dimanche 18 octobre 2009

McCarthy, sur la route du monde mort


 Navigation without  numbers -1957 - Wynn Bullock 

La nuit de la naissance du fils de l’homme, la femme eut le cœur arraché de livrer l’enfant en pâture à la mort qui désormais régnait sur toute chose. Le moindre souffle de vie, dans ce monde-ci, faisait figure d’insulte au néant et l’enfant, a fortiori, d’apparition contre nature, tel le bourgeon tendre sur l’arbre noir, calciné. 

La femme avait abandonné la lutte contre les ténèbres, l’homme et l’enfant avec.  « Tu parles de résister, il n’y a plus de moyen de résister», avait-elle dit à l’homme avant de gagner d’elle-même l’éternel néant. Sur La Route vers un Sud incertain, l’homme et l’enfant avançaient péniblement, la faim et la peur au ventre, en poussant le caddy de supermarché, chargés de leurs dérisoires possessions récoltées au hasard du chemin, dans « les cendres du monde défunt emportées çà et là dans le vide sur les vents froids et profanes. »

Comment la planète en était-elle arrivée là ? Quel cataclysme, quelle Apocalypse avait-eu raison d’elle ? Nul ne le dit, nul ne le sait. Cormac McCarthy ne le livrera jamais, même s’il sèmera des indices tout au long de la route ténébreuse. L’homme le savait-il lui-même ?

« Sur cette route il n’y pas d’hommes du Verbe. Ils sont partis et m’ont laissé seul. Ils ont emporté le monde avec eux. Question : Quelle différence y-a-t-il entre ne sera jamais et n’a jamais été ? », pose l’homme aux heures du plus sombre désespoir.

Mais qu’importe d’ailleurs. Le passé n’avait plus aucune chance, plus aucun pouvoir de changer le présent et moins encore d’illuminer l’avenir. La vie ou plutôt ce qu’il en restait était désormais « toute coupée de son fondement ».
« Le monde se contractant autour d’un noyau brut d’entités sécables. Le nom des choses suivant lentement ces choses dans l’oubli […] Combien avaient déjà disparu ? L’idiome sacré coupé de ses référents et par conséquent de sa réalité. Se repliant comme une chose qui tente de préserver sa chaleur. Pour disparaître à jamais le moment venu. »

Rares sans doute étaient les gentils, comme disait le petit, à avoir survécu au monde englouti où seules des hordes de méchants pouvaient négocier leur survie avec les forces des ténèbres, au prix du sang des plus faibles, des innocents qu’ils traquaient sur la route, dépouillaient de leurs maigres trouvailles avant de les exécuter, au prix de la chair des cadavres qu’ils découpaient, dépeçaient avant de la dévorer.

Aussi, « rares étaient les nuits où allongé dans le noir [l’homme] n’avait pas envié les morts » tandis qu’il veillait sur le sommeil de l’enfant, épuisé par la marche, l’angoisse et la faim, étendu auprès du feu de leurs bivouacs de fortune.

« Quand tu n’as rien d’autre construis des cérémonies à partir de rien et anime-les de ton souffle », se galvanisait-il un peu.

Et la voix de la femme résonnait dans la mémoire de l’homme, elle avait eu raison quand elle avait déclaré :
  « La seule chose que je peux te dire c’est que tu ne survivras pas pour toi-même. Je le sais parce que je ne serais jamais arrivée jusqu’ici.»
Aux yeux de l’homme, l’enfant était un « calice d’or, bon pour abriter un dieu. »

Sous la pluie, la neige, dans l'obscurité et la terreur des hordes sauvages de pillards, ils poursuivaient leur longue marche sur la route infernale en direction de ce Sud, qui faisait figure de terre promise dans l’univers dévasté, sans comprendre très bien pourquoi. L’homme nourrissait sans doute le faible espoir qu’il ferait moins froid là-bas au bord de la mer, même délavée de son bleu lumineux. L’enfant rêvait, lui, d’y trouver des gentils et des enfants qui, comme eux, devaient porter le feu. L’enfant n’avait jamais connu d’enfant, n’avait jamais vécu l’enfance. Et pourtant, tout son être en révélait la douce sagesse, la pure innocence, de toute sa jeune âme émanait la présence divine. Quand l’homme regardait l’enfant, il voyait Dieu, reconnaissait l’empreinte éclatante de son Paradis perdu.
« Il y avait des moments où il était pris d’irrépressibles sanglots quand il regardait l’enfant dormir mais ce n’était pas à cause de la mort. Il n’était pas sûr de savoir à cause de quoi mais il pensait que c’était à cause de la beauté ou à cause de la bonté. »
L’enfant était toujours naturellement enclin à la confiance, à la pitié, à la générosité, réticent au moindre acte de violence, qui le plongeait dans une terreur totale, celle d’être désormais exclus de la communauté des gentils. A chaque menace, il suppliait l’homme de fuir plutôt que d’affronter et de devoir tuer. L’homme devait aussi lutter contre l’innocence pour pouvoir la défendre et la protéger. Alors il invoquait Dieu.
« Mon rôle c’est de prendre soin de toi. J’en ai été chargé par Dieu. Celui qui te touche, je le tue.»
Le monde était entré à jamais dans l’ère des ténèbres et toutes les « anciennes histoires de courage et de justice dont il se souvenait » qu’il contait à l’enfant pour l’endormir, le faisaient souffrir tant elles le ramenaient vers ce qu’il avait chéri et qui devrait aussi périr en lui. La mémoire devenait fardeau, jusqu’au moindre mot. Il se faisait l’effet d’« un extraterrestre. Un être d’une planète qui n’existait plus. Dont les récits qu’il en faisait étaient suspects ».

Dans le sommeil, il lui arrivait de parvenir à rejoindre et caresser la paix et la beauté, mais alors ses rêves étaient « si riches en couleurs », qu’au réveil la terrifiante réalité lui sautait à la gorge, l’étranglait, l’étouffait et « tout retombait en cendre instantanément ».

Parfois, il invectivait contre Dieu tout bas pour ne pas réveiller l’enfant : 
« Es-tu là ? Vais-je te voir enfin ? As-tu un cou que je puisse t’étrangler ? As-tu un cœur ? Maudit sois-tu pour l’éternité as-tu une âme ? Oh Dieu, chuchotait-il. Oh Dieu. »
Tout au long de l'odieuse route de ce monde défunt, sur laquelle McCarthy les avait entraînés de sa prose splendide, se livrait encore le combat primitif pour la survie de l’homme et avec lui, celle de Dieu alors que la mort et le Mal semblaient de toute évidence l'avoir déjà largement remporté.

Le vieux, errant sur la route, tel l’oiseau de mauvais augure, ne les avait-il pas avertis ? : 
« Là où les hommes ne peuvent pas vivre, les dieux ne s’en tirent pas mieux. »
Seulement, McCarthy voulait encore y croire. Alors, il a laissé l’enfant, et Dieu en lui,  « là debout sur la route qui le regardait du fond d’on ne sait quel inconcevable avenir, étincelant dans ce désert comme un tabernacle ».

L'enfant portait le feu.

La Route, Cormac McCarthy (Ed. de l'Olivier, Points)