui marche,
Rodin révèle ce qu’est marcher et non ce qu’est un marcheur, souligne Anders.
Comme
le remarque pour sa part Rilke, le mouvement n’est pas nouveau dans les arts plastiques en
général ni dans la sculpture en particulier. Mais ce
que cherche Rodin tel qu'il le déclare lui-même :
« C’EST LA VIE
QUI BOUGE, c’est le vrai, c’est le divin, l’éclair qu’il faut fixer ».
Et
son œuvre est d'autant plus frappante qu’il parvient à rendre la mobilité singulière des
gestes qui paraît naître de l’intérieur même des choses, au point de parvenir à l'illusion même d'un pouls battant. Le
poète lui explique le phénomène par le jeu que le sculpteur parvient à
introduire entre la matière la lumière :
« Nouvelle
n’était que l’espèce de mouvement à laquelle est contraint la lumière par la
complexion particulière de ses surfaces dont les inclinaisons sont si souvent
modifiées que tantôt elle coule lentement et tantôt se précipite, tantôt elle
apparaît profonde, tantôt guéable, miroitante ou mate. La lumière qui touche
une de ces choses, n’est plus une lumière quelconque ; elle n’a plus de
mouvements dus au hasard ; la chose prend possession de cette lumière et
s’en sert comme d’un objet à soi. […] Et n’est-il pas étrange de voir avancer
la lumière sur le dos étendu de la Danaïde,
lentement comme si elle progressait depuis des heures ? »
Rodin poursuit sans relâche l’exploration,
quasi scientifique, du corps humain, élabore une panoplie d’éléments d’existence,
qu’il renouvelle sans cesse. Tout se transforme avec constance, d’un membre à un
autre, d’une position à une autre, le maître des métamorphoses renouvelle figures et gestes, éternels et
sacrés.
Cogitation
issue de la lecture d’un texte méconnu, et rare en français, du philosophe
Günther Anders – La Sculpture sans abri,
Etude sur Rodin (Ed. Fario). Un petit délice éclairant.
Les Trahisons terrestres de Marina Tsvétaeva — Extrait
Frédéric Fiolof, Hélène Gaudy, Romain Verger, Anthony
Poiraudeau du comité de rédaction de La Moitié du Fourbidont j’ai le plaisir de faire partie et les
auteurs suivants, avons contribué au numéro 2 consacré à la notion Trahir :
Frédéric Forte / L’œil de l’Oulipo : 99 notes préparatoires à la
trahison Sarah Cillaire (texte), Anne Collongues (photographies) / Des
Inuits aux Batignolles Romain Verger / Efface-moi, je t’en prie Hélène Gaudy/ Vies de Kurt Gerron Alain Giorgetti / Pardonne pas (Sept roses rouillées à la mémoire de François Mitterrand) Joseph Vimont (1795-1857) / Le parricide Martin Zoé Balthus / Les trahisons terrestres de Marina Tsvétaeva Clémentine Vongole / Elles veulent jouer avec vous Jean-Yves Jouannais / La très grande
vadrouille ou ce par quoi, dans la guerre, Hans Reiter se sentit trahi Frédéric Fiolof
/ Le roi est nu Guillaume Duprat / Topologie de l’Enfer et
localisation des traîtres dans la Divine Comédie (textes & dessins)
Hugues Leroy / Ma voix n’est plus la mienne Anthony Poiraudeau / Aussi bien que les autres Marie Cosnay / Grande bouche belle gueule
aux yeux de génisse La moitié du fourbi / Conversation avec Geoffroy de
Lagasnerie Anne-Françoise Kavauvea / Aharon Appelfeld : trahir sa langue Nolwenn Euzen / Marche ou rêve (photographies & textes)
La Moitié du Fourbi sera présente au Salon de la Revue qui se tiendra à la Halle des Blancs Manteaux dans le Marais à Paris, les 9, 10 et 11 octobre prochains.
Une rencontre sur le thème de Littérature et hybridité sera animée par Frédéric Fiolof,
avec les écrivains Alessandro Mercuri, Anthony Poiraudeau et la revue Le
Chant du Monstre. Elle aura lieu dans la salle Henri Poncet de la Halle des Blancs Manteaux, de 15h30 à 16h30, le samedi 10 octobre.
Par ailleurs, la librairie parisienne Le Comptoir des mots organisera une soirée le 13 octobre avec quelques auteurs de la revue à l'occasion de la sortie de ce deuxième numéro : En savoir plus sur cette rencontre au Comptoir
Après Ce lien qui nous unit (2006), le compositeur-interprète TchekyKaryo a sorti son deuxième et bel opus intitulé Credo, en décembre 2013. Le titre de l'album est un hommage au poète Zéno Bianu dont le poème Credo, du recueil Infiniment proche qui fut un choc à sa découverte, ne cesse de lui trotter dans la tête. "Je crois à l’opacité solitaire au pur instant de la nuit noire pour rencontrer sa vraie blessure pour écouter sa vraie morsure [...]" Deux autres titres Les guerriers dorment et Angel's confess sont signés Zéno Bianu. Au total douze titres dont Tcheky Karyo a composé l'essentiel de la musique et qu'il interprète d'une voix profonde. La pochette du CD et le clip de la chanson Autour de la mémoire, écrite par Jean Fauque, ont été réalisés par l'artiste Enki Bilal, depuis 25 ans son ami.
Tcheky : Cet album Credo décolle vraiment sur scène. Finalement, le concert devient un spectacle. J'ouvre sur le Credo, le poème de Zéno que je dis sur une mise en son préparée par un copain, avec dix minutes de sas sonore à la fois des nappes et des sons qui pourraient venir de l’espace et d’autres du fond de la mer, avec des marteaux qui tapent sur des enclumes, des chiens qui aboient, des sabots de chevaux dans l’eau. Tout ça est construit et arrangé avec des rythmes, des chuchotements aussi. Ca crée un sas sonore qui prépare les gens. J'ai pensé souvent qu'il aurait fallu un décor mais c'était compliqué et finalement je me suis dit 'on va faire une scénographie avec le son'. Alors, j'arrive tranquillement sur une bande son qui s’enchâsse sur le sas pour dire le Credo de Zéno et puis après il y a Olive Tree qui démarre et une tempête qui éclate. Ce n’est pas systématique mais à certains moments du concert, s'insèrent des matières sonores. Pour le titre, Les toits du monde on entend l'atmosphère d'une place enregistrée en Egypte, où des gens hurlent, un muezzin chante, des murmures et un duduk sont perçus pour faire exister cette mosaïque dont parle le titre. Et moi, je démarre en chantant en arabe, en turc, en espagnol. Voilà, tout ça amène des choses en plus, cela prolonge ce que l’album raconte aussi. L’an dernier on a joué au Café de la Danse à Paris, au Festival Après les Vendanges de Vaison-la-Romaine, nous étions au Magic Mirror à Istres hier soir, on va à Gisors le 6 février, à Florange le 7. Comme j’ai des tournages, cela limite les dates mais ça se construit tranquillement. Zoé : Tu repars un peu de zéro, c’est ça ? Tcheky : Oui, complètement. Mais bon j’aime bien ça. On me dit 'mais pourquoi tu ne fais pas des duos avec une telle ou un tel'. A un moment donné, tout le monde cherchait à faire des duos pour mieux s’exposer. Seulement, je ne recherche pas du tout ça. Je ne ressentais pas du tout les choses comme ça. J’ai mon studio chez moi. C’est un travail qui a pris longtemps avec les musiciens qui venaient, on travaillait ensemble, à partir de certaines de leurs compo et puis, je tenais à ce qu’il y en ait un maximum de moi évidemment.
Zoé : Tu as une formation de musicien ? Tcheky : Non, je suis autodidacte. J’ai toujours eu envie de faire de la musique. En fait, je me suis formé sur des tournages de films américains. J’avais parfois un mois sans rien faire, les Américains me demandaient de rester, je ne pouvais pas rentrer parce qu’ils pouvaient avoir besoin de moi n'importe quand. Une fois, je me suis retrouvé à Vancouver à travailler avec un jeune musicien qui m’a dit mais 'qu’est-ce que tu veux faire avec ton instrument ? Je ne vais pas t’apprendre comme si tu étais un enfant ?’ J’ai répondu une banalité : ‘j’aimerais pouvoir m’asseoir avec des musiciens et jouer avec eux'. Il m’a regardé et m’a dit : ‘ok je vais t’apprendre les modes'. Et en m’apprenant les modes, il m’a dit :'tu vas les apprendre et les travailler tous les jours'. Et en fait, c’est comme s'il m’avait dit : 'je te donne une palette et avec ça tu vas pouvoir peindre des choses'. Et c’est vrai qu’en les travaillant, on peut écouter n’importe quoi et dès qu’on sait se repérer, on peut commencer à construire des harmonies. C’est comme ça que cela s’est fait, et puis construire des accords à partir de ces modes. Voilà, j'ai travaillé. Ensuite j’ai fait des choix, j’ai cadré là où j’avais envie d'installer ma musique, j’ai eu envie de travailler sur des frottements, sur des ruptures, et je me suis fait comme ça peu à peu ma trousse à outils. Zoé : C'était il y a combien de temps ? Tcheky : J’ai commencé en 2002. Bon, je ne joue pas huit heures pas jour, mais j’aimerais travailler davantage, être plus virtuose avec l'instrument. Et sur scène je me provoque. Je me provoque dans des échanges avec des musiciens de même que je me provoque avec le texte de Zéno.
Zoé :Jimi Hendrix (Monologue électrique) ?
Tcheky : Oui. C’est une lecture mais j’essaie d’aller un peu plus loin. J’ai commencé à apprendre par cœur la moitié du livre. La beauté avec le Monologue électrique c’est l’hommage qu’il rend, c’est l'exercice d’admiration que constitue ce long poème. ‘Tu joues comme Jackson Pollock peignait'. On essaie avec le dire, avec la voix et les instruments. Enfin, il n’y a que moi, un marshall et une guitare brûlée (Rires). Un bout de mémoire.
La mise en scène et en son est de Jean Michel Roux. On essaie d’écrire dans l’espace avec le son, de déchirer l’espace avec la voix tout en essayant de ne pas être débordant, pas trop fou, pour garder le poème au-dessus de tout ça.
Ensuite, nous aurons une date en mars à Lille. Zoé : Quelles sont tes influences ? tes sons fétiches ?
Tcheky : C'est très large. Les premiers sons qui m’ont touché sont ceux de l’orgue. C’était souvent lié à une notion de mystère, de sacré. Ces sons-là, dans mon enfance, m’ont transporté. La première fois que j’ai entendu le muezzin à Istanbul... 'qu'est-ce que c'est ça ?' C’était complètement magique et ça me prenait direct dans le bide. Et puis, j’adore le flamenco, le fado. Ca me parle immédiatement, c'est génétique. Naturellement, je suis allé vers cela dans les harmonies. Pour l'album Credo, je dis que c’est du ‘rock expressionniste’ parce que justement il y a beaucoup de dynamiques dedans, il y a des ruptures, ce n’est pas évident à entendre pour certains, ce n’est pas fait pour écouter d’une oreille. Sinon, nous évoluons dans des univers rejoignant ceux de Nick Cave, P.J. Harvey, David Bowie, Tom Waits, Pixies. Je me sens à l’aise avec ça.
Zoé : Tu as déjà rencontré Nick Cave ? Tcheky : Oui. En Australie, la première fois. Et puis des années plus tard, je lui ai fait signer mon album (Rires). Comme une revanche. Je suis allé le voir au Zénith ‘Nick you remember me ?’ Il a fait: ‘Tcheky, yeah !’ J’avais vécu un truc avec lui au moment d'un tournage avec John Hillcoat, un metteur en scène australien qui connaissait bien Nick. A l’époque, moi je chantais a cappella tout le temps, partout où je trouvais une acoustique, une cage d'escalier ou autre... Et John s’est mis en tête de me faire chanter le titre du générique du film. Il m’annonce ‘You’re going to work with Nick !’ Je me suis retrouvé dans un studio, d’un coup... j’avais jamais foutu les pieds dans un studio. J’étais comme un gosse qui essaie de bien faire, ce qu’il ne faut surtout pas faire. Et je m’entêtais et je les voyais embêtés dans le studio, j’ai fait cent prises, un truc de malade. C’est moi qui ai fini par dire ‘stop’. Ils n’osaient pas. J’ai dit ‘I’m sorry, I tried but...’. Alors quand je l'ai retrouvé au Zénith, j’ai dit en lui tendant Credo : ‘I took the bull by the horns’. Il a signé mon album. (Rires)
J’ai mis des millions de costumes, je me suis habillé et déshabillé deux cents millions de fois. Là, avec la musique, avec toutes mes maladresses, c’est moi. A fleur de peau.
Il y
a deux ans la Royal Academy of Arts, à
deux pas de Piccadilly Circus, au cœur de Londres, avait accueilli une rétrospective
consacrée à la peinture du génial David Hockney. Ce fut une explosion totale de lumière et d’optimisme, la joie illuminait le visage des visiteurs. C'était frappant. Le peintre
anglais, âgé de 77 ans, toujours en pointe, présentait également ses dernières
œuvres vibrantes d’une énergie nouvelle, éclatante d'incroyables couleurs... artificielles.
Elles avaient été conçues au moyen de la technologie numérique, des tablettes de la Silicon Valley pour palette.
Cette fin d’année, en revanche, l’institution londonienne entraîne aux antipodes de l'IHockneyPad, en
abritant des œuvres de plomb, de terre, de glaise, de paille, de ronces et de béton. Ces matériaux extraits du sol sont les marques de fabrique des
toiles sombres et monumentales de l’Allemand Anselm Kiefer. Outre ses matières concrètes, bien sûr, il y a les mots, les noms qui gisent au milieu des cendres et la poussière de millions de victimes de l'Holocauste, thème récurrent de son œuvre.
La
faute à Hitler et sa horde de nazis que le peintre, né en 1945 en Forêt Noire à
la source du Danube, n’a de cesse de condamner. Depuis ses débuts
d’artiste, le fascisme allemand est omniprésent dans son esprit, au point qu'il a même été soupçonné d’être un
néo-nazi.
La grandiloquence de la peinture de Kiefer prend
si souvent et si parfaitement la dimension mégalomane du IIIe Reich qu’elle
dénonce, que l’on est saisi d’effroi et l'on se sent mal à
l’aise à l’idée d’éprouver de l’émotion devant ce qui pourrait être une redoutable
glorification rusée des ténèbres nazies. Mais pour lever toute ambiguïté, sans doute au regard d’une atmosphère prompte à
toutes les radicalisations obscurantistes, cette phénoménale rétrospective a donné une fois encore à l'artiste l'occasion de clarifier
les choses.
Anselm Kiefer a rappeléqu’après la guerre, en
Allemagne, une chape de plomb était tombée sur l’Histoire. Toute référence au
nazisme devait être gommée comme si cela ne s’était jamais produit. La honte et
la culpabilité forçaient à taire et à cacher. De toute sa
scolarité, le jeune homme n’avait eu que
deux semaines de cours sur cette page déterminante de l’histoire.
Profondément choqué
par les voix et les propos d’Hitler et Goebbels qu’il découvre dans des enregistrements exhumés par hasard, le jeune Kiefer entame une exploration de l’histoire en solo. A la fin des années 70, il est devenu un érudit, après avoir puisé avec avidité dans les livres d’histoire,
de littérature, de poésie, de philosophie aussi. Il a étudié de très près
Martin Heidegger. Il décide alors de prendre, par la délicate catharsis toujours à double
tranchant, le contrepied de l’attitude généralisée de son pays qui confine au déni.
Il surgit lui-même soudain de sa peinture et sur des photographies exécutant le salut nazi pour
dénoncer l’absurde monstruosité de ce culte de destruction et de mort en
même temps qu’il provoque le silence étouffant. Il fait œuvre d’exorcisme, croyant, comme il le dit aujourd’hui, davantage à la confrontation qu’à la suppression de ces pages historiques
aussi odieuses soient-elles. Il s'agit d'un manifeste en somme.
Il
force, dans ses séries Occupations et
Héroïques Symboles, le verrou de l'amnésie généralisée, comme Hannah
Arendt avant lui, avait tôt pris pour cible le concept de culpabilité collective
qui s’était si bien imposé dès 1944. La philosophe allemande avait en 1946 ressenti la nécessité de mettre les points sur les i, dans un article polémique intitulé La Culpabilité organisée, soulignant
qu’à partir du moment où « tout le monde est coupable, plus personne ne
peut finalement porter un jugement, car cette culpabilité est aussi la simple
apparence, l’hypocrisie de la responsabilité. » Endosser le crime en nom
collectif trahissait, selon elle, des reliquats d’endoctrinement fasciste, de
pensée unique. Il fallait se réapproprier la notion d’individualité et ne plus
accepter de porter sur la conscience le poids des crimes que les nazis avaient
commis afin de pouvoir juger les coupables et d’être en mesure de rendre justice
aux victimes. Un raisonnement sain
qui vaut en toutes circonstances, au sein de n'importe quel groupe social et de la cellule familiale même où des crimes sont également
commis et demeurent impunis en raison de la culpabilité que chacun accepte
d’endosser y compris la victime. Ainsi, le bourreau triomphe, demeure tout-puissant, libre de commettre ses exactions.
L’art
d’Anselm Kiefer veut briser l'omerta et entraîner sur le sombre chemin de la vérité. « Une
expédition vers le vrai » aurait dit Franz Kafka.
Le
processus dans cette direction est amorcé quand « on se retrouve dans le noir après une intense
expérience, un choc, explique Kiefer. D’abord, c’est un appel, ça bat le rappel en soi.
Vous ne savez pas ce que c’est mais cela vous commande d’agir. Cela reste très
vague. Cela doit être vague sinon ce ne serait que la visualisation de
l’expérience du choc ».
Kiefer
s’est exprimé sur un choc en particulier qu’il a éprouvé en voyage sur la route
de la soie, en Inde et en Chine, toute jalonnée de ruines de fours à briques
rappelant l’époque où Mao avait ordonné la construction de voies à travers les
régions isolées.
L’artiste
eut l’impression « de cités exhumées… la structure physique des briques
dirige à la fois vers le passé et le futur. Ces œuvres de briques presque
entièrement recouvertes sous le sable m’ont plus impressionné que toute autre
vision le long de la route de la soie. »
Passionné de longue date par les civilisations de Mésopotamie, la vision de ces briques avait fait surgir en lui l'idée d'une sorte de « connexion secrète entre écriture et construction » et de s'interroger sur la possibilité d'une mémoire semblablement inscrite dans la brique des immeubles et les tablettes de glaise contant l'épopée Gilgamesh.
La
toile Pour Ingeborg Bachmann, Le Sable
des Urnes (1998-2009) est née, parmi quelques autres, de ce choc éprouvé lors de ce voyage à travers les cités perdues d'Asie.
Kiefer semble se souvenir de toutes ces mains d’artistes à travers les âges qui ont tremblé, comme la sienne sans nul doute,
« d'une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de
l'honneur d'être homme », selon la percutante formule d’André Malraux dans ses Ecrits
sur l’Art.
A
condition de détenir ces quelquesclés pour le décrypter et ne pas faire fausse route, l'art de Kiefer est d'une poignante et ténébreuse beauté,
somptueuse d'éloquence et de génie, gorgée d’hommages magnifiques aux poètes Paul Celan, Ingeborg Bachmann,
Stefan George, Rainer Maria Rilke, à toutes ces ombres illustres de peintres,
comme Albrecht Dürer, Caspar David Friedrich, Rembrandt
van Rijn, Edvard Munch, Joseph Beuys, Georg Baselitz.
Anselm Kiefer — Royal Academy of Arts, 2014 – Un film de Zoé Balthus
Sans oublier le maître Auguste Rodin. Tout
des petites figures érotiques peintes à l’aquarelle par Kiefer rappelle les
dessins au crayon et aquarelle du sculpteur français. Les tons, les nus synthétisés,
leurs titres mêmes composent des révérences manifestes. La série Erotisme en
Extrême-Orient : transition de la froideur vers la chaleur (1976), leur chromatique allant du bleu à l'oranger, fait éminemment écho aux études bleues des petites Danseuses cambodgiennes de Rodin, aux tons blonds de sa danseuse
japonaise Hanako ou encore de Avant la création.
La
main de Kiefer tremble au-dessus d'une noirceur terrible, loin de la féérie des ciels pleins
de soleils de Vincent van Gogh, auquel il doit pourtant l'essentiel de sa fibre. Les lumineux Champs de blé aux corbeaux de malheur
ont mal tourné. L' Allemand y songe constamment, au point d’entendre peut-être la
voix stridente d’Antonin Artaud résonner avec constance comme une prophétie : « Ces corbeaux peints deux jours
avant sa mort ne lui ont, pas plus que ses autres toiles, ouvert la porte d'une
certaine gloire posthume, mais ils ouvrent à la peinture peinte, ou plutôt à la
nature non peinte, la porte occulte d'un au-delà possible, d'une réalité
permanente possible, à travers la porte par van Gogh ouverte d'un énigmatique et sinistre au-delà. »
Pas
un soupçon d’iris en vue, pas une fleur de cerisier ni de sieste amoureuse dans
les meules, nulle verdure à l’horizon. Sur les toiles de Kiefer, les glorieux
tournesols de Vincent poussent dans un sol mortifère désormais têtes noires et
baissées, pleurant le corps d’un homme, le sien (The
Orders of the Night, 1996) ou bien gisent, carbonisés, dans ses installations de
plomb comme Ages of the World (2014), une création dévoilée pour la première fois à la Royal Academy.
Dans Morgenthau Plan (2013) — nom du projet allié de faire de
l’Allemagne, après sa défaite, une nation agricole — Kiefer se réfère une fois
encore à la guerre qu'il associe à la fin tragique du suicidé de la société, qui a raccroché ses
godillots, au beau milieu d’un champ de
blé, tandis qu’un ciel étoilé évoquant celui du Rhône est bien forcé de tirer
sa révérence.
Kiefer
a toujours été fasciné par l’univers de la pensée, et les livres, les idées, les
mots occupent toujours de francs espaces dans sa peinture et ses installations. « Les textes sont des idées. Le recours aux textes permet d'annuler ou de contredire la peinture... dit-il. Le texte est en présence pour jouer avec la peinture à l'avocat du diable, il la défie et oui, également il l'interroge. »
La
poésie notamment tient un rôle fondamental dans son processus de création, elle le guide. Les poèmes, répète-t-il, « sont comme
des phares en pleine mer. Je nage vers eux, je nage de l’un à l'autre : sans eux, je suis perdu. »
La parole
de Paul Celan en particulier souffle sur sa peinture. Plusieurs toiles lui sont
dédiées ainsi qu’à Ingeborg Bachmann, poétesse allemande, la femme
aimée de Celan rencontrée en 1948 à Vienne.
Les
toiles Margarethe (1981) et Sulamith
(1983) renvoient à l’emblématique Fugue
de mort que le poète juif, germanophone de Czernowitz, a composé après sa
libération du camp de travail en 1944, deux ans après la mort de ses parents
qui avaient été déportés.
Les
premiers vers saisissent le cœur de nausée et d’épouvante : « Le
lait noir de l’aube nous le buvons le soir [...] nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré »* jusqu’aux derniers
qui finissent d’étrangler la gorge de sanglots : « il lance ses
grands chiens sur nous/il nous offre une tombe dans le ciel/il joue avec les
serpents et rêve/la mort est un maître d’Allemagne/tes cheveux d’or Margarete/
tes cheveux cendre Sulamith ».*
Flocons noirs, 2006 – Anselm Kiefer
« Les toiles de Kiefer sont d’un format plus qu’imposant […] Elles
revêtent une part d’atrocité, à la fois sinistre, spectrale et funèbre. Devant
cette débauche d’expressionnisme tonitruant, j’ai senti un léger frisson me
parcourir. Difficile de peindre des toiles plus allemandes que celles-ci », a remarqué le poète néerlandais Benno Barnard, dans un texte intitulé Ode à Personne, paru en 2011 et dont on doit la version française autraducteur de néerlandais Daniel Cunin.
Sur l’immense toilePour
Paul Celan : Fleurs de cendre (2006), Kiefer ouvre un vaste vignoble de ceps secs donnant la funeste impression d’un cimetière perçant la surface d’un lit de neige, linceul glacial sous un ciel menaçant. Avec Flocons noirs (2006) le peintre fait un zoom sur cette terrible
image et resserre le champ sur un livre de plomb, lourd de symboles.
Explorant l'étendue mélancolique, le
poète néerlandais reconnaît les vers de Celan et dans le même laps fulgurant, la peinture de Kiefer
lui mord le cœur. L'artiste a en effet porté sur la toile le
poème auquel elle doit son titre, composé par Celan quand
il apprit que son père était mort.
« […] quand les os de ton père
poudroient comme neige, se repent sous les sabots
le chant du cèdre…
Un linge, rien qu’un mouchoir, afin que j’y garde,
maintenant que tu apprends à pleurer, près de moi
l’exiguïté du monde qui jamais ne verdoie, mon enfant, pour ton enfant
»
Benno Barnard en
serait presque tombé à genoux :
« Je suis resté là à regarder ce tableau jusqu’à ce que les yeux me
brûlent. Cette œuvre accrochée au mur : une gifle en pleine figure, une
scène de crucifixion sans corps, une ode à Personne. »
Victime
parmi les victimes, le poète Celan, aux yeux de Kiefer, est le symbole de
l’humanité martyrisée et sa poésie trouve une extraordinaire vibration solennelle sur ces
toiles, comme un requiem résonne au cœur d'un sanctuaire et fait monter les larmes.
En
1955, le philosophe allemand Theodor W. Adorno, avait décrété qu’ « écrire
un poème après Auschwitz [était] barbare… » Celan, lui, avait déjà publié les siens. Il avait répondu, avant même qu’il ne soit formulé, « à la
provocation de l’interdit d’Adorno en développant une poésie qui n’est pas
celle de l’après Auschwitz mais qui est celle ‘‘d’après Auschwitz’’, d’après
les camps, d’après l’assassinat de la mère, d’après les chambres à gaz… » rappelle
son traducteur Jean-Pierre Lefebvre, qui précise « en fonction de… ».
Il ajoute qu’il y avait manifestement entre Celan et Adorno divergence
« sur ce qu’est le langage, l’écriture, la poésie ».
Alors quoi, ils ont gagné ? Plus de
poésie, plus de littérature, plus de peinture non plus alors ? Qu’en aurait pensé
l’ami Walter Benjamin, juif allemand, victime des nazis, qui vouait
un culte à la littérature et la poésie ? Adorno aurait trouvé en lui un contradicteur de taille, Benjamin aurait assurément pris le
parti de Celan.
D’autant qu’à lire Pascal
Quignard, dans La Haine de la musique, Adorno s’était en somme trompé de
cible. Tant qu'à prôner une interdiction, il aurait dû viser la musique, « le
seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée
par les Allemands de 1933 à 1945 […] Il faut entendre ceci en tremblant: c’est
en musique que ces corps nus entraient dans la chambre ».
Kiefer dit au contraire qu'il ne faut surtout
ne pas se taire, ne pas oublier et dire, dire, parler, exorciser, dénoncer condamner. Ils ont
massacré mais n’ont pas vaincu, ils ont torturé mais ils ont échoué à annihiler
l’individu, à mortifier la pensée, à assécher la soif de beauté, à étouffer la force de vie, la nécessité de liberté. La terreur ne peut rien contre la création.
La barbarie
ne saurait se loger sur les versants de poésie qui la conjurent, semblait dire Celan dans ce poème de
1963, inscrit dans un collage de Kiefer « Pour Paul Celan »de la série Rhin (1982- 2013), dont le remarquable rayon d'optimisme, qui y point, semble doué du pouvoir d'éclipser le polyhèdre, suspendu dans les airs, – rappel récurrent de Mélancolie, gravure de Dürer – qui plane au cœur de ses inquiétantes forêts :
Après Chet Baker (Déploration) en 2008, Jimi Hendrix (Aimantation) en 2010 et John Coltrane (Méditation) en 2012 publiés par Le Castor Astral, le poète Zéno Bianu complète cette année sa collection de portraits de musiciens en forme d'hommage versifié avec le recueil Visions de Bob Dylan, autre idole planétaire dont, dit-il, « une seule chanson devient le cosmos tout entier ». Conversation.
Zoé : Au marché de la
Poésie où tu as présenté, au début de l'été, tes Visions de Bob Dylan, tu as affirmé que Robert Allen Zimmerman était à
ton sens l'un des plus grands poètes de notre époque. Tu l'écoutes
attentivement, tu le lis également, connais parfaitement son
histoire et son œuvre, et tu lui en consacres une. Pourquoi es-tu certain
que son chant est celui d'un poète éternel ?
Zéno : « Je ne suis qu’une voix qui parle », affirme Dylan dans une interview de 1966 – mais quelle voix ! Cette voix nasale, intacte, venue du cœur des sixties semble tisser inlassablement un lien entre poésie et rock’n’roll. Dylan, on l’oublie quelque peu, est le poète le plus écouté de la planète. Profondément intime et invraisemblablement universel. Comme animé sans fin par le mouvement perpétuel de son Never Ending Tour,son ultime tournée entamée en 1988. La clé absolue pour Dylan, celle qu’il a maintes fois revendiquée, c’est la poésie – la poésie comme chant, rêve et liberté. Mes Visions de Dylan s’attachent avant tout à retracer poétiquement ce lien organique de Dylan avec la poésie.
Si
la poésie est bien une « pensée qui chante », Dylan est l’un des poètes
majeurs de notre temps.
Zoé : Tu le compares même à Rimbaud, j'aimerais que tu précises cette analogie qui peut surprendre.
Zéno : Il définit quelque part ses chansons comme des « textes-musiques inséparables », se ressourçant ainsi à l’origine même de
la poésie. Adolescence éternelle, volonté d’échapper à toutes les
classifications, désir de partance, Rimbaud n’est jamais bien loin. On
pourrait dire, au reste, que Dylan a fait de sa propre vie une mise en
scène de la Lettre du voyant. « Quand je suis tombé sur la formule “Je
est un autre”, les cloches ont sonné à toute volée », confie-t-il. Poésie
dans les mots, poésie hors les mots, Dylan, fervent lecteur de Rimbaud,
est aussi l’héritier, de William Blake à Allen Ginsberg, d’une longue
lignée poétique de la poésie vécue.
Zoé : L'album de Dylan Blonde on Blonde (1966) que tu qualifies de « houblon pour les anges rebelles » dans tes Visions, marque l'apothéose, dis-tu aussi, de son « maître tryptique/Bring it all back home/ Highway 61 revisited ».
Zéno : Blonde on blonde, chu comme un aérolithe au milieu des années soixante, c’était – tout à coup – l’appel à une autre respiration, décisive et révélatrice. Ce premier double album de l’histoire du rock était entièrement habité, comme l’a dit Dylan lui-même, d’une « sonorité de mercure sauvage ». Il semblait accordé sans relâche à toutes les pulsations du monde. Misanthrope et chaleureux, insaisissable et unique, il n’en finit pas de résonner et de faire miroiter ses « archétypes dessinés à traits vifs, ses personnages métaphysiques couverts d’une peau humaine ».
Zoé : Tu as commencé cette série avec Chet Baker... que s'est-il produit ? Avais-tu déjà en tête ceux qui ont suivi ? Je voudrais que tu me parles de ces immenses artistes, Hendrix, Coltrane, de la place qu'ils occupent dans tes souvenirs, des postures et des attitudes qui à tes yeux font d'eux des grands au point de leur consacrer un recueil, et la façon dont ils imprègnent ta poésie. Que t'apportent-ils ? Comment as-tu travaillé pour donner vie à ces textes ?
Zéno : Tous ces livres sont un peu des « exercices de possession », écrits à la première personne, au sens où il faut vraiment ouvrir un espace en soi, se laisser pleinement traverser pour tenter de toucher juste. Dans cette série, il me fallait rendre hommage, non pas à des modèles, ce qui n’aurait aucun sens, mais à des icônes porteuses d’énergie dont les trajectoires folles m’ont accompagné tout au long de mon parcours. Autrement dit, m’ouvrir à mes propres mythes. Nietzsche le dit quelque part, avec une terrible exactitude : « Les images du mythe doivent être les anges gardiens invisibles mais omniprésents sous la protection desquels l’homme donne un sens à sa vie et à ses luttes. » Chet Baker, d’abord, le prince de la mélancolie, au phrasé doucement opiacé, quelque chose comme notre Icare. Hendrix et ses volutes aimantés ? Orphée. Coltrane et ses longues ascensions spiralées ? Le Prométhée du feu sonore.
Zoé :Dis Zéno, raconte-moi le cheminement de la musique dans ta vie par rapport à celui de la poésie. La musique a de tous temps accompagné l'œuvre poétique, Orphée et sa lyre en sont le symbole, la musicalité est-elle pour toi toujours une exigence ? Zéno : La pulsation, voilà peut-être le mot clé. J’ai toujours perçu une sorte de lien intime, nécessaire entre poésie et pulsation. Et c’est peut-être ce désir d’infini rythmique qui anime ma trajectoire d’artiste. Dans ma poésie, et c’est là que la musique n’a cessé de compter, le dire est devenu peu à peu quasi inséparable de l’écrire. Le livre – tout en gardant sa nécessité définitive – ne constitue plus la seule caisse de résonance. Dire redevient un mode particulier de l’existence de la poésie. Surtout accompagné d’acteurs habités par la poésie tels que Denis Lavant ou Tchéky Karyo. Il ne s’agit pas là pour moi d’une poésie simplement sonore, naturellement, mais bien plutôt d’une approche qui entend, comme le disait si justement Artaud, « considérer le langage sous la forme de l’incantation ».
Zoé : Tes musiciens sont tous nord-américains, c'est ce que j'appelle ton pôle « Far West » mais tu as développé un pôle « Far East » très important. La Chine, le Japon, le Tibet, l'Inde... Ces contrées orientales te parlent, tu y as voyagé, tu as conçu des œuvres marquantes qui y prennent source, je pense à ton Krishnamurti, et plus près de nous à ces recueils de haïku traduits en collaboration avec Corinne Atlan. À qui, à quoi dois-tu cette traversée de l'Orient ?
Zéno : L’Orient… il y a pour moi toute une longue histoire qui palpite derrière ce mot. Une collection de ciels intérieurs et extérieurs dérobés de l’autre côté de la planète. Un désir d’aller voir si certains lieux parlent plus juste. La recherche d’un surcroît de liberté. D’une beauté violente capable de souffler en rafales. Ou, peut-être plus simplement – et là, nous rejoignons la perception poétique – une façon d’habiter le temps autrement. Cet Orient-là (disons, un « Orient du cœur ») a laissé une empreinte profonde sur mon écriture. De Mantra, publié aux Cahiers des Brisants en 1984, jusqu’à Haiku (2004, Poésie/Gallimard) en passant par ma trilogie publiée chez Fata Morgana, au début des années 2000 : Traité des possibles, Le ciel intérieur, La troisième rive.
Ces voyages m’ont aussi fait comprendre la nécessité d’être un « passeur de mémoire », et de créer avec mes différentes anthologies un véritable mandala planétaire des autres poétiques (chinoise, tibétaine, indienne, etc.).
Zoé : La Russie, je pense en l'occurrence à Marina Tsvétaïéva*, est-elle ton Empire du milieu ? Quelle place occupe-t-elle dans ton univers et dans la poésie universelle ?
Zéno : Tsvétaïéva, on la lit une fois, on ne s’en remet pas. Son urgence créative sidérante, son exigence d’impossible, son sentiment profond d’être regardée par le destin. Elle est en permanence celle qui déroute et par-là même nous ramène infailliblement au plus juste chemin : la poésie comme épiphanie, capable de nous faire sortir du moule. J’ai longuement travaillé sur elle pour les deux éditions que j’ai faites en Poésie/Gallimard (Le ciel brûle, Insomnie) et la traduction du Phénix en collaboration avec Tonia Galievsky (chez Clémence Hiver). Dans une lettre splendide adressée à Anna Teskova, le 22 janvier 1929, Marina Tsvétaïéva décrit la traduction comme l’exercice poétique par excellence, en ce qu’elle abolit littéralement la mort – comme un exercice unique de rencontre dans le cœur de la langue, par-delà le temps et l’espace : « Lorsque je mourrai – [Rilke] viendra me chercher. Il me traduira dans l’autre monde, comme moi, aujourd’hui, je le traduis en russe (en le tenant par la main). C’est ma seule façon de concevoir – la traduction. »
Zoé : Les étoiles dans ton firmament, quels noms portent-elles ?
Zéno : Une petite liste en
désordre et à l’intuition, naturellement non-exhaustive – pour ouvrir un arc-en-ciel de pistes et ne pas en finir avec l’infini. Soutine, Van
Gogh, Pollock, Yves Klein, Giotto, Monk, Albert Ayler, Coltrane, Chet
Baker, Dylan, Hendrix, Sun Ra, Terry Riley, Captain Beefheart, Nino
Rota, Lorca, Tsvétaïéva, Mandelstam, Novalis, Alejandra Pizarnik,
Clarice Lispector, Ida Lupino, Pasolini, Dostoïevski, Artaud, Rimbaud,
Nerval, Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Jean-Pierre Duprey, Kafka,
Melville, Conrad, Ozu, Mishima, Paradjanov, Monteverdi, Palestrina, Han
Chan, Wang Wei, Li Po…
Zoé : Il y a une incidence manifeste de tous les autres arts dans ton œuvre, la musique, la danse, le théâtre, la peinture, etc.. Zéno : C’est profondément vrai. Il y a sans doute ce désir de pratiquer la plus grande perméabilité,
la plus grande transversalité entre différents territoires. Mon vrai
rêve d’artiste étant, au fond, de convoquer toutes les voix dans une
sorte de résonance universelle. Un tremplin précieux pour creuser encore
et encore d’autres strates d’expérience, trouver une mise en résonance
commune. Avec cette idée, toujours présente en fond, cette idée (née
d’une certaine manière avec les surréalistes) que l’art ne se fait pas
forcément seul, qu’il peut être total. Qu’il peut créer une forme de
synesthésie vertigineuse. J’ai toujours conçu et vécu la poésie comme
une dimension excédant le seul poème (« Trop de souffle en moi pour une seule flûte »,
disait en substance Marina Tsvétaïéva). Comme une posture de vie, une
vision poétique des êtres et des choses – peut-être la cristallisation
même de la vie. Les noms changent, on le sait, la source demeure. Quoi
que j’écrive, cela relève pour moi de la poésie. Tout cela procède du
même souffle. Facettes changeantes d’une polyphonie. Je cherche tout ce
qui traverse. Poèmes, essais, théâtre, lectures publiques, anthologies,
traductions, livres d’artiste, travail avec des acteurs ou des
chorégraphes – la poésie demeure au centre. Noyau brûlant d’une
esthétique du partage.
Zoé : Tu es curieux, tu aimes entremêler les arts, tu recherches les collaborations avec d'autres artistes, d'autres poètes. Est-ce une démarche de fraternité ? L'an dernier encore, avec André Velter, vous avez publié Prendre Feu(Gallimard). Comment est venu ce livre ? Comment écrit-on à quatre mains ?
Zéno : C’est un peu comme si nous avions été deux voleurs de feu tentant de faire le point sur ce tout qui nous fascinait et nous émerveillait. Nous portions ce livre ensemble (« Dans l’affection et le bruit neufs ! ») et nous l’évoquions cycliquement, mais il nous fallait un détonateur d’écriture. Ce fut le fameux vers de Lorca : à cinq heures du soir…, qui nous offrit un surcroît de présence inspirante – et parfois vertigineuse. Dans ce monologue à deux, nous nous sommes entêtés à émouvoir, à étonner, à dérouter, à questionner. À nous aventurer. Avec passion et précision. En quête d’essentielles fraternités. L’un répondant à l’autre (jusqu’à dix courriels par jour) avec toujours au cœur le souffle de l’utopie, pour tenter d’irriguer à nouveau la sensibilité contemporaine et solliciter une écoute éblouie.
Zoé : Trois opus tout neufs sont en préparation et sortiront l'an prochain, Satori Express, Quelque chose d’absolument bleu,Bhopal Blue. Peux-tu d'ores et déjà les présenter et les situer dans le cours de ton œuvre ? Ils font suite et corps bien
sûr. Il y a une extraordinaire cohérence pour une telle étendue.
Zéno :Satori Express se voudrait un livre-somme, une sorte de suite au Désespoir n’existe pas (Gallimard,
2010), un autre palier encore, attaché à redonner à la poésie tout le
sang nécessaire. Un rayonnement de mots. Un croisement de toutes les
perspectives possibles, protéiforme et opiniâtre.
Quelque chose d’absolument bleu (Lettres Vives,
à paraître en 2015) dit toute mon admiration pour Yves Klein et
voudrait dresser, par de courts paragraphes percutants, un portrait
poétique de cet artiste de tous les dépassements. Ce livre explore le
bleu Klein comme la toile de fond même du monde, capable de révéler le
plus extrême de l’art et le plus vif de la vie.
Bhopal blue
est le texte d’un oratorio dansé par Brigitte Chataignier (et qui sera
représenté en 2015), dont le thème est la catastrophe de Bhopal, en
Inde, en 1984. Une sorte de rituel de régénération pour chasser les
démons, toujours bien vivants, du crime industriel.
* « Tu es sans cesse en voyage, tu n'habites nulle part, et tu rencontres des Russes qui ne sont pas moi. Ecoute-moi une fois pour toutes : en Rainérie, moi seule représente la Russie. » – De Tsvétaïéva à Rilke, lettre du 2 août 1926. Le 22 août 1926, elle précise sa pensée dont Rilke n'avait pas saisi le sens : « Rainer, quand je te dis : je suis la Russie, je te dis seulement (une fois de plus) que je t'aime. » — in Rainer Maria Rilke Boris Pasternak Marina Tsvétaïéva Correspondance à trois (Ed. Gallimard, L'Imaginaire)