dimanche 10 mai 2015

Miquel Barceló: « enfant gâté » sur les pas de Picasso

Miquel Barceló dans son atelier parisien — mai 2015 (c) Zoé Balthus

L’Espagnol Miquel Barceló a inventé ce mot L’inassèchement intitulant l'exposition de 17 grandes et récentes toiles, organisée jusqu’au 31 mai par son nouveau marchand Thaddaeus Ropac dans sa galerie parisienne. L’artiste protéiforme a fait naître des poulpes bleus, des seiches rosées, des pieuvres aux tons vert, jaune, rose et orange, et des poissons au fusain entre des anémones de mer multicolores en hommage à Joan Miró, de Majorque comme lui. 
  
Il peint ses tableaux à plat, les toiles tendues au sol. Elles finissent par ressembler à des étendues liquides, comme des bouts d'une mer impossible à assécher. « A Majorque le climat est si humide que ça met deux fois plus longtemps pour sécher », relève-t-il dans un français, avec un accent ibérique, à couper au couteau, néanmoins charmant. 

Ces oeuvres surgissent dans l’épaisseur de ses pigments qu’il prépare lui-même à Majorque (Baléares) où il est né, a grandi et où il passe encore la moitié de son temps quand il ne travaille pas dans son atelier du Marais, installé depuis 1991. Avant, il avait eu un atelier près des buttes Chaumont. Son histoire avec la France est ancienne. Elle remonte à son initiation. Il ne l'a plus jamais vraiment quittée. En ce moment, il reste-là dans la capitale française à oeuvrer d'arrache-pied, comme à son habitude.

Il explique que le transport des œuvres pour l’exposition a dû être repoussé. « Il y avait une flaque qui séchait millimètre par millimètre plus lentement encore que les autres, raconte-il. Elle concentrait des minéraux, des résidus de mercure, c’était très beau d’ailleurs. Cela m'a donné l'idée du titre, un peu à la Michaux». Il sourit. « J’aime bien Michaux ».  

Miquel Barceló est un érudit, sa culture est phénoménale. Quand il n’est pas attelé à sa création, il est plongé dans les livres, encyclopédies, dictionnaires de symboles, de zoologie, monographies, romans. Une photo de Marguerite Duras, et une autre de Baudelaire sont accrochées au-dessus d'un secrétaire sur la mezzanine à dessin, qui surplombe l'atelier aux grandes toiles. En 1984, sa toile L’Amour fou disait tout de sa passion des livres alors qu'il se peint seul, allongé et nu au coeur d'une immense bibliothèque exhibant une formidable érection. 

Son atelier est en vérité un hôtel particulier qui abrite un dédale de grandes pièces consacrés à des activités spécifiques. Traversée du sombre « cabinet de portraits » comme l'a baptisé son ami et compatriote, l'écrivain Enrique Vila-Matas qui a signé la préface du catalogue de L'Inassèchement. Il a pris la pose pour le peintre qui désigne son portrait adossé à d'autres. Les portraits d'environ 60  x 70 cm se comptent par dizaines et occupent les trois quarts de l’espace, murs compris, du sol au plafond. Ses modèles sont « surtout des amis ». Il les a peints à l'eau de javel sur des toiles préalablement noircies. On peine à reconnaître certaines personnalités célèbres pourtant, comme Agnès Varda ou Patrick Modiano. 

Il les montre chez lui mais ne les a jamais exposés. « Ils font beaucoup trop peur ! », plaisante-t-il. Mais il le penseellement, leur abord est indéniablement lugubre.

Il avait tenté cette technique, la première fois,  afin de peindre le visage d'un ami africain, un albinos de Gao, au Mali, où il a une maison et un atelier depuis de nombreuses années.  Il n’y a pas mis les pieds depuis trois ans, depuis la guerre. Il montre des photos de « sa maison » à flanc de rocher qui domine la plaine ocre. « Regarde comme c’est beau, là, le village, tu vois, et là c’est ma famille. Ca me manque l’Afrique, tu sais », souffle-t-il, la gorge un peu serrée. « C’est pas bon ce qui se passe. Mais j’ai des nouvelles, je les appelle tous les deux ou trois jours. Ce sont mes frères ».

Miquel Barceló se remet à peine d’une méchante pneumonie qui l’a forcé à un séjour à l’hôpital. 

« Là-bas, ils ont fait un sacrifice pour moi, en apprenant que j’étais malade », dit-il, manifestement ému, « ils ont égorgé un animal, tu sais, tout un rituel avec le sang de la bête. Tu vois, ça marche à tous les coups, je suis guéri ». Il prend ces choses-là au sérieux, respecte leurs croyances et leur culture. Il les aime tels qu'ils sont et il est aimé d'eux. Là-bas, il vit comme eux, à leur rythme et apprend auprès d'eux, sur leurs terres, tant de choses, différentes ou autrement

Il a par exemple découvert à Gao que les termites pouvaient être de formidables auxiliaires artistiques, qu'elles étaient douées pour créer de fines perforations en dévorant ses papiers, ses matières ses toiles et autres supports. L'artiste a cherché et trouvé le moyen d'orienter leurs dévorations à son idée. « Je continue à travailler avec les termites, et leur envoie régulièrement de la nourriture », fait-il d'un air entendu.

Une vaste vitrine couvre tout un pan de mur dans laquelle trônent des crânes de bêtes, des cornes, des dents qui lui servent de modèles, entre autres souvenirs d'Afrique à l'instar de ses premières céramiques, des têtes réalisées dans les années 80 au Mali, qu'il a lui-même « cuites au feu de paille ». 

Atelier de gravure de Miquel Barceló — mai 2015 (c) Zoé Balthus
Dans cette grande pièce lumineuse, où un squelette humain en résine se balance à une poutre, il travaille surtout la gravure et le dessin. Il m'entraîne vers un mur où sont accrochés des cornes d’antilopes africaines, une bestiole empaillée, un crâne d'animal mort, et « une très vieille oreille d’éléphant » dont on lui a fait cadeau. « On voit bien que c’est moi, n’est-ce pas ? » Il n'attend nulle réponse. Cet autoportrait exécuté à la pyrogravure le réjouit comme un enfant s'exalte de son premier dessin. « C’est drôle non ? Regarde, ça fait les rides », fait-il en suivant du bout du doigt les traces du temps gravées naturellement dans l’épiderme du pachyderme. J'observe tour à tour son visage et l'oreille, c'est stupéfiant, il est reconnaissable sans y être réellement figuré. Quel sorcier !

Les accidents et les hasards jalonnent son œuvre. Il les apprivoise, les intègre, en fin de compte, il les espère même, ils sont toujours les bienvenus. « L'attention cognitive n’est pas nécessaire à mon travail, je peux écouter un match de foot, un livre audio, de la musique, et continuer à peindre. Je ne peins pas dans le silence. Plus je débranche cette partie rationnelle, mieux ça marche », dit-il en précisant toutefois qu'il ne s'agit pas de l'application du principe surréaliste de l‘écriture automatique. Quand il peint, il ne veut simplement pas entendre sa pensée le guider, lui commander de faire ceci ou cela.

« Parce que c’est là que l’on fait ce que l’on sait faire et moi, ce que je sais faire ne m’intéresse plus», insiste-il. Il aime innover et se tromper en tâtonnant. « C’est une activité physique complète et plus tu fais des erreurs mieux ça marche ». A l'entendre, je pense à Rater mieux de Samuel Beckett, aux considérations semblables d'Alberto Giacometti, celles de l'ami Francis Bacon, bien sûr.

« C'est un peu comme quand tu donnes à un singe un pinceau plein de peinture, et qu'il commence à faire n’importe quoi », s'amuse-t-il. Rires encore. Belle occasion d'évoquer certaines grandes toiles telles que Soledad organizativa, qui représente un grand primate splendide sur son séant,  affichant une sérénité toute souveraine.

Impossible de taire l'émotion éprouvée à la découverte de sa toile Le Déluge qui date de 1990. Sensible au récit que j'en fais, il raconte aussitôt dans quel contexte son tableau a vu le jour. Il venait de peindre une série consacrée au désert, « très minérale à l'image de l’Afrique». Le Déluge devait y mettre un terme, idéale manière d'en finir avec la saison sèche. « Du coup, j’ai inventé la pluie. Au moyen d'une scie, c’était amusant », dit-il fièrement sans livrer pour autant les clés de sa technique. 

« Tout ce que je fais est expérimental » ajoute-t-il, avant d'enchaîner sur « la grande panoplie de sujets » qui caractérise son oeuvre et favorise le renouvellement dont il a tant besoin« C'est l'avantage d'être un peintre figuratif ».

Il se souvient avoir rencontré le plasticien américain Donald Judd, car ils avaient la même galerie à New York. « Il regardait mes tableaux et ne comprenait rien à ce que je faisais ». Lui s'intéressait à Judd et son travail abstrait depuis son plus jeune âge et le comprenait d'ailleurs parfaitement, raconte-il, « c'était presque épidermique, il ne pouvait pas accepter que mes tableaux représentent des visages, des yeux ou des mains. Il avait cette logique historiciste interdisant le figuratif ».

« Encore une maladie du XXe siècle », cingle-t-il, avant de rappeler qu'il estdans l'Espagne de 1957autrement dit sous le régime fasciste de Franco. « Je me suis libéré des interdictions. Toujours est-il que je fais encore de la peinture, un truc de vieux quoi ! ». Nous partons d'un autre fou rire. Il hausse les épaules : « Mais je m'en fous ! »

La jeunesse ne s'intéresserait-elle plus du tout à la peinture ? Selon lui, il n’y a presque plus de peinture, « très peu ou plutôt très mauvaise. Mais ça va, ça vient. Comme Dracula, elle ressuscite toujours ! La peinture meurt et boum ça repart ! ». Le propre de toute création est d'être régie par des cycles.

Il m'invite à le rejoindre, à la grande tables’amoncellent des gravures sur le thème récurrent de la tauromachie, à passer les doigts sur la plaque de cuivre rugueuse où une scène de lutte apparaît entre l'animal et le torero, entre l'artiste et l'oeuvre.
« Les ciseaux à bois, je les utilise sur le cuivre, et ceux à cuivre, pour le bois, j’aime bien détourner les choses… Je travaille chaque jour un peu comme ça, ça marche bien, c’est amusant »
Eaux fortes, aquatintes, pointes sèches, arènes tournoyantes, taureaux noirs face aux matadors qui ressemblent à la mort. « Je sais que la tauromachie est finissante ». Il lâche soudain : « la mise à mort ça fait partie du livre ».  

Il y en a déjà une vingtaine et l'artiste dit envisager de les montrer dans une salle de la Bibliothèque nationale (BNF), lors de l'exposition de mars 2016 qui lui sera consacrée.  

Cette nouvelle série de gravures est de toute beauté. Elle soutient amplement la comparaison avec les scènes tauromachiques des maîtres, ses compatriotes Francisco de Goya y Lucientes et Pablo Picasso dont il reconnaît lui-même l'influence, et le défi audacieux que représentent de tels sujets. Nous nous souvenons ensemble du maître de Malaga, présence constante. Picasso s'est frotté lui aussi toute sa vie à Goya, Vélasquez, Ingres, ou Cézanne.

Comme ces maîtres, Miquel Barceló travaille sans cesse chaque jour jusqu’à épuisement. Il explore de nouvelles techniques. « Je les réinvente ». En besoin de changement perpétuel, il ouvre les champs de sa création. Dans la même journée, il fait tour à tour de la peinture, de la gravure, du plâtre, et dessine dans ses carnets. 
« Je n’ai pas signé de contrat pour faire comme ça bien sûr, mais sinon c’est chiant ».
 En cela aussi, il ressemble à Picasso. Il l'admet volontiers. « Aussi loin que je me souvienne, il a été mon peintre préféré, mon modèle en tout ». Sa sincérité d'enfant fanatique est poignante, d'autant mieux perçue et partagée.
« Son engagement dans la vie, avec les choses, sa manière d’être au monde, poursuit-il, un véritable engagement physique pas seulement théorique, même politique, si tu veux. Jamais je n’ai cessé de m’intéresser à Picasso »
Miquel Barceló et son autoportrait sur l'oreille d'éléphant — mai 2015 (c) Zoé Balthus
Tout au long du jour,  il passe d’un atelier à l’autre, d’une discipline à une autre. Il se lève vers huit heures et travaille jusqu’à minuit.  
« J’ai besoin d'énormément de temps pour travailler beaucoup. Avec l’âge, je me disais que je parviendrais à travailler plus vite, je croyais que je serais plus efficace, que je ferais en une heure ce que je faisais en une journée. Oui, je travaille plus rapidement mais je fais aussi plus de choses, c’est inéluctable »
Il ne résiste pas au plaisir de dévoiler la maquette d’une grande peinture de 16 m qui « sera terminée à la fin de l’été, pour une fondation » dont il préfère taire le nom pour ménager l'effet.

Il en profite pour m'annoncer son programme à venir. Une grande toile sera exposée au Grand Palais dans l’exposition Picasso Mania, à la rentrée. Et puis, il inaugurera aussi le nouvel espace de la galerie Bruno Bischofberger à Zurich en octobre.

En 2016, il exposera aussi en Amérique latine, au Pérou et surtout au Brésil, à Inohtim, le plus grand musée à ciel ouvert, dans la jungle de Belo Horizonte, où il dévoilera ce qu’il appelle « un dessin infini ». Une oeuvre époustouflante dont j'ai promis de ne pas trahir la teneur et dont il présentera un aperçu à la BNF. Il exposera simultanément  de nouvelles œuvres au Musée Picasso.
« On va voir si j’assume tout ça ou pas  [] Miró était de Majorque, mais Picasso, toujours fertile, est mon préféré. Je ne viens pas de Duchamp, même si j’aime bien Duchamp », précise-t-il, avant de revendiquer sa filiation. « Je viens de Picasso, je descends de cette branche-là ».

On le sait le peintre a été sollicité pour participer à la reconstitution de la Grotte Chauvet au fond de laquelle il a eu le grand privilège de descendre plusieurs fois. Il en a été bouleversé. « C’est une grande merveille, c’est la grande découverte artistique du millénaire », juge-t-il. L'artiste-voyageur a visité pas loin d'une centaine de grottes sur plusieurs continents, dont bien sûr celles de Lascaux et d'Altamira qui ont environ 14.000 ou 15.000 ans. Mais à la lumière de ses différentes expériences, il est catégorique : la fascinante Chauvet n'a pas d'équivalent. 

« C'est le grand chef-d’œuvre, on n’en mesure pas assez l’importance, regrette-t-il, c’est une expression unique, une qualité artistique inouïe de 37.000 ans dont on ne sait rien et ils se trompent sur la façon de l'aborder.  C'est comme s'ils tentaient de décrypter les vestiges Mayas avec la pierre de Rosette ». Et d'ailleurs, il aurait préféré qu'on ne reconstitue pas sa réplique, selon lui, il y aura forcément, un jour ou l'autre, un impact négatif qui en découlera. Il l'a fait savoir. « Bon, au moins on essaie dans l'immédiat de ne pas l’abîmer ».
Il a en outre consacré récemment de longs mois à peindre des tableaux tout blancs, ultra-blancs dont il n’a montré pour l’instant que quelques pièces à New-York où il exposera à l’automne 2016. « C’était comme une espèce de rigueur imposée, un défi que de tenir cela pendant presqu'un an ».

Manifestement la période blanche est bel et bien révolue. Dans l'atelier consacrée à la peinture, au sol couvert de taches multicolores, sous une immense verrière, plusieurs toiles de grandes tailles sèchent aux murs. Retour à vingt mille lieues sous les mers, avec une grande pieuvre aux tons rosé, jaunes et vert ici, sa jumelle est exposée à la galerie Ropac vendue à plusieurs centaines de milliers d'euros. Des poulpes aux gros yeux globuleux, inquisiteurs même. Et puis, dans un autre registre, une grande bête brune, à cornes, aux traits et aux tonalités évoquant justement une peinture rupestre.

Il admet être une sorte d'« enfant gâté » qui a toujours fait ce qu'il a voulu, comme il a voulu, quand et partout où il a voulu, tout au long de ses cinquante années de vie d'artiste, prolifiques. 

Je fais mention du peintre américain, Jean-Michel Basquiat décédé en 1988. « Jean-Michel était mon ami, il a séjourné chez moi à Majorque. On a beaucoup pleuré sa mort, se souvient-il. C’est ma génération, alors c’est un peu flippant quand j'y pense... on était les plus jeunes de la Documenta en 1982 ».   

Il a encore beaucoup trop de choses à faire, il ne veut surtout pas mourir de si tôt. Et de confier le plus sérieusement du monde : « je n'ai pas encore accompli mon œuvre, ce n’est encore qu'un début... ce n'est pas une boutade ». 

jeudi 19 mars 2015

Benjamin, la plume à l'envers

Extrait du texte Benjamin, la plume à l'envers de Zoé Balthus - in La Moitié du Fourbi, N°1


Frédéric Fiolof, Hélène Gaudy, Romain Verger, Anthony Poiraudeau du comité de rédaction de La Moitié du Fourbi dont j’ai le plaisir de faire partie et les auteurs du premier numéro : Sabine Huynh, Jacques Jouet, Anne-Françoise Kavauvea, Hugues Leroy, Edith Noublanche, Sylvain Prudhomme, Clémentine Vongole entre autres seront présents jeudi 19 mars 2015 à partir de 19h30 :

A la librairie Atout Livre
203 Bis avenue Daumesnil
75012 Paris

Pour célébrer le lancement de cette revue bi-annuelle dont chaque numéro porte sur un thème qui l'inspire : du côté de la littérature d’une part (auteurs, textes en lien avec le thème) mais aussi en suivant d’autres pistes (curiosités paralittéraires, réflexions, témoignages, reportages décalés).

Le premier numéro rassemble 18 contributions originales liées à la notion « Écrire petit ».

samedi 7 mars 2015

Isolation Ceremony



Ceremony #3 - 2013 © Bruno Aveillan


Grâce à Isolation Ceremony, Bruno Aveillan révèle quelques fragments de l’éternelle et néanmoins mystérieuse histoire humaine où l’amour le dispute à la mort, l’Enfer au Paradis.  

L’artiste n’a pas son pareil pour composer des atmosphères minimalistes qui content l’essentiel sur toutes les gammes de lumière et de pigments. Il joue sur des paradoxes narratifs impressionnistes, mêlés au cœur d’étranges cérémonies et de troublants rituels, pourvus d’époustouflantes vanités contemporaines. 

Dans Isolation Ceremony se trame un drame équivalent à celui qui frappe la jeune Maroussia, de Marina Tsvetaeva, qui se damne pour l’amour de son vampire et à celui d’Eurydice qui fait le choix de rester au royaume d’Hadès plutôt que de suivre Orphée venu la sauver. 

Un voile de mariée figé dans les airs tel un fantôme, image fatale d’une promise qui n’est plus, un animal écorché, écartelé au-dessus d’une baignoire, dans la lignée des Rembrandt, Soutine, Chagall, Bacon, Saville et leurs chefs-d’œuvre évoquant la crucifixion et le sacrifice. 

Ici, le douloureux destin de femmes s’y devine, femmes aux prises avec l’amour absolu qui les isole et les condamne pour mieux les sanctifier. Cérémonie suprême mise en scène avec maestria par Bruno Aveillan. 

Eurydice, au chignon rouge, qui a refusé le retour à la vie sur terre avec Orphée, retire son manteau immaculé de fiancée pour mieux s’installer à jamais en Enfer où il fait déjà bien chaud. Maroussia erre dans les ténèbres hantées par des apparitions spectrales, tremble de percevoir la présence de son Gars, buveur de sang. 

Chacune traîne sa détresse à sa façon. L’une et l’autre s’aventurent au cœur de funestes décors, entre les décombres et les ruines, parmi d’effrayantes chimères, plongées au fond de leur propre désolation, cruelle et magnifique, dont aucun temps ni aucun être ne saurait jamais plus les libérer.
Observer chaque scène avec la plus fine attention, tous les sens en éveil pénétrer l’atmosphère, et soudain voir le diable bel et bien caché dans les détails… si ce n’est Dieu.

Texte accompagnant l'exposition Isolation ceremony de Bruno Aveillan



lundi 26 janvier 2015

Tcheky Karyo : "Moi, à fleur de peau"

Tcheky Karyo par Enki Bilal
Après Ce lien qui nous unit (2006), le compositeur-interprète Tcheky Karyo a sorti son deuxième et bel opus intitulé Credo, en décembre 2013. Le titre de l'album est un hommage au poète Zéno Bianu dont le poème Credo, du recueil Infiniment proche qui fut un choc à sa découverte, ne cesse de lui trotter dans la tête.

"Je crois à l’opacité solitaire
au pur instant de la nuit noire
pour rencontrer sa vraie blessure
pour écouter sa vraie morsure [...]"

Deux autres titres Les guerriers dorment et Angel's confess sont signés Zéno Bianu. Au total douze titres dont Tcheky Karyo a composé l'essentiel de la musique et qu'il interprète d'une voix profonde.

La pochette du CD et le clip de la chanson Autour de la mémoire, écrite par Jean Fauque, ont été réalisés par l'artiste Enki Bilal, depuis 25 ans son ami.


Tcheky : Cet album Credo décolle vraiment sur scène. Finalement, le concert devient un spectacle. J'ouvre sur le Credo, le poème de Zéno que je dis sur une mise en son préparée par un copain, avec dix minutes de sas sonore à la fois des nappes et des sons qui pourraient venir de l’espace et d’autres du fond de la mer, avec des marteaux qui tapent sur des enclumes, des chiens qui aboient, des sabots de chevaux dans l’eau. Tout ça est construit et arrangé avec des rythmes, des chuchotements aussi. Ca crée un sas sonore qui prépare les gens. J'ai pensé souvent qu'il aurait fallu un décor mais c'était compliqué et finalement je me suis dit 'on va faire une scénographie avec le son'. Alors, j'arrive tranquillement sur une bande son qui s’enchâsse sur le sas pour dire le Credo de Zéno et puis après il y a Olive Tree qui démarre et une tempête qui éclate. Ce n’est pas systématique mais à certains moments du concert, s'insèrent des matières sonores. Pour le titre, Les toits du monde on entend l'atmosphère d'une place enregistrée en Egypte, où des gens hurlent, un muezzin chante, des murmures et un duduk sont perçus pour faire exister cette mosaïque dont parle le titre. Et moi, je démarre en chantant en arabe, en turc, en espagnol. Voilà, tout ça amène des choses en plus, cela prolonge ce que l’album raconte aussi.

L’an dernier on a joué au Café de la Danse à Paris, au Festival Après les Vendanges de Vaison-la-Romaine, nous étions au Magic Mirror à Istres hier soir, on va à Gisors le 6 février, à Florange le 7. Comme j’ai des tournages, cela limite les dates mais ça se construit tranquillement.

Zoé : Tu repars un peu de zéro, c’est ça ?

Tcheky : Oui, complètement. Mais bon j’aime bien ça. On me dit 'mais pourquoi tu ne fais pas des duos avec une telle ou un tel'. A un moment donné, tout le monde cherchait à faire des duos pour mieux s’exposer. Seulement, je ne recherche pas du tout ça. Je ne ressentais pas du tout les choses comme ça. J’ai mon studio chez moi. C’est un travail qui a pris longtemps avec les musiciens qui venaient, on travaillait ensemble, à partir de certaines de leurs compo et puis, je tenais à ce qu’il y en ait un maximum de moi évidemment.

Zoé : Tu as une formation de musicien ?

Tcheky : Non, je suis autodidacte. J’ai toujours eu envie de faire de la musique. En fait, je me suis formé sur des tournages de films américains. J’avais parfois un mois sans rien faire, les Américains me demandaient de rester, je ne pouvais pas rentrer parce qu’ils pouvaient avoir besoin de moi n'importe quand.  Une fois, je me suis retrouvé à Vancouver à travailler avec un jeune musicien qui m’a dit mais 'qu’est-ce que tu veux faire avec ton instrument ? Je ne vais pas t’apprendre comme si tu étais un enfant ?’ J’ai répondu une banalité : ‘j’aimerais pouvoir m’asseoir avec des musiciens et jouer avec eux'. Il m’a regardé et m’a dit : ‘ok je vais t’apprendre les modes'. Et en m’apprenant les modes, il m’a dit :'tu vas les apprendre et les travailler tous les jours'. Et en fait, c’est comme s'il m’avait dit : 'je te donne une palette et avec ça tu vas pouvoir peindre des choses'. Et c’est vrai qu’en les travaillant, on peut écouter n’importe quoi et dès qu’on sait se repérer, on peut commencer à construire des harmonies. C’est comme ça que cela s’est fait, et puis construire des accords à partir de ces modes. Voilà, j'ai travaillé. Ensuite j’ai fait des choix, j’ai cadré là où j’avais envie d'installer ma musique, j’ai eu envie de travailler sur des frottements, sur des ruptures, et je me suis fait comme ça peu à peu ma trousse à outils.

Zoé : C'était il y a combien de temps ?

Tcheky : J’ai commencé en 2002. Bon, je ne joue pas huit heures pas jour, mais j’aimerais travailler davantage, être plus virtuose avec l'instrument. Et sur scène je me provoque. Je me provoque dans des échanges avec des musiciens de même que je me provoque avec le texte de Zéno.

Zoé : Jimi Hendrix (Monologue électrique) ?

Tcheky : Oui. C’est une lecture mais j’essaie d’aller un peu plus loin. J’ai commencé à apprendre par cœur la moitié du livre. La beauté avec le Monologue électrique c’est l’hommage qu’il rend, c’est l'exercice d’admiration que constitue ce long poème. ‘Tu joues comme Jackson Pollock peignait'. On essaie avec le dire, avec la voix et les instruments. Enfin, il n’y a que moi, un marshall et une guitare brûlée (Rires). Un bout de mémoire. 
La mise en scène et en son est de Jean Michel Roux. On essaie d’écrire dans l’espace avec le son, de déchirer l’espace avec la voix tout en essayant de ne pas être débordant, pas trop fou, pour garder le poème au-dessus de tout ça. 
Ensuite, nous aurons une date en mars à Lille.

Zoé : Quelles sont tes influences ? tes sons fétiches ?

Tcheky : C'est très large. Les premiers sons qui m’ont touché sont ceux de l’orgue. C’était souvent lié à une notion de mystère, de sacré. Ces sons-là, dans mon enfance, m’ont transporté. La première fois que j’ai entendu le muezzin à Istanbul... 'qu'est-ce que c'est ça ?' C’était complètement magique et ça me prenait direct dans le bide. Et puis, j’adore le flamenco, le fado. Ca me parle immédiatement, c'est génétique. Naturellement, je suis allé vers cela dans les harmonies.

Pour l'album Credo, je dis que c’est du ‘rock expressionniste’ parce que justement il y a beaucoup de dynamiques dedans, il y a des ruptures, ce n’est pas évident à entendre pour certains, ce n’est pas fait pour écouter d’une oreille.

Sinon, nous évoluons dans des univers rejoignant ceux de Nick Cave, P.J. Harvey, David Bowie, Tom Waits, Pixies. Je me sens à l’aise avec ça.

Zoé : Tu as déjà rencontré Nick Cave ?

Tcheky : Oui. En Australie, la première fois. Et puis des années plus tard, je lui ai fait signer mon album (Rires). Comme une revanche. Je suis allé le voir au Zénith ‘Nick you remember me ? Il a fait: ‘Tcheky, yeah !’ J’avais vécu un truc avec lui au moment d'un tournage avec John Hillcoat, un metteur en scène australien qui connaissait bien Nick. A l’époque, moi je chantais a cappella tout le temps, partout où je trouvais une acoustique, une cage d'escalier ou autre... Et John s’est mis en tête de me faire chanter le titre du générique du film. Il m’annonce ‘You’re going to work with Nick ! Je me suis retrouvé dans un studio, d’un coup... j’avais jamais foutu les pieds dans un studio. J’étais comme un gosse qui essaie de bien faire, ce qu’il ne faut surtout pas faire. Et je m’entêtais et je les voyais embêtés dans le studio, j’ai fait cent prises, un truc de malade. C’est moi qui ai fini par dire ‘stop’. Ils n’osaient pas. J’ai dit ‘I’m sorry, I tried but...’. Alors quand je l'ai retrouvé au Zénith, j’ai dit en lui tendant Credo : ‘I took the bull by the horns’. Il a signé mon album. (Rires)
J’ai mis des millions de costumes, je me suis habillé et déshabillé deux cents millions de fois. Là, avec la musique, avec toutes mes maladresses, c’est moi. A fleur de peau.