Extrait du texte Benjamin, la plume à l'envers de Zoé Balthus - in La Moitié du Fourbi, N°1
Frédéric Fiolof, Hélène Gaudy, Romain Verger, Anthony
Poiraudeau du comité de rédaction de La Moitié du Fourbi dont j’ai le plaisir de faire partie et les
auteurs du premier numéro : Sabine Huynh, Jacques Jouet, Anne-Françoise
Kavauvea, Hugues Leroy, Edith Noublanche, Sylvain Prudhomme, Clémentine Vongole entre autres seront présents jeudi 19 mars 2015 à partir de 19h30 :
A la librairie Atout
Livre
203 Bis avenue
Daumesnil
75012 Paris
Pour célébrer le lancement de cette revue bi-annuelle dont
chaque numéro porte sur un thème qui l'inspire : du côté de la littérature d’une part
(auteurs, textes en lien avec le thème) mais aussi en suivant d’autres pistes
(curiosités paralittéraires, réflexions, témoignages, reportages décalés).
Le premier numéro rassemble 18 contributions originales liées à la notion « Écrire petit ».
Grâce à Isolation Ceremony, Bruno
Aveillan révèle quelques fragments de l’éternelle et néanmoins mystérieuse
histoire humaine où l’amour le dispute à la mort, l’Enfer au Paradis.
L’artiste n’a pas
son pareil pour composer des atmosphères minimalistes qui content l’essentiel
sur toutes les gammes de lumière et de pigments. Il joue sur des paradoxes
narratifs impressionnistes, mêlés au cœur d’étranges cérémonies et de
troublants rituels, pourvus d’époustouflantes vanités contemporaines.
Dans Isolation Ceremony se trame un drame
équivalent à celui qui frappe la jeune Maroussia, de Marina Tsvetaeva, qui se
damne pour l’amour de son vampire et à celui d’Eurydice qui fait le choix de
rester au royaume d’Hadès plutôt que de suivre Orphée venu la sauver.
Un voile de mariée
figé dans les airs tel un fantôme, image fatale d’une promise qui n’est plus, un
animal écorché, écartelé au-dessus d’une baignoire, dans la lignée des
Rembrandt, Soutine, Chagall, Bacon, Saville et leurs chefs-d’œuvre évoquant la
crucifixion et le sacrifice.
Ici, le douloureux
destin de femmes s’y devine, femmes aux prises avec l’amour absolu qui les isole
et les condamne pour mieux les sanctifier. Cérémonie suprême mise en scène avec
maestria par Bruno Aveillan.
Eurydice, au chignon
rouge, qui a refusé le retour à la vie sur terre avec Orphée, retire son
manteau immaculé de fiancée pour mieux s’installer à jamais en Enfer où il fait
déjà bien chaud. Maroussia erre dans
les ténèbres hantées par des apparitions spectrales, tremble de percevoir la
présence de son Gars, buveur de sang.
Chacune traîne sa
détresse à sa façon. L’une et l’autre s’aventurent au cœur de funestes décors,
entre les décombres et les ruines, parmi d’effrayantes chimères, plongées au
fond de leur propre désolation, cruelle et magnifique, dont aucun temps ni
aucun être ne saurait jamais plus les libérer.
Observer chaque
scène avec la plus fine attention, tous les sens en éveil pénétrer l’atmosphère,
et soudain voir le diable bel et bien caché dans les détails… si ce n’est Dieu.
Texte accompagnant l'exposition Isolation ceremony de Bruno Aveillan
Après Ce lien qui nous unit (2006), le compositeur-interprète TchekyKaryo a sorti son deuxième et bel opus intitulé Credo, en décembre 2013. Le titre de l'album est un hommage au poète Zéno Bianu dont le poème Credo, du recueil Infiniment proche qui fut un choc à sa découverte, ne cesse de lui trotter dans la tête. "Je crois à l’opacité solitaire au pur instant de la nuit noire pour rencontrer sa vraie blessure pour écouter sa vraie morsure [...]" Deux autres titres Les guerriers dorment et Angel's confess sont signés Zéno Bianu. Au total douze titres dont Tcheky Karyo a composé l'essentiel de la musique et qu'il interprète d'une voix profonde. La pochette du CD et le clip de la chanson Autour de la mémoire, écrite par Jean Fauque, ont été réalisés par l'artiste Enki Bilal, depuis 25 ans son ami.
Tcheky : Cet album Credo décolle vraiment sur scène. Finalement, le concert devient un spectacle. J'ouvre sur le Credo, le poème de Zéno que je dis sur une mise en son préparée par un copain, avec dix minutes de sas sonore à la fois des nappes et des sons qui pourraient venir de l’espace et d’autres du fond de la mer, avec des marteaux qui tapent sur des enclumes, des chiens qui aboient, des sabots de chevaux dans l’eau. Tout ça est construit et arrangé avec des rythmes, des chuchotements aussi. Ca crée un sas sonore qui prépare les gens. J'ai pensé souvent qu'il aurait fallu un décor mais c'était compliqué et finalement je me suis dit 'on va faire une scénographie avec le son'. Alors, j'arrive tranquillement sur une bande son qui s’enchâsse sur le sas pour dire le Credo de Zéno et puis après il y a Olive Tree qui démarre et une tempête qui éclate. Ce n’est pas systématique mais à certains moments du concert, s'insèrent des matières sonores. Pour le titre, Les toits du monde on entend l'atmosphère d'une place enregistrée en Egypte, où des gens hurlent, un muezzin chante, des murmures et un duduk sont perçus pour faire exister cette mosaïque dont parle le titre. Et moi, je démarre en chantant en arabe, en turc, en espagnol. Voilà, tout ça amène des choses en plus, cela prolonge ce que l’album raconte aussi. L’an dernier on a joué au Café de la Danse à Paris, au Festival Après les Vendanges de Vaison-la-Romaine, nous étions au Magic Mirror à Istres hier soir, on va à Gisors le 6 février, à Florange le 7. Comme j’ai des tournages, cela limite les dates mais ça se construit tranquillement. Zoé : Tu repars un peu de zéro, c’est ça ? Tcheky : Oui, complètement. Mais bon j’aime bien ça. On me dit 'mais pourquoi tu ne fais pas des duos avec une telle ou un tel'. A un moment donné, tout le monde cherchait à faire des duos pour mieux s’exposer. Seulement, je ne recherche pas du tout ça. Je ne ressentais pas du tout les choses comme ça. J’ai mon studio chez moi. C’est un travail qui a pris longtemps avec les musiciens qui venaient, on travaillait ensemble, à partir de certaines de leurs compo et puis, je tenais à ce qu’il y en ait un maximum de moi évidemment.
Zoé : Tu as une formation de musicien ? Tcheky : Non, je suis autodidacte. J’ai toujours eu envie de faire de la musique. En fait, je me suis formé sur des tournages de films américains. J’avais parfois un mois sans rien faire, les Américains me demandaient de rester, je ne pouvais pas rentrer parce qu’ils pouvaient avoir besoin de moi n'importe quand. Une fois, je me suis retrouvé à Vancouver à travailler avec un jeune musicien qui m’a dit mais 'qu’est-ce que tu veux faire avec ton instrument ? Je ne vais pas t’apprendre comme si tu étais un enfant ?’ J’ai répondu une banalité : ‘j’aimerais pouvoir m’asseoir avec des musiciens et jouer avec eux'. Il m’a regardé et m’a dit : ‘ok je vais t’apprendre les modes'. Et en m’apprenant les modes, il m’a dit :'tu vas les apprendre et les travailler tous les jours'. Et en fait, c’est comme s'il m’avait dit : 'je te donne une palette et avec ça tu vas pouvoir peindre des choses'. Et c’est vrai qu’en les travaillant, on peut écouter n’importe quoi et dès qu’on sait se repérer, on peut commencer à construire des harmonies. C’est comme ça que cela s’est fait, et puis construire des accords à partir de ces modes. Voilà, j'ai travaillé. Ensuite j’ai fait des choix, j’ai cadré là où j’avais envie d'installer ma musique, j’ai eu envie de travailler sur des frottements, sur des ruptures, et je me suis fait comme ça peu à peu ma trousse à outils. Zoé : C'était il y a combien de temps ? Tcheky : J’ai commencé en 2002. Bon, je ne joue pas huit heures pas jour, mais j’aimerais travailler davantage, être plus virtuose avec l'instrument. Et sur scène je me provoque. Je me provoque dans des échanges avec des musiciens de même que je me provoque avec le texte de Zéno.
Zoé :Jimi Hendrix (Monologue électrique) ?
Tcheky : Oui. C’est une lecture mais j’essaie d’aller un peu plus loin. J’ai commencé à apprendre par cœur la moitié du livre. La beauté avec le Monologue électrique c’est l’hommage qu’il rend, c’est l'exercice d’admiration que constitue ce long poème. ‘Tu joues comme Jackson Pollock peignait'. On essaie avec le dire, avec la voix et les instruments. Enfin, il n’y a que moi, un marshall et une guitare brûlée (Rires). Un bout de mémoire.
La mise en scène et en son est de Jean Michel Roux. On essaie d’écrire dans l’espace avec le son, de déchirer l’espace avec la voix tout en essayant de ne pas être débordant, pas trop fou, pour garder le poème au-dessus de tout ça.
Ensuite, nous aurons une date en mars à Lille. Zoé : Quelles sont tes influences ? tes sons fétiches ?
Tcheky : C'est très large. Les premiers sons qui m’ont touché sont ceux de l’orgue. C’était souvent lié à une notion de mystère, de sacré. Ces sons-là, dans mon enfance, m’ont transporté. La première fois que j’ai entendu le muezzin à Istanbul... 'qu'est-ce que c'est ça ?' C’était complètement magique et ça me prenait direct dans le bide. Et puis, j’adore le flamenco, le fado. Ca me parle immédiatement, c'est génétique. Naturellement, je suis allé vers cela dans les harmonies. Pour l'album Credo, je dis que c’est du ‘rock expressionniste’ parce que justement il y a beaucoup de dynamiques dedans, il y a des ruptures, ce n’est pas évident à entendre pour certains, ce n’est pas fait pour écouter d’une oreille. Sinon, nous évoluons dans des univers rejoignant ceux de Nick Cave, P.J. Harvey, David Bowie, Tom Waits, Pixies. Je me sens à l’aise avec ça.
Zoé : Tu as déjà rencontré Nick Cave ? Tcheky : Oui. En Australie, la première fois. Et puis des années plus tard, je lui ai fait signer mon album (Rires). Comme une revanche. Je suis allé le voir au Zénith ‘Nick you remember me ?’ Il a fait: ‘Tcheky, yeah !’ J’avais vécu un truc avec lui au moment d'un tournage avec John Hillcoat, un metteur en scène australien qui connaissait bien Nick. A l’époque, moi je chantais a cappella tout le temps, partout où je trouvais une acoustique, une cage d'escalier ou autre... Et John s’est mis en tête de me faire chanter le titre du générique du film. Il m’annonce ‘You’re going to work with Nick !’ Je me suis retrouvé dans un studio, d’un coup... j’avais jamais foutu les pieds dans un studio. J’étais comme un gosse qui essaie de bien faire, ce qu’il ne faut surtout pas faire. Et je m’entêtais et je les voyais embêtés dans le studio, j’ai fait cent prises, un truc de malade. C’est moi qui ai fini par dire ‘stop’. Ils n’osaient pas. J’ai dit ‘I’m sorry, I tried but...’. Alors quand je l'ai retrouvé au Zénith, j’ai dit en lui tendant Credo : ‘I took the bull by the horns’. Il a signé mon album. (Rires)
J’ai mis des millions de costumes, je me suis habillé et déshabillé deux cents millions de fois. Là, avec la musique, avec toutes mes maladresses, c’est moi. A fleur de peau.
Récit autobiographique,
mélancolique, Un abrégé du monde, est un nouvel et court opus de Pierre Bergounioux qui vient de paraître aux éditions Fata Morgana. L'écrivain sexagénaire porte leregard en arrière, sur l’enfance, à
l’heure de l’éveil, de l’appréhension naïve du monde, ou plutôt de son
incompréhension. Quand le désir indomptable de le saisir au sens propre et au figuré prend le dessus, quand l'enfant cherchaitdu matin au soir à en
conserver des bouts comme autant de repères et de traces de « beau,
d’acceptable », des pans d’une réalité précieuse, celle qui surprend,
fascine, éblouit celle qui enchante l’existence comme dans un conte de fée ou déroute
avec la malignité de la sorcellerie. C'est le premier des trésors qui se constitue au fur et à
mesure de la découverte du réel par le jeune Pierre Bergounioux pas plus haut que trois pommes.
« C’est à
l’aide d’une boîte en carton fort que j’ai réglé, vaille que vaille, au début,
le problème de la réalité. »
Ce coffret qui
l’avait « accompagné, abrité, sauvé, peut-être », n’était autre qu'Un abrégé du monde dans lequel l’homme mûr devenu, soudain, replonge. Avec la douceur et la poésie qui le caractérisent, il se souvient des petites choses dérisoires et insignifiantes aux yeux des grands, comme autant de pièces qui composent un tout, une unité. C'est un nécessaire à exister, à comprendre, à imaginer, à désespérer, à trier, à refuser.
La boîte — récupérée dans la poubelle d’un photographe
« qui se pendit quelques années plus tard parce que la réalité dont je
parle ne lui convenait décidément pas, à lui non plus »— avait disparu dans des
circonstances depuis longtemps oubliées, en revanche le contenu demeure claire
dans sa mémoire. Une foule de choses versées avec soin par ses mains d’enfant,
sa collection secrète qu’il égrène au fil des pages a jalonné son initiation. Elle est occasion de conter
l’histoire du lutin aux yeux neufs qu’il était, de narrer l’aventure du petit poucet au fur et à mesure de ses
trouvailles, de remonter le cours de ses étonnements, ses réflexions, ses angoisses qu’il
éclaire de son érudition d’homme ultra-sensible. Subtil autoportrait aussi.
« Je prêtais
aux adultes des clartés supérieures, nées d’une familiarité prolongée avec un
monde que je commençais à peine à reconnaître. Mais, même en leur accordant cet
avantage, même à me suspecter d’avoir l’esprit dérangé, le fait demeurait. Je ne
pouvais, sans préjudice grave, m’exposer à ce qui passait pour réel. »
C'est l'occasion
d‘évoquer la maison rose sur les hauteurs de la Bouriane, dans la chaleur
de plomb du mois d’août et la première fois que sa mère, divinité bienfaisante,
se transformait en cette mégère qui lui avait fait lâcher d’une tape sur les
doigts le frelon dont il venait de s’emparer afin d’enrichir son trésor.
Au cours de son
exploration du monde, il réalisait que ce qu’il aurait bien voulu glisser dans
son coffre ne se laissait pas toujours emporter, ou encore se métamorphosait de
telle façon qu’il fallait s’en débarrasser bien vite, les fleurs se fanaient,
les poissons empestaient, les oiseaux pourrissaient, quant à la lumière, l’enchanteresse,
elle, était insaisissable.
Les agissements des
grands, ce que contenaient les livres, les films et les photographies emmêlaient
les perceptions de l’enfant en quête d’explications rassurantes à la lumière du
peu qu’il savait et se voyait au contraire confronté àde nouvelles zones d'ombres, à davantage de mystère qui le forçait à pousser l'exploration plus avant.
« Ca n’allait pas. Je continuais à percevoir l’aspérité
du fait. Les brillants paradoxes que je relevais tendaient peut-être à
nous humilier. Mais ils devaient selon toute probabilité, se rapporter à un
univers aussi consistant que le nôtre. »
Il dit à rebours l’émerveillement
puis le désenchantement, avec la délicatesse fougueuse de la jeunesse et
l’aplomb précis de la maturité, il règle les comptes avec style, remet les
pendules à l’heure en finesse.
« Les adultes
parlent, quelque temps, un langage inintelligible et je me demande encore si ça
ne contribue pas à la félicité de l’enfance. Le jour où l’on commence à deviner
ce qu’ils racontent, on est très surpris de ne pas s’y retrouver. Il nous vient
des doutes rédhibitoires. On entre dissidence. »
Le sculpteur et
peintre Paul de Pignol accompagne le récit de dessins au crayon d’une racine
découverte sur une plage et qu'il a ramasséeen songeant qu’elle aurait peut-être
sa place dans le coffret de Pierre Bergounioux parmi les silex et les agates,
les bois curieux, les verres polis, les plumes de geai et les insectes sans
pattes. On tourne une page, elle apparaît, sous un angle différent, éclairée d'une lumière autre, elle se métamorphose, produit une complication supplémentaire. Parfois, on dirait un os rongé, un détail anatomique, une pierre de lave. La perception brouille la donne, à moins que ce ne soit le contraire. On évolue dans la confusion des promesses du monde.
« On vieillit. J'allais ressembler aux adultes mais plutôt mourir que de les continuer. Ce qu'ils possédaient d'enviable et dont j'étais obstinément privé, c'était la liberté que je comptais exercer dès qu'elle me serait concédée. Je ferais ce que bon me semblait, je partirais à la rencontre du tout, le bénéfique, que je logeais par bribes dans ma boîte quand il voulait bien y entrer. »
Un abrégé du monde, Pierre Bergounioux, dessins Paul de Pignol (Ed. Fata Morgana)
En
novembre 1955, Isaku Yanaihara, jeune professeur de philosophie à l'université
d'Osaka, débarquait à Paris pour compléter ses études et gagnait un peu
d’argent en rédigeant des articles pour la presse nippone. C’est ainsi qu’il était
entré en contact avec le peintre et sculpteur suisse Alberto Giacometti. Le
jeune homme souhaitait rédiger un entretien avec l’artiste que lui avait
commandé un magazine japonais. Date fut prise.
Après une première rencontre, ses
visites à l’atelier situé au 46 rue Hippolyte Maindron, se succédèrent régulièrement et moins d’un an plus
tard, les entretiens s’étaient transformés en séances de pose. Le 2 octobre
1956, Yanaihara avait accepté le rôle de modèle pour Giacometti qui, sachant
que le jeune homme devait quitter Paris une semaine plus tard, avait décidé de
dessiner son visage en guise de souvenir. Il dessina trois portraits de lui le
jour même mais l’invita à revenir poser le lendemain, puis le jour suivant et
encore le jour d’après. De fil en aiguille, le jeune homme retrouva tous
les jours Giacometti extraordinairement captivé par ce visage singulier au
point qu’il lui demanda de repousser son départ. Le modèle le retarda à cinq
reprises et ce n’est qu’à la mi-décembre qu’il parvint à s’arracher à l’emprise
du maître.
« Peindre
votre tête, c’est s’aventurer dans un monde totalement inconnu, […] une
aventure sans précédent, la plus grande de toutes », avait déclaré
Giacometti qui s’était pris de passion pour les traits du jeune philosophe.
C’était la première fois qu’il peignait un visage étranger à son cercle
habituel de modèles constitué essentiellement par sa mère, Diego son frère et
Annette, son épouse.
Leur
« aventure » était alors encore loin d’être terminée. Isaku Yanaihara
regagna Paris l’été suivant, et régulièrement chaque année jusqu’en 1961, pour prendre
la pose face à Giacometti. Il passa au total 228 jours avec cet artiste
fascinant, l’un des plus grands du XXe siècle, auquel il inspira une
douzaine de portraits sur toile et un buste en bronze.
Les
deux hommes se retrouvaient chaque jour au café en début d’après midi avant
d’aller s’enfermer dans l’atelier. Le Japonais ne le quittait qu’en plein cœur
de la nuit.
« J'avais
commencé à poser avec l'idée frivole que ce serait un joli souvenir d'avoir mon
portrait peint par Giacometti, et à mesure que se succédaient les journées
passées avec lui je commençais enfin à comprendre dans quelle expérience
fantastique je m'étais engagé : de toute ma vie, je n'avais jamais eu
d'expérience aussi précieuse et n'en aurais sans doute jamais plus. J'y avais
appris non seulement ce qu'est le travail d'un véritable artiste, mais aussi ce
qu'est la véritable liberté humaine. Je découvrais dans le réel une profondeur
et une étendue que je ne soupçonnais pas avant, la vérité que j'avais recherchée
à l'intérieur de la philosophie ou de l'art m'apparaissait maintenant avec une
immédiateté frappante. »
Giacomettiœuvrait à voix haute, pestait souvent contre lui-même, puis se calmait, se
livrait, partageait ses pensées, évoquait son travail, l’art, l’amour ou la
politique tandis que le modèle, qui se faisait l’effet d’une simple pierre, donnait
la réplique juste ce qu’il fallait pour le relancer mais surtout l’écoutait
avec avidité, prenant des notes mentales. Aussitôt seul, après minuit, il les
transcrivait dans un carnet constituant une sorte de « reportage à
chaud », témoignage méconnu d’une grande richesse qui s’ajoute à ceux, beaux et célèbres, de Jean Genet, de David Sylvester ou
de James Lord.
En
1956, trois portraits avaient été mis en œuvre, celui de l’après-midi qui les
occupait de deux heures à cinq heures, un autre de six heures à huit heures et
puis, celui du soir auquel ils travaillaient de huit heures à minuit. Entre
cinq et six, ils retournaient au café où ils poursuivaient leurs échanges.
Giacometti dormait peu, il pensait sans cesse à son travail,
c’était une idée fixe. Il était bien sûr toujours épuisé.
« Tous
les jours, j’ai noté avec le plus de précision son travail et ses
propos », révéla Yanaihara plus tard dans un premier texte qu’il consacra en
1958 à Alberto Giacometti s’appuyant sur ses notes. Il s’agissait de la
première monographie en japonais. Il publia son journal de 1956 dans un
deuxième recueil en 1969, intitulé Giacometti
to tomo ni (En compagnie de Giacometti). Il avait compris très vite que
« ses nombreux propos tenus au travail ou au café étaient des trésors trop
précieux pour être perdus ».
Vers
la fin du mois de novembre 1956, alors qu’ils étaient tous deux réunis à
l’atelier et concentrés sur la toile de l’après-midi, Yanaiharaassis à 2,50
mètresde Giacometti, ce dernier hurla soudain : « ‘’Merde !
Merde !’’, il retira subitement son bras tendu vers la toile.
‘’Merde !’’ Les dents serrées, me fixant d’un air terrifiant, il essayait
le bras tendu, de toucher la toile. »
Il
tenta à trois ou quatre reprises de toucher la toile du bout de son pinceau, il
n’y parvenait plus, il était pris de panique, manquait de
« courage ». C’était la première fois de toute sa vie qu’il se retrouvait
dans l’incapacité de tracer une ligne, il s’était écroulé en pleurs, le visage caché dans ses mains: « Tout
va se foutre en l’air ».
Désespéré
devant sa toile et son modèle. Il gémissait.
« Tout s’écroule, non
seulement cette toile mais ma peinture toute entière. Pareil pour la sculpture,
je ne pourrai plus faire ni peinture, ni sculpture. Non seulement mon travail
mais ma vie aussi s’écroule, elle se désintègre et tout fuit. »
Annette
avait déclaré à Yanaihara que Giacometti avait toujours travaillé très
difficilement mais qu’elle ne l’avait jamais vu plonger dans un tel désarroi.
Cet
événement inédit que l’artiste qualifia de « catastrophe » bouleversa
le cours intense et incessant de sa réflexion.
Son processus de création, après la « crise Yanaihara » prit
un nouvel essor fondé sur deux obsessions, celle de parvenir à copier
exactement ce qu’il voyait, une nécessité « pour mieux comprendre ce qui l’entoure », et de rendre la profondeur de la réalité au portrait. La
ressemblance frontale était, selon lui, le plus grand défi qu’un peintre avait à
relever.
Un
jour au café, il confia à son modèle Japonais qu’il avait travaillé toute la
nuit, dans propre sommeil : « Tout était exactement pareil au point que je ne voyais pas de
limite entre la réalité et le rêve. J’avais beau m’acharner, j’arrivais pas à
peindre votre tête telle que je la voyais. J’étais acculé, étranglé et je ne
pouvais pas respirer. Alors j’ai tout effacé. Au réveil, je sentais encore une
douleur à la gorge. Je n’ai encore rien compris ».
Le
jeune homme s’était mué en « objet impossible à saisir » et l'artiste souffrait comme une bête. Après
cette crise, le peintre modifia la distance qui le séparait de son modèle. De
2,50 m en 1956, il se rapproche à 1, 50 m en 1960 et va désormais se concentrer
uniquement sur la tête, éliminant le décor derrière lui et même les détails du
buste, devenu inutiles à ses yeux.
Le
critique d’art britannique David Sylvester avait observé qu’à partir de cette
période « l’atmosphère poétique de l’espace de l’atelier avait été
remplacée par une confrontation directe avec une présence qui domine l’espace
au premier plan du tableau ».
Giacometti
avait expliqué à Yanaihara qu’il avait eu une discussion instructive avec son
ami Balthus à propos de ce rapport plus resserré qu’il avait adopté entre lui
et son modèle.
« Balthus a dit
qu’il est absurde de peindre à cette distance, que c’est de la folie
d’accroître les difficultés, mais il a tort. Car, même si je réussis de plus
loin, cela ne changera rien au fait que je ne réussis pas à cette distance. Ce
ne sera d’aucune consolation. En plus, même si je réussis de plus loin, ce sera
une perte de temps si je dois recommencer à cette distance. Si je progresse un
peu à cette distance, je progresserai davantage de plus loin. L’inverse n’est
pas vrai. »
La
courte distance qui le séparait de son modèle lui permettait d’observer toute
la complexité du visage. « Rien que la tête, ou le nez, est déjà si
complexe, alors à l’idée de peindre chaque partie du haut du corps, l’énormité
du travail m’effraie. »
Isaku Yanaihara pose pour Alberto Giacometti dans son atelier – 1960 (c) James Lord
Il
aimait à dire auparavant que s’il parvenait déjà à peindre la tête le reste
suivait. Il disait aussi qu’à partir du moment où les yeux étaient réalisés,
tout le visage se dessinait naturellement. Mais avec Yanaihara, son œil se
focalisa sur le nez, sans doute en raison de la nouvelle proximité du modèle.
Il
en prit d’ailleurs conscience puisqu’il se souvint, selon Yanaihara, que Paul Cézanne
avait écrit dans une lettre qu’il fallait commencer par la partie la plus
proche du sujet. Giacometti avait conclu que « tant que le nez
n’est pas juste, tout le reste est faux. Il faut d’abord peindre le bout du nez
pour peindre une tête. Si j’arrive à peindre le bout du nez, le nez viendra
immédiatement, et avec le nez la tête viendra d’elle-même. Mais le bout du nez
est un point qui vient vers moi, comment le peindre ? »
C’est
aussi à partir du nez de Yanaihara qui le fascinait tant que s’imposa plus que
jamais le désir de profondeur et ses notes sur le sujet furent particulièrement
nombreuses à partir de 1960 alors qu’il était en train de sculpter pour la
première fois un buste du philosophe.
Le modèle avait relevé que Giacometti cherchait beaucoup plus que les autres peintres à rendre
la profondeur en peinture et trouvait d’ailleurs sa peinture proche de sa sculpture.
L’artiste avait approuvé cette remarque et affirmé que « la recherche de la
profondeur relève du travail du peintre. Tous les grands peintres ont cherché à
rendre la profondeur. »
Giacometti
lui avait fait remarqué aussi que la plupart des portraits classiques étaient
peints de trois quarts afin de contourner la difficulté que représentait
justement le nez. Et comme l’artiste était un obstiné, il acceptait le challenge. Le
nez du jeune japonais était devenu le symbole de cette profondeur à atteindre,
comme le serait l’Everest pour un alpiniste. C’était « comme peindre un visage
complexe où se succèdent monts et vallées », le visage de Yanaihara
représentait le défi par excellence. « Ca à l’air impossible, mais ça doit
être possible, sinon je n’aurais pas une
telle idée. »
Il
admirait les ruses employées dans les mosaïques byzantines et les portraits
merveilleux du Fayoum « qui s’en approchaient un peu mais restaient
toujours plats ». A ses yeux, la difficulté était contournée par de
l’artifice qui n’aboutissait qu’à une profondeur factice et il ne se résolvait
pas à s'en contenter. Il avait d’ailleurs raclé au canif une épaisseur de peinture
sur le portrait « catastrophe » de Yanaihara. Il se refusait à toute
illusion de profondeur.
L'artiste avait fustigé la tricherie que représentait, pour lui, l’amas de peinture
auquel avait eu recours Georges Rouault pour donner du relief à un petit
portrait de femme et la profondeur faussée à laquelle il était parvenu.
« La peinture doit réaliser la profondeur sur une surface plate »,
avait-il asséné. Il ne voulait pas renoncer comme tant de ses contemporains à
représenter le monde extérieur.
Dans
une lettre adressée à Yanaihara un jour de 1959, Giacometti s'était en fin de compte dit reconnaissant de
la catastrophe de novembre 1956 : « C’est grâce à vous que j’ai
atteint ce point et j’avais absolument besoin de l’atteindre ».
Il s’était affranchi de toutes les conventions, avait éprouvé« un sentiment d'échec gratifiant ». Il avait
appris que plus ça échoue, plus ça réussit.
Ecrits, Alberto Giacometti (Ed. Hermann)
Giacometti et Yanaihara, La catastrophe de 1956, Sachiko Natsume-Dubé (Ed. L'Echoppe)
« Je travaille comme une mouche», Sachiko Natsume-Dubé (Ed. L'Echoppe)
Avec Giacometti, Isaku Yanaihara, trad. Véronique Perrin (Ed. Allia)
Il y
a deux ans la Royal Academy of Arts, à
deux pas de Piccadilly Circus, au cœur de Londres, avait accueilli une rétrospective
consacrée à la peinture du génial David Hockney. Ce fut une explosion totale de lumière et d’optimisme, la joie illuminait le visage des visiteurs. C'était frappant. Le peintre
anglais, âgé de 77 ans, toujours en pointe, présentait également ses dernières
œuvres vibrantes d’une énergie nouvelle, éclatante d'incroyables couleurs... artificielles.
Elles avaient été conçues au moyen de la technologie numérique, des tablettes de la Silicon Valley pour palette.
Cette fin d’année, en revanche, l’institution londonienne entraîne aux antipodes de l'IHockneyPad, en
abritant des œuvres de plomb, de terre, de glaise, de paille, de ronces et de béton. Ces matériaux extraits du sol sont les marques de fabrique des
toiles sombres et monumentales de l’Allemand Anselm Kiefer. Outre ses matières concrètes, bien sûr, il y a les mots, les noms qui gisent au milieu des cendres et la poussière de millions de victimes de l'Holocauste, thème récurrent de son œuvre.
La
faute à Hitler et sa horde de nazis que le peintre, né en 1945 en Forêt Noire à
la source du Danube, n’a de cesse de condamner. Depuis ses débuts
d’artiste, le fascisme allemand est omniprésent dans son esprit, au point qu'il a même été soupçonné d’être un
néo-nazi.
La grandiloquence de la peinture de Kiefer prend
si souvent et si parfaitement la dimension mégalomane du IIIe Reich qu’elle
dénonce, que l’on est saisi d’effroi et l'on se sent mal à
l’aise à l’idée d’éprouver de l’émotion devant ce qui pourrait être une redoutable
glorification rusée des ténèbres nazies. Mais pour lever toute ambiguïté, sans doute au regard d’une atmosphère prompte à
toutes les radicalisations obscurantistes, cette phénoménale rétrospective a donné une fois encore à l'artiste l'occasion de clarifier
les choses.
Anselm Kiefer a rappeléqu’après la guerre, en
Allemagne, une chape de plomb était tombée sur l’Histoire. Toute référence au
nazisme devait être gommée comme si cela ne s’était jamais produit. La honte et
la culpabilité forçaient à taire et à cacher. De toute sa
scolarité, le jeune homme n’avait eu que
deux semaines de cours sur cette page déterminante de l’histoire.
Profondément choqué
par les voix et les propos d’Hitler et Goebbels qu’il découvre dans des enregistrements exhumés par hasard, le jeune Kiefer entame une exploration de l’histoire en solo. A la fin des années 70, il est devenu un érudit, après avoir puisé avec avidité dans les livres d’histoire,
de littérature, de poésie, de philosophie aussi. Il a étudié de très près
Martin Heidegger. Il décide alors de prendre, par la délicate catharsis toujours à double
tranchant, le contrepied de l’attitude généralisée de son pays qui confine au déni.
Il surgit lui-même soudain de sa peinture et sur des photographies exécutant le salut nazi pour
dénoncer l’absurde monstruosité de ce culte de destruction et de mort en
même temps qu’il provoque le silence étouffant. Il fait œuvre d’exorcisme, croyant, comme il le dit aujourd’hui, davantage à la confrontation qu’à la suppression de ces pages historiques
aussi odieuses soient-elles. Il s'agit d'un manifeste en somme.
Il
force, dans ses séries Occupations et
Héroïques Symboles, le verrou de l'amnésie généralisée, comme Hannah
Arendt avant lui, avait tôt pris pour cible le concept de culpabilité collective
qui s’était si bien imposé dès 1944. La philosophe allemande avait en 1946 ressenti la nécessité de mettre les points sur les i, dans un article polémique intitulé La Culpabilité organisée, soulignant
qu’à partir du moment où « tout le monde est coupable, plus personne ne
peut finalement porter un jugement, car cette culpabilité est aussi la simple
apparence, l’hypocrisie de la responsabilité. » Endosser le crime en nom
collectif trahissait, selon elle, des reliquats d’endoctrinement fasciste, de
pensée unique. Il fallait se réapproprier la notion d’individualité et ne plus
accepter de porter sur la conscience le poids des crimes que les nazis avaient
commis afin de pouvoir juger les coupables et d’être en mesure de rendre justice
aux victimes. Un raisonnement sain
qui vaut en toutes circonstances, au sein de n'importe quel groupe social et de la cellule familiale même où des crimes sont également
commis et demeurent impunis en raison de la culpabilité que chacun accepte
d’endosser y compris la victime. Ainsi, le bourreau triomphe, demeure tout-puissant, libre de commettre ses exactions.
L’art
d’Anselm Kiefer veut briser l'omerta et entraîner sur le sombre chemin de la vérité. « Une
expédition vers le vrai » aurait dit Franz Kafka.
Le
processus dans cette direction est amorcé quand « on se retrouve dans le noir après une intense
expérience, un choc, explique Kiefer. D’abord, c’est un appel, ça bat le rappel en soi.
Vous ne savez pas ce que c’est mais cela vous commande d’agir. Cela reste très
vague. Cela doit être vague sinon ce ne serait que la visualisation de
l’expérience du choc ».
Kiefer
s’est exprimé sur un choc en particulier qu’il a éprouvé en voyage sur la route
de la soie, en Inde et en Chine, toute jalonnée de ruines de fours à briques
rappelant l’époque où Mao avait ordonné la construction de voies à travers les
régions isolées.
L’artiste
eut l’impression « de cités exhumées… la structure physique des briques
dirige à la fois vers le passé et le futur. Ces œuvres de briques presque
entièrement recouvertes sous le sable m’ont plus impressionné que toute autre
vision le long de la route de la soie. »
Passionné de longue date par les civilisations de Mésopotamie, la vision de ces briques avait fait surgir en lui l'idée d'une sorte de « connexion secrète entre écriture et construction » et de s'interroger sur la possibilité d'une mémoire semblablement inscrite dans la brique des immeubles et les tablettes de glaise contant l'épopée Gilgamesh.
La
toile Pour Ingeborg Bachmann, Le Sable
des Urnes (1998-2009) est née, parmi quelques autres, de ce choc éprouvé lors de ce voyage à travers les cités perdues d'Asie.
Kiefer semble se souvenir de toutes ces mains d’artistes à travers les âges qui ont tremblé, comme la sienne sans nul doute,
« d'une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de
l'honneur d'être homme », selon la percutante formule d’André Malraux dans ses Ecrits
sur l’Art.
A
condition de détenir ces quelquesclés pour le décrypter et ne pas faire fausse route, l'art de Kiefer est d'une poignante et ténébreuse beauté,
somptueuse d'éloquence et de génie, gorgée d’hommages magnifiques aux poètes Paul Celan, Ingeborg Bachmann,
Stefan George, Rainer Maria Rilke, à toutes ces ombres illustres de peintres,
comme Albrecht Dürer, Caspar David Friedrich, Rembrandt
van Rijn, Edvard Munch, Joseph Beuys, Georg Baselitz.
Anselm Kiefer — Royal Academy of Arts, 2014 – Un film de Zoé Balthus
Sans oublier le maître Auguste Rodin. Tout
des petites figures érotiques peintes à l’aquarelle par Kiefer rappelle les
dessins au crayon et aquarelle du sculpteur français. Les tons, les nus synthétisés,
leurs titres mêmes composent des révérences manifestes. La série Erotisme en
Extrême-Orient : transition de la froideur vers la chaleur (1976), leur chromatique allant du bleu à l'oranger, fait éminemment écho aux études bleues des petites Danseuses cambodgiennes de Rodin, aux tons blonds de sa danseuse
japonaise Hanako ou encore de Avant la création.
La
main de Kiefer tremble au-dessus d'une noirceur terrible, loin de la féérie des ciels pleins
de soleils de Vincent van Gogh, auquel il doit pourtant l'essentiel de sa fibre. Les lumineux Champs de blé aux corbeaux de malheur
ont mal tourné. L' Allemand y songe constamment, au point d’entendre peut-être la
voix stridente d’Antonin Artaud résonner avec constance comme une prophétie : « Ces corbeaux peints deux jours
avant sa mort ne lui ont, pas plus que ses autres toiles, ouvert la porte d'une
certaine gloire posthume, mais ils ouvrent à la peinture peinte, ou plutôt à la
nature non peinte, la porte occulte d'un au-delà possible, d'une réalité
permanente possible, à travers la porte par van Gogh ouverte d'un énigmatique et sinistre au-delà. »
Pas
un soupçon d’iris en vue, pas une fleur de cerisier ni de sieste amoureuse dans
les meules, nulle verdure à l’horizon. Sur les toiles de Kiefer, les glorieux
tournesols de Vincent poussent dans un sol mortifère désormais têtes noires et
baissées, pleurant le corps d’un homme, le sien (The
Orders of the Night, 1996) ou bien gisent, carbonisés, dans ses installations de
plomb comme Ages of the World (2014), une création dévoilée pour la première fois à la Royal Academy.
Dans Morgenthau Plan (2013) — nom du projet allié de faire de
l’Allemagne, après sa défaite, une nation agricole — Kiefer se réfère une fois
encore à la guerre qu'il associe à la fin tragique du suicidé de la société, qui a raccroché ses
godillots, au beau milieu d’un champ de
blé, tandis qu’un ciel étoilé évoquant celui du Rhône est bien forcé de tirer
sa révérence.
Kiefer
a toujours été fasciné par l’univers de la pensée, et les livres, les idées, les
mots occupent toujours de francs espaces dans sa peinture et ses installations. « Les textes sont des idées. Le recours aux textes permet d'annuler ou de contredire la peinture... dit-il. Le texte est en présence pour jouer avec la peinture à l'avocat du diable, il la défie et oui, également il l'interroge. »
La
poésie notamment tient un rôle fondamental dans son processus de création, elle le guide. Les poèmes, répète-t-il, « sont comme
des phares en pleine mer. Je nage vers eux, je nage de l’un à l'autre : sans eux, je suis perdu. »
La parole
de Paul Celan en particulier souffle sur sa peinture. Plusieurs toiles lui sont
dédiées ainsi qu’à Ingeborg Bachmann, poétesse allemande, la femme
aimée de Celan rencontrée en 1948 à Vienne.
Les
toiles Margarethe (1981) et Sulamith
(1983) renvoient à l’emblématique Fugue
de mort que le poète juif, germanophone de Czernowitz, a composé après sa
libération du camp de travail en 1944, deux ans après la mort de ses parents
qui avaient été déportés.
Les
premiers vers saisissent le cœur de nausée et d’épouvante : « Le
lait noir de l’aube nous le buvons le soir [...] nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré »* jusqu’aux derniers
qui finissent d’étrangler la gorge de sanglots : « il lance ses
grands chiens sur nous/il nous offre une tombe dans le ciel/il joue avec les
serpents et rêve/la mort est un maître d’Allemagne/tes cheveux d’or Margarete/
tes cheveux cendre Sulamith ».*
Flocons noirs, 2006 – Anselm Kiefer
« Les toiles de Kiefer sont d’un format plus qu’imposant […] Elles
revêtent une part d’atrocité, à la fois sinistre, spectrale et funèbre. Devant
cette débauche d’expressionnisme tonitruant, j’ai senti un léger frisson me
parcourir. Difficile de peindre des toiles plus allemandes que celles-ci », a remarqué le poète néerlandais Benno Barnard, dans un texte intitulé Ode à Personne, paru en 2011 et dont on doit la version française autraducteur de néerlandais Daniel Cunin.
Sur l’immense toilePour
Paul Celan : Fleurs de cendre (2006), Kiefer ouvre un vaste vignoble de ceps secs donnant la funeste impression d’un cimetière perçant la surface d’un lit de neige, linceul glacial sous un ciel menaçant. Avec Flocons noirs (2006) le peintre fait un zoom sur cette terrible
image et resserre le champ sur un livre de plomb, lourd de symboles.
Explorant l'étendue mélancolique, le
poète néerlandais reconnaît les vers de Celan et dans le même laps fulgurant, la peinture de Kiefer
lui mord le cœur. L'artiste a en effet porté sur la toile le
poème auquel elle doit son titre, composé par Celan quand
il apprit que son père était mort.
« […] quand les os de ton père
poudroient comme neige, se repent sous les sabots
le chant du cèdre…
Un linge, rien qu’un mouchoir, afin que j’y garde,
maintenant que tu apprends à pleurer, près de moi
l’exiguïté du monde qui jamais ne verdoie, mon enfant, pour ton enfant
»
Benno Barnard en
serait presque tombé à genoux :
« Je suis resté là à regarder ce tableau jusqu’à ce que les yeux me
brûlent. Cette œuvre accrochée au mur : une gifle en pleine figure, une
scène de crucifixion sans corps, une ode à Personne. »
Victime
parmi les victimes, le poète Celan, aux yeux de Kiefer, est le symbole de
l’humanité martyrisée et sa poésie trouve une extraordinaire vibration solennelle sur ces
toiles, comme un requiem résonne au cœur d'un sanctuaire et fait monter les larmes.
En
1955, le philosophe allemand Theodor W. Adorno, avait décrété qu’ « écrire
un poème après Auschwitz [était] barbare… » Celan, lui, avait déjà publié les siens. Il avait répondu, avant même qu’il ne soit formulé, « à la
provocation de l’interdit d’Adorno en développant une poésie qui n’est pas
celle de l’après Auschwitz mais qui est celle ‘‘d’après Auschwitz’’, d’après
les camps, d’après l’assassinat de la mère, d’après les chambres à gaz… » rappelle
son traducteur Jean-Pierre Lefebvre, qui précise « en fonction de… ».
Il ajoute qu’il y avait manifestement entre Celan et Adorno divergence
« sur ce qu’est le langage, l’écriture, la poésie ».
Alors quoi, ils ont gagné ? Plus de
poésie, plus de littérature, plus de peinture non plus alors ? Qu’en aurait pensé
l’ami Walter Benjamin, juif allemand, victime des nazis, qui vouait
un culte à la littérature et la poésie ? Adorno aurait trouvé en lui un contradicteur de taille, Benjamin aurait assurément pris le
parti de Celan.
D’autant qu’à lire Pascal
Quignard, dans La Haine de la musique, Adorno s’était en somme trompé de
cible. Tant qu'à prôner une interdiction, il aurait dû viser la musique, « le
seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée
par les Allemands de 1933 à 1945 […] Il faut entendre ceci en tremblant: c’est
en musique que ces corps nus entraient dans la chambre ».
Kiefer dit au contraire qu'il ne faut surtout
ne pas se taire, ne pas oublier et dire, dire, parler, exorciser, dénoncer condamner. Ils ont
massacré mais n’ont pas vaincu, ils ont torturé mais ils ont échoué à annihiler
l’individu, à mortifier la pensée, à assécher la soif de beauté, à étouffer la force de vie, la nécessité de liberté. La terreur ne peut rien contre la création.
La barbarie
ne saurait se loger sur les versants de poésie qui la conjurent, semblait dire Celan dans ce poème de
1963, inscrit dans un collage de Kiefer « Pour Paul Celan »de la série Rhin (1982- 2013), dont le remarquable rayon d'optimisme, qui y point, semble doué du pouvoir d'éclipser le polyhèdre, suspendu dans les airs, – rappel récurrent de Mélancolie, gravure de Dürer – qui plane au cœur de ses inquiétantes forêts :