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mardi 27 avril 2010

Muray-Luchini, duo de trouble-fête

091dix
Lichtsignale - Otto Dix - 1917


Fabrice Luchini, un dossier orange glissé sous le bras, pénètre sur la scène intimiste du Théâtre de l’Atelier où l’attendent un fauteuil de cuir rouge, une table de bois ronde sur laquelle sont disposés une petite pile de livres et un verre d’eau, ainsi qu’une salle comble de spectateurs dont le souffle semble tout entier suspendu. La mise vestimentaire est sobre. Veston noir, sur chemise noire, jean noir, chaussettes et mocassins noirs. Son allure est naturelle, élégante. Sa petite taille est à peine remarquable tant sa présence impose la plénitude, palpable dans l’espace. Il paraît grave, presque sombre. Eprouve-t-il quelque anxiété ? A-t-il réellement le cœur à se trouver ici aujourd’hui face à tous ces inconnus ? Le comédien embrasse à la ronde toute l’assemblée de son regard d’illuminé,  et à laquelle il s’adresse aussitôt, en même temps qu’il s’assoie en croisant les jambes, que ses traits, eux, se détendent et s’éclairent d’un sourire radieux. 
« Autant de monde pour Muray, par un beau dimanche à 13 heures alors qu’il fait 31 degrés dehors, quand il y a Paris-Plage … Merci ! » 
Sa voix  porte haut et loin la jubilation mise en branle. Le malicieux clin d’œil a séduit d’emblée les adeptes de Muray. Les rires fusent comme d’un seul homme, intimidé et cependant encouragé par la chaleur du contact qu’il avait d’abord craint de trouver froid. La conquête du public est entamée. 
« Je vous préviens, ici, ils n’ont pas de climatiseur. Il va faire chaud… Et dire que je reviens cet été ! » 
Derechef, il ôte son veston. Le ton est donné, la grave ironie du rire dominera la séance pendant près de deux heures.

L’homme chausse ses lunettes à monture marron, aux verres rectangulaires, passe une main sur une tempe grisonnante, avant de se saisir d’un livre. 
« Je vais vous lire du Cioran, pour la mise en bouche, si je puis dire (…) Il permet de percevoir Muray … comme un enthousiaste ! » 
Salve de rires. Le texte d’Emil Cioran, date de 1967, extrait des Cahiers de son journal, relate une promenade qu’il fit par un jour de déprime, parmi tant d’autres, au Jardin du Luxembourg. Ce jour-là, le philosophe roumain reconnaît la silhouette de son ami, l’écrivain irlandais Samuel Beckett, paraissant absorbé,  l’air absent. Luchini marque une pause joviale, le temps d’inviter au rêve de cette bienheureuse époque quand, à flâner au Luxembourg, on pouvait avoir la chance de croiser un Cioran ou un Beckett perdus au cœur de leurs pensées ! Le comédien demeure silencieux, le regard en suspens, teinté de nostalgie, il les a rejoints incognito et observés à distance. Après quelques secondes à peine, il en revient, heureux, au présent.

La mise en bouche est fine et savoureuse.

Et de reprendre le récit du journal, alors que Cioran s’interroge sur l’opportunité de troubler le cours de la solitude réfléchie du dramaturge. « Tout chez lui exprime le monologue muet », note-il. Tout bien considéré, « il vaut mieux que nous ne parlions pas », la conversation exige toujours tant de frivolité, de bavardage… Lui-même se sait déjà « tellement rempli de tourments que tous les problèmes des autres [l]’indiffèrent totalement ».

Le penseur se détourne et laisse son ami penser. 
« A quoi ça va servir de parler ? »
La décision d’Emil Cioran ne lasse pas Luchini d’en interroger la force et l’élégance. Il le prouvera, plus tard. A explorer la ténébreuse mélancolie de celui qui fait, à ses yeux, figure de génie, le comédien toise d’autant mieux la teinte de la sienne qu’il a confrontée depuis longtemps à d’autres, à celle de Baudelaire, Flaubert, Nietzsche, Céline, Valéry et bien sûr Muray.

Quatre ans après le décès de Philippe Muray, philosophe, romancier et essayiste, à la plume vive et précise, à l’esprit acéré et sarcastique, Luchini - qui en connaît les textes sur le bout des doigts - entend lui rendre vie à force d’éloquence. Une simple lecture n’y aurait pas suffit. C’est une tribune qu’il faut à cette fine lame.

Alors Luchini la livre ou plutôt la délivre, en un parfait exercice de style couplé d’admiration. D’apartés comiques en piques habilement ajustées au détour d’une phrase, Luchini s’attache à mettre les points sur les i, à rétablir l’image à sa juste dimension de celui qui fut trop aisément et faussement, classé dans la catégorie des infréquentables réactionnaires de droite, s'applique à en épouser la voix, avec fierté, à cœur joie. Pour ce faire, il a élu une poignée de textes qui stigmatisent, avec brillante férocité et implacable lucidité, les traits les plus consternants d’absurdité que portent notre époque et ses indigents représentants, chantres de vulgarité, d’un ennui désertique.  

Il aura fustigé la classe politique et ses discours récurrents qui ne puisent qu’au néant. Il aura dégommé l’obscène comédie que jouent ces chefs de partis prônant des remèdes aussi stériles que fallacieux à opposer aux maux de leurs concitoyens naïfs, ignorants, fautifs sans doute de se laisser prendre au piège de l’éloge clinquant du positif. Il se sera attaqué avec virulence à cette société de  l’hyperfestif, aura chargé contre « l’univers des contes de fées remplaçant peu à peu le réel dont personne ne veut plus » et le culte minable de ce qu'il nomme l’infantéisme.

Ses armes sont le verbe haut, l’esprit radical, l’humour noir et la critique corrosive. Ici, Luchini s’en saisi à sa suite, en digne héritier afin de poursuivre son entreprise de démolition, d'utilité publique.

Luchini est déjà hilare, il sera hilarant. Ouverture du dossier orange recelant les textes élus :  Il ne faudrait jamais, ou le débat en question, ce vain « magma d’entre-gloses », « mirage du champ de bataille » qui semble tant obséder nos contemporains déplorant « l’absence de vrai de débat »

« Mais débattre de quoi ? », « débattre que l’avenir n’a pas de futur ? », « débattre que Paris-Plage, la Nuit Blanche, la Gay Pride ne font plus débat ? » Et puis, « comment reconnaître le vrai du faux débat? » interroge Muray,  tel un « Devos métaphysique », à jouer sur les mots en virtuose de l’absurde au point d’imaginer une plainte déposée pour « faux débat ». Au détour, il aura relevé que « la pensée magistrale ne commence que là où le débat s’achève »

« C’est du Nietzsche ! », s’écrie Luchini qui se souvient avoir utilisé cette citation sur le plateau d’une émission télévisée de Taddéï. « Ah ! Il n’a rien dit, s’est contenté de sourire. Ah, le sourire de Taddéï… »

Luchini délectera le public du Tombeau pour une touriste innocente que Muray a conçu, selon lui, tel un pastiche acide d’une fable de La Fontaine. 
« Elle était cyber-conne et votait Jospin. »
Le comédien n’y résiste pas. Il répète en riant à gorge déployée, à plusieurs reprises : « elle était cyber-conne et votait Jospin » ! « Elle était bête et triste et crédule et confiante/Elle n’avait du monde qu’une vision rassurante » et « Dans le métro souvent elle lisait Coelho / ou bien encore Pennac et puis Christine Angot / Elle les trouvait violents, étranges et dérangeants / Brutalement provocants simplement émouvants. » 

Luchini ne ratera moins encore le Sourire à visage humain,  portrait de Ségolène Royal qu’a peint Muray au vitriol en 2004. Luchini jubile, traits et gestes accompagnent la parole, il joue avec brio.

« La daïlamama du troisième millénaire !, se gausse le comédien, c’est génial ! » L’assemblée rit de plus belle.
« On tourne autour, on cherche derrière, il n’y a plus personne, il n’y a jamais eu personne. Il n’y a que ce sourire qui boit du petit-lait, très au-dessus des affaires du temps, indivisé en lui-même, autosuffisant, auto-satisfait, imprononçable comme Dieu, mais vers qui tous se pressent et se presseront de plus en plus comme vers la fin suprême.C’est un sourire qui descend du socialisme à la façon dont l’homme descend du cœlacanthe, mais qui monte aussi dans une spirale de mystère vers un état inconnu de l’avenir où il nous attend pour nous consoler de ne plus ressembler à rien.C’est un sourire tutélaire et symbiotique. Un sourire en forme de giron. C’est le sourire de toutes les mères et la Mère de tous les sourires.Quiconque y a été sensible une seule fois ne sera plus jamais pareil à lui-même.Comment dresser le portrait d’un sourire ? Comment tirer le portrait d’un sourire, surtout quand il vous flanque une peur bleue ? Comment faire le portrait d’un sourire qui vous fait mal partout chaque fois que vous l’entrevoyez, mal aux gencives, mal aux cheveux, aux dents et aux doigts de pieds, en tout cas aux miens ?Comment parler d’un sourire de bois que je n’aimerais pas rencontrer au coin d’un bois par une nuit sans lune ?Comment chanter ce sourire seul, sans les maxillaires qui devraient aller avec, ni les yeux qui plissent, ni les joues ni rien, ce sourire à part et souverain, aussi sourd qu’aveugle mais à haut potentiel présidentiel et qui dispose d’un socle électoral particulièrement solide comme cela n’a pas échappé aux commentateurs qui ne laissent jamais rien échapper de ce qu’ils croient être capables de commenter ? »
Luchini avait déjà lancé l’attaque sur Les emplois jeunes, caractéristiques  de « cette ère du festif sans limites », sortis tout droit du chapeau magique de Martine Aubry, qui se pose « du côté du domaine de l’innovation ».

 « Notre époque s’exprime par ses fêtes », allons « la Job Pride » peut commencer, abondamment louée par « l’effervescente propagande médiatique », faisons fleurir « agents d’accompagnement, agents d’ambiance », tous les « agents qui favorisent le décloisonnement ». Et après ? Mais « qu’importe l’ambiance, pourvu qu’on ait l’agent ! » Absurdes toutes ces « expressions sans objets » ? « Ces nouvelles entités linguistiques » dépourvues de fondement ? Pire, affirme Muray, elles sont symptômes mêmes du mal à l’œuvre : 
« Au fur et à mesure que le désastre progresse, le langage se contorsionne.» 
Et Luchini rit, et le public avec lui. Mais que disent vraiment tant de rires dans l’intimité de tous ces spectateurs ? Quel est le véritable écho produit par ces subtils jeux de mots ? L’hyperfestif poursuit la fête en son miroir. Il s’esclaffe.

« Je ne veux pas rire de certaines choses », cingle pourtant Muray avant de poursuivre la satire, épaulé par le talent de Luchini à enfoncer scrupuleusement ses clous, « le négatif n’a plus droit de cité »

Le comédien veille à souligner la pensée de l’auteur, se plaît à en répéter les phrases les plus virulentes qui accusent la terrible perte du sens, en fait drôlement tinter les clés. Refusant le concret, « professionnel sans emploi »  attaché à l’inessentiel,  l’hyperfestif  fait donc « route vers l’hyperfictif »

Entre la Comédie humaine et lui, s’est ouvert un gouffre. Que pourrait bien avoir à explorer un Balzac de nos jours, alors que « le rapport entre réalisme et réalité n’existe plus » ? Que peut désormais « le roman avec des êtres de maintenant quand les vœux pieux sont transformés en faits » ? Quelle « tâche surhumaine » pour la littérature d’aujourd’hui que « d’explorer quelque chose qui n’existe pas » ! « Comment ça se peint un agent accompagnateur »? Comment ça se peint un agent d’ambiance ? « Un roman exact… que peut-il sentir » ? Que peut bien être la finalité de « la grande fête des habitants du pays de l’innovation » ? Le monde continue de rire. Et bientôt surgira peut-être le « premier roman extrémiste », l’œuvre subversive par excellence. Il s'agira de la Comédie humaine hyperfestive dont les héros seront « un fracasseur de transistor, un restaurateur de négatif, un décourageur d’artistes contemporains...»  Luchini adore l’idée du « décourageur d’artistes contemporains ». Vrai qu’elle ne manque pas de piquants. Ah ! Les rires continuent de fuser. Mais décidément, « l’évaporation du réel » ne fait pas rire Muray. Quelle tragédie en vérité de vouloir ignorer que « l’effacement des frontières entre le conte de fées et la réalité ne s’accomplit que dans la mort ».

Muray était un trouble-fête. Et la fête demeure... trouble. 

lundi 8 mars 2010

Agamben, nudité perdue

Femme nue étendue - Edgar Degas


« Les yeux dans les yeux, dans la fraîcheur,
Commençons aussi cela par exemple :
Respirons
Ensemble le voile
Qui nous cache l’un à l’autre,
Quand le soir se dispose à mesurer
Tout ce qui sépare encore chacune
De ses propres figures
De chacune de celles
Qu’il nous a à tous deux prêtées.»
Lointains, in De seuil en seuil, Choix de poèmes réunis par l'auteur, Paul Celan traduit par Jean-Pierre Lefebvre (Ed. Nrf, Poésie/Gallimard)

Nudité. Le mot aussitôt lâché, lu ou prononcé et s’exhibe déjà, au secret de nos esprits, le corps dénudé, celui de l’être aimé, ou peut-être d’un nouveau-né, d’une poupée de chair publicitaire, d’un déporté, décharné, à Auschwitz, d’une Vénus sur talons hauts cambrée par Newton, d’une créature aux couleurs de Schiele, du Percée glorieux de Cellini.

La nudité du corps, telle que nous la connaissons, l’aimons, la désirons, la haïssons, soumise à tous les fantasmes et outrages, toutes les splendeurs et profanations, s’est révélée complexe et grave dès les premiers instants du monde. Dans notre culture, son appréhension demeure éminemment théologique, prisme fondateur par lequel l’observer.

Ainsi le théologien allemand, Erik Peterson, dans son ouvrage  Pour la théologie du vêtement, pose que  « le corps, avant la chute, existait d’une toute autre façon pour l’homme, parce que l’homme existait d’une tout autre façon pour Dieu. Le dérangement de la nature par la chute mène à la découverte du corps, à la conscience de sa nudité ».

A ses yeux, la relation qui s’établit entre l’homme, le vêtement et son dépouillement, n’est «pas principalement un problème moral » mais bien un champ de métaphysique et de théologie.
 « On ne voit pas la question dans toute son acuité tant qu’on ne s’en prend qu’au costume contraire aux bonnes mœurs ; mais dès l’instant qu’on cherche plus loin et qu’on pose la question de nudité en général, des questions métaphysiques et religieuses surgissent. »
A partir de la pensée de Peterson en particulier, le philosophe italien Giorgio Agamben s’est attaché à soulever et explorer à son tour ces questions, en un court et passionnant essai intitulé Nudités dont ce pluriel d’importance interpelle déjà. A la suite du théologien qui établissait que la nudité, singulière, originelle était en soi « vêtement de lumière », grâce divine, qui parait les corps d’Adam et Eve avant la chute, le penseur s’accorde à la « théologie du vêtement » avant d’en étendre la portée.
« […] Nos aïeux, au Paradis, n’ont connu la nudité qu’à deux reprises : une première fois, dans l’intervalle, certainement très bref, qui sépare la perception de leur nudité et la fabrication de la culotte de feuilles de figuier, et une deuxième fois, quand ils ont enlevé cette dernière pour endosser les tuniques de peau. Et dans ces deux instants fugitifs, la nudité s’est donnée pour ainsi dire d’une manière seulement négative, comme privation du vêtement de grâce et comme présage de l’habit resplendissant de gloire que les béats recevront au paradis. Une nudité pleine  ne se trouve peut-être qu’en Enfer, quand le corps des damnés est offert aux tourments éternels de la justice divine. Il n’existe donc pas en ce sens dans le christianisme une théologie de la nudité, mais une théologie du vêtement. »
Peterson et Agamben abondent bien dans le sens de Jean Chrysostome, Père de l’Eglise, pour qui Adam et Eve, avant que d’être  tentés, « jouissaient d'une telle confiance qu'[il] en était effectivement, comme s'ils n'avaient pas été nus : la gloire d'en haut les vêtait mieux que n'importe quel vêtement ».

Le théologien canadien André Guindon, dans son essai L’habillé et le nu, désapprouve émettant cette appréciation dissonante, jugeant que  « E. Peterson, à [son] avis, s’est laissé séduire par l’image du vêtement à un point tel qu’il n’a pas compris qu’après le baptême, comme avant la chute, la nudité elle-même est costume de gloire, le vêtement, costume du péché. La seule nudité honteuse est celle que recouvrent les tuniques de peau ».

« Les tuniques de peau, souligne-t-il, des peaux de brebis mortes, symbolisent la mortalité et la corruptibilité de la chair dont Adam, Eve et leur descendance furent affligés à la suite du péché. »

Dans la perception de Guindon, « le grand symbole patristique du péché et de la misère humaine n’est pas la nudité, comme l’ont soutenu E. Peterson et les nombreux auteurs qui l’on cité, mais bien les tuniques de peau, ces vêtements de honte, vêtements étrangers, violence faite à la nature humaine. Le péché abaissa à ce point la créature créée à l’image de Dieu qu’elle eût besoin de vêtements, marque de dissemblance d’avec Dieu, après la faute. Vêtements de péché, de mort et de corruptibilité, comme ceux que le Christ ressuscité abandonné dans le tombeau. »

Guindon oppose donc que la nudité originelle n’était en soi que pure grâce et non vêtement recouvrant le corps rejetant par là l’idée même de « corporéité nue » chère à Peterson, mais qu’Agamben épouse d’autant mieux que le texte biblique ne renseigne, à cet égard, qu' une seule chose, celle qu’avant le péché, « l’homme et sa femme étaient nus et n’éprouvaient pas de honte. »

Courbet and me, Musée d'Orsay - Helmut Newton - 1996
A décortiquer l’articulation de la « connexion essentielle » entre chute, nudité et dépouillement, qu’a tentée Peterson, Agamben s’engouffre par la logique dans une brèche où désormais cette « corporéité nue » s’appréhende dans la perspective de son antériorité en vertu du péché lui-même.
« Si donc, dès avant le péché, il fallait couvrir le corps humain du voile de la grâce, cela signifie qu’une autre nudité préexistait à la béate et innocente nudité paradisiaque : cette « corporéité nue » que le péché, en ôtant le vêtement de grâce, a fait apparaître impitoyablement. »
Ainsi admise, par le penseur italien, dans son antériorité au péché,  la « corporéité nue », repoussée par Guindon, pose en évidence que « le problème de la nudité est bien, alors, celui de la nature humaine dans sa relation avec la grâce. »

Et d’Agamben de poursuivre sa réflexion sollicitant le renfort de la pensée d’Augustin selon laquelle la grâce « a été donnée quand il n’y avait pas encore ceux à qui elle devait être donnée » et de pouvoir admettre, à la suite de Peterson, que « la nature humaine toujours déjà constituée comme nue : est toujours déjà corporéité nue ».

« Comme dans le mythologème politique de l’homo sacer, , qui pose comme un présupposé impur et sacré, et pour cette raison susceptible d’être mis à mort, une vie nue qui n’est en réalité que son propre produit, de la même manière, affirme Agamben, fidèle à des cheminements antérieurs, la corporéité nue de la nature humaine est seulement le présupposé opaque de ce supplément qu’est le vêtement de grâce et qui, caché par ce dernier, refait surface, quand la césure du péché sépare à nouveau la nature et la grâce, la nudité et le vêtement. […]  La nudité, « corporéité nue », est le résidu gnostique irréductible qui insinue dans la création une imperfection constitutive et qu’il s’agit, en tout état de cause, de couvrir.»

Autrement dit, le péché ne figure pas l’introduction du mal dans le monde, mais bien plutôt sa révélation, ce qu’induisait l’idée même de tentation à laquelle se rapporte alors la naissance du sentiment de « honte », celle d’y avoir céder en dépit de l’avertissement de Dieu. Ce dernier leur fabriquera des tuniques de peau qui ne l’effaceront pas mais auront pour vertu de l’atténuer, et même parfois de l’oublier, quand pourtant il ne reste plus qu'elle.

Aux yeux d’Agamben, - qui avait introduit son essai par l’évocation d’une performance de l’artiste Vanessa Beecroft mettant en scène une centaine de femmes nues, statiques et impassibles, pareilles à des statues de marbre, « anges implacables et sévères » en dépit de la foule de visiteurs qui les observaient et incarnaient « les ressuscités en attente du jugement », en attente de ce qui aurait pu arriver et qui n’arriva pas -,  « la nudité n’est pas un état mais un événement. », elle n’est « jamais forme ou possession stable. En tout cas, difficile à saisir et impossible à retenir ».

« La simple nudité », perle du Paradis, comme lui, fatalement, demeure perdue. Reste le corps humain, abandonné dans « sa simplicité inapparente ».

Nudités, Giorgio Agamben, traduit par Martin Rueff (Ed. Payot & Rivages, Bibliothèque Rivages)
L'habillé et le nu, André Guindon (Ed. Cerf)

mercredi 12 août 2009

Kandinsky, philosophe de l'abstraction

Lac Stanberg (1908) Wassily Kandinsky
Paru en décembre 1911, Du Spirituel dans l’art, est un ouvrage théorique signé par le peintre russe Wassily Kandinsky dans lequel il avance une riche palette de propositions composant un précis des formes et des couleurs. Il y mêle physiologie et psychologie, détaille sa conception de l’art total, évoque le tournant spirituel à l’œuvre dans l’approche syncrétique des religions, propose l’analyse formelle et pointue d’œuvres plastiques, littéraires, musicales, anciennes et contemporaines.

L’ambition théorique se réfère aux traités humanistes du XVe siècle et, reconsidérant entièrement les moyens et les fins de l’art, Kandinsky entend ramener l’artiste à l’avant-garde du mouvement de la société.

Le succès de ce texte est immédiat, relayé dans la presse européenne et son principe de nécessité intérieure rallie nombre de peintres et d’artistes en quête d’un langage individuel fondé sur la subjectivité des sensations les plus intimes de l’artiste.

Les concepts antinaturalistes avaient déjà été fouillés dès la fin des années 1880 par les symbolistes français. Joris-Karl Huysmans les évoquait à Paris dès l’ouverture de son roman Là-Bas (1891). Reprochant au naturalisme de Zola notamment « l’immondice de ses idées » et son « esthétique du coffre-fort », Huysmans faisait au contraire appel au « suprasensible », cet « élan vers le surnaturel et l’au-delà », qu’il qualifiait de « naturalisme spiritualiste […] autrement fier, autrement complet, autrement fort ».

« Du Spirituel dans l’art implique spiritualisme. Il y a spirituel dans l’art avant tout parce qu’il y a spirituel », souligne dans sa préface le philosophe et critique d’art Philippe Sers.
« Kandinsky se place dans une tradition qui traverse l’histoire de notre pensée. Dans cette tradition l’Esprit préside à la connaissance. L’âme est un acquis. Il y a un itinéraire d’union à l’Etre et le monde lui-même est en progrès vers une apocalypse que nous pouvons déjà entrevoir. Le message judéo-chrétien à quelques nuances, à quelques pudeurs près. Kandinsky reste fidèle à sa foi de chrétien orthodoxe russe. La question est bien le spirituel dans l’art. La présence du spirituel dans l’art et l’art au service du spirituel, cela non par attribution mais par essence, car l’essence de l’art se trouve-là même. »
Les textes théoriques de Kandinsky tout d’abord s’offrent en une réflexion sincère multiforme, à la fois claire et distincte de la question de l’art abstrait. Sincère, en ce qu’elle sous-tend un engagement personnel dont l’authenticité ne saurait être contestée tant elle prend sa source au cœur d’une quête vive, intime et passionnée, née dès sa plus tendre enfance.

« Kandinsky, dès le début homme de combat, est à la recherche de la subjectivité transcendantale, du point fragile de la rencontre entre l’individu et l’universel. Il s’y attache. Il en fait la raison de son combat. Sa découverte n’est à aucun titre limitée à son histoire, refermée sur son existence personnelle. Elle est un acquis collectif qu’il s'épuise à répandre. Comme Diogène il nous interroge. Serons-nous l’être de l’aventure ? Sommes-nous prêts à partir ? Car si Kandinsky est d’avant-garde, il l’est au sens où l’avant-garde est constituée des hommes destinés à marcher en avant, à essuyer les premiers coups. L’avant-garde ouvre le chemin »,  affirme Philippe Sers.

Kandinsky n’omettra d’ailleurs pas de faire valoir que ses travaux sont l'honnête « résultat d’impressions psychiques tout empiriques » assurant ne s'être fondé sur « aucune donnée scientifique positive ».  « Consciemment ou non, explique-t-il, les artistes se penchent peu à peu sur leur matériau, l’essaient, pèsent sur la balance de l’esprit la valeur intérieure des différents éléments par lesquels leur art est en mesure de créer »

Ses études se rapprochaient sans doute davantage de la démarche, que le père de l’anthroposophie Rudolf Steiner détaillait dans sa préface au Traité des couleurs de Goethe, qui consistait à aller « chercher dans les profondeurs de [son] esprit même ce qui [lui] manque en face du monde sensible. S [‘il ne peut] créer la nature supérieure à laquelle [son] esprit aspire devant la nature accessible aux sens, aucune puissance extérieure ne peut […] la [lui] procurer. »

Saluant l’œuvre de Paul Cézanne, placé haut dans son panthéon d’artistes, il y voyait la recherche de « la nouvelle loi de la forme ». Il louait le talent du peintre français à « faire d’une tasse à thé une créature douée d’une âme, ou plus exactement reconnaître dans cette tasse un être. Il élève la  nature morte à un niveau tel que les objets extérieurement morts deviennent intérieurement vivants. Il traite ces objets de la même façon que l’homme, car il avait le don de voir partout la vie intérieure. Il l’exprime en couleurs, qui deviennent une note intérieure picturale et lui donne une forme réductible à des formules à résonance abstraite, rayonnantes d’harmonie, souvent mathématiques. Ce n’est pas un homme, une pomme, un arbre qui sont représentés mais tout ce qui est utilisé par Cézanne pour la création d’une chose peinte à sonorité intérieure que l’on nomme image. C’est aussi de ce nom que l’un des plus grands peintres français désigne lui aussi ses œuvres – Henri Matisse. Il peint des images et dans ces images, il cherche à rendre le divin. Pour atteindre ce but, il ne lui faut rien d’autre que l’objet comme base (un homme ou autre chose peu importe) et la peinture et ses seuls moyens – couleur et forme. »

Einige Kreise - 1926 - Wassily Kandinsky
Car Kandinsky pratique la peinture comme une expérimentation du langage, celui des formes et des couleurs qui placent l’âme en résonance, en vibration, d’où le principe qui lui est essentiel puisqu’il est le fondement même, selon lui, de toute création : la  nécessité intérieure.

« Notre âme a une fêlure et sonne, lorsqu’on parvient à l’atteindre, comme un vase précieux que l’on aurait retrouvé, fêlé, dans les profondeurs de la terre », assure-t-il de cette subtile plume poétique qu’il maniait avec maestria équivalent à son pinceau d'où jaillissait la vie de ses couleurs, autrement dit sa résonance intérieure.

Il avait déjà compris que Picasso prêtait la plus fine attention à ce que la forme produisait en lui, avant toute autre considération, et en déduisait que l’Espagnol « ne recule devant aucun moyen et si la couleur le gêne pour une forme pure de dessin, il la jette par-dessus bord et peint son tableau en brun et blanc. Ces problèmes sont sa force principale. Matisse – couleur, Picasso – forme. Deux indications vers un grand but. »

Kandinsky interroge aussi crucialement le temps qu’il sait secrètement enchevêtré dans le canevas, mystérieusement tissé de couleurs et de formes, entremêlé au cœur des contrastes. « Cette séparation fixe comme par enchantement sur la toile un élément initialement étranger à la peinture et qui paraît difficilement saisissable : le temps ».

Il jugeait en outre que « […] le principe extérieur de l’art ne peut être valable que pour le passé et jamais pour l’avenir. Il ne peut exister une théorie de ce principe pour le reste du chemin, dans le domaine du non-matériel. On ne saurait matérialiser ce qui n’existe pas encore matériellement. L’esprit qui conduit vers le royaume de Demain ne peut être reconnu que par la sensibilité (le talent de l’artiste étant ici la voie). La théorie est la lanterne éclairant les formes cristallisées de « l’hier » et de ce qui précédait l’hier. »

La notion de temps, cette donnée intangible, charrie avec elle celle du mystère de l’ombre et de la lumière, vibre dans chacune de ses œuvres. Kandinsky évoque ainsi le « secret au moyen du secret ».

Ainsi s’entend l'inspiration offerte par Moscou à l'une de ses premières toiles d'adolescent.
« Dans ce tableau encore, j'étais à vrai dire en quête d'une certaine heure, qui était et reste toujours la plus belle heure du jour à Moscou. Le soleil est déjà bas et a atteint sa plus grande force, celle qu'il a cherchée tout le jour, à laquelle il a aspiré tout le jour. Ce tableau n'est pas de longue durée : encore quelques minutes et la lumière du soleil deviendra rougeâtre d'effort, toujours plus rougeâtre, d'un rouge d'abord froid puis de plus en plus chaud. Le soleil fond tout Moscou en une tache, qui comme un tuba forcené, fait entrer en vibration tout l'être intérieur, l'âme toute entière. Non, ce n'est pas l'heure du rouge uniforme qui est la plus belle ! Ce n'est que l'accord final de la symphonie qui porte chaque couleur au paroxysme de la vie et triomphe de Moscou toute entière en la faisant résonner comme le fortissimo final d'un orchestre géant. Le rose, le lilas, le jaune, le blanc, le bleu, le vert pistache, le rouge flamboyant des moissons, des églises - avec chacune sa mélodie propre - , le gazon d'un vert forcené, les arbres au bourdon plus grave ou la neige aux mille voix chantantes, ou encore l'allegretto des rameaux dénudés, l'anneau rouge, rigide et silencieux des murs du Kremlin, et par-dessus, dominant tout, comme un cri de triomphe, comme un Alleluia oublieux de lui-même, le long trait blanc, gracieusement sévère, du clocher d'Ivan-Veliky. Et sur son cou, long, tendu, étiré vers le ciel dans une éternelle nostalgie, la tête d'or de la coupole, qui parmi les étoiles dorées et bariolées des autres coupoles, est le soleil de Moscou. Rendre cette heure me semblait le plus grand, le plus impossible des bonheurs pour un artiste.Ces impressions se renouvelaient à chaque jour ensoleillé. Elles me procuraient une joie qui me bouleversait jusqu'au fond de l'âme, et qui atteignait jusqu'à l'extase. Et en même temps, c'était aussi un tourment, car j'en ressentais l'art en général et mes forces en particulier comme bien trop faibles en face de la nature. »
Il insiste sur le fait que « toute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent la mère de nos sentiments », avant de prévenir bien vite aussi que l’art « qui ne contient en soi-même aucun potentiel d’avenir », n’est alors qu’ « un art castré. Il est de courte durée et meurt moralement lorsque l’atmosphère qui l’a créé vient à changer. »

Et d’évidence, selon le peintre, si l’art « prend racine dans son époque spirituelle », il « n’en est pas seulement le miroir et l’écho ; bien au contraire, il possède une force d’éveil prophétique qui peut avoir une profonde influence. »

Pour Kandinsky, il ne fait aucun doute que l’art appartient à la vie spirituelle, il en est même « l’un des agents principaux », et en épouse le même mouvement compliqué, à l’instar de la connaissance, qui évolue « vers l’avant et vers le haut » et quelle qu’en soit la forme, il en exprime « le même sens profond et le même but.»
« Lorsqu’une station est atteinte, et que la route est débarrassée de nombreuses pierres perfides, une main invisible vient méchamment y jeter de nouveaux blocs qui parfois, recouvrent alors si complètement la voie qu’on ne la reconnaît plus.
Immanquablement, un homme surgit alors, l’un de nous, en tous points notre semblable, mais doué d’une mystérieuse puissance de « vision ».
Il voit et montre la route. Il voudra parfois se débarrasser de ce don, qui, souvent lui pèse comme une croix. Il ne le pourra pas. Malgré le mépris et la haine, il traîne à sa suite sur le chemin encombré, vers le haut, vers l’avant, le lourd chariot de l’Humanité.»
Improvisation XIX - 1910 - Wassily Kandinsky
Le peintre Paul Klee lui fera écho en affirmant plus tard que « le génie est le meneur de jeu en personne » qui d’ailleurs « se trouve toujours le premier loin en tête. Il bondit en avant des autres, dans la même direction ou dans une autre. Peut-être est-il aujourd’hui même dans un endroit auquel on ne pense guère. Car c’est souvent un hérétique aux yeux du dogme. Il n’a d’autre loi que lui-même ce génie prophétique. »

Et Kandinsky n’a de cesse de vouloir éloigner ces périodes, au cours desquelles l’art se trouve dénué de tels génies, « où nul ne tend le pain sublime, [ce] sont les périodes de décadence spirituelle ».

Dans son ouvrage autobiographique Regards sur le passé, portés avec sublime délicatesse, le peintre confiait croire que « la philosophie future, outre l’Essence des choses, étudiera aussi leur Esprit avec une particulière attention ».

Il attendait de telle méthode « l’atmosphère qui rendra les hommes en général capables de sentir l’esprit des choses, de vivre cet esprit, même tout à fait inconsciemment, de même que les hommes en général vivent aujourd’hui encore l’apparence des choses de façon inconsciente, ce qui explique le plaisir que prend le public à l’art figuratif. Mais c’est la condition pour que les hommes en général aient l’expérience du Spirituel dans les choses grâce à cette nouvelle capacité, qui sera sous le signe de l’Esprit, que l’on arrive à la jouissance de l’art abstrait, c'est-à-dire absolu ».

Le peintre entendait bien, et avec humilité pourtant, « éveiller cette capacité », essentielle à ses yeux, en publiant Du Spirituel dans l’Art. Le développement de l’art est, selon lui, semblable au développement de la connaissance non-matérielle.
 « [Ses] illuminations projettent une lumière aveuglante sur de nouvelles perspectives, de nouvelles vérités qui, au fond, ne sont rien d’autre que l’évolution organique, le développement organique de la sagesse antérieure qui loin d’être annulée par la nouvelle, continue de vivre, et de créer sagesse et vérité. »
Ce qui le préoccupait profondément, ce qu'il souhaitait en réalité, était une sorte de résurrection de la société dans un élan général et de la réunion de tous les moyens et de tous les pouvoirs de l’art. Il croyait avec fermeté à la puissance spirituelle de l'art. Un siècle plus tard, cela reste plus que jamais un vœu pieux.


Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Wassily Kandinsky, traduit par Nicole Debrand et Bernadette du Crest, Préface Philippe Sers (Ed. Denoël, Folio/Essais)
Regards sur le passé et autres textes, Wassily Kandinsky, traduit par Jean-Claude Bouillon (Ed. Hermann)
Traité des Couleurs, Johann Wolfgang Goethe,  traduit par Henriette Bideau, accompagné de trois essais théoriques, Avec introduction et notes de Rudolf Steiner (Ed. Triades)

Rétrospective Kandinsky au Centre du 8 avril - 10 août 2009

mercredi 25 mars 2009

Aung San Suu Kyi: Burmese days


Bagan Sunset  - 2000 - John Mc Dermott 
A Jan Krogsgaard

Vassa, la retraite de la saison des pluies, a commencé. C'est le moment d'offrir des tuniques aux moines et de déployer des efforts particuliers pour une meilleure compréhension des valeurs bouddhistes. En Birmanie, les membres du sangha (l'ordre religieux bouddhiste) représentent les maîtres qui nous guideront sur le Noble sentier à huit branches. Les bons maîtres ne délivrent guère de sermons savants, ils nous enseignent combien nous devrions mener notre vie quotidienne en harmonie avec la compréhension juste, la pensée juste, la parole juste, l'action juste, la subsistance juste, l'attention juste et la concentration juste.

Peu de temps avant ma détention domiciliaire en 1989, j'avais obtenu une audience auprès du vénérable U Pandita, un maître exceptionnel issu de la meilleure tradition des grands mentors spirituels dont les mots agissent avec constance, en éclaireurs d'une vie meilleure. Hsayadaw (le maître sacré) U Pandita parla de l'importance de la samma-vaca, la parole juste. Nos bouches ne devraient non seulement prononcer que la stricte vérité, mais devraient n'établir qu'harmonie entre les êtres, tou discours devrait être bienveillant et plaisant, devrait être salutaire. Il faudrait suivre le modèle de Bouddha qui n'exprimait que des mots justes et salutaires même dans les moments où tel propos n'était pas toujours pour plaire à l'auditeur.

Le Hsayadaw m'a exhortée aussi à cultiver le sati, l'attention. Des cinq principes spirituels, saddah (foi), viriya (énergie), samadhi (concentration) et panna (sagesse), seul le sati ne saurait jamais se trouver en excès.

Une foi excessive sans une sagesse suffisante aboutit à une foi aveugle, à l'inverse une sagesse excessive dépourvue d'une foi suffisante conduit à quelque indésirable zèle. Trop d'énergie mêlée à une faible concentration empêche le repos alors qu'une puissante concentration accompagnée d'une faible énergie suscite l'indolence. Tandis que de sati, on ne peut en être jamais trop pourvu, elle ne se trouve “jamais en excès, mais toujours en déficit”. La vérité et la valeur de ce principe bouddhiste que le Hsayadaw U Pandita s'est donné tant de mal à m'inculquer est devenu évident tout au long de mes années de résidence surveillée.

Temple birman - 2000 - John Mc Dermott
A l'instar de mes compagnons bouddhistes, j'ai décidé de faire bon usage de mon temps passé en détention par la pratique de la méditation. Ce ne fut pas un processus simple. Il me manquait un maître et mes premières tentatives furent plus que frustrantes. Il y eut des jours où l'échec à discipliner mon esprit en accord avec les pratiques de méditations prescrites me rendait si furieuse que je sentais que je me faisais plus de mal que de bien. Je pense que j'aurais abandonné sans le conseil d'un célèbre maître bouddhiste selon lequel, que l'on veuille ou non pratiquer la méditation, il faut agir pour son propre bien. Alors, je serrai les dents et continuai, plutôt souvent avec morosité. Puis mon époux m'offrit un exemplaire du livre de Hsayadaw U Pandita Dans cette vie même, les enseignements de la libération de Bouddha. L'étude attentive de cet ouvrage m'enseigna comment dépasser les difficultés de la méditation et d'en saisir les bénéfices. J'ai appris combien la pratique de la méditation conduisait à une attention accrue au quotidien; là, encore et encore les mots du Hsayadaw reviennent à ma mémoire, avec reconnaissance et gratitude, quant à l'importance du principe du sati.

Dans mon oeuvre politique, j'ai trouvé le soutien et la force dans les enseignements dispensés par les membres du sangha. Lors de mon tout premier voyage de campagne à travers la Birmanie, j'ai reçu les conseils inestimables des moines de toutes les régions du pays. A Prome, un Hsayadaw m'a conseillée de me souvenir de l'ermite Sumedha, qui renonça à la possibilité d'une libération prématurée qui n'était offerte qu'à lui seul et endura plusieurs vies de lutte pour pouvoir sauver les autres de la souffrance. Alors il faut vous tenir préparée à souffrir aussi longtemps que cela sera nécessaire en vue de parvenir au bien et à la justice, m’exhorta le vénérable Hsayadaw.

Dans un monastère de Pakokku, le conseil qu’un supérieur avait donné à mon père lorsqu'il avait visité cette ville, plus de quarante ans en arrière, m’a aussi été rappelé : "ne t’effraye pas à chaque fois que se révèle une tentation de t’effrayer mais ne sois pas pour autant entièrement dénuée de crainte. Ne succombe pas au ravissement à chaque fois que tu es l'objet d'éloges, mais ne fais pas preuve d'un total défaut d'enthousiasme". En d'autres termes, tout en faisant toujours preuve de courage et d'humilité, il ne faut pas pour autant se débarrasser de toute prudence et d'un sain respect de soi.

Lorsque j'ai visité Namauk, la ville d'origine de mon père, je me suis rendue au monastère où, garçon, il avait étudié. Là, le supérieur a donné un sermon sur les quatre causes du déclin et de la décadence : l'échec à retrouver ce qui a été perdu; l'omission de la réparation de ce qui a été abîmé; l'indifférence à la nécessité d'une économie raisonnable; et l'élévation au niveau d'autorité d'êtres dénués de moralité ou de savoir. Le supérieur poursuivit l'explication de l'interprétation à donner à ces traditionnels concepts bouddhistes afin de nous aider à bâtir une société juste et prospère dans l'ère moderne.

Parmi ces mots de sagesse glanés lors de mon voyage au coeur de la Birmanie, ceux du Hsayadaw de Sagaing, âgé de 90 ans, sont en particulier mémorables. Il avait délivré avec concision une esquisse de ce que serait qu'oeuvrer en faveur de la démocratie en Birmanie. "Vous serez attaquée et insultée pour votre engagement à l'honnêteté", dit le Hsayadaw, "mais vous devrez persévérer. Versez une obole de dukka (souffrance) et vous récolterez le sukka (félicité)."

Teachers, in Letters from Burma, Aung San Suu Kyi - Prix Nobel de la Paix 1991 (Ed. Penguin Books)
Maîtres, in Lettres de Bimanie, Traduction de Zoé Balthus

Shrine and Archway - Shwedagon Pagoda - Yangon  - 2000 - John Mc Dermott  
Vassa, the rainy season retreat, has begun. It is time for offering robes to monks and for making special efforts towards gaining a better understanding of Buddhist values. In Burma we look upon members of the sangha (the Buddhist religious order) as teachers who will lead us along the Noble Eightfold Path. Good teachers do not merely give scholarly sermons, they show us how we should conduct our daily lives in accordance with right understanding, right thought, right speech, right action, right livelihood, right mindfulness and right concentration.

Not long before my house arrest in 1989, I was granted an audience with the venerable U Pandita, an exceptional teacher in the best tradition of great spiritual mentors whose words act constantly as an aid to a better existence. Hsayadaw (holy teacher) U Pandita spoke of the importance of samma-vaca or right speech. Not only should one speak one truth, one’s speech should lead to harmony among beings, it should be kind and pleasant and it should be beneficial. One should follow the example of the Lord Buddha who only spoke words that were truthful and beneficial even at times such speech was not always pleasing to the listener.

The Hsayadaw also urged me to cultivate sati, mindfulness. Of the five spirirtual faculties, saddah (faith), viriya (energy), samadhi (concentration) and panna (wisdom), it is only sati that can never be in excess.

Excessive faith without sufficient wisdom leads to blind faith, while excessive wisdom without sufficient faith leads to undesirable cunning. Too much energy combined with weak concentration to restlessness while strong concentration without sufficient energy leads to indolence. But as for sati, one can never have too much of it, it is “never in excess, but always in deficiency”. The truth and value of this Buddhist concept that Hsayadaw U Pandita took such pains to impress in me became evident during my years of house arrest.

Like many of my Buddhist colleagues, I decided to put my time under detention to good use by practising Hsayadaw U Pandita’s book, In this Very Life : The Liberation teachings of Buddha. By studying this book carefully, I learnt how to overcome the difficulties of meditation and to realize its benefits. I learnt how to practising meditation led to increased mindfulness in everyday life, and again and again I recalled the Hsayadaw’s words on the importance of sati with appreciation and gratitude.
meditation. It was not an easy process. I didn’t have a teacher and my early attempts were more than a little frustrating. There were days when I found my failure to discipline my mind in accordance with prescribed meditation practices so infuriating I felt I was doing myself more harm than good. I think I would have given up but for the advice of a famous Buddhist teacher, that whether or not one wanted to practise meditation, one should do so for one’s own good. So I gritted my teeth and kept at it, often rather glumly. Then my husband gave me a copy of

In my political work I have been helped and strengthened by the teachings of members of the sangha. During my very first campaign trip across Burma, I received invaluable advice from monks in different parts of the country. In Prome a Hsayadaw told me to keep in mind the hermit Sumedha, who sacrificed the possiblity of early liberation for himself alone and underwent many lives of striving that he might save others from suffering. So must you be prepared to strive for as long as might be necessary to achieve good and justice, exhorted the venerable Hsayadaw.
   
In a monastery at Pakokku, the advice that an abbot gave to my father when he came to that town more than forty years ago was repeated to me : "Do not be frightened every time there is an attempt to frighten you, but you do not be entirely without fear. Do not become elated every time you are praised, but do not entirely lacking in elation". In other words, while maintaining courage and humility, one should not abandon caution and healthy self-respect.

When I visited Namauk, my father's home town, I went to the monastery where he studied as a boy. There the abbot gave a sermon on the four causes of decline and decay : failure to recover that which has been lost, omitting repair that which has been damaged; disregard of the need for reasonable economy; and the elevation to leadership of those without morality or learning. The abbot went on to explain how these traditional Buddhist views should be nterpreted to help us build a just and prosperous society in modern age.
Of the words of wisdom I gathered during that journey across central Burma, those of a ninety-one-year-old Hsayadaw of Sagaing are particularly memorable. He sketched out for me tersely how it would be to work for democracy in Burma. "You will be attacked and reviled for engaging in honest policy" pronounced the Hsayadaw"but you must persevere. Lay down an investment in dukka (suffering) and you gain sukka (bliss)."

Teachers, in Letters from Burma, Aung San Suu Kyi - 1991 Nobel Peace Prize (Ed. Penguin Books)

jeudi 15 mai 2008

Lautréamont: Maldoror, triple dard de platine


Kirche im Feuer - Sankt Katharinen kirche - Copenhagen - 2007 (c) Thylda Hilden & Pio Diaz


« La fin du dix-neuvième siècle verra son poète (cependant, au début il ne doit pas commencer par un chef-d’œuvre, mais suivre la loi de la nature) ; il est né sur les rives américaines, à l’embouchure de la Plata, là où deux peuples, jadis rivaux, s’efforcent actuellement de se surpasser par le progrès matériel et moral. Buenos Ayres, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette, se tendent une main amie, à travers les eaux argentines du grand estuaire. Mais la guerre éternelle a placé son empire destructeur sur les campagnes, et moissonne avec joie des victimes nombreuses. Adieu, vieillard, et pense à moi, si tu m’as lu. Toi, jeune homme, ne te désespère point ; car, au moins, tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire. En comptant l’acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis ! »
Tel est le ténébreux et mystérieux programme de ce Lautréamont, plein de morgue, annoncé dès le chant premier, dans toutes ses tonalités de défi mêlé d'effroi. 

Isidore Ducasse, Comte de LautréaMont…ellipse de « L’autre à Montevideo », disent les Uruguayens, car le poète naquit dans leur capitale, en avril 1846, qu’il quitta à quatorze ans pour aller étudier les mathématiques en France où il poursuivra sa courte existence. A Paris, le « passant mystérieux » est « décédé… sans autres renseignements », jeune et non sans avoir auparavant fiévreusement livré à la création six Chants de Maldoror« pages sombres et pleines de poison […] aux émanations mortelles », comme autant d’énigmatiques témoignages de sa fulgurante apparition de possédé.
"Ce n'est pas assez que l'armée des douleurs physiques et morales, qui nous entoure, ait été enfantée : le secret de notre destinée en haillons ne nous est pas divulgué. Je le connais, le Tout-Puissant... et lui, aussi, doit me connaître. Si, par hasard, nous marchons sur le même sentier, sa vue perçante me voit arriver de loin : il prend un chemin de traverse, afin d'éviter le triple dard de platine que la nature me donna comme une langue ! Tu me feras plaisir, Ô Créateur, de me laisser épancher mes sentiments."
Lautréamont a invoqué "toutes les forces obscures de l'inconscient qui grouillaient en lui, comme les bêtes, dans ses Chants... De l"inquiétude et de l'anxiété, il a suivi l'émotion à travers les larmes, les grimaces, les exaspérations, les échecs et les mensonges. Il est entré volontairement dans le pays du spleen et de la névrose [...]", selon Jean Vinchon.

« C’est à travers l’œuvre seulement que l’on peut juger ce que fut son âme » estimait en tout cas Gaston Bachelard, tenté de la sonder au plus juste, ne négligeant guère le recours à la psychanalyse. De fait, il l’étudia minutieusement, avec finesse et sensibilité, sans jamais se laisser lui-même engloutir par la violence et la bestialité des chants de cet être étrange et torturé, ce Maldoror d’exception. 

Pourtant les Chants de Maldoror agissent tels des incantations féroces et démoniaques, envoûtants sortilèges, émouvantes prières, même s'il est sans doute impossible d'en saisir toute la portée en ce monde et dans l'autre, tant leurs méandres sont obscurs sinueux, labyrinthiques, leurs abîmes sans fond. « Pour Lautréamont, le Verbe est violence, la Genèse est une géhenne, la création une brutalité», comprend Bachelard à l'étude de ses chants. 

Le Mal dans le sang, tel l’ange déchu, Maldoror en rébellion contre le Créateur et toute sa création, dont il est le plus intime représentant, parfait reflet de son image, tout entier mu par une « énergie de l’agression à la vertu tonifiante ».
« Ma poésie ne consistera qu’à attaquer par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve et le Créateur, qui n’aurait jamais dû engendrer une pareille vermine ». 

Maldoror s’est souvent d'ailleurs demandé « quelle chose était la plus facile à reconnaître : la profondeur de l’océan ou la profondeur du cœur humain ». 

Blasphémateur, il l’interpelle et le provoque le Créateur impassible, invisible, incompréhensible, il prend à témoin ce « Grand Objet Extérieur » au moment de commettre le plus odieux des crimes, et le convoque quand il jouit de la plus abominable des cruautés, et en fait le complice qui guide sa main assassine.  
« L’étincelle divine qui est en nous et paraît si rarement, se montre ; trop tard ! (…) est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion d’atteindre à l’infini par les moyens même les plus insensés ? »
Il n’a de cesse de le pousser à la confrontation, dévoré par le désir obsessionnel et orgueilleux de parvenir à l’extraire de ce mutisme insupportable, rongé par un besoin mystique de manifestation au point de s’offrir au martyr et de « traquer sans trêve cet ignoble châtiment ». 
Kirche im Feuer - Sankt Katharinen kirche - Copenhagen - 2007 (c) Thylda Hilden & Pio Diaz
Il use des stratagèmes des métamorphoses - notamment animales pou, sangsue, vampire, boa, vipère, vautour, requin, araignée, crabe ou poulpe - propres à la confrontation, dès lors violentes, brutales, puisque la « création est une violence ».
« Maniant les ironies terribles d’une main ferme et froide, je t’avertis que mon cœur en contiendra suffisamment, pour m’attaquer à toi, jusqu’à la fin de mon existence. Je frapperai ta carcasse creuse : mais si fort que je me charge d’en faire sortir les parcelles restantes de l’intelligence que tu n’as pas voulu donner à l’homme, parce que tu aurais été jaloux de le faire égal à toi (…) donne moi la mort pour me faire repentir mon audace : je découvre ma poitrine et attend avec humilité. Apparaissez donc, envergures dérisoires de châtiments éternels ! »
Tourmenté par des cauchemars ignobles, dans sa chambre qui « empeste le sang », Maldoror persiste à écrire, et à s’insurger, Maldoror n' a de cesse d'accuser, lui qui a « vu le Créateur aiguillonnant sa cruauté inutile, embraser des incendies où périssaient les vieillards et les enfants ».

Aussi après avoir étudié les leçons dispensées par le maître, observé la tournure de son infinie miséricorde, Maldoror, fidèle disciple, peut-il dès lors se livrer sans scrupule et jusqu’à satiété à injustice semblable, s’attaquer aux enfants même, qui rendent si facilement le bien pour le mal, la tendresse pour la cruauté, et cracher son cynisme à la face du Céleste Bandit :

« Tu auras fait le mal à un être humain, et tu seras aimé de ce même être : c’est le plus grand bonheur que l’on puisse concevoir. »

Oeuvres complètes, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont (Ed. José Corti)
Lautréamont, Gaston Bachelard (Ed. José Corti)