Affichage des articles dont le libellé est Poésie. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Poésie. Afficher tous les articles

dimanche 7 septembre 2014

Jos Roy, de substance & d'audace


From the series Birds: Small Death - 1995 - 2006 (c) Kate Breakey


De Suc & d'espoir est le premier recueil de Jos Roy, poète du pays charnégou. Les éditions Black Herald Press ont si bien succombé à la singularité de son chant que l’éditrice et traductrice Blandine Longre l'a aussitôt traduit de concert avec le poète britannique Paul Stubbs en version anglaise simultanée.

Ils ne s'y sont pas trompés. Là, une voix plume s'élève, plane, virevolte au-dessus du temps, des fureurs et des guerres, parole bienveillante qui embaume et, à la fois, embrume les airs, langue de feu qui purifie l'espace comme un encens.

D'une séduisante et nécessaire audace, elle pétrit la substance élémentaire afin de tenter le « voyage en chacune des lettres ». Navigations énigmatiques, visions mystiques, explorations originelles, retours aux sources, autant de mémoires de vérité dont elle tire les fils arachnéens.


Elle hèle, avec grâce, tour à tour, la pensée, le rêve, l'être, la forcemuette en somme. Elle invoque
« la formecontre qui contre & pousse où pousse l'appel quelque part retiré dans la gorge ».


Elle fouaille l'esprit de sa dévorante poésie. Verve d'une ardente douceur dans laquelle se perçoit tantôt une pudeur ou une fragilité. Souvent même sa voix semble se briser, comme une vague sur la grève. Un sanglot en reflux.

Nul atermoiement, nulle mièvrerie, sans sucrerie, ni complainte. Son poème se situe aux antipodes de la pesanteur.

Depuis des cimes caressant les cieux, elle glisse au fond d'entrailles rupestres, s'immisce au sein de temps premiers,  pénètre les nuits profondes et méandreuses où résonnent des chants d'une pureté sauvage que l'on dirait cueillis comme des fruits mûrs cachés, poussés, grandis au milieu de buissons et de ronces.


Et les yeux fouillent ces ténèbres, épousent enfin l'obscurité, s'engouffrent aux confins de l’insaisissable. Mains en avant qui ne sauraient rien toucher, l’on suit la progression au cœur d'un monde autre, le sien, où jeux de casses et de ponctuation désarçonnent en plein champ, où la moisson donne à rêver plus loin. 

Et c’est félicité, puisque l'autre apparaît,— un toi rapproché, réconcilié —, ravi de surprises, les siennes, amères ou exquises, encore en réserve.

Où il est su que la survie est instinctive, que la voracité n'est jamais repue, que les sens s'affûtent dans l'épreuve du désir.

Où il est su que l'animal n'avait pas disparu. Il était resté là, silencieux, tapi au fond. La part qui ne saurait jamais s'apprivoiser, toujours aux aguets, prête à bondir hors d'elle. Fougue en retenue, mais demeurant vive, aussi têtue que l'infini.

Où, dévorées entre chien et loup, les couleurs transpercent de quelques éclairs rouge-sang l'atmosphère de clair-obscur, l'intervalle charbon.

Le poème s'éploie en fluctuations subtiles au gré de saisons musicales, d’intensités vespérales, d’oraisons champêtres mêlées aux tumultes de viscères.    


From the series Still life - 1995 - 2004 (c) Kate Breakey

       « la matière du monde

        animée d'un tremblement de lèvre:

        fragile se reporte sur


        ce qui s'inscrit

        sur ce qui peut être fixé autrement qu'en


 souffle creusé entre-ligné de suc & d'espoir »

Traversée des âges, découverte de vestiges inexplorés, peut-être, où d'anciens repères et des empreintes fossilisées sont mis au jour,— avec la délicatesse de l'archéologue qui époussette les ossements au pinceau—, où apparaissent, au fil des vers, neuves figures et inédites tournures.   

Sa déboussolante déstructuration de vers abat les murailles dressées au beau milieu de la pensée.

Où il est su que la clairvoyance était empêchée. La lutte par essence perpétuelle.
 


La dame basque a la jouissance rebelle, le goût des lettres fiévreuses, de la langue indomptée. Existence enracinée dans les marges, aux horizons émancipés, au verbe dévergondé par l'emblématique esperluette chère au poète américain E. E Cummings bientôt convoqué au détour d'un vers de saison. Canal historique. Lignée revendiquée.

Rattlesnake on lace (c) Kate Breakey

« printemps: 

Cummings trace sur la page des filles-lèvres-de-liane
 

au bout de leurs tétons se balancent nymphes&faunes
 

avec un air de déjà-dit 

tant aimé
 

ce déjà-dit mais en a perhaps
 

fraction »
 

On croirait un cantique païen voué au culte du ciel et de la terre, du souffle et des eaux, à l'adoration spontanée de toutes les forces aléatoires de l'univers. C'est pour galvaniser sa gloire que l'affranchie donne vie au motcoulédechair.  

Poésie biologique, chant organique, typographie excentrique.  

La poétesse serait de la même veine que ces femmes celtes évoquées par Blaise Cendrars « ces druidesses mystiques qu'on représente une faucille d'or à la main et qui avaient des visions et prophétisaient dans la forêt de Brocéliande », que nul ne s'en étonnerait. 

Où il est question de l'attention portée aux temps émouvants, aux êtres à l'heure du trépas, aux choses, aux douleurs et aux vents. A l'absent. 

From the series Still Life  - 1995 - 2004 (c) Kate Breakey
Et c'est humilité. Ecrit petit, le poème murmuré.

       « je lui parle

        et j'observe ses charpentes frissonner absorber

        recomposer ce que devant moi il présente

       réordonnancer le monde depuis les paroles qui naissent du corps-mien

        je lui parle         il écoute

        les oiseaux meurent     il écoute

        le vent décroît              il écoute

       à l'instant s'arriment      les craquements d'un autre jour

                                                      dans la pièce »
 


Où il est question d'ossuaires, de terre et de roc, de squelettes dans la glaise et de bêtes peintes aux parois. Ni temps ni espace en soi,  de telles notions s’effacent, comme si de rien n'était, comme si elles n’avaient plus lieu d’être.

Où s’entendent craquer les glaciers, les torrents dévaler, les pierres se fendre, dans la clameur de toutes les ruptures de l’univers. 

Célébration à voix basse de cet insoumis sans limites. De l’intérieur même, du plus profond, du plus intime d’où jaillit parfois un subtil ru de bile noire, étincelante.

Où se distingue un autre écho, en soi. Et c'est vérité en gloire. Ecrit minuscule, on reconnaît la seule et juste échelle, la taille humaine réelle. Infinitésimale.

Raven on sand from Remain  (c) Kate Breakey
         « attendu que

            chaque miette

            est piquée           hein l'oiseau ?

            chaque ver part infime bout

            d'âme brin de corps

            se crée dans la seconde

            attendu que

            tout depuis lors tout

            grouille & 


se débat »

Compassion pour l’ardeur solennelle de ce qui vient, va, vit puis pourrit mais vit encore, autrement, reproduit à l'infini, dans le chaos savant. Lui seul, ce grand vorace, connaît l’exact désordre des choses, cette Odyssée au plus près de l’étrangeté d'être et de mourir. 

« un collier pour la nuque du mort
entre la peau & la prière             (imaginons)
notre espace
      ainsi soit-il »

De suc & d'espoir, Jos Roy, With Sap & Hope, traduction de Blandine Londre et Paul Stubb (Ed. Black Herald Press)
 

lundi 1 septembre 2014

Présences à Frontenay : « Il faut écouter nos morts »

Cimetière du Château de Frontenay - Août 2014 (c) Zoé Balthus

« Au départ, c'était trois ou quatre personnages loufoques qui ont surgi pour annoncer le récital. A moitié ivres, ou plus, ils évoquaient un jour de pluie leurs camarades de la Der des Der devant la grotte de Frontenay. Puis cette vision s'estompa. Surgit un jeune homme ardent, secret, solitaire. Il est dans un grenier surchauffé par un été souverain. Il y a lu tous les numéros du Journal Illustré de la Grande Guerre, puis des recueils jaunis de poètes de l'époque. Voilà des jours et des nuits qu'il n'est plus descendu. Quand il ne lit pas, il arpente le grenier, parle à lui-même ou fixe un temps indéfini la vieille lucarne où la lune passe et parfois un hibou avant de se poser sur l'oeil de boeuf. Ce soir est le dernier. Il lira une sélection de poèmes en hommage à ceux qu'il n'a pas connus. Il a organisé son affaire en grandes veilles autour des heures.Après, il redescendra dans les rues, se mêlera à la foule anonyme, reprendra sa vie là où il l'avait suspendue. Mais avant, il tient à leur dire ce texte qu'il leur a écrit. Il hésite. Il se lève. Il se sent un peu ridicule, et en même temps, il sait accomplir un de ces gestes qui font homme un homme, et parfois, mieux, un frère : 

 « Il faut écouter nos morts. Tous nos morts. Comme Ulysse, s'approcher des lèvres de la terre, les voir remonter un à un — lui, lui et lui et elle, elle et elle. Les écouter nous parler. Ils nous attendent depuis si longtemps. Leur voix n'est-elle pas de notre sang et notre mémoire ? Ne sont-ils pas les pères et les mères de chacun d'entre nous ?

Il faut écouter nos morts d'août 14. Leurs histoires, leurs cris, leurs chants et leur rage. C'est dans leurs poèmes. Pourquoi ne les avez-vous pas lus ? Pourquoi fuyez-vous, disent-ils ? Est-ce ma mort qui vous fait peur ? Nous nous redressons, les regardons dans les yeux, puis les baissons à nouveau. Eux et nous, on sait bien pourquoi. 

Il faut écouter nos morts, d'août 14 à novembre 18. Tous. Quand leur donnerons-nous ce qu'ils nous réclament ? Oserons-nous la dire, pour eux et pour nous, la vérité, celle qui nous brûle les lèvres et dont la lumière nous effraie ? Qu'ils sont morts pour rien. Tous, dans cette Grande Guerre, lui, lui, et lui et elle, elle et elle, tous, ils sont morts pour rien. 

Dis-le encore: ils sont morts pour rien ! Peut-être, y a-t-il des guerres justes. Ou nécessaires. Ou des causes qui méritent qu'on lutte et meure pour elles. Ou des enchaînements aveugles. Mais pas eux, ils sont partis, ont souffert, cadavres perdus pour des illusions qui s'accrochent aux esprits et les rendent comme fous.

Les obus, la boue, les tranchées, ces corps amoncelés jusque dans le coeur des mères, et ces jours plus froids que le plus froid des cimetières... pour rien. Une lutte à mort entre frères que jamais rien n'expliquera et qu'il faut ensuite la nuit durant porter, porter jusque dans les yeux de ses enfants et des enfants de ses enfants.

Après, il a fallu mentir à soi-même. Se serrer bien fort et refouler ses larmes et garder pour soi ce qui ne sait se dire. On le sait bien, nous. Pourquoi, croyez-vous que petit-fils, arrière et arrière-petit-fils et filles, nous ne pouvons plus regarder la lumière d'un jour ordinaire sans nous éprouver coupables ?

Vous criez si fort en nous ! Le sang coulé entre frères, la tache rouge sur le front de l'Europe, qui l'effacera ? Morts, des millions vous fûtes et vous nous débordez encore. Nos champs, nos bois, nos villes, vous les couvrez tous. Nos villages, nous vous les avons remis. Nos monuments aux morts sont vos palais. Même après nos mots ou nos croyances, on y voit vos cadavres qui s'y promènent librement et nous travaillent en secret. Nul n'a su vous enterrer. Nous, on est plus blancs que vos squelettes. On pue la mort et la peur. Qui vous rendra la paix et à nous l'espérance ?

Il faut écouter nos morts. Leurs voix sont si chaudes dans leurs poèmes. Elles vibrent et gardent forte la vie qui leur fut ôtée. Là seul, revit le lien fraternel qui nous unit, vivants et morts. Vos voix dans nos voix, comme nos pas en vos pas, et se reforme le camp de notre vie provisoire ; la flamme du feu brille et monte à nouveau ; la voûte étoilée se rapproche ; les arbres et les animaux à nouveau nous entourent. Peu à peu, nos joues et nos mémoires revivent. Promis, nous referons l'humanité sur cette terre. Avec vous.  « Tous ensemble, tous ensemble, tous... »


IXe Présences à Frontenay - Août 14 ! – Un film de Zoé Balthus

(Et pendant qu'il récite son texte, les quatre personnages loufoques sont réapparus. Dépenaillés, sales, l'air jovial, ils se sont installés autour du feu de bois. Il crachine doucement une pluie bretonne. « La guerre, le terrible pensoir de l'homme, sa lumière crue, son extra-lucidité », disent-ils. Puis ils rigolent. Ils boivent une drôle de gnole, un tord-boyaux interdit depuis. Ils boivent. Ils boivent. Ils boivent). » 

Pierrick de Chermont, Argument pour Il faut écouter nos morts
Récital de Piano et de Poésie - IXe édition de Présences à Frontenay - Août 14 !
Avec la Revue Nunc

jeudi 12 juin 2014

Brodsky, le poète fou d'une reine pathétique

Joseph Brodsky, le 6 avril 1990 (c)  Lamont Poetry Program

A Véra Kolessina, à Marc

Joseph Brodsky est né en 1940, à Leningrad, cité rebaptisée en 1917 dont il détestait le nom, symbole  à ses yeux de la tyrannie qui marquait le destin de la Russie et le sien en particulier, jalonné de séjours en prison, d’internements en hôpital psychiatrique. et pour finir en exil, coupé de sa langue, torture suprême d’un poète. 

Exilé d’Union soviétique en 1972, ce n’est qu’après la chute du mur que son œuvre put être publiée dans son pays natal, où il avait été persécuté et jugé sous le chef d’accusation de parasite social.
« Juge : Quelle est votre profession ?
Brodsky : je suis un poète.
Juge : Mais qui vous reconnaît poète, qui vous a classé au rang des poètes ?
Brodsky : Personne. Qui m’a fait naître au rang des humains ?
Juge : Avez-vous étudié pour être poète? 
Brodsky : Cela ne s'apprend pas à l’école. Cela est, c’est la décision de Dieu.[1] »
Le tout premier poème publié de Brodsky datait de 1957. Trente ans plus tard, le parasite social qui recevait le Prix Nobel de Littérature devait boire du petit lait et d'évidence songer à ce pitoyable procès dans son pays obscurci et à sa culture persécutée. Il souligna, dans la conférence qu'il donna pour l'occasion, que l’art éveille et révèle à l'écrivain que « la condition humaine est une affaire d'appréhension propre à chacun. Etant la plus ancienne et la plus fondamentale forme d’entreprise personnelle, l’art inculque à l’homme […] le sens de son unicité, son individualité, sa différence — et ainsi  métamorphose l’animal social en un Je autonome […]. Une œuvre d’art, de littérature, un poème en particulier, invite un individu en tête-à-tête, instaure avec lui une relation d’intimité directe, libérée de tout intermédiaire [2]».

Quel pied de nez ! Brodsky avait été reconnu par ses pairs, célébré et traduit dans le monde entier. La poétesse russe Anna Akhamatova dont il avait fait la connaissance en 1961, l’avait elle-même dès le début trouvé remarquable. Elle était devenue très vite son mentor, l’amitié nouée entre eux ne fut jamais démentie. Il disait que l’humilité était l’une des plus grandes choses qu’elle lui ait transmises.

A chaque fois qu’il lui rendait visite, il lui apportait quelque chose, surtout ses derniers poèmes qu’il soumettait à son oreille, et aussi des roses, les fleurs favorites de la Lady, comme l’appelait l’autre souveraine russe, Marina Tsvétaeva.

A la suite d’une visite de Brodsky, le 11 septembre 1965, Anna Akhmatova avait écrit dans son journal:
« Il m’a lu son Hymne au Peuple. Soit je n’y connais rien en poésie, soit ce poème est bel et bien un coup de génie et, en terme d’éthique, il s’agit précisément de ce que Dostoïevski enseigne dans Les carnets de la Maison morte. Il n’y traîne pas l’ombre de cette amertume ou ce dédain revanchard contre lequel Fiodor nous met justement en garde. [3]»
L’autre poète qu’il aimait le plus au monde était incontestablement W. H. Auden qui l’avait si bien accueilli aux Etats-Unis et aidé à s’adapter à sa nouvelle patrie. Son essai To please a shadow[4], constitua en 1983, une époustouflante déclaration d’amitié au poète anglo-américain disparu dix ans plus tôt, doublée d’un extraordinaire exercice admiration.
« Quand un écrivain a recours à une autre langue que sa langue maternelle, il s’y résout par nécessité, comme Conrad, ou en raison d’une brûlante ambition, comme Nabokov, ou encore au nom d’une quête de fission plus importante, comme Beckett. Appartenant à une toute autre catégorie, au cours l’été 1977, à New York, après cinq ans de vie dans le pays, je fis l’acquisition, dans une petite boutique de machines à écrire sur la 6e avenue, d’une Lettera 22, portable, en vue d’écrire (essais, traductions, un poème de temps à autre, etc.) en anglais pour une raison qui n’a que très peu à voir avec celles mentionnées plus haut. Mon unique objectif était de me rapprocher davantage encore de l’homme que je considérais comme l’intellectuel le plus important du XXe siècle : Wystan Hugh Auden. [5]»
Dans une biographie, intitulée Brodsky, a literary life, le poète, critique littéraire et essayiste russe, Lev Losev fait un habile tour d’horizon de l’existence de son compatriote :

« La vie de Brodsky fut fertile en événements extraordinaires. Il obtint la reconnaissance de deux immenses poètes Anna Akhmatova et W. H. Auden; il fut arrêté, jugé par un tribunal digne de Kafka, emprisonné, interné en hôpital psychiatrique, exilé à deux reprises; acclamé et célébré partout dans le monde; il fut frappé d’une maladie mortelle. Et malgré tout cela, l’événement central de son existence reste à ses yeux Marina (Marianna) Pavlovna Basmanova. Dans le poème de Pouchkine Le Prophète[6], un séraphin à six ailes descend du ciel et donne au poète la vue, l’oreille, la voix miraculeuses d’un prophète. Brodsky croyait que dans son cas, le don s’était concrétisé dans l’amour d’une seule et unique femme. [7]»

Marina Basmanova, incendie de sa jeunesse, fut la muse suprême. Pourtant son visage avait produit l’effet d’une « eau froide, cristalline [8]» sur Akhamatova et rappelait à Losev, « les portraits des damoiselles de la Renaissance[9] ».

« Marina était grande, sculpturale, avait le front haut, des traits doux et une chevelure d’un brun très sombre », selon le portrait dressé par Liudmila Shtern, dans un récit consacré à son ami de toujours, Brodsky, A personal memoir, qui confirmait que cette jeune femme avait « occupé une place immense dans la vie de Brodsky. Il n’a jamais aimé personne comme il a aimé Marina. Pendant de nombreuses années, son désir d’elle, inextinguible, l’a tourmenté. Elle était devenue son obsession, sa source d’inspiration ».

En 1962, à l’âge de 21 ans, le poète était tombé éperdument amoureux de cette artiste peintre de deux ans son aînée. Le couple vécut sa passion dans le tumulte et les tempêtes, une dizaine d’années durant, marquée par une première rupture en 1964, qui laissa Brodsky anéanti au point qu’il fit une tentative de suicide. Les amants se réconcilièrent, entre-temps était né leur fils Andréï, puis une deuxième séparation se produisit en 1968, mais ils se retrouvèrent une fois encore pour se séparer en 1972, et de façon définitive, à la faveur de l’exil.

« La liaison tourmentée puis la douloureuse rupture de Joseph Brodsky et Marina Basmanova fut le plus important et le plus tragique épisode de son existence[10] », affirmait également Liudmila Shtern dans son livre.

Des années après la fin de leur relation, Brodsky écrivit le poème Seven strophes[11] en 1981, sélectionné par l’Académie suédoise du prix Nobel :
  « […]
A ma droite, encore  toi,
à ma gauche, toi et ton soupir 
de houle, toute lovée dans ma spire,
brûlant  murmure à mon côté, c’était toi.
Dans la fenêtre de ténèbres, toi  
comme le tulle frémissant, c’était toi 
étendue dans mon sauvage repaire
une voix te hèle, t’espère.
J’avais presque perdu la vue. 
toi encore, apparue puis disparue,
tu me rendis la vision, sensationnelle,
Ascensionnelle.
[…] »
New Stanzas to Augusta : Poems to M.B, est un recueil de poèmes, composés entre 1962 et 1982, que Brodsky dédia à Marina, malgré dix années de rupture consommée, sa passion toujours vive exhibée à la face du monde.

Il avait lui-même désigné ces Nouvelles Stances comme pièce maîtresse de son œuvre. Brodsky disait que la vie d’un poète est identique à celle des oiseaux, sa biographie est « toute entière contenue dans son chant ».

A l’heure où les œuvres de Brodsky étaient encore bannies dans son pays, certains de ses poèmes circulaient malgré tout sous le manteau, sous forme de samizdat, ainsi que se désignaient les publications clandestines. Les recueils Nouvelles Stances et Vingt Sonnets à Marie Stuart composés en 1974, s’y propagèrent ensemble, dans leur version originale russe, en un seul et même samizdat.

Brodsky était polyvalent, mouvant, métalittéraire, sa poésie caractérisée par l’intertextualité.

« Quand tout est dit, tout dé- puis re-construit, quel genre de poème, de poésie est-ce là ? Partir du classique des classiques puis poursuivre en composant sur la richesse fondamentale que sous-tendent les intertextualités, à la fois traditionnelles et modernes. Son appréhension de Pouchkine par exemple repose sur une variété d’approches de ses aînés du XXe siècle : la désacralisation futuriste de Mayakovsky, le stoïcisme d’Akhmatova pour affronter l’humaine condition, la passion désespérée de Tsvetaeva et sa syntaxe chamboulée, Mandelstam et sa posture rebelle. Cependant le résultat de ce cocktail mêlant passion de dinosaure et cyrilliques, n’appartient indéniablement qu’à Brodsky. Ce n’est ni plus cynique ni moins sincère que le mélange de pornographie et de romanticisme de la Lolita de Nabokov[12] », relevait l’essayiste et professeur de littérature Alexander Zholkovsky, dans son essai Text Counter Text: Rereadings in Russian Literary History.

Remarquable en effet l’apport de l’intertextualité et de l’autobiographie à ses Vingt sonnets à Marie Stuart où surgissent au détour d’un vers Dante, Schiller, Pouchkine, Gogol, Akhmatova. Il convoque Mozart, ou Manet et tant d'autres artistes auxquels il adresse de subtils clins d'oeil. Le poète rend en outre un hommage appuyé à la beauté de Paris. 

Le recueil est né d’une foule de souvenirs d’enfance et de jeunesse qui afflua, pour en dessiner les grandes lignes, alors qu’il se retrouvait devant la statue de Marie Stuart en déambulant, seul, dans le jardin du Luxembourg, à Paris. C’était dans le courant de 1974, il vivait en exil depuis deux ans. Et soudain, tout remontait à la surface, dont son premier coup de foudre.

A huit ans, le petit Joseph Brodsky avait fait une expérience inattendue, indélébile. Il avait été fascinée par la découverte d’une icône à la fois du cinéma allemand et de l’Histoire médiévale, commune à la France, l’Ecosse et l’Angleterre. Le gosse s’était épris de Mary Stuart, reine d'Ecosse pathétique, vue dans un film de l’Allemagne nazie.

Brodsky, dans un essai intitulé Spoils of War, raconta cet épisode juvénile sur ce ton de dérision, entre autres traits d'esprit et d'humour caractéristiques, dont il usait volontiers :

« J’ai un point commun avec Adolf Hitler, Zarah Leander, le grand amour de ma jeunesse. Je ne l’ai vue qu’une seule et unique fois, dans ce qui était célèbre à l’époque sous le titre de Road to the Scaffold, une histoire de Mary, Reine des Ecossais. Je ne me rappelle absolument rien du film si ce n’est une scène dans laquelle la tête d’un jeune page reposait sur les merveilleux genoux de sa reine condamnée.[13] »

La maison d’édition Les Doigts dans la Prose a eu l’idée géniale et généreuse de présenter dans un même livre deux versions françaises des Vingt Sonnets à Marie Stuart, celle de Claude Ernoult et celle André Markowicz, plus les poèmes originaux en russe de Brodsky et la traduction anglaise de Peter France Twenty Sonnets to Mary, Queen of Scots, révisée par l’auteur.

Au premier sonnet, le poète narre sa rencontre fortuite avec la statue de Marie Stuart, oscillant entre le tu d’une douce intimité et le vous dû à une reine, teintée dans la version de Claude Ernoult d’une passagère désinvolture alors que l’émotion due au choc et au reflux des souvenirs, et l’ampleur de sa portée résonnent d'une voix étreinte.
« Les Ecossais, vraiment étaient rustres, Marie,
Car dans leurs clans aux tartans quadrillés, pas un
N’aurait prévu que les écrans te donnent vie
Ni que de ta statue en orne les jardins.

Même le Luxembourg ! J’y fus à la sortie
d’un restaurant, avec les yeux d’un vieux bovin
promenant ça et là sa démarche ahurie
devant des trains tout neufs et les eaux des bassins.

Je Vous ai rencontrée, et, selon la romance
Qui redonne la vie à un cœur trop usé,
J’ai retrouvé mon souffle avec plus de puissance,
Et, suivant les canons classiques du sonnet,
Tout ce qui m’est resté du russe, mon langage,
Je le consacre à célébrer Votre visage. »
 En revanche, la version d’André Markowicz se révèle plus canaille et familière, sa voix est plus extravagante et coquine.
« Les Scots, sont rats, puisque radins.
Quel mac Callum kilté d’un cœur clanique
Eût dit que, star cinématographique,
Tu renaîtrais statue dans le jardin
Du Luxembourg où j’eus désir soudain
De digérer tout seul l’hommage orphique
Payé à ma caboche de bourrique,
Car Polymphème ne crie pas « putain ! » ?...
Que vis-je ? Vous, et vision divine,
Vous qui ressuscitâtes le passé
En l’âme éteinte, je vous ai tressé 
ce qui me reste d’une joie pouchkine,
Et mes sornettes rustres, bien mesquines,
Bruissent pour votre buste et taille fine. »
L’éditeur n’avait pas exagéré son propos en arguant que « la traduction n'est pas seulement une restitution plus ou moins heureuse d'un texte inaccessible, elle est surtout le moment où le traducteur invente une langue dans laquelle l'œuvre originelle vient se glisser pour exister tout entière là, nulle part ailleurs, loin du triste dépit trop souvent exprimé comme une fatalité, par le lecteur ignorant la langue d'origine, que le vin de la traduction est un vin coupé d'eau. Le texte que le lecteur a sous les yeux est un vin miraculeux. Ce qu'il lit en traduction est bien le texte original d'une œuvre qui n'existera jamais pour lui autrement, le seul texte sur lequel il devra compter pour s'enivrer de vin, d'amour et de poésie. Tout traducteur est appelé à se hisser au rang d'auteur pour accomplir cette transformation miraculeuse […] »

Au quatrième sonnet, alors qu’entre-temps les traits de Marina Basmanova se sont confondus avec ceux de Marie Stuart aux yeux du poète, il change sa reine en confidente et lui parle de cette femme de chair qu’il a follement aimée. Dans la langue de Claude Ernoult, le poète évoque cet amour avec délicatesse, bien que le souvenir ravive avec cruauté toute la douleur passée.
« La beauté dont je fus bien plus tard amoureux
Plus que tu n’as jamais aimé Bothwell, je pense,
m’avait frappé par quelques traits de ressemblance,
avec toi. J’y songe et chuchote : «  Mon dieu ! »

Nous n’avons pas non plus formé un couple heureux.
Elle a pris son manteau, elle a pris ses distances
Pour aller quelque part vivre son existence.
Une ligne fatale était devant mes yeux. 
[…] »
Fidèle au parti pris de s’éloigner davantage de l’original,- Baudelaire s'invite même dans un des sonnets où il n’avait rien à faire, a priori seulement - André Markovicz rend son Brodsky plus théâtral, shakespearien, à la douleur amère, gouailleuse, et à l’alcool mauvais sans doute, plein d’une agressivité qui affleure avec régularité.
« Une beauté qu’en mon plus tendre aage
j’aimais plus fort que tu aimas Bothwell
te ressemblait – de l’extérieur (« Oh Ciel ! »
en me ramentevant son doux visage 
dis-je instinctivement). Ce fut la rage et
la douleur.  – (Et toi, c’était du miel ?)
Elle eut un mackintosch et prit le large,
Et longuement repu de démentiel,
J’abandonnai mon lare aborigène.
[…] »
Dans cet ouvrage passionnant, l’intertextualité de Brodsky est en conséquence poussée à l’extrême des langues, se mêlant à celle même des traducteurs et se goûte en quatre manières magistrales, portées par quatre voix bien distinctes pour ne restituer que celle du grand poète russe. Singulièrement, il est presque permis d’entendre son chant en canon multilingue.

Au milieu du chœur, sur le mode de la parodie, le pastiche de quelques vers du célèbre poème de Pouchkine « Je vous aimais… [14]» se reconnaît dans le sixième sonnet et prête à sourire, dans la version anglaise de Peter France comme dans la française d’André Markovicz. Se déguste donc ici tout l’esprit des poètes-traducteurs qui n'auront finalement pas tant trahi celui de Brodsky:
” I loved you. And my love of you (it’s seems,
it’s only pain) still stabs me through the brains.
The whole thing’s shattered into smithereens.
I tried to shoot myself, using a gun
Is not that simple. And the temples : which one,
The right or the left ? Reflection, not the twitching,
Kept from acting […][15] ”

«“Je vous aimais, et cet amour…” (peut-être
un mal au crâne) embrouille mon cerveau.
tout s’est carapaté par monts et vaux.
j’ai pris un pistolet, mais disparaître
Pose un terrible dilemme temporel :
il faut tirer à droite ? 
à gauche ?...L’on s’empêtre
A réfléchir. »
[1] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus 
[2] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[3]  In Brodsky, A literary life, Lev Losev, Yale University, 2011
[4] In Less Than One, selected essays, Penguin modern classics, 1986
[5] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[6] « Mon corps gisait, mort, au désert
Lorsque la voix de Dieu me lança son appel :
Prophète, lève-toi, sache voir et entendre
Et, tout rempli de mon vouloir,
Parcours les terres et les mers,
Brûlant les cœurs au feu de ma Parole. »
Derniers vers du poème d’Alexandre Pouchkine écrit en 1826. Traduit du russe par Louis Martinez, in Poésies, Nrf, Poésie/Gallimard, 1994
[7] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[8] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[9] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[10] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[11] It was you, on my right,
on my left, with your heated
sighs, who molded my helix,
whispering at my side.
It was you by that black
window's trembling tulle pattern
who laid in my raw cavern
a voice calling you back.
I was practically blind.
You, appearing, then hiding,
gave me my sight and heightened
it. In Collected Poems in  English, Joseph Brodsky, Farrar, Straus and Giroux, 2000, Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[12] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus
[13] Trad. de l’anglais par  Zoé Balthus. In Spoils of War, in  On Grief  and Reason : Essays, Penguin Mondern Classics, 2011
[14] « Je vous aimais: il se peut que l’amour
ne soit pas pleinement consumé dans mon âme ;
qu’à tout le moins, il ne vous pèse en rien ;
je n’entends pas vous causer de chagrin. […]» - Alexandre Pouchkine, 1829. Traduit du russe par Louis Martinez, in Poésies, Nrf, Poésie/Gallimard, 1994
[15] “ I loved you [once]; love still, perhaps,
In my soul is extinguished not completely;
But let it not disturb you any more;
I do not want to sadden you by anything […]” – Alexander Pushkin, 1829. In Text Counter Text: Rereadings in Russian Literary History, Alexander Zholkovsky, Standford University Press, 1994


Vingt Sonnets à Marie Stuart, Joseph Brodsky, trad. Claude Ernoult et André Markowicz, Twenty Sonnets to Mary, Queen of Scots, trad. Peter France (Ed. Les Doigts dans la Prose)

lundi 12 mai 2014

James: Le trou noir de l'ivresse rimbaldienne

Arthur Rimbaud âgé de 17 ans, en octobre 1871 (c) Etienne Carjat
« Maintenant je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : je pense : on devrait dire : On me pense.- Pardon du jeu de mots. – Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait. » 

Arthur Rimbaud écrivit ces mots, ayant fait couler tant d’encre et animé tant d’esprits, à son ami et professeur Georges Izambard, le 13 mai 1871. Il n’avait pas encore dix-sept ans, et sa première lettre au poète Paul Verlaine restait à écrire.

Deux jours plus tard, il persistait et signait une lettre du même tonneau adressée cette fois au poète Paul Demeny.

A la lecture de Rimbaud à Java/le voyage perdu, que l’on doit au critique et écrivain américain Jamie James, il est plus que jamais tentant de fonder sur ce manifeste toute la suite du destin du jeune poète y compris son engagement signé en 1876 pour cinq ans dans l’armée néerlandaise coloniale.

De fait, Jamie James y songea aussi, soulignant justement que « si les Lettres du voyant nous touchent au premier abord, c’est parce qu’elles soutiennent avec véhémence que le dérèglement des sens et la souffrance sont des aspects essentiels  du voyage de l’artiste. Mais leur force indéniable ne tient-elle pas au fait que le voyage y est plus important que la destination ? Ce qu’il faut c’est parvenir à l’inconnu, et non pas forcément l’exprimer ».

La jeune sœur de Rimbaud venait de mourir en décembre 1875. Vitalie avait à peine dix-sept ans. Aux funérailles, les proches eurent la surprise de découvrir le jeune homme chauve. Il s’était rasé le crâne. Jamie James n'a pas exclu qu'il ait voulu exprimer son chagrin de la sorte.

C'est en effet un acte radical, tout à fait rimbaldien, hautement signifiant. Se raser la tête n’est pas un geste anodin. Rimbaud disait quelque chose qui allait au-delà du chagrin. Il savait sans nul doute que la vue de son visage dépouillé de sa chevelure provoquerait un choc, un malaise, que son image ainsi débarrassée des épis de l’enfance indisciplinée, serait parée d’une dureté nouvelle, d’un masque adulte provocant et marquerait ainsi durablement les esprits.  

Il disait à la face du monde que tout était changé désormais, qu’il était bien un autre. Un Rimbaud inconnu, déterminé à s’encrapuler coûte que coûte, était né.

La rupture de sa liaison tapageuse avec Verlaine, dont il venait de recevoir une ultime lettre, était bel et bien consommée. Et bientôt, il n’écrirait plus ni littérature, ni poésie.

A l’aulne de la célébrissime et emblématique devise de Rimbaud, « il faut être résolument moderne », Jamie James se demanda s’il y avait « dans l'œuvre de Rimbaud accomplissement plus moderne que cette fuite abrupte et sans remords, loin de la littérature ? Et les expériences les plus innovantes en matière d'écriture que le siècle dernier nous ait données ne sont-elles pas ravalées au rang de vains gribouillages, en comparaison de ce geste d'une infinie pureté ? »

De Rimbaud, il ne sera plus rien publié jusqu’aux Illuminations en 1886, composées vraisemblablement entre 1872 et 1875.

Six mois après le décès de sa cadette Vitalie donc, Rimbaud avait gagné le port hollandais de Harderwijk, et embarquait le 10 juin 1876 à bord du bateau à vapeur Prins van Oranje pour les Indes néerlandaises, l’Indonésie d’aujourd’hui. Direction Java.

« Au lieu de prendre la soutane, il prit l’uniforme du soldat hollandais : c’était la même chose », ironisa son vieux copain Ernest Delahaye qui tint longtemps la gazette des aventures de Rimbaud le Marin qu’il commentait avec Germain Nouveau et Paul Verlaine. Il avait fini par s’imposer, non sans un certain opportunisme, comme l’« ami professionnel du grand homme ».

Seulement voilà, de Rimbaud en 1876, de son arrivée à Java jusqu’à son retour en décembre à Charleville, Delahaye ne sut que dire, nul ne le pouvait, lui ni personne ne sut rien, personne ne sait rien, à l'exception de quelques maigres indices glanés par les rimbaldiens les plus entêtés, les plus obsédés, parmi lesquels Jamie James. 

C'est heureux. Car de cette page blanche dans la vie de Rimbaud, Jamie James a su tirer un récit passionnant, digne d’un roman presque noir, et l’on oublie l'essai. Happé par le mystère du poète, on se laisse ravir par le plaisir de la quête, de la traque même, au point que l’on devine, avant que l'auteur ne le confesse lui-même, que sa passion était si forte qu'il fut un temps tenté d’inventer l’aventure javanaise du grand poète, de combler ce grand vide de quatre mois lui-même. 

Il avait bien caressé l’idée de faire de Rimbaud son héros. Il aurait sans doute ressemblé à Marlow, en hommage à Joseph Conrad dont il cita d’ailleurs quelques superbes lignes, extraites de l’époustouflant Jeunesse. Il s'était ravisé, conscient de l'extrême défi que représentait une telle entreprise.
« Une perspective me terrorisait tout particulièrement : faire parler Arthur Rimbaud. Il est probable qu’il commandait son café au comptoir comme vous et moi. Mais qui sait ? Peut-être arrivait-il à faire d’une situation aussi banale un véritable petit événement […] J’en suis donc venu à la conclusion suivante : ce Rimbaud javanais pouvait vivre les aventures les plus mirifiques qui soient, l’auteur qui oserait les imaginer serait toujours dans le faux. C’était pure et folle vanité de ma part que de vouloir réinventer les faits et gestes d’un artiste aussi totalement original, aussi incroyablement imprévisible, en un lieu qui lui était, de surcroît, parfaitement étranger. »
Rimbaud était déjà suffisamment fantasmé et difficile à cerner comme ça, il paraissait inutile et fort périlleux de brouiller davantage la donne, sachant qu'« entre ces deux axiomes  - « il est impossible de définir avec certitude l’itinéraire que parcourut Rimbaud de Java à Charleville en 1876 » et « Il est impossible de savoir ce que signifie vraiment Le Bateau ivre » -  il n’y a pas grande différence. »

Parmi les infimes traces du périple du poète, une fiche fut retrouvée dans les archives militaires hollandaises dressant un portrait d'une insipidité sans surprise de « Jean Nicolas Arthur Rimbaud, né le 20 octobre 1854 à Charleville, fils de Frédéric Rimbaud et de Marie Catherine Vitalie Cuif. Visage : ovale. Front : ordinaire. Yeux : bleus. Nez : ordinaire. Bouche : idem. Menton : rond. Cheveux : bruns. Sourcils : idem. Signes distinctifs : aucun. Taille : 1,77 m. »

On apprend au moins, grâce à l’administration hollandaise, que le jeune homme avait laissé repousser sa tignasse. Jamie James, qui fit preuve d’un humour, savamment dosé, presque britannique, tout au long de ses pages, ne sut résister dans la foulée à rappeler l’évocation de Rimbaud par Verlaine, à jamais amoureuxdans Les Poètes maudits (1884) :
 « L’homme était grand, bien bâti, presque athlétique, au visage parfaitement ovale d’ange en exil, avec des cheveux châtain-clair mal en ordre et des yeux d’un bleu pâle inquiétant.»
Paul Verlaine  en 1883 (c) Alecide Allevy
 Il est vrai que sous la plume du poète saturnien, Arthur redevenait cet être inoubliable et fascinant. L'homme aux semelles de vent, le mythe incarné avant l'heure, devait enfin tailler la route.
« Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux. »
D'Une saison en enfer (1873),  ces vers devenaient réalité, le bois s’éveillait en violon, le cuivre en clairon, le poète en soldat.

Après près de deux mois de croisière, sans doute guère confortable, le navire qui charriait Rimbaud accostait le 22 juillet 1876, à Batavia -, Jakarta de nos jours,- dans une Indonésie d’époque que Jamie James dessina en virtuose, fort de solides recherches historiques, documents, cartes, témoignages textuels et photographiques à l’appui.

Ses pages sentent les épices et les encens. Des nuées d’indigènes en sarong, aux peaux mates se devinent fourmillant dans la moiteur tropicale, entre les villas coloniales cernées de jungles et de blancs aux commandes avant de parvenir bientôt dans un camp de baraques militaires, accroché au volcan ensommeillé Merbabu, où s’est installé le bataillon de Rimbaud, à Salatiga, à six-cent mètres d’altitude, au-dessus des rizières.

Le poète de Démocratie, soldat dans les rangs d'une armée coloniale, posait les yeux sur l'autre bout du monde, s’ouvrait « aux pays poivrés et détrempés ».

Le 14 août 1876, Arthur Rimbaud répondait encore présent à l’appel. Le 15, il avait disparu. L’oiseau rare, d’enfer et de paradis, homme ivre de liberté, s’était envolé. Le poète, après s’être réveillé soldat, avait préféré le destin de déserteur et, au péril de sa vie, s’était fait la malle avec brio. 

Manifestement, la vie de soldat ne lui convenait guère, mais l'on peine à croire qu'il en avait été dupe, il devait bien le savoir avant de s’engager. Certains ont même émis l'hypothèse qu'il s'était enrôlé dans un moment de grande ivresse. Il est plus simple aussi de supposer que la désertion avait été préméditée, qu'elle avait été décidée en même temps qu’il s'engageait. Minutieusement préparée sans doute, son évasion fut couronnée du plus excellent des succès, l'invisibilité. C'était le risque à courir pour s'en aller vers l'inconnu. Pour Jamie James :
« On ne peut rien dire de Rimbaud dont le contraire ne soit également vrai. Il fut athée et catholique, classique et révolutionnaire, esthète et barbare, mystique et matérialiste. Il fut intact et souillé, il vécut pour l'art et y renonça : la seule constante de Rimbaud, c'est le paradoxe. »
Ainsi débutait l’énigme la plus profonde de son existence. Rimbaud, brillant par l'absence, ne laissa plus nulle trace derrière lui, nulle part, jusqu’au 31 décembre 1876, jour où il serait reparu comme d'un coup de baguette magique, à Charleville, à en croire le témoignage de sa sœur Isabelle. Abracadabra, Arthur est là.

Qu’a-t-il fait, connu, comment a-t-il vécu pendant ces quatre mois ? Par quelles routes est-il passé, où s'est -il aventuré, pourquoi est-il rentré ? Rimbaud, qui semble n’avoir jamais livré ni un mot ni une page à personne sur ce voyage, créait ainsi, en gardant  résolument le silence, l’une des plus intrigantes énigmes de la littérature. 

Le mystère reste aujourd’hui aussi épais qu’au 15 août de cette année charnière, malgré des bataillons de chercheurs en tout genre qui y ont consacré leur propre existence et y investissent encore de formidables énergies. De découvertes en recoupements, puis en rebondissements, une foule d’hypothèses a ainsi vu le jour que Jamie James détaille à merveille. Un régal aussi exaltant qu’un roman.

Rimbaud est traqué sur tous les bateaux de la planète, on croit le retrouver marin sur le Wandering Chief, on lui découvre le faux nom d’Edwin Holmes. Tout est possible mais rien n'est moins certain et à vrai dire, Jamie James s’en moque un peu, lui, de l’horaire de son bateau, de la date de son retour à Charleville. La découverte de tels éléments ne motivaient guère ses propres travaux, ils n'excitaient pas sa quête. Il aurait aimé par-dessus tout dénicher des cahiers ou des notes, se repaître de vers et de lignes de Rimbaud qu’il aurait écrits là-bas, à Java en 1876, se délecter des mots nés de ces quelques mois d’errance tropicale et que nul autre que lui aurait su inventer.
« Nous sommes à jamais privés de ce que nous aurions tant aimé lire : Java par le regard du poète, à moins que l’on ne retrouve par hasard les journaux perdus de son voyage. »
Cette perspective aux probabilités réduites reste le seul espoir auquel rien n’empêche les fanatiques de s’accrocher. La fascination que la poésie de Rimbaud, sa vie d'homme et de poète, inspirent depuis tout ce temps, réside dans tout ce qui échappe, tout ce que renferme le trou noir de l’ivresse rimbaldienne.

Jamie James, pour qui  « cet énigmatique abandon lance à la postérité le plus intrigant des défis », a excellé à démontrer que l'empreinte mystérieuse de son verbe, doublée de sa fulgurante apparition - qui n'est pas sans rappeler celles d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, au destin toutefois bien distinct – toutes auréolées de secrets et de paradoxes fondent l'extraordinaire passion de l’œuvre et son auteur. 

Rimbaud fait figure d'un ange qui se serait coupé les ailes. Dans son renoncement, se loge quelque chose de l'ordre de la mutilation insupportable, de l'affirmation d'une impossibilité effroyable, du paradis à jamais perdu. Le poète en choisissant de se taire dit quelque chose que le monde ne sait ou ne veut entendre. Quelques poignées à peine en éprouvent, peut-être, une insondable et douloureuse tristesse, un vertige au-dessus du vide.

Rimbaud à Java, Le voyage perdu, Jamie James, traduction de Anne-Sylvie Hommassel (Ed. du Sonneur)

jeudi 1 mai 2014

Rozier: Un dessin est venu, l'autoportrait d'Artaud



Autoportrait d'Antonin Artaud - Non daté

Peinture, dessins, poésie, littérature sont, dans l’œuvre et la vie de Nicolas Rozier, toujours intimement entremêlés.

En 2006, il avait publié chez Fata Morgana, L’espèce amicale, un poème et des dessins. En 2010,  a paru Tombeau pour les rares (Ed. de Corlevour), un superbe ouvrage qui repose sur vingt-sept toiles de Nicolas Rozier, portraits singuliers de poètes qui lui tiennent à cœur, Antonin Artaud, Charles Baudelaire, François Villon, Gérald Neveu, Francis Giauque, mais aussi l’écrivain Léon Bloy et le peintre Vincent van Gogh. A ses portraits peints, correspondent les textes composés à la manière de portraits par des poètes et écrivains contemporains dont Zéno Bianu, Pierre Dhainaut, Marie-Claire Bancquart, Jacques Ancet, Serge Rivron etc. sollicités par Nicolas Rozier.  

L’Ecrouloir  avait été publié deux ans auparavant, également aux éditions de Corlevour, et dont il faut bien relever ce titre magnifique, admirablement conçu, du sur-mesure pour Antonin Artaud. Et plus encore si l’on songe d’emblée, à la chute d’un homme, au génie écroulé. 

Par coïncidence, sans doute, il constitue aussi une excellente résonance à l’analyse d’Evelyne Grossman dans la préface  aux Œuvres d’Antonin Artaud (Ed. Gallimard, Quarto) parues en 2007 :
« Le mot chez Artaud est mise en acte d’incessants lapsus volontaires : la langue tombe, le sens s’effondre et resurgit à la verticale, à l’oblique. »
Un dessin d’Antonin Artaud, est le crucial sous-titre de L’Ecrouloir et, d’évidence, le cœur-même de cette œuvre bouleversante.

A la fois prose et poésie, le texte naît de l’admiration et l’observation de l’autoportrait du poète, écrivain, dramaturge, comédien, dessinateur que fut Artaud. Le dessin est reproduit sur la couverture ainsi qu’à l’intérieur de l’ouvrage et s'explore, se raconte sous la plume captivée et captivante de Nicolas Rozier tout au long de ses pages.  
« Du grand bois sombre de derrière la tête,
D’une ruée d’arbres dont l’homme semble l’après coup,
Un dessin est venu. »
Antonin Artaud en personne est venu au-devant de Nicolas Rozier, déjà depuis longtemps hanté. Le face-à-face s’imposait. Beau et malin. Le contact direct s’établit avec le monstre sacré qui convoque littéralement son cadet par le dessin.

Le dessin est fondamental entre ces deux-là, une langue en soi, alliée naturelle de la poésie.
« Ici, avec ce dessin qui invente à lui seul un musée de l’homme
La chasse racée a coupé ses bases. »
Il y a toujours une certaine solennité à découvrir, observer un dessin, « la source et le corps de la peinture, de la sculpture, de l’architecture et de tous les autres genres d’art et la racine de toute science », disait le peintre et architecte de la Renaissance portugaise Francisco de Holanda.

Les croquis, ébauches, esquisses, études et autres dessins portent toujours en eux une émotion singulière, celle du commencement même. Le dessin est germe, embryon, fœtus d’une œuvre à venir, d’une parole à donner, d’un amour à vivre, dont la sublime fécondation se situe au cœur de la pensée, sa matrice en vérité.
« Le dessin n’a pas cet encrassement posthume des œuvres graphiques parce qu’Artaud a su retenir l’hypnose qu’il y a à dessiner des hommes, des maisons, des forêts. »
Le dessin préfigure la naissance, témoigne du mystère qui le précède. Par essence, le dessin est matière inachevée, secrète, confinée à l’intimité créatrice.

Et le tête-à-tête de Nicolas Rozier avec l’autoportrait d’Artaud est d’autant plus troublant, chargé d’intensité ésotérique, qu’il fait l’effet d’une plongée dans un miroir sans tain, le texte résonnant d’un ailleurs, d’un lointain où le temps et l’espace sont bannis. Il s’agit d’une communication d’outre-tombe.
« Avant même le visage reconnu d’Artaud nous empoigne à vie ce tambour de vision frappée où les yeux sont seuls. » 
Les yeux, autrement dit l’esprit. Toujours isolé, en soi.
La portée du texte s’entend spirituellement, pour ne pas dire religieusement, puisqu’Antonin Artaud en a sûrement bel et bien fini avec le jugement de Dieu.
« Le dessin fusionne les domaines des manœuvres, il enfonce le vieux clou, le clou unique des opérations rugissantes. L’exotisme de hasard dont Artaud s’entoure au dessin ne fait qu’isoler sa lutte, l’émeute en contre-jour de ses vies. »
Dans la voix de Nicolas Rozier s’entend une puissante volonté de réhabilitation du poète, trop souvent réduit à une caricature de dément, de le réinvestir de toute sa dignité d’homme et d’artiste.
« Si l’électrochoc, la privation, l’isolement sont pour beaucoup dans  la misère de son dernier visage, Artaud n’a pas laissé faire, n’a pas entièrement abandonné au sort de la torture de ses traits. Le visage qu’on lui connaît trop bien, celui du retour à Paris, accuse tellement la psychiatrie qu’on ne peut plus le voir sans elle. C’est encore donner aux indignités une attention qu’elles ne méritent pas. Car si l’on regarde bien ce visage sans l’enfouir  sous son histoire terrible, on verra qu’il s’est surtout arc-bouté  sur sa prise inestimable. Presque toute la face  semble s’être donnée aux ennemis pour se sauver les yeux, pour les retrancher sur leur cœur impensable.C’est intraduisible de vie tenace. »
Nicolas Rozier fait montre d’une force époustouflante de compassion qui pourrait être celle d’un camarade de tranchées si elle n’était déjà celle d’un frère sur le front éprouvant de l’existence.
« Artaud donne visage au soldat démembré qui poursuit de rage sur ses moignons. »
D’une écriture riche et trempée, sourd nombre de passages marqués de tensions, de pointes révoltées, souvent teintés de bile noire. Mais il s’agit d’un texte en fusion perpétuelle et la plume de Nicolas Rozier sait être infiniment douce, notamment lorsqu’il évoque Camille Claudel, sorte de sœur d’infortune d’Artaud,  artiste de génie qui connut un semblable et terrible destin, enténébré par la démence.
« Le même amour chassé des coutumes, on le voit aux filles de Camille Claudel. Leur corps n’est plus qu’élongation passionnelle, Et l’on dirait qu’elles supplient quand elles donnent. »  
L’implorante ou la Jeunesse du groupe de L’âge mûr surgissent en pures larmes sculptées.

De même, Artaud ne pouvait pas passer sous silence le souvenir de cet autre frère de génie, son cher Suicidé de la société, dans l’étrange autobiographie de fantôme qu’il soufflait à Nicolas Rozier.
« Artaud sent la retombée humaine du dernier périple. Le silence trie les hommes.
Tout homme fidèle à sa douleur s’échoue en lui pour échapper au sort liquéfié des tendresses. Et Artaud qui le sait, répond en arlésien à Van Gogh. 
La peinture de Van Gogh rencontrée comme en passant avant d’être aimée pour toujours, lui fait un raccourci sur la vie vengée, sur la vie choisie gagnée à l’effort, modelée sur des coups reçus
Définitivement rendus. »
L’exercice d’admiration est toujours difficile et périlleux, L’Ecrouloir est en l’occurrence une réussite exemplaire qui dit tout « […] de l’amour pour les yeux d’assassiné vivant dont Artaud déborde des archives ». D’autant qu’il s’agit  en parallèle d’un hommage original et précieux à l’art du dessin et de la poésie mêlés et dont la double maîtrise est toujours rare.

L'Ecrouloir, Un dessin d'Antonin Artaud, Nicolas Rozier (Ed. de Corlevour)