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lundi 20 janvier 2014

La conspiration poétique de Baudelaire, selon Benjamin

Charles Baudelaire par Félix Nadar vers 1855



La publication du Baudelaire de Walter Benjamin à l’automne dernier par les éditions La fabrique est un extraordinaire événement, retentissant et émouvant à plus d’un titre tant pour les connaisseurs du penseur allemand que pour les amoureux du poète français, tant pour l’histoire de la critique littéraire et artistique que pour celle de la pensée.

Les premiers savaient que Baudelaire occupait une place prépondérante dans la pensée de Walter Benjamin. Le poète était pour lui une référence constante, il avait traduit en allemand ses Tableaux Parisiens, et l’intégralité de son œuvre était l’objet d’études constantes et scrupuleuses. Mais pour qui a lu la correspondance de Benjamin, il était clair qu’il œuvrait depuis des années à un projet de plus grande envergure, extrêmement ambitieux sur le grand poète et dont sont finalement nés les seuls  Paris, capitale du XIXe siècle et Sur quelques thèmes baudelairiens.

Quelques mois avant sa mort, il était fier et heureux d'annoncer dans une lettre à Gretel  Adorno, sa fidèle et secourable amie, épouse du philosophe Théodor  W. Adorno, sa chère petite, écrivait-il affectueusement, que « le Baudelaire progresse, lentement mais désormais, je crois, solidement ».

Et d’ajouter avec adorable malice : « Tu me ferais plaisir de te plonger pendant une heure dans un exemplaire des Fleurs du mal. Je pourrais ainsi t'y chercher des yeux. Comme mes pensées sont en ce moment jour et nuit fixées sur ce texte nous nous y rencontrerons sûrement ».

Il travaillait d’arrache-pied, se savait vulnérable, pressé par la précarité du temps et la menace antisémite ambiante. Il vivait alors à Paris,  la dixième année de son exil, et passait le plus clair de son temps à la Bibliothèque nationale, plongé dans ses recherches, il décortiquait tout ce qui avait été écrit sur Baudelaire et son œuvre. Dehors c’était l’affreuse réalité de la guerre et l’occupation nazie terrifiantes. Lui, abrité dans sa précieuse quête, réfugié dans les livres, compilait les citations, bâtissait l’architecture de son ouvrage, échafaudait sa pensée,  savait ce qu’il souhaitait ériger. Ce work-in-progress de très longue haleine, finirait bien par voir le jour.  « Le Baudelaire » était l’œuvre de sa vie, son unique conspiration, elle était absolue. 

Or le 26 septembre 1940,  Walter Benjamin se donnait la mort. Lui qui n’avait pas fait aboutir sa quête,  qui était si profondément ancré dans l’existence, s’en est arraché malgré lui, pour échapper au sort terrible que la Gestapo lui réservait, il s’en était convaincu. Elle avait déjà saisi son appartement parisien et sa bibliothèque qu’il était parvenu à sauver d’Allemagne, comme une bonne partie de ses manuscrits. Il en avait entreposé certains à la Bibliothèque national par l’intermédiaire de l’écrivain Georges Bataille avant de fuir en zone non-occupée, mais il se sentait traqué. Il était terrifié, désespéré, acculé.

 Il ne finirait pas son Baudelaire, livre mythique, non advenu.

« Personne n’avait  encore essayé de reconstruire le livre projeté par son auteur –  et à ce stade de l’édition, en 1974, une telle tâche paraissait clairement impossible », raconte le philosophe italien Giorgio Agamben, coéditeur du Baudelaire publié par La Fabrique, auquel on doit la découverte en 1981 dans un placard des dépôts de la BNF cette liasse de feuillets manuscrits, de fiches et de notes, que Benjamin avait confiée à Bataille.

« Or, ces documents (auxquels s’ajoutent quelques manuscrits retrouvés peu après sur la même piste)  ne permettent pas seulement de reconstruire la structure du livre avec une précision relative, souligne Agamben dans l’introduction de l’ouvrage, ils permettent aussi d’éclairer de manière inattendue à la fois la genèse et l’évolution de l’œuvre et, de manière plus générale encore, l’ensemble de la méthode de travail du dernier atelier de Benjamin. »

Ce chantier ou work-in-progress, comme l’explique Agamben, met au jour « dans son processus même le modèle d’une écriture matérialiste telle que Benjamin l’appelait de ses vœux : une écriture dans laquelle non seulement la théorie illumine les processus de création, mais où ces derniers jettent à leur tour une nouvelle lumière sur la théorie. »

En effet, il est désormais permis de réaliser combien son goût bien connu des citations était sérieux et ses collections primordiales à l’architecture de sa pensée, nécessaire à  son esprit minutieux. C’étaient les matériaux de construction essentiels grâce auxquels il érigeait son édifice.
« La recherche doit s’approprier les matériaux dans les détails, elle doit analyser les différentes formes de son développement (Entwicklungformen) et en retracer l’articulation intérieure (inneres Band). Ce n’est qu’une fois que ce travail a été mené à bien que le mouvement réel peut être exposé de manière convenable. Si cela marche, si la vie du matériel (das Leben des Stoffs) se présente de  manière idéalement réfléchie, on peut croire alors qu’on a affaire à une construction a priori. »
Et de fait, cette méthode de travail éclaire magistralement et définitivement, la célèbre phrase de Benjamin : « les citations sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions. » Cette phase de sa méthodologie, il la qualifiait aussi de « dépouillement de la littérature ».

Benjamin croyait que tout ce qui est écrit porte déjà la réponse à ses propres questions, et il suffisait de scruter, de décortiquer,  d’analyser, de mettre en relation, en correspondance les textes et il s’y employait si bien qu’à la découverte de ce Baudelaire reconstitué, on mesure l’ampleur du monument encyclopédique et philosophique qu’il bâtissait. Il avait tout lu de et sur Baudelaire, et tout ce qui pouvait le ramener à lui et à son œuvre.
« On trouve dans la méthode de Benjamin comme une reprise de la doctrine médiévale selon laquelle la matière contient déjà en elle toutes les formes et se trouve déjà pleine de formes à l’état « inchoatif » et potentiel, relève Agamben, la connaissance revient alors à faire advenir à la lumière (eductio) ces formes cachées (inditae) dans la matière. »
Ainsi au fur et à mesure de ses lectures et relectures, il créait sa documentation, sa réserve de matériaux littéraires, poétiques et philosophiques, emmagasinait des fragments de textes, tirait des fils conducteurs, extrayait des mots-clé, traquait des notions récurrentes, capturait les correspondances qui lui sautaient à l’esprit. Le livre s’écrivait pour ainsi dire seul.

Benjamin avait saisi cette chose fascinante et capitale que « l’esprit et sa manifestation matérielle fussent liées au point d’inviter à découvrir partout des correspondances […], leur capacité à s’illuminer réciproquement lorsqu’on les mettait dans le rapport convenable, et à vouer à une inutilité manifeste tout commentaire explicatif ou interprétatif », savait Hannah Arendt.

Et Arendt de préciser : « L’intérêt de Benjamin allait à l’affinité qu’il pouvait percevoir entre une scène dans la rue, une spéculation en Bourse, un poème, une pensée ; au fil caché qui les reliait et permettait à l’historien ou au philologue de reconnaître qu’il fallait les rattacher à la même période. »

Benjamin s’émerveillait ainsi de ses superbes et multiples découvertes. L’Eternité par les astres de Louis Auguste Blanqui fut par exemple pour le penseur une fascinante révélation.

« […] L’heure de nos apparitions est fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes », écrivait en 1872 Blanqui , depuis sa geôle où ce révolutionnaire était emprisonné. «Tout ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort de Taureau, je l’ai écrit et l’écrirait pendant l’éternité […] dans des circonstances toutes semblables. »

Il s’agissait d’une « fantasmagorie à caractère cosmique », estima Walter Benjamin, d’« une vision d’enfer » même, alors que Blanqui évoquait le « grand défaut » que présentait sa notion de l’éternel retour - conçue dix ans avant que Friedrich Nietzsche ne livre celle de Zarathoustra – à savoir l’annihilation de toute perspective de progrès, dans la mesure où « l’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations ».

« La formulation de L’Eternité par les astres « c’est du nouveau toujours vieux, et du vieux toujours nouveau »,  nota Benjamin, correspond exactement à l’expérience du spleen telle que l’a consignée Baudelaire. »

Benjamin fut frappé par la proximité des visions respectives de Blanqui et Baudelaire.  Dans le poème Le crépuscule du soir, il releva ces vers « La ville elle-même revêt les traits de l’abîme, de la nuit ancienne dans laquelle la vie est identique à la mort. »

Pour lui, ce sont « les mondes de Blanqui ».  De même, dans Le Gouffre,  Benjamin retint : « Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres » et d’emblée, la résonance est évidente C’est « l’équivalent baudelairien de la vision de Blanqui », écrit-il.
«  La conjonction avec Nietzsche et surtout Blanqui […] fait apparaître l’œuvre de Baudelaire sous un jour inédit. Il est dès lors possible d’interroger l’abîme dont le sentiment accompagne Baudelaire sa vie durant. »  
Dans le poème L’Horloge, Benjamin remarquait aussi que le poète « va particulièrement loin dans le traitement allégorique. Autour du symbole de l’horloge – qui dans la hiérarchie des emblèmes occupe une place éminente – il regroupe le Plaisir, le Maintenant, le temps, le Hasard, la Vertu et le Repentir. La conscience du Temps qui s’écoule et se vide et le taedium vitae sont les deux poids qui maintiennent en mouvement le mécanisme de la mélancolie. »

Il avait enregistré que Marcel Proust, un autre auteur français qu’il avait étudié assidûment, évoquait « l’étrange sectionnement du temps » chez Baudelaire. 


Ainsi, la pensée de Benjamin progressait de note en note, de découverte en découverte, la documentation s’amoncelait, le projet était assurément avancé à en juger par la lettre adressée au philosophe Max Horkheimer en date du 16 avril 1938 dans laquelle il détaillait son projet avec précision.
Portrait de Walter Benjamin, jeune homme (Photographe et date non identifiés)
« […] le travail comportera trois parties. Les titres prévus sont Idée et imageAntiquité et modernitéLe Nouveau et le Toujours-le-même. »

Sa méthode originale et ses recherches lui permettaient d’éclairer Baudelaire et son œuvre sous un jour résolument neuf et bouleversant. Il passait à la phase de rédaction. Ses idées étaient claires, il était prêt. Il avait déjà élaboré le plan de l’œuvre dans lequel il expliquait alors qu’il entendait considérer « le retentissement, presque inégalé, des Fleurs du mal. Les raisons manifestes en sont présentées brièvement tandis que les plus profondes constituent l’objet de toute l’étude, en particulier la question de l’accueil réservé aux Fleurs du mal par le lecteur d’aujourd’hui ».

 Après une analyse poussée de la littérature critique sur Baudelaire, il jugeait qu’elle ne livrait pas la véritable mesure de ce retentissement et, moins encore, n’en offrait des raisons.

L’exposé de la vision allégorique de Baudelaire qui devait constituer le cœur de la première partie  de l’œuvre planifiée par Benjamin entendait souligner qu’au génie poétique de Baudelaire s’ajoutait  le génie mélancolique. Selon le penseur, la mélancolie de Baudelaire était « d’une nature que la Renaissance a qualifiée d’héroïque. Elle se polarise autour de l’idée et de l’image. »

Benjamin s’était étonné que la théorie esthétique avait  repris avant tout de Baudelaire « sa leçon des correspondances, mais sans la déchiffrer » mais soulignait aussi que  l’interprétation que Baudelaire lui-même avait  donnée de son œuvre ne l’éclairait qu’indirectement.

«  L’histoire littéraire, sans trop d’esprit critique, s’en est tenue à la vision catholique de la poésie », tranchait Benjamin.

Le penseur allemand voulait dévoiler la conspiration poétique de Baudelaire, d’une portée considérable à ses yeux, tout d’abord et d’évidence artistique, mais aussi politique, sociale, historique, philosophique. La conspiration poétique de l’auteur des Fleurs du Mal, selon Benjamin,  visait une véritable révolution.

« Les Fleurs du mal peuvent se voir comme un arsenal, croyait-il, Baudelaire a écrit certains poèmes pour en détruire d’autres, composés avant lui. »

Il argua plus loin que Baudelaire « voulait faire de la place pour ses poèmes » et  qu’il « déprécia certaines licences poétiques des romantiques par son remaniement classique de la rime, et l’alexandrin néoclassique par l’introduction dans celui-ci de défaillances et de points de rupture.  Bref, ses poèmes contenaient des dispositions particulières destinées à évincer ceux qui leur faisaient concurrence. »

Pour Paul Valery « le problème de Baudelaire pourrait donc, -  devrait donc, - se poser ainsi : « être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. » Je ne dis pas que ce propos fût conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, - et même essentiellement Baudelaire. Il  était sa raison d’Etat ».

Et à Benjamin de remarquer l’étrangeté de l’évocation de « raison d’Etat » pour un poète et d’avancer que « la formule signale un phénomène notoire : le poète s’émancipant des expériences vécues. La production poétique de Baudelaire est subordonnée à une mission. Il voyait des espaces vides où il a inséré ses poèmes. Non seulement son œuvre peut être définie comme une œuvre historique, mais c’est même ainsi qu’il la voulait et la comprenait ».

Sa poésie lyrique rompt,  insistait Benjamin, « par son énergie destructrice non seulement avec la nature de l’inspiration poétique – forte de la conception allégorique -, elle brise non seulement avec la nature agreste de l’idylle – forte de son évocation de la ville -, elle rompt aussi – forte de la détermination héroïque avec laquelle elle installe la poésie lyrique au cœur de la réification – avec la nature des choses. Elle se situe au lieu où la nature des choses se voit assujettie et remodelée par la nature de l’homme. L’histoire a depuis montré qu’il avait en l’occurrence raison de ne pas se fier au progrès technique. »

Benjamin était convaincu que les bouleversements des conditions artistiques tenaient « au fait que pour la première fois la forme marchandise revêtait une importance cruciale pour l’œuvre d’art et la forme de masse une importance cruciale pour le public. Ce changement était particulièrement ressenti, chose qui est devenue indéniable à notre époque, par la poésie lyrique.  Le caractère unique des Fleurs du mal tient à ce que Baudelaire a répliqué en composant un recueil de poèmes. C’est, dans toute sa vie, le meilleur exemple d’attitude héroïque qui se puisse trouver. »

Aussi, selon Benjamin,  « l’importance unique de Baudelaire vient de ce qu’il a été le premier, et le plus déterminé, à appréhender, dans les deux sens du terme, l’homme devenu étranger à lui-même : à l’identifier et à lui fournir une cuirasse contre le monde réifié ».
« Interrompre le cours du monde  - telle était la volonté la plus intime de Baudelaire. La volonté de Josué [non tant la prophétique : car il ne songeait pas à faire demi-tour] Sa violence, son impatience et sa colère en découlent. En découlent aussi les tentatives toujours renouvelées de frapper le monde au cœur [ou de l’endormir par son chant]. C’est cette volonté qui, dans ses œuvres  l’engagea à accompagner la mort de ses encouragements. »
Ainsi, aux yeux de Benjamin, « la dévalorisation de l’environnement humain par l’économie d’échange a de profonds effets sur l’expérience historique » de Baudelaire. Il se produit « toujours la même chose », disait-il.  
« Le spleen n’est rien d’autre que la quintessence de l’expérience historique. Rien ne paraît plus méprisant que de brandir l’idée de progrès contre cette expérience. D’autant que comme représentation d’une continuité, elle contredit fondamentalement l’élan destructeur de Baudelaire, qui au contraire s’inspire d’une vision mécaniste du temps. En proie au spleen, on ne saurait mobiliser rien d’autre que le Nouveau, dont la mise en œuvre est la véritable mission du héros moderne. La grande originalité de la poésie de Baudelaire est alors qu’il y intègre effectivement l’exemple de l’héroïsme dans la vie moderne. Ses poèmes sont des missions accomplies, il n’est pas jusqu’à son découragement et sa langueur qui ne soient héroïques. »
Le spleen est précisément « le sentiment qui correspond à la catastrophe permanente », releva justement  Benjamin avant de compléter plus loin sa réflexion en soutenant que « le ferment nouveau qui, intervenant dans le taedium vitae, le transforme en spleen, est  l’aliénation à soi-même ».

Parmi l’arsenal baudelairien, Benjamin avait notamment retenu ces Fusées XXII qui ébranlent et plongent en beauté l'être dans l'abîme :
« Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est contenu… je crois que j’ai dérivé… cependant, je laisserai ces pages , - parce que je veux dater ma colère. »
Elle fût doublée de tristesse.

Baudelaire, Walter Benjamin, Edition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi, Clemens-Carl Härle (Ed. La Fabrique)

lundi 25 novembre 2013

Murasaki: Chef-d’œuvre universel d’une herbette de Cour


Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu, traduction de René Sieffert (Ed. Diane de Selliers)



Pénétrer pour la première fois dans la culture japonaise en plongeant d’emblée dans Le Dit du Genji ou Genji Monogatari n’est pas la voie la plus aisée, ni la plus ardue, mais c’est sans doute l’une des plus belles portes qui soit. Elle ouvre sur toutes les autres pour peu que le lecteur veuille bien se donner la peine de la concentration, de l’attention, de la réflexion. Bien sûr, le profane sera mieux doté au départ s’il est un esprit curieux et sensible, s’il a le goût bienveillant de l’inconnu, s’il est naturellement enclin à la poésie et au raffinement, à la musique, à la peinture. En un mot, si son âme est celle d’un artiste. La sélection est naturelle, les affinités électives. Ce trésor n’est pas accessible à tous les barbares que nous sommes.

En tout cas, une fois prêt à ouvrir ce roman de près de 1.500 pages écrites au XIe siècle, il est indispensable de ne pas tourner le dos à l’accueil du vénérable René Sieffert, l’unique traducteur de cette œuvre en français (la première publication intégrale datant de 1988) qui lui a coûté vingt ans de travail acharné. D'autant qu'il dispense en éclaireur essentiel des enseignements lumineux dans une préface précieuse en tout point afin d’entamer et de poursuivre jusqu'à sa fin l'inoubliable aventure (Ed. Verdier, 2011). Car c’en est une.

Un tel livre n’est pas un simple roman d’époque, romantique et exotique. C’est un tour de force littéraire, artistique, poétique, historique. C’est un somptueux chef-d’œuvre salué communément comme « le premier roman psychologique » du monde. 

C’est aussi une légende en soi, une œuvre toute auréolée d'interrogations irrésolues, ayant donné lieu à une vénération quasi-mystique, fanatique. Elle a été adulée tout au long des siècles, ayant inspiré tous les Beaux-Arts nippons jusqu’au XXe, s’inscrivant dans le 7e art au passage et de nos jours encore, dans les mangas.

Dans un coffret magnifique, paru chez Diane de Selliers Editeur en 2007, un livret guide le lecteur à se repérer dans les méandres – ce n’est pas peu dire et ce n'est pas du luxe - de chacun des 54 livres-chapitres qui constituent cette fresque impériale. Des peintures traditionnelles japonaises qu’elle a inspirée entre le XIIe et XVIIe siècles en illustrent à merveille les trois volumes. C’était le rêve de René Sieffert.
« Le mieux eût certes été de pouvoir montrer par des illustrations en couleurs comment vivaient  et se paraient les héros du roman. En attendant d’être en mesure de réaliser un jour ce rêve, là encore, les « Clefs » apporteront de substantiels éclaircissements. »
« Les Clefs pour le Genji » que voulait aussi faire paraître René Sieffert n’ont jamais été éditées.

Le Dit du Genji est un mythe en soi. « De tous les trésors du Japon, le Genji Monogatari est de loin le plus précieux », affirmait le poète, philologue et homme d’Etat japonais du XVe siècle, Ichijô Kanéyoshi.

Deux siècles avant lui, selon René Sieffert, l’empereur Juntoku avait inscrit dans son Journal que « le Genji Monotogari est une chose inexplicable. Il ne peut être l’ouvrage d’une personne ordinaire. » 

Il est en effet attribué à une certaine Murasaki Shikibu. « C’est une tradition constante », ajoute René Sieffert, précisant que « cette attribution n’a que très rarement été contestée globalement, même par ceux des critiques qui mettaient en doute l’unité de l’œuvre et sa rédaction par un seul et même auteur ».

Pour l’avoir d’évidence, en sa qualité de traducteur, scrupuleusement étudiée, René Sieffert a pu se faire sa propre opinion et se disait « tenté pour [sa] part, d’après le peu de que l’on sait de la vie de l’auteur, de penser que l’œuvre est inachevée, que peut-être elle n’avait pas été «  relue » par l’auteur, morte selon toute apparence relativement jeune, mais « corrigée » par contre par l’un ou l’autre des « éditeurs » postérieurs. »

Il semble en outre que l’identité véritable de la dame qui n'avait peut-être pas même trente ans, demeure à jamais inconnue, puisque Murasaki Shikibu est vraisemblablement « un de ses sobriquets que l’usage imposait aux dames d’honneur de la Cour impériale », explique René Sieffert avant de révéler que « Murasaki serait […] un surnom que lui auraient donné les lecteurs de son œuvre d’après le titre du livre 5 « Waka Murasaki », dans lequel apparaît pour la première fois le personnage principal féminin du roman, qui est dans un poème qualifiée de « parente du grémil », murasaki, herbe poétique par excellence, qui croissait en abondance dans la lande du nord de la capitale, dite Murasakino, et dont le latex fournit une teinture pourpre qui est au Japon la pourpre impériale. »

Dame Murasaki pourrait avoir été une jeune aristocrate de lignée impériale, dont le père était lui-même haut fonctionnaire et poète, avance René Sieffert que nous ne saurions contredire. Il n’existe aucun manuscrit de la main de l’auteur, ni même de son époque, le plus ancien manuscrit est daté de la première moitié du XIIe siècle. Notre auteur était une dame de la Cour impériale d’Heian, l’ancienne Kyôto, dame à propos de laquelle à vrai dire personne n’est certain de rien, juste certain de ne rien savoir.

Avec une confiance aveugle, il est donc bon de se laisser guider par René Sieffert au fil des pages, il devient ainsi étonnamment aisé de se trouver bien et si tôt fasciné par le livre et le mystère même de sa naissance, l’origine du nom, la beauté du verbe. C’est une expérience unique, enivrante, sur le pas d’un monde autre. Harmonieux et subtil.

Le Dit du Genji est un texte fondateur de la culture japonaise, d’une structure extrêmement complexe, à son image.

Le Monogatari signifie littéralement « un récit de choses ». Ce sont des récits « toujours fixés par écrit et destinés dans leur principe à une lecture publique à haute voix. » Ainsi, pour respecter la notion d’oralité, René Sieffert a choisi de traduire le terme par « Le Dit », ce qu’il aurait bien pu rendre par conte mais s’y est refusé au même titre qu'il précise que la qualification de roman à laquelle il se laisse aller parfois ne lui semble pas juste non plus.
« […] si j’utilise ce terme c’est exclusivement dans une optique de « littérature générale », car il est bien évident que pas plus le Genji qu’aucun des monogatari qui l’ont précédé et suivi, n’ont le moindre rapport avec ce genre bien défini, propre à la littérature occidentale et plus précisément française, ce que l’étymologie du reste suffit à mettre en évidence. »
La singulière herbette de Cour, dame Murasaki, brillante, érudite, observatrice, s’était attachée à calquer l’univers dans lequel elle vivait afin de donner le jour à son monogatari, au cœur duquel brille son « héros d’amour », le Genji, amoureux perpétuel, enfant naturel de l’empereur, surnommé « Prince radieux » qui ne pourra jamais prétendre au titre impérial mais ne s’imposera pas moins comme un des hommes les plus puissants de la période, malgré une période d’exil douloureuse.

La saga de ce personnage central et de son entourage à la Cour, au début du XIe siècle, à l’âge d’or du Japon, est une admirable initiation à la culture nippone, bien mal connue aujourd’hui encore, elle qui ne ressemble à aucune autre, un formidable accès aux mœurs, us et coutumes d’un peuple de nature intrinsèquement secret qui ne s’ouvrit au reste du monde qu’au XIXe siècle et encore, à contrecœur, n’ayant cédé son Sakoku (politique d’isolationnisme) qu’aux pressions militaires des barbares venus d’occident, américains au premier chef.

La période du Genji est donc florissante, le Japon s’affranchit du joug des hommes de Kara (Chinois). L’empereur et son entourage veillent au respect du cycle annuel des cérémonies, des règles de gouvernement et à l'expression de l’excellence de la lignée pour que perdure son règne. Les femmes, tenues loin des préoccupations politiques, se livrent aux Beaux-Arts et à la littérature, développent leur correspondance intime et amoureuse avec les hommes, en kana (idéogrammes japonais), forme d’écriture émancipée des kanji, idéogrammes chinois, dont l’usage est formellement réservé aux hommes, à l’administration et aux dignitaires religieux bouddhistes.
« Dans l’histoire du Genji proprement dite, l’on peut distinguer plusieurs cycles qui diffèrent sensiblement, non seulement par la nature du contenu ou les personnages qui tour à tour occupent le devant de la scène, mais par le style même qui en dépit d’une incontestable unité […] évolue dans le sens d’une complexité, d’une ampleur et d’une subtilité croissante. »
Au gré des aventures politiques, et surtout amoureuses du Genji, entre Magnificence et Impermanence, se dévoile un monde insoupçonné, extraordinairement codifié, une foule dont le raffinement des liens émerveille, où la maîtrise des arts et la quête de perfection tiennent une place essentielle.

C’est une période paisible, sans guerre qui laisse le loisir de cultiver l'excellence. La Cour mène une existence rythmée par les célébrations et les festivals, se déplace de fête en fête, où chaque seigneur rivalise de magnificence pour enchanter le monde. Le Genji les surpasse tous en tout. 

Tout revêt une signification, une intention singulière, selon le moindre des contextes, l’heure, le climat, le personnage visité ou qui visite, les étoffes et les couleurs que l’on porte, les équipages qui transportent, les instruments dont on joue, les gestes que l’on esquisse, les poses que l'on prend, les choses que l’on voile et dévoile, le papier et la calligraphie des poèmes que l’on écrit, les peintures que l’on offre, les fleurs que l’on coupe, tout doit marquer une préoccupation réfléchie, jamais hasardeuse, toujours signifiante, propre aux familles « de très insigne parage ».
« La lune, à son dernier quartier, se faisait attendre, aussi Monseigneur avait-il fait suspendre ici et là des lanternes dont la flamme éclairait juste ce qu’il fallait. Il jeta un coup d’œil à la Princesse : elle était plus petite et menue qu’aucune autre, au point qu’elle disparaissait dans ses robes. Si elle péchait par manque d’éclat, son air de noblesse était par contre fort plaisant, et pareille au saule qui, vers le vingtième jour de la deuxième lune commence tout juste à ouvrir les bourgeons de ses rameaux flexibles que le vent des ailes du rossignol suffit à emmêler, elle semblait toute fragile. Sur sa robe de dessus étroite à traîne, sa chevelure se répandait de gauche et de droite ainsi que fils de saule. C’était là, selon toute apparence, une manière d’être naïve, inhérente à ses origines hors du commun ; l’Epouse impériale, quant à elle, était pareillement distinguée, mais avec un peu plus de brillant ; ses mouvements, ses attitudes, soigneusement étudiés, ne laissant place à la moindre faute de goût, évoquaient une glycine ruisselante de fleurs à l’approche de l’été, d’une splendeur sans pareille au soleil du matin […] Sur sa robe du dessus couleur prunier rouge, sa chevelure qui retombait en un flot soyeux lui composait une silhouette d’une incomparable séduction ; cependant que celle de dame Murasaki, laquelle portait, sur ses robes de couleur foncée, lie-de-vin peut-être, la robe étroite à traîne d’un rouge-brun dilué, était d’une opulence telle que, amassée au sol, elle lui conférait une idéale et radieuse beauté qui paraissait répandre son éclat tout à l’entour. En termes de fleurs, eût-on évoqué le cerisier qu’on eût été loin de la vérité, tant son maintien défiait toute comparaison. »
Et si les dignitaires et gens de Cour s’amusent, se distraient, s’enchantent, cette multitude se scrute aussi, se jalouse, intrigue, mène ses luttes intestines, fait et défait des alliances. Les jeux de l’amour ont des enjeux dangereux, déterminent la puissance des lignées. Les courtisanes perdent jeunes leur innocence, et les seigneurs polygames, soupirent et versent des sanglots, « mouillent leurs manches » dans l’admiration d’un clair de lune en écoutant les cithares, après la lecture d’un message d’une herbette dont ils auront aperçu la fine silhouette derrière un paravent.

« Il s’empara d’une torche et lut la réponse de la Princesse : elle l’avait écrite d’une main qui manquait de fermeté encore, mais plaisante malgré tout.

-       -  D’un cœur dolent, j’ai appris ce qu’il vous advient, mais que puis-je, sinon deviner vos peines ? « lente à s’éteindre… » disiez-vous :
Ensemble avec vous
Dois-je m’évanouir
Du feu des tourments
Que m’inflige un triste sort
Fumée pareille s’élève
Se peut-il que je vous survive ?

Il n’y avait que cela, qu’il lut avec émotion et gratitude.

-      - Hélas, cette « fumée » sera l’unique souvenir qui me restera de cette vie ! Voué à l’échec aura été mon amour ! dit-il et, pleurant de plus belle, il écrivit la réponse, étendu à terre et s’interrompant sans cesse. Incohérent en était le libellé, et l’écriture était pareille aux traces étranges d’un oiseau.

Et quand je serai
Dans le ciel dissipé
Fumée devenu
Des parages de mon amour
Rien ne pourra m’éloigner 
Au soir du jour fatal, attentivement regardez le ciel ! […] »

La nature prépondérante, omniprésente et les métaphores constantes régissent les échanges sensibles, pudiques, noués entre les êtres par le biais de waka, ces petits poèmes taillés comme autant de diamants de pure connivence qui ornent tout le récit d’une délicatesse incomparable, summum de l'excellence dans la culture nippone. 

Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu, traduction de René Sieffert (Ed.Verdier)

samedi 9 novembre 2013

Acetate Spirit, souffle léger, vapeur éphémère

Acetate Spirit # 202 © Bruno Aveillan


 Bruno Aveillan signe avec Acetate Spirit, une composition photographique de douze variations sur une vanité stupéfiante. 

Visage sans visage ou visage de tout le monde, la figure oscille dans l’espace spectaculaire, tantôt d’un au-delà de lumière idéalisé, tantôt d’un vide d’obscurité dilatée.

Œuvres de pure contemplation de la fuite du temps et des métamorphoses, ces douze icônes contemporaines invitent naturellement à la méditation sur la destinée de l’être, irrémédiablement tiré vers l’abstraction complète.

L’effacement, caractéristique du langage photographique de Bruno Aveillan, dont toute l’œuvre questionne inlassablement la mémoire et la temporalité, demeure plus que jamais significatif dans ces variations où présence et absence se confondent résolument et de manière picturale.

Acetate Spirit renouvelle avec une force extraordinaire et fascinante le thème du « memento mori ! »


Préface par Zoé Balthus, in Acetate Spirit, Photographies de Bruno Aveillan, Poèmes de Zoé Balthus (Ed. NOIR)
Parution le 18 novembre 2013 

Exposition Acetate Spirit de Bruno Aveillan 
Du 18 novembre 2013 au 18 janvier 2014
Galerie Spree
11, rue La Vieuville
75018 Paris

                                       

jeudi 19 septembre 2013

Bouvier: des personnages, des visages, en mots et en images

Le Mur, quartier d'Araki-chô, Tokyo - 1956 (c) Nicolas Bouvier
Embarqué à bord du MM Cambodge à Colombo, et après une brève étape à Saigon, Nicolas Bouvier atteignit le port de Yokohama le 20 octobre 1955 où il sentit instantanément qu’il mettait le pied sur une terre salubre et bienveillante, contrastant grandement et pour son plus grand bonheur, avec l'île de Ceylan et son atmosphère viciée qui avait bien failli le perdre définitivement. 
« L’air de Yokohama s’avalait comme du champagne », se réjouit-il avec style. Il avait quitté l’Europe près de trois années auparavant. Il avait 26 ans et plus de souvenirs que s’il en avait mille.

Il accostait le Japon avec l'enthousiasme incrédule d'un rescapé. Et aussitôt, il partit à l'assaut de Tokyo qu'il aborda au hasard, à pied, avec juste sa brosse à dents en poche,  après avoir laissé son bagage à la consigne de la gare centrale. 
« C’était un bonheur de marcher dans ces longues avenues rafraîchies par le vent en regardant les visages. Toutes les femmes avaient l’air lavées, tous les passants semblaient s’acheminer vers une destination précise, tous les travailleurs travaillaient et l’on trouvait partout des boutiques minuscules qui offraient pour quelques yens un café fort et bon : petits miracles auxquels, après deux ans d’Asie, j’avais cessé de croire. » 
Il se promena dans Tokyo, huit heures durant, à observer et réfléchir. Tard dans la soirée, il s’était retrouvé dans un petit quartier aux rues étroites, « menu, coquet, l’air bricolé de la veille, avec des restes d’une rue plus grande ».

La faim le tiraillant, il poussa la porte du Café Bar Shi. Shi signifie poème. « Ca ne m’a pas épaté du tout : dans ma promenade j’étais tombé sur deux tea-rooms Rilke, un snack François-Villon, un billard Rimbaud et un magasin Julien-Sorel (lingerie friponne). On a des goûts relevés, ici. Dans le local pas plus grand qu’une roulotte, j’ai à peine été surpris de trouver trois gravures de Daumier et d’entendre l’électrophone murmurer du Ravel. »  Epuisé, grisé, il s’était endormi en un clin d’œil sur le comptoir si bien et profondément que le patron, à l’heure de la fermeture, lui avait laissé les clefs !

Ce ton de douce malice émaille bien des récits de Nicolas Bouvier, participe de leurs délices. Mais ce qui frappe d’emblée, c’est une écriture résolument guidée par le regard, par une mémoire photographique. De fait, c’est au Japon qu’il  fut initié au beau métier de photographe. 


« Je suis devenu photographe par désespoir et portraitiste par accident », croyait-il. En réalité, il s’agissait d’un véritable don,- ou d’une inclination naturelle si l’on préfère -, qui se serait révélé tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre. La nécessité s’était simplement mêlée de la partie. 
« Voyager comme je l’ai fait n’est pas une activité innocente. Vous êtes parfois mis dans des situations très dangereuses où vous obligé de sortir vos atouts, s’il vous en reste encore. Si vous n’en avez plus vous mourrez. »
Il était très jeune, et le voyage révélait justement ses merveilleux atouts. Or, cet homme était un œil, un œil  exceptionnel et vif, attiré par les visages comme un aimant. Il avait le génie d'en tirer des clichés et des métaphores tour à tour splendides, drôles, émouvants et toujours marqués de finesse et de justesse incomparables. 

Il croyait que chaque chose avait son mot et affirmait, même si l’on a peine à le croire, qu'il lui en coûtait de se battre « pour faire la poste entre les mots et les choses ». Il s'évertuait à établir entre eux la meilleure correspondance.  « C’est comme réunir deux partenaires qui ignoreraient leur adresse respective », disait-il. Du Bouvier tout craché.

Il croyait « qu’il y a un visage du monde qui nous est dérobé, qu’on peut apprendre à palper par petites touches, et qui repose dans une sorte d’harmonie parfaite ». La recherche mystique l’intéressait davantage, soulignait-il, que la recherche théologique ou l’herméneutique. Il était porté naturellement par les histoires mystiques et d’illuminations.   


Il avait en outre remarqué que « le langage s’arrête à un certain point ». Et lorsque ce point où il devient impossible de décrire est atteint, l'on se heurte à cette douane, cet au-delà où, notait-il, « vous avez deux mots sentinelles qui sont « indicible » et « ineffable » et derrière il n’y a plus de texte. »

Aussi l’on se réjouit de ses voyages aux confins du langage et l’on goûte chaque portrait composé au cœur de ses récits, chaque récit présent dans ses photographies. On est épris de son périple nippon, sensible à chaque personnage ayant croisé sa route qu'il entend présenter au monde entier. Son Japon n’était pas fait de terre, mais de chair, ne s’épanouissait pas en paysages mais en visages humbles et généreux, en personnages remarquables qui, d’une façon ou d’une autre, ont orienté son audacieuse aventure de jeunesse.


Parade du Jidaï matsuri, Kyôto - octobre 1964 (c) Nicolas Bouvier
« Je ne me souviens pas d’un seul visage vulgaire et les yeux n’exprimaient que douceur, confiance et amusement », relevait-il avec une affection palpable dans Chronique japonaise, un fabuleux patchwork d’impressions - nées à l'occasion de différents séjours dans l'archipel, à quelques années d’intervalle,-d’intercalaires historiques, érudits, magnifiques.

Ainsi il s’installa dans un quartier périphérique et pauvre de Tokyo. Des boulots d’occasion d’abord et puis des piges qu’il partageait avec un traducteur, lui permirent de manger et se loger. En vérité, il peinait à joindre les deux bouts. Un photographe japonais, « recyclé comme barman », avec lequel il s’était lié, avait fini par modifier le cours de sa galère en lui prêtant un vieil appareil photographique à soufflet, lui donnant ses premiers cours de chambre noire, en lui faisant remarquer que la photographie éliminait le besoin de traduction et le partage du revenu.

« Nous développions mes films dans les shakers de son  bar, après la fermeture, et les rincions très soigneusement pour que les cocktails du lendemain n’ait pas le goût d’hyposulfite », raconta-t-il en 1992 à Irène Lichtenstein-Fall, dans Routes et Déroutes.


Les habitants de son quartier furent ses premiers clients, ses premiers sujets photographiques. Il leur tirait le portrait. « Mes voisins étaient bien trop pauvres pour avoir autre chose que leur tête à photographier »,  soulignait-il, mi badin, mi mélancolique. Bouvier photographiait désormais pour gagner sa vie.
 « Donc surtout des têtes, lavées, rasées, étuvées, qui venaient poser devant mon objectif au sortir du bain vespéral. Fillettes en larmes, un énorme nœud dans leurs cheveux noirs, vieillards aussi ridés que des tortues, le poissonnier, un bandeau blanc à pois bleus noué autour du front perlé de sueur, ou la jeune coiffeuse poitrinaire qu’à force de trucages et de contre-jours j’étais parvenu à transformer en une sorte de star. »
Il était devenu « une bonne à tout faire photographique ». Cet autoportrait du jeune homme en caricature de photographe, amuse, émeut et attise la sympathie éprouvée à l’endroit de ce naufragé volontaire au bout du monde, de l’écrivain-voyageur-photographe-iconographe porté disparu, emporté par un cancer en  1998. 

A ses débuts, sa spécialité de portraitiste lui avait valu des semaines d’approche et de mise en confiance de ses modèles. Il y passait un temps fou, refusait les photos prises à la dérobée. Le contact et l’autorisation du sujet pour lui étaient essentiels à plus d'un titre mais surtout parce que lors de ces rencontres, il se passait des choses qui précisaient sa vision de l'humain. 
« Je crois qu’il est très important que la personne regarde la caméra, c’est un acte de confiance, et dans ce regard vous trouvez des choses qui aident énormément à vivre. Je pourrais consacrer ma vie aux visages des autres. » 
De fait, il fit sa « petite razzia de visages » à travers le Japon. Plus tard, il soulignera : 
« Je suis portraitiste. Si le paysage est superbe, je le prends et si la photo est bonne, je m’en réjouis. Mais ce qui m’intéresse avant tout, c’est le visage des gens et encore plus, ce qui se passe entre le photographe et le modèle au moment où prend place cette opération à caractère magique. »
Il s’était sincèrement pris de passion pour la pratique photographique qui l’émerveillait et bouleversait son rapport au temps. Il expliquait dans ses Notes en vrac sur le visage, que « par un paradoxe heureux, l’obturateur réglé au 1/60e devient donc une machine à parcourir le temps, capable de fixer dans le même cliché l’impermanence de l’instantané et la durée dans laquelle il s’inscrit. La photo concentre ou dilue le temps avec autant de liberté que le fait la musique, alors que la peinture n’a pas ce privilège » .

C’était l’été 1956, et les affaires n’étaient brillantes pour personne, « l’argent rare et les kimonos de mariage déposés depuis longtemps au clou ». Le photographe débutant était payé en nature. 
« Six œufs, une petite pieuvre, trois chemises blanchies et amidonnées, une séance chez le masseur. Seules les prostituées du ravissant quartier réservé qui jouxtait le nôtre, et qui sont toujours en fonds, payaient cash : cela permettait d’acheter la pellicule et d’envoyer du courrier en Europe. »
Bien sûr, ce n’était pas le Pérou. Il vivait avec l’équivalent d’un franc par jour. Il roulait ses cigarettes « dans du papier avion avec un vieux fond de tabac de pipe et les colle au riz bouilli ». La misère force le génie. 
« Quand Ota san les a vues – on ne roule pas les cigarettes ici – il est parti d’un rire irrépressible, enfantin, délicieux. Avec son vieux visage plissé, ses chaussettes reprisées, son complet qui « pochait » aux coudes, aux genoux, au derrière, ses dents jaunies et écartées, il avait l’air d’un bon lapin salace, un peu mité.  Je lui en ai offert une qu’il a déposée comme une relique dans son portefeuille, et qu’il a sans doute montrée partout. Pas un mot au sujet du loyer. De ce jour, le quartier a changé, il s’est ouvert, m’a laissé voir des faibles qu’il m’avait pudiquement cachés. » 
Monsieur Ota était le propriétaire de son humble logement, venu collecter le loyer. Bouvier était sur la paille et lui devait un mois. Les mots avaient été inutiles. La cigarette roulée avait suffi à faire entendre la condition précise du jeune homme. Ota avait goûté le style du Français sans le sou, tout aussi métaphorique qu'un haïku. 
« « Une grenouille plonge dans le vieil étang, ploc. » Et c’est un instant de la vie qui passe. Le haïku est philosophiquement, l’opposé et l’antidote du projet. »
Les affaires n’allèrent guère mieux et, en 1956, année du Singe, Bouvier apprenait à « ne plus manger du tout ». La faim était le signe de la misère véritable qu’il évoquait avec un flegme digne d’un sujet britannique, notant que « c’est le meilleur moyen de vaincre les dernières réticences qu’inspirent une cuisine étrangère. » Et de préciser : 
« Au bout d’une semaine de diète, les fumets et saveurs qui me paraissaient suspects il n’y a pas si longtemps encore me vont droits dans l’estomac. »
Il avait atteint un point de non-retour, mais de cette fatalité jaillirait nécessairement quelque chose. De fait, ne manquant ni de méninges ni d’instinct ni de désir, ni d’atouts, parvenu littéralement au pied du mur, une clef étrange presque magique allait lui être offerte. 
« Quand les choses tournent mal, plutôt que de trop attendre des gens, il faut aiguiser ses rapports avec les choses ; c’est un simple mur qui m’a tiré d’affaires. »
Il aurait pu ne pas la voir ou l’ignorer, mais il s’en saisit aussitôt jouant son va-tout si bien qu’elle lui ouvrit la voie parfaite pour rentrer en Europe. Il errait depuis quelque temps, la faim au ventre, sur un terrain vague qui surplombait un mur de béton qui s’était mué, soudain, sous ses yeux ébahis, en une formidable scène de béton emplie de passants tout au long du jour et de la nuit. Il s’agissait d’un théâtre incroyable que personne à Tokyo n’avait jamais considéré sous ce jour et encore moins songé à le photographier. La belle ironie du sort. 
Le Mur, quartier d'Araki-chô, Tokyo - 1956 (c) Nicolas Bouvier
Il s'était alors posté en face avec son appareil et en tira une série photographique avec des pellicules achetées grâce aux quelques yens qui lui restaient. Il avait photographié ce théâtre vivant comme on joue un coup de poker, celui de la dernière chance.
« Ce soir j’ai terminé mon dernier film. Heureusement. En quatre jours, j’étais devenu mythomane. Les simples passants ne me suffisaient plus. Devant mon mur, je voulais de l’action, une querelle, un assassinat… l’Empereur. » 
Cette dernière cartouche avait mis dans le mille. Ses images remportèrent un succès retentissant et lui permit de s’offrir un billet pour Marseille, en bateau. Sacré coup de théâtre. Il se sauvait, au propre et au figuré, avec panache. 

En 1964, année du Dragon, il était de retour au Japon, cette fois avec son épouse, son petit garçon et une mission rémunérée. 
« Le pays, le souvenir que j’en avais, moi-même : tout s’était modifié. Rien ne s’ajustait plus. Tout était à reprendre. » 
C’était manifestement compliqué pour lui de revenir sur ces lieux et dans ces circonstances nouvelles. La mue avait eu lieu mais l’enveloppe encore fraîche était pénible à endosser. Il avait mal à l’être et l’endurait avec stoïcisme. 
« J’ai posé ma vieille peau quelque part dans l’étendue du sommeil. La nouvelle est encore douloureuse et fragile mais il y aura certainement moyen de vivre à l’aise quelques années dans cette peau-là ; l’autre n’allait vraiment plus
Alors il jeta son dévolu sur Kyôto pour s’établir avec sa famille. Après tout, il n’y avait jamais vécu, la ville était moins chargée d’histoires personnelles, de passé révolu. Lors de son précédent séjour, il avait sillonné le Japon à pied. De Tokyo pour rejoindre Kyôto, il lui avait fallu six ou sept semaines de marche qui lui avait valu une foison de plaisirs et de découvertes uniques, inoubliables, sans prix. La fortune amassée en chemin, l’air de rien.  

Des souvenirs surgissaient de ses jours de marche et de rencontres, quand après ses « nuits passées sous l’auvent de petits temples à la campagne, hameaux et rizières solitaires de la péninsule Ki », il était parvenu « aux faubourgs de l’ancienne capitale en chemineau émerveillé. C’est ainsi qu’il convient d’aborder une ville qui compte six cent temples et treize siècles d’histoire ». Les paysages mêlés de nostalgie défilaient sous ses yeux, tout au long du trajet, à regarder par la fenêtre de l’automobile qui les conduisait dans l’ancienne capitale impériale où, avec Eliane qu’il avait épousée en 1958 et leur petit, ils allaient bâtir leur nouvelle existence. Il classait Kyôto « parmi les dix villes du monde où il vaille de vivre quelque temps. »

En quête d’un logement, il visita une ancienne demeure appartenant à un « vieux couple de patriciens désargentés […] Lui : squelette distingué, un veston de tweed usé passé sur une camisole de flanelle grise qui ressemble à un bourgeron de forçat. Elle, presque aussi décharnée, les yeux enfoncés et fiévreux, le visage comme un chiffon de papier de soie engoncé dans l’encolure d’un kimono sévère et somptueux ».


Et l’on savoure ici, comme maintes fois ailleurs, son talent à esquisser en quelques traits le portrait singulier de cette paire d’ancêtres auprès de qui on ne reviendrait jamais plus. Mais c'est ainsi qu'au fil des pages de Chronique japonaise, le pays prend corps et visage humain. Comme sur l’île de Shikoku, où il séjourna en mai 1966, la région trouva son incarnation dans une servante d’auberge, - parfaite antithèse des beautés peintes par Shoen Uemura - qui s'était attachée à expliquer à Bouvier d’où venait son poisson cru (sashimi) dans une scène exquise. 
« Elle décolle légèrement ses énormes fesses de ses talons,  étend les bras pour expliquer la notion de « grand » et rugit d’une voix rauque okina sakana (un grand poisson). Une bonite, donc. La dimension, le nom du genre animal, et l’on sent qu’à son propre frère elle ne pourrait pas en dire davantage. Elle n’est cependant ni carrément vilaine, ni carrément sotte, ni malheureuse. Elle est plutôt ébauchée. Une ébauche de voix, un visage où les yeux, le nez, la bouche sont à peine esquissés, comme dans le dessin d’un enfant qu’on aurait fait gribouiller trop longtemps et qui aurait perdu tout intérêt à l’entreprise. Elle a des joues énormes et rouges, une touffe considérable de cheveux noirs frisés, et elle remâche ce mot sakana comme une bouchée qui passerait mal. La nature ne s’était pas mise en frais pour elle et lui avait fabriqué juste pour trois yens d’expression, à peine de quoi remplir un visage minuscule, mais elle a dû beaucoup manger, grandir plus que le ciel ne l’avait prévu et ce peu de physionomie qu’elle avait s’est totalement perdu en changeant d’échelle. » 
Il posait un regard amusé, étonné, tendre sur ce qui, tout en étant d’évidence étranger, était aussi étrange, cocasse, excentrique. 
 « J’essaie de mettre en mots des personnages, des figures, des instants, parce que j’ai envie de les faire partager. Je vais chercher les choses assez loin, et si je ne les trouve pas, je n’écris pas. »
Bouvier était un passeur d'une dimension spirituelle singulière, qui aura rendu hommage à la fabuleuse diversité humaine avant de lui tirer sa révérence avec l'extraordinaire satisfaction d'avoir bel et bien habité le monde.

Œuvres, Nicolas Bouvier (Ed. Gallimard, Quarto)
Le Japon de Nicolas Bouvier (Ed. Hoëbeke)

lundi 9 septembre 2013

Bouvier : voyager, écrire et apprendre à mourir


Nicolas Bouvier - 22 Hospital Street - Un film documentaire (2005) de Christoph Kühn
Nicolas Bouvier prit la route à 19 ans. Il quitta Genève et s’en tint éloigné treize années durant. Il avait voulu partir loin de sa contrée natale, sillonner la terre, prendre le temps de vivre sous d’autres cieux, partir loin et pour longtemps. Il avait choisi de confronter ses rêves de l’étranger à l’étranger et devenait un étranger en soi, peut-être partout et pour toujours.

Il avait ouvert les yeux sur cette grande Terre, les avait plongés dans la multitude de regards qui s'y croisaient. Il s'est jeté au monde, a puisé son or dans les traits des visages rencontrés au hasard des chemins sur lesquels il s'aventurait. Il s'est noyé au fond de l’inconnu, afin de mieux se perdre de vue.


Au contraire du touriste, il n'avait pas mis les voiles « pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël». D'expérience, il affirmait dans Le Poisson-scorpion qu'il fallait « que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels ».


Il entendait le voyage tel qu'un éveil à l’existence et à la valeur du temps qui passe, un face-à-face sans artifice, sans enluminure, sans dorure, sans voile, sans pudeur, telle quelle, dans sa vérité pleine et entière, dure et pénible, belle et pathétique, violente et dramatique. 


En chemin étranger, on se quitte soi-même, on se défait de ce qui prédéfinit, pré-oriente, prédétermine. L’écrivain semblait entendre le voyage telle une conjuration du sort, du sort qui incombait naturellement, qui allait de soi et qu'il refusait. Il entendait être le maître de son destin ou, en tout cas, s’en offrir l’illusion.

« On s’en va loin des alibis ou des malédictions natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d’attente archibondées, sur de petits quais de gare atterrants de chaleur et de misère, ce qu’on voit passer c’est son propre cercueil. Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? » 
Tout est en question, sans cesse.

Le grand voyageur a connu le sentiment d'abandon du milieu naturel et partant, d'abandon de soi. Il sait la difficulté du déracinement, l'épreuve de l'oubli. Il prend conscience de sa disparition aux yeux de ceux qu'il laisse derrière, de même que les paysages et leurs habitants familiers se volatilisent dans son esprit pour laisser place aux êtres et rivages qu’il visite. Leurs images s'estompent au loin, puis peu à peu au sein même des souvenirs, elles prennent l'allure de mirages. D'autres visages apparaissent le long des terres étrangères qui, à peine apprivoisés, ne tarderont pas à devenir flous à leur tour, aux premières heures du périple suivant.


L’existence du voyageur est une mer aux flux et reflux incessants, comme des marées. Elle se vide et se remplit constamment au gré de ses pérégrinations. Bouvier, dans L’Usage du monde, disait avoir ressenti que, « comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr ». 


Partout où le voyage le conduit, il fait peau neuve. Il se produit une sorte de mue du voyageur. Ce qu'il était se désagrège. D'une rive à l’autre, seulement enveloppé du temps et de l’espace présents, il n'est jamais le même. Plus il s'éloigne d'où il vient, plus il s'en tient éloigné longtemps, plus il se défait aisément de ce qui l'encombre, ce qui pèse inutilement, pour ne conserver que l'infime et strict nécessaire. Ainsi, il se rapproche de l'essentiel. Il avance de plus en plus excorié et nu, soumis à une succession de métamorphoses qui le préparent à l'absolu dénuement de sa finalité d'os et de poussière.


Bouvier avait flirté avec la mort à Ceylan, connu la faim au Japon, était passé par des moments très difficiles et périlleux qui, disait-il, « vous renvoient à vous-même avec brutalité, comme un poignard qui tout d’un coup se retourne contre celui qui le tient. A ce moment-là, on s’aperçoit qu’on n’est rien ».


Autrement dit, les épreuves du voyage crèvent l’ego, cette vaine baudruche, chahutent l’orgueil, ce grotesque postiche, forcent l’humilité face à la reconnaissance de son immense ignorance, font sentir et mesurer toute la réalité de la misérable vacuité des hommes.

 « Quoi qu’on puisse faire, on n’a finalement que ses carences et sa niaiserie à opposer à l’invention du monde qui est fabuleuse. » 
Bouvier enfonce le clou. Se frotter au monde dès lors, c’est accepter de se soumettre à ses innombrables, insoupçonnés, imprévisibles périls et merveilles.

« Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. C'est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n'a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. Le reste, c'est du patinage ou du tourisme », soulignait-il de sa malicieuse ironie dans Le Poisson-Scorpion. Cet ouvrage, qu’il qualifiait de « petit conte noir tropical », fut le fruit d’une  écriture-exorcisme  à l’issue de son séjour de huit mois à Ceylan dont il était parvenu à fuir l’emprise, alors qu'il était victime de son enchantement négatif. 


Après Ceylan, il avait repris goût à la vie au Japon, contrée qui joua un rôle déterminant dans son existence, en modifia bellement le cours. En arrivant, il avait été si heureux d’y retrouver « un monde où les femmes existent.»

 « J’aime beaucoup les Japonaises et j’en aurais volontiers épousé une si l’une d’entre elles avait bien voulu de moi. […] ça m’a aussi valu de fréquenter les prostituées et d’avoir beaucoup de respect et d’amitié pour cette catégorie de personnes. » 
Il s’était lié en effet à de petites paysannes qui se prostituaient dans le quartier de Tokyo où il logeait. Elles l’accueillaient dans la journée dans leur bordel où il trouvait de la fraîcheur pendant l’été, de la chaleur l’hiver et pouvait y écrire à son aise. Il avait très envie de leur consacrer une histoire, disait-il,  « pas une histoire d’amour, mais une histoire de femmes. » 

Bouvier était un naufragé, et son écriture, un vagabondage érudit et imagé au cœur du vivant et du lointain, une initiation à la vie, à la mort, à L'Usage du Monde.


Il avait découvert que l’écriture, « lors qu’elle approche du “vrai texte” auquel elle devrait accéder, ressemble intimement au voyage parce que comme lui, elle est une disparition. »


Cette notion de vrai texte en tant qu'effacement de toute espèce de transmission égologique était son idéal. Dans l'écriture même, il voulait tendre vers ce jaillissement d'un monde dépouillé de lui-même, n'aspirait à rien d'autre qu'à l'oubli de soi, qu'à extraire l'essence même de l'humain, à se fondre idéalement au tout et n'exprimer plus que ce qui a valeur universelle.


Il serait erroné d'entendre cet effacement de soi comme la résonance d'une difficulté d'être, d'une absence de légitimité au monde. Au contraire. Bouvier était un grand penseur, dont la soif de connaissance était impossible à rassasier. Il était loin du révolté amer qu'incarnait, en revanche, son ami Lorenzo Pestelli rencontré au Japon, qui blâmait sans cesse le monde. Bouvier cherchait inlassablement, avec bienveillance, et se perdait sûrement, avec sagesse. Et tant le voyage que l'écriture nourrissaient sa quête.


Fort de l'enseignement du moine, poète, voyageur nippon Bashô qu'il lut au Japon, il avait conclu que le je est une ombre portée au cœur de l'image et du texte, et par conséquent, qu’il doit à tout prix s’absenter, se rendre invisible et muet pour laisser voir et entendre ce qui doit être transmis sans être oblitéré par l’identité. 


Au fur et à mesure de ses dérives planétaires, de ses errances, il se sera ainsi « débarrassé du superflu par érosion, c'est-à-dire de presque tout. »


En tout cas, il se sentit  « débarrassé d'une quantité de conneries et dépositaire d'une quantité de trésors », confia-t-il à Irène Lichtenstein-Fall dans une série d'entretiens, publiée en 1992 par la maison d'édition genevoise Metropolis, sous le titre Routes et déroutes.


« C'est uniquement pour ça que je me suis mis à écrire. Je n'avais pas du tout envie de mener une vie d'écrivain [...], déclara-t-il, je ne pouvais pas garder tout ça pour moi. »


Dans ses précieuses Réflexions sur l’espace et l’écriture, il admettait que « sans cet apprentissage de l’état nomade », il n’aurait « peut-être rien écrit. »


Il estimait que « pour les vagabonds de l'écriture, voyager c'est retrouver par déracinement, disponibilité, risques, dénuement, l'accès à ces lieux privilégiés où les choses les plus humbles retrouvent leur existence plénière et souveraine ».


Il disait l'enseignement inestimable que l'étranger dispense. Il témoignait à sa manière, puisant à la beauté de la langue, avec intelligence et érudition, que « le voyage où, petit à petit, tout nous quitte est aussi, symboliquement et réellement passage d'un état grossier à un état subtil et donc, apprentissage de la mort […] Et si l'on souhaite raconter ce que l'on a vu, être dans la définition stendhalienne, " un miroir promené le long d'une grande route ", il faudra que le langage subisse la même épreuve, chaque mot passé au feu, et comme alchimiquement "éprouvé", tout ce qui sonne juste étant le fruit de combustions ou de distillations successives qui s'opèrent souvent à notre insu. »


Dans Routes et déroutes, il précisait encore la fraternité du rapport qu'il établissait entre voyage et écriture, liés par la même nécessité de présence imperceptible, d’humilité absolue qu’il exigeait d’ailleurs dans sa pratique de la photographie.

« Dans les deux cas, il s'agit d'un exercice de disparition, d'escamotage. Parce que quand vous n'y êtes plus, les choses viennent. Quand vous y êtes trop, vous bouffez le paysage par une sorte de corpulence morale qui fait qu'on ne peut pas voir. Vous entendez des voix qui vous disent : "Ôte-toi de là" (...) Et du fait que l'existence entière est un exercice de disparition, je trouve que tant le voyage que l'écriture sont de très bonnes écoles. »
 Œuvres, Nicolas Bouvier (Ed. Gallimard, Quarto)