jeudi 1 mai 2014

Rozier: Un dessin est venu, l'autoportrait d'Artaud



Autoportrait d'Antonin Artaud - Non daté

Peinture, dessins, poésie, littérature sont, dans l’œuvre et la vie de Nicolas Rozier, toujours intimement entremêlés.

En 2006, il avait publié chez Fata Morgana, L’espèce amicale, un poème et des dessins. En 2010,  a paru Tombeau pour les rares (Ed. de Corlevour), un superbe ouvrage qui repose sur vingt-sept toiles de Nicolas Rozier, portraits singuliers de poètes qui lui tiennent à cœur, Antonin Artaud, Charles Baudelaire, François Villon, Gérald Neveu, Francis Giauque, mais aussi l’écrivain Léon Bloy et le peintre Vincent van Gogh. A ses portraits peints, correspondent les textes composés à la manière de portraits par des poètes et écrivains contemporains dont Zéno Bianu, Pierre Dhainaut, Marie-Claire Bancquart, Jacques Ancet, Serge Rivron etc. sollicités par Nicolas Rozier.  

L’Ecrouloir  avait été publié deux ans auparavant, également aux éditions de Corlevour, et dont il faut bien relever ce titre magnifique, admirablement conçu, du sur-mesure pour Antonin Artaud. Et plus encore si l’on songe d’emblée, à la chute d’un homme, au génie écroulé. 

Par coïncidence, sans doute, il constitue aussi une excellente résonance à l’analyse d’Evelyne Grossman dans la préface  aux Œuvres d’Antonin Artaud (Ed. Gallimard, Quarto) parues en 2007 :
« Le mot chez Artaud est mise en acte d’incessants lapsus volontaires : la langue tombe, le sens s’effondre et resurgit à la verticale, à l’oblique. »
Un dessin d’Antonin Artaud, est le crucial sous-titre de L’Ecrouloir et, d’évidence, le cœur-même de cette œuvre bouleversante.

A la fois prose et poésie, le texte naît de l’admiration et l’observation de l’autoportrait du poète, écrivain, dramaturge, comédien, dessinateur que fut Artaud. Le dessin est reproduit sur la couverture ainsi qu’à l’intérieur de l’ouvrage et s'explore, se raconte sous la plume captivée et captivante de Nicolas Rozier tout au long de ses pages.  
« Du grand bois sombre de derrière la tête,
D’une ruée d’arbres dont l’homme semble l’après coup,
Un dessin est venu. »
Antonin Artaud en personne est venu au-devant de Nicolas Rozier, déjà depuis longtemps hanté. Le face-à-face s’imposait. Beau et malin. Le contact direct s’établit avec le monstre sacré qui convoque littéralement son cadet par le dessin.

Le dessin est fondamental entre ces deux-là, une langue en soi, alliée naturelle de la poésie.
« Ici, avec ce dessin qui invente à lui seul un musée de l’homme
La chasse racée a coupé ses bases. »
Il y a toujours une certaine solennité à découvrir, observer un dessin, « la source et le corps de la peinture, de la sculpture, de l’architecture et de tous les autres genres d’art et la racine de toute science », disait le peintre et architecte de la Renaissance portugaise Francisco de Holanda.

Les croquis, ébauches, esquisses, études et autres dessins portent toujours en eux une émotion singulière, celle du commencement même. Le dessin est germe, embryon, fœtus d’une œuvre à venir, d’une parole à donner, d’un amour à vivre, dont la sublime fécondation se situe au cœur de la pensée, sa matrice en vérité.
« Le dessin n’a pas cet encrassement posthume des œuvres graphiques parce qu’Artaud a su retenir l’hypnose qu’il y a à dessiner des hommes, des maisons, des forêts. »
Le dessin préfigure la naissance, témoigne du mystère qui le précède. Par essence, le dessin est matière inachevée, secrète, confinée à l’intimité créatrice.

Et le tête-à-tête de Nicolas Rozier avec l’autoportrait d’Artaud est d’autant plus troublant, chargé d’intensité ésotérique, qu’il fait l’effet d’une plongée dans un miroir sans tain, le texte résonnant d’un ailleurs, d’un lointain où le temps et l’espace sont bannis. Il s’agit d’une communication d’outre-tombe.
« Avant même le visage reconnu d’Artaud nous empoigne à vie ce tambour de vision frappée où les yeux sont seuls. » 
Les yeux, autrement dit l’esprit. Toujours isolé, en soi.
La portée du texte s’entend spirituellement, pour ne pas dire religieusement, puisqu’Antonin Artaud en a sûrement bel et bien fini avec le jugement de Dieu.
« Le dessin fusionne les domaines des manœuvres, il enfonce le vieux clou, le clou unique des opérations rugissantes. L’exotisme de hasard dont Artaud s’entoure au dessin ne fait qu’isoler sa lutte, l’émeute en contre-jour de ses vies. »
Dans la voix de Nicolas Rozier s’entend une puissante volonté de réhabilitation du poète, trop souvent réduit à une caricature de dément, de le réinvestir de toute sa dignité d’homme et d’artiste.
« Si l’électrochoc, la privation, l’isolement sont pour beaucoup dans  la misère de son dernier visage, Artaud n’a pas laissé faire, n’a pas entièrement abandonné au sort de la torture de ses traits. Le visage qu’on lui connaît trop bien, celui du retour à Paris, accuse tellement la psychiatrie qu’on ne peut plus le voir sans elle. C’est encore donner aux indignités une attention qu’elles ne méritent pas. Car si l’on regarde bien ce visage sans l’enfouir  sous son histoire terrible, on verra qu’il s’est surtout arc-bouté  sur sa prise inestimable. Presque toute la face  semble s’être donnée aux ennemis pour se sauver les yeux, pour les retrancher sur leur cœur impensable.C’est intraduisible de vie tenace. »
Nicolas Rozier fait montre d’une force époustouflante de compassion qui pourrait être celle d’un camarade de tranchées si elle n’était déjà celle d’un frère sur le front éprouvant de l’existence.
« Artaud donne visage au soldat démembré qui poursuit de rage sur ses moignons. »
D’une écriture riche et trempée, sourd nombre de passages marqués de tensions, de pointes révoltées, souvent teintés de bile noire. Mais il s’agit d’un texte en fusion perpétuelle et la plume de Nicolas Rozier sait être infiniment douce, notamment lorsqu’il évoque Camille Claudel, sorte de sœur d’infortune d’Artaud,  artiste de génie qui connut un semblable et terrible destin, enténébré par la démence.
« Le même amour chassé des coutumes, on le voit aux filles de Camille Claudel. Leur corps n’est plus qu’élongation passionnelle, Et l’on dirait qu’elles supplient quand elles donnent. »  
L’implorante ou la Jeunesse du groupe de L’âge mûr surgissent en pures larmes sculptées.

De même, Artaud ne pouvait pas passer sous silence le souvenir de cet autre frère de génie, son cher Suicidé de la société, dans l’étrange autobiographie de fantôme qu’il soufflait à Nicolas Rozier.
« Artaud sent la retombée humaine du dernier périple. Le silence trie les hommes.
Tout homme fidèle à sa douleur s’échoue en lui pour échapper au sort liquéfié des tendresses. Et Artaud qui le sait, répond en arlésien à Van Gogh. 
La peinture de Van Gogh rencontrée comme en passant avant d’être aimée pour toujours, lui fait un raccourci sur la vie vengée, sur la vie choisie gagnée à l’effort, modelée sur des coups reçus
Définitivement rendus. »
L’exercice d’admiration est toujours difficile et périlleux, L’Ecrouloir est en l’occurrence une réussite exemplaire qui dit tout « […] de l’amour pour les yeux d’assassiné vivant dont Artaud déborde des archives ». D’autant qu’il s’agit  en parallèle d’un hommage original et précieux à l’art du dessin et de la poésie mêlés et dont la double maîtrise est toujours rare.

L'Ecrouloir, Un dessin d'Antonin Artaud, Nicolas Rozier (Ed. de Corlevour)

lundi 7 avril 2014

Cortàzar : Errance fatale le long des fleuves métaphysiques


Julio Cortazar à Buenos Aires en 1940 
Avant de quitter Buenos Aires pour Paris au début du mois de novembre 1951, l’Argentin Julio Cortàzar avait dû se délester  d’une quantité de choses. Il avait notamment dû vendre la mort dans l’âme la totalité de sa discothèque de jazz.  

« Je vous assure que cela a été très douloureux parce que ce genre de disque est irremplaçable. Je l’avais commencée en 1933, avec mes premiers pesos, nous nous réunissions avec d’autres amis étudiants dans une cave, munis d’un phono à manivelle, pour écouter Louis Amstrong et Duke Ellington. Par la suite, j’ai pu ajouter d’autres disques et j’ai fini par en avoir deux cents environ, tous de premier ordre […] je n’emporte à Paris qu’un seul disque, calé entre les habits : c’est un très vieux blues de mes années d’étudiant qui s’appelle Stack O'Lee Blues et qui contient toute ma jeunesse », avait-il écrit à son ami le poète Fredi Guthmann, un mois avant d’arriver à Paris où il finit sa vie en 1984. Cortàzar aurait eu 100 ans cette année.

Dans la seconde moitié de 1958, alors qu’il travaillait à la traduction vers le français de la nouvelle de Jorge Luis Borges L’homme au coin du mur rose (El hombre de la esquina rosada), et venait d’achever Les Gagnants (Los Premios), il entama l’écriture de Marelle (Rayuela) qu’il décrivit, à Jean Barnabé dans une lettre datée du 17 décembre 1958, comme un projet « plus ambitieux, qui sera j’en ai peur, assez illisible. Je veux dire que ce ne sera pas ce qu’on entend habituellement par roman, mais une sorte de condensé d’un tas de désirs, de notions, d’espoirs et aussi, pourquoi pas, d’ échecs. Mais je ne vois pas encore le point d’attaque, le moment du démarrage est toujours le plus difficile, au moins pour moi. »

Cinq ans plus tard, en juin 1963, ce roman insolite paraissait en Argentine aux éditions Sudamericana. Le succès fut immédiat, le public fasciné par son singulier livre de 600 pages, Cortàzar  estima quelques mois plus tard que « l’impact parfois terrible » de Marelle sur les lecteurs réside « dans ce qui vient du dessous, les épisodes irrationnels, les hissements à des dimensions où l’intelligence est comme un nageur sans eau […] En réalité, sans ces sous-jacences, qui sont pour moi la seule chose qui compte vraiment dans le livre, j’aurais écrit un roman 'intelligent' de plus ».

Marelle fut rapidement traduit et publié en France en 1966 où sa bande d’exilés réunie, au sein de ses pages au Club du serpent, au cœur du Quartier latin, séduisit la jeunesse désabusée qui avait déjà acclamé Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle et la trompette de Miles Davis, et nageait comme des poissons dans l'eau en pleine Nouvelle Vague.

L’œuvre devenue culte témoigne de l’extraordinaire richesse narrative et stylistique du père Des Cronopes et des Fameux. Sa structure inédite offre de multiples entrées. L’auteur en propose d’emblée deux, la traditionnelle lecture linéaire, en soulignant toutefois étrangement que les lecteurs peuvent s’interrompre au 56e  chapitre et se passer des 99 suivants. Aux plus téméraires, Cortàzar conseille d'entamer directement la lecture au chapitre 73 et de sauter au chapitre indiqué à la fin de chacun. Une grille au début du livre récapitule le parcours.

Le résultat offre une parfaite perte d’équilibre, radicalement déroutante, proche du vertige. Il trouble la vision, emmêle les perspectives, perturbe l’acquis, menace de faire vaciller la raison, prise au piège d’un labyrinthe et de jeux de miroirs déformants.

Cortàzar en implantant ces mots dans la pensée de son héros Horacio, en plein délire éthylique, donna-t-il ici une des clés du roman, parmi quelques autres ? : 
« Tout désordre se justifiait s'il cherchait à sortir de lui-même, par le chemin de la folie on pouvait peut-être atteindre une raison autre que celle dont l'absence est la folie. "Aller du désordre à l'ordre, pensa Oliveira. Oui, mais quel ordre peut bien être celui qui ne ressemble pas au plus néfaste, au plus terrible, au plus incurable des désordres ? L'ordre des dieux s'appelle cyclone ou leucémie, l'ordre du poète s'appelle  antimatière, espace dur, fleur de lèvres tremblantes, mamma mia, quelle sbornia j'ai, il faut que j'aille au lit, tout de suite. " »
La lecture semble ne plus avoir de fin. Il s’agit ainsi d’un roman qui s’amarre de façon définitive et durable dans une vie de lecteur qui y revient sans cesse pour tenter d’en percer les mystères innombrables, d'autant que chaque page est un chef-d’œuvre métaphysique d’une beauté exemplaire.

Le récit se situe en 1950, un groupe de jeunes étrangers s’était constitué au Club du serpent à St Germain-des-prés où ils jouissaient de ce « modeste exercice de libération » que représentait le jazz pour eux. On y buvait de la vodka, on jouait aux cartes et aux échecs aux sens propre et figuré, on se prenait le bec, à propos de peinture, de littérature, de musique.

 Les nuits de ces Cronopes étaient rythmées par Dizzy Gillepsie ou Stan Getz,  Bessie Smith ou Coleman Hawkins qui faisait pleurer Babs. On donnait des lectures de Carson McCullers ou de Miller, dans la brume éthylique et la fumée de cigarette. Les souvenirs de cette jeunesse se perdaient dans l'exil.

Duke Ellington les mettaient tous d'accord au petit jour, berçant leur fatigue qui ne les empêchait pas de continuer de siroter de la vodka en attendant le café que leur préparait Wong. Ils reviendraient le soir-même.

Julio Cortazar - 1967 (c) Alberto Jonquières

« Il valait mieux renoncer car le renoncement était la protestation même et non pas seulement son masque », pensait Horacio Oliveira, le personnage central du roman. Cet Argentin, écrivain en surtout-ne-pas-devenir, pensait. C’était manifestement sa principale activité dans la vie. Justement, il songeait qu’« il était presque facile de penser que ce qu'on appelait la réalité méritait la phrase méprisante du cher Duke, It don't mean a thing if it ain't that swing ».

A part penser, il aimait Sibylle, l’Uruguayenne qui le lui rendait bien. Et comme il aimait penser, il réfléchissait à ce que signifiait aimer la belle Sibylle.
« La caresse qui m'arracherait un instant à cette vigilance en plein vide. Toujours trop tard, nous avions beau faire souvent l'amour, le bonheur c'était forcément autre chose, quelque chose de plus triste peut-être que cette paix et ce plaisir, un air d'île ou de licorne, une chute interminable dans l'immobilité. »
Et ce somptueux chapitre 7, disait-il son amour ou son désir ?
« Je touche tes lèvres, je touche d'un doigt le bord de tes lèvres. Je dessine ta bouche comme si elle naissait de ma main, comme si elle s'entrouvrait pour la première fois et il me suffit de fermer les yeux pour tout défaire et tout recommencer. Je fais naître chaque fois la bouche que je désire, la bouche que ma main choisit et qu'elle dessine sur ton visage, une bouche choisie entre toutes, choisie par moi avec une souveraine liberté pour la dessiner de ma main sur ton visage et qui, par un hasard que je ne cherche pas à comprendre, coïncide exactement à ta bouche qui sourit sous la bouche que ma main te dessine.
Tu me regardes, tu me regardes de tout près, tu me regardes de plus en plus près, nous jouons au cyclope, nos yeux grandissent, se rejoignent, se superposent, et les cyclopes se regardent, respirent confondus, les bouches se rencontrent, luttent tièdes avec leurs lèvres, appuyant à peine la langue sur les dents, jouant dans leur enceinte où va et vient un air pesant dans un silence et un parfum ancien. Alors mes mains s'enfoncent dans tes cheveux, caressent lentement la profondeur de tes cheveux, tandis que nous nous embrassons comme si nous avions la bouche pleine de fleurs ou de poissons, de mouvement vivants, de senteur profonde. Et si nous nous mordons, la douleur est douce et si nous sombrons dans nos haleines mêlées en une brève et terrible noyade, cette mort instantanée est belle. Et il y a une seule salive et une seule saveur de fruit mûr, et je te sens trembler contre moi comme une lune dans l'eau. »
Il disait bien l’amour qu’il éprouvait pour sa Sybille.

Elle avait débarqué de Montevideo, son petit garçon dans les bras, prénommé Rocamadour. Ils vivaient tous les trois dans une chambre minuscule. Le gosse était malade, sérieusement en danger. La Sybille vivait dans le déni du drame.

La nuit au Club, Horacio se disait que « cela n’avançait à rien de se demander ce qu’il faisait là, à cette heure et avec ces gens, les chers amis inconnus hier et demain, des gens qui étaient une simple incidence dans le lieu et dans le moment. Babs, Ronald, Ossip, Jelly Roll, Akhenaton, quelle différence ? ».

Ossip Gregorovius en pinçait pour la Sibylle, ce qui exaspérait Horacio. Ce qui faisait dire au narrateur, curieusement, que les deux hommes étaient liés par « une espèce de persécution désenchantée ».

La Sibylle s'appelait en réalité Lucia, mais n'aimait pas être appelée par son nom de baptême. Personne ne savait pourquoi. On l'imaginerait volontiers sous les traits d'une Brigitte Bardot, à l’accent sud-américain, splendide, voluptueuse, aux airs mutins d'une gamine un peu butée, d'une poupée fatale. Elle était ignorante seulement, mais loin d'être stupide. Gregorovius la questionnait sans cesse sur son enfance, sa vie à Montevideo, si Lautréamont était célèbre en Uruguay. « Lautréamont ? Oui, je crois qu'il est très connu là-bas ». Dans l’ensemble, elle n’était elle-même ni convaincue ni convaincante.

Le narrateur qui lisait dans les pensées « sublimes » qui venaient dans la tête de la Sibylle, relevait  non sans une pointe de moquerie attendrie qu'elle s'appropriait  des morceaux de poèmes«pour se sentir au cœur même de l'artichaut, d'un côté I ain't got nobody, and nobody cares for me, ce qui était faux, car deux personnes présentes au moins étaient de mauvaise humeur à cause d'elle, et en même temps un vers de Saint-John Perse, quelque chose comme Tu es là mon amour et je n'ai lieu qu'en toi, où la Sibylle se réfugiait en se serrant contre le mot lieu ».

Horacio, selon Gregorovius, était « victime de chosité » déclara-t-il un soir à la Sibylle qui n’avait pas compris ce concept. Il saisit l'occasion pour exécuter un portrait psychologique sommaire. « Oliveira est pathologiquement sensible à ce que lui impose le monde environnant, celui où l'on vit, celui qui lui est échu en partage. En un mot, la circonstance l'assomme. Plus brièvement encore le monde le blesse. »  

Le narrateur enfonçait le clou quelques chapitres plus loin :
« Ainsi paradoxalement, le comble de la solitude menait au comble du grégaire, à la grande illusion de la compagnie, à l'homme seul dans la salle des échos et des miroirs. Ainsi, des gens comme lui (Horacio, Ndlr) qui s'acceptaient (ou se refusaient mais en se connaissant de près) tombaient dans le pire paradoxe, celui d'être peut-être au bord de l'altérité sans pouvoir franchir ce bord. La véritable altérité faite de délicats contacts, de merveilleux ajustements avec le monde, ne pouvait s'accomplir avec un seul terme, à la main tendue devait répondre une autre main tendue venue du dehors, de l'autre. »
Horacio cherchait à comprendre. Réfléchissait au mot comprendre. « Damn the language. Entendre. Non pas comprendre, entendre. L'intuition d'un paradis retrouvable : il ne se peut pas que nous soyons ici pour ne pas pouvoir être. »  Il oscillait entre paradis et enfer, ne parvenait pas à trancher entre foi et néant.

Il était certain pourtant que l’ « on peut tuer tout sauf la nostalgie du royaume, nous la portons dans la couleur de nos yeux, dans chaque amour, en tout ce qui, au plus profond de nous-mêmes, nous tourmente et nous libère, et nous trompe. Wishful thinking, peut-être ; c'est là une autre définition possible du bipède déplumé».

Son raisonnement semblait tenir à l’équilibre, entre réalité et fiction, « dans cette indécision, au carrefour du choix, dans le reste de la réalité que j'ignore je suis en train de m'attendre inutilement ».

Sachant que l’ « on a excessivement loué l'imagination. La pauvre ne peut pas aller un centimètre plus loin que la limite des pseudopodes. De ce côté-ci,  grande variété et vivacité. Mais dans l'autre espace où souffle le vent cosmique que Rilke sentait passer sur sa tête, Dame imagination s'arrête court. Ho Detto. »

L'existentialisme empreint d’ésotérisme d'Horacio trouvait son inspiration dans la lecture des œuvres de Morelli, un écrivain qui revenait régulièrement dans les conversations du Club

Ils s'interrogeaient sans cesse sur les raisons qu'avait Morelli, dont ils parlaient tant, qu'ils admiraient tant,  « de faire de son livre une boule cristal où le microcosme et le macrocosme se rejoindraient en une vision foudroyante ? »  S’agissait-il d’un hommage à L’Aleph, célébrissime et emblématique nouvelle de Borges qui a donné son titre à un recueil de dix-sept textes, même si Morelli est vraisemblablement le propre double de Cortàzar  ?  Il est aisé de l’envisager.

Julio Cortazar par lui-même à Paris en 1975
En outre, la pensée d'Horacio se confondait parfois à celle du narrateur, ou plutôt il semblait que le narrateur s'incrustait dans la pensée d'Oliveira pour mieux rebondir sur une autre idée qui était soit la sienne, soit celle de Cortàzar et/ou de Morelli. Une savante mise en abyme de l’autoportrait de l’auteur, en somme, que Cortàzar savait pratiquer également en photographie. Il se plaisait en outre à dresser des analogies entre  photographie, cinéma, conte et roman.

Et puis comment ne pas songer au photographe de sa nouvelle Les Fils de la Vierge tirée du recueil Les Armes secrètes dont s’est inspiré Michelangelo Antonioni pour son film Blow-up.

A l’instar de Cortàzar, Morelli livrait lui-même volontiers quelques secrets de fabrication littéraire : « [...] donner un texte qui n'asservisse pas le lecteur mais l'oblige à devenir complice en lui suggérant, sous la trame traditionnelle, des perspectives plus ésotériques ».

Le double de Cortàzar  reconnaissait aussi de bonne grâce quelques recours à la photographie. 
 « Morelli essayait quelque part de justifier ses incohérences narratives, soutenant que la vie des autres, telle qu’elle nous apparaît dans ce qu’on appelle la réalité, n’est pas du cinéma mais de la photographie, c’est-à-dire que nous ne pouvons appréhender l’action que fragmentairement, par recoupements éléatiques. Il n’y a rien d’autre que les moments que nous passons avec cet être dont nous croyons comprendre la vie, ou quand on nous parle de lui, ou quand il nous raconte ce qui lui est arrivé ou qu’il prévoit devant nous ce qu’il a l’intention de faire. À la fin il reste un album de photographies, des instants figés ; jamais le devenir se réalisant devant nous, le passage de l’hier à l’aujourd’hui, le premier coup d’épingle de l’oubli dans le souvenir. C’est pourquoi il n’y avait rien d’étrange à ce qu’il nous parlât de ses personnages sous la forme la plus spasmodique qui soit ; donner de la cohérence à une série de photographies pour qu’elles deviennent du cinéma (comme l’aurait tant aimé le lecteur qu’il appelait lecteur-femelle) signifiait remplir de littérature de présomptions, d’hypothèses et d’inventions les hiatus entre les photographies. »
Sur l’étude attentive et passionnée de l’œuvre de cet auteur éminemment borgésien qu’était Morelli, Horacio s’était bâti et avait défini sa quête d'une vérité fondée sur un rejet radical de ce qui était généralement établi  en matière d’art et de morale.

La Sibylle, pour sa part, faisait une analyse personnelle de la quête de son amant qu’Horacio trouvait plutôt fine et proche de ce qu’il avait en tête, de son Aleph à lui. Elle était convaincue qu’il voulait ce qu’elle appelait  l'unité, c’est-à-dire qu’il aspirait à ce « que toutes les choses de (sa) vie se ressemblent et (qu'il) puisse les voir en même temps. »

Mais lorsque la Sibylle avait fini par disparaître avec la même fulgurance que lors de son apparition rue du Cherche-Midi, force fut pour Horacio de réaliser que sa quête devait être reconsidérée à la lumière de l'absence et réorientée en conséquence vers sa terre natale où il retrouverait un couple de doubles, son vieil ami Traveler et sa compagneTalita, jumelle de la Sibylle.
 « Il y a des fleuves métaphysiques, mais c’est elle (La Sibylle, Ndlr) qui les nage comme cette hirondelle nage en l’air, tournant fascinée autour du clocher, se laissant tomber pour mieux rebondir ensuite avec l’élan. Je décris, je définis et je désire ces fleuves, elle les nage. Je les cherche, je les trouve, je les regarde du haut du pont, elle les nage. »
Marelle, Julio Cortazar, traduction de Laure Guille- Bataillon et Françoise Rosset (Ed. Gallimard, L'Imaginaire)

samedi 29 mars 2014

Romain Verger et Zoé Balthus, libraires d'un soir

Romain - Zoé
Romain Verger (c) Antoine de Keversau          Zoé Balthus (c) Cedric Lefebvre

 Jeudi prochain, 3 avril à partir de 19h30, Romain Verger et moi-même serons libraires d’un soir à la librairie Charybde, à Paris.

À la demande de l’équipe de la librairie, nous nous prêterons à l’exercice en présentant quelques livres qui nous tiennent à cœur - un tour du monde en 8 livres et 80 minutes, de la Hongrie au Japon - avant de nous retrouver autour d’un verre. Alors si le cœur vous en dit, rendez-vous dans cet antre dédié à l’imaginaire, sympathique et chaleureux.




Librairie Charybde
129 rue de Charenton
75012 Paris
09.54.33.05.71


jeudi 27 mars 2014

Kafka: Dans l'ombre effrayante du patriarche


« Très cher père, tu m'as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d'habitude, je n'ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu m'inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence. »
Quand en 1919, de Prague, la ville natale jamais quittée, Franz Kafka adresse ces mots à Hermann, le tout puissant patriarche de la famille Kafka, il amorce une longue Lettre au père, aussi intime et désespérée que douloureuse et impérieuse. Il laisse le martyr d'un fils jaillir à l'encre noire, sous sa plume tremblante, et de lourdes larmes glisser le long de ses joues glacées. 

Kafka livre sur le papier, non pas une œuvre de fiction, mais un authentique chef-d’œuvre épistolaire, une confession vitale chargée d’une vérité aussi nue et crue que son enfance, obscurcie par l’ombre de ce père, à jamais menaçante. C'est aussi une émouvante déclaration d'amour raté, car si Hermann était bien l'ogre aux jeunes yeux de sa progéniture, il n’en était pas moins Dieu. Et ce n'est pas sans quelque effroi toujours, qu'à l'âge de 36 ans, cinq ans à peine avant de mourir, l'auteur de la future La Métamorphose s'emploie à sonder les racines perverses et profondes de leur relation ou plutôt de son contraire, de cet éloignement survenu entre lui et ce personnage autoritaire, cynique et humiliant.
« Et si j'essaie maintenant de te répondre par écrit, ce ne sera encore que de façon très incomplète, parce que, même en écrivant, la peur et ses conséquences gênent mes rapports avec toi et parce que la grandeur du sujet outrepasse de beaucoup ma mémoire et ma compréhension. »
Ainsi, l'écrivain s'attache, non sans souffrance, à replonger dans son enfance pour expliquer avec précision à celui qui se trouve être la source même de tels débordements d'émotions angoissées, l'origine de cet abîme qui les séparera à jamais. Hermann ne prendra jamais connaissance de cette lettre. Franz mourra en 1924 avant d'avoir osé la lui tendre.
« Pour l'enfant que j'étais, tout ce que tu me criais était positivement un commandement du ciel, je ne l'oubliais jamais, cela restait pour moi le moyen le plus important dont je disposais pour juger le monde, avant tout pour te juger toi-même, et sur ce point, tu faisais complètement faillite. » 
Brief an den Vater - Franz Kafka - Première page du manuscrit


Bien sûr, que son pèrequi a travaillé durement toute sa vie, qui a tout sacrifié pour ses enfants, eux, qui ont eu la vie si facile -ne peut être coupable de ce que son fils éprouve, Kafka le sait bien. Du reste, sa lettre n'a rien d'une diatribe, ni d'un plaidoyer. Non, l'homme est subtil et fin, sait la complexité du rapport. Seulement il lui faut se défaire de ce poids, se délivrer de cette emprise paternelle éprouvante, paralysante. Pour cela, son père doit savoir qui était son enfant, ce que son fils éprouvait, ressentait à son contact qui l'aura façonné pour en faire ce qu'il est aujourd'hui. Il doit savoir, lui le père qui ne s'est peut-être jamais interrogé ou qui sans doute s'est trompé à son endroit, puisqu'il n'a jamais su mesurer et encore moins gérer l'impact de sa propre influence.

De page en page, la douleur à fleur de peau, Kafka met à nu son âme, dévoile son corps malingre, fragile, dont il s'est toujours trouvé honteux d'autant que son père était une force de la nature. Auprès de lui, il se souvient et lui avoue, sans rancoeur, avoir éprouvé la plus profonde humiliation, à comparer son frêle gabarit à sa belle et imposante stature. Lui de santé si fragile, le père d'une énergie inébranlable. Franz Kafka était un être insignifiant à ses propres yeux, au regard de son père auquel il n'a jamais parlé à coeur ouvert et tout à fait inexistant pour la création toute entière. Il n'était qu'un vulgaire cafard, un affreux cloporte.
 «J'étais déjà écrasé par la simple existence de ton corps. Il me souvient, par exemple, que nous nous déshabillions souvent ensemble dans une cabine. Moi, maigre, chétif, étroit ; toi, fort, grand large. Déjà dans la cabine je me trouvais lamentable, et non seulement en face de toi, mais en face du monde entier, car tu étais pour moi la mesure de toutes choses.»
Hermann l'écrase en effet par la force, la santé, l'appétit, la puissance vocale, le don d'élocution, la position sociale, le contentement de soi-même, « le sentiment d'être supérieur au monde, la ténacité, la présence d'esprit, la connaissance des hommes, une certaine générosité tout cela, bien entendu, avec les défauts et les faiblesses que comportent ces qualités »,  énumère Kafka, en mêlant l'admiration et l'ironie.
« Ce que tu me reproches n'est pas quelque chose de positivement inconvenant ou méchant [...], mais de la froideur, de la bizarrerie, de l'ingratitude. Et ceci, tu me le reproches comme si j'en portais la responsabilité, comme s'il m'avait été possible d'arranger les choses autrement disons en donnant un coup de barre -, alors que tu n'as pas le moindre tort, à moins que ce ne soit celui d'avoir été trop bon pour moi. » 
 Kafka s'est accroché à l'écriture comme à une planche de salut, s'est soumis à ce sacerdoce en quête d'une affirmation de soi possible, s'est engouffré au sein du seul univers auquel le grand Hermann n'a pas accès.  « Je t'ai fui depuis toujours pour chercher refuge dans ma chambre, auprès de mes livres, auprès d'amis fous ou d'idées extravagantes », admet-il, car grâce à l'écriture, Kafka a découvert un formidable trésor au milieu duquel gisaient les clés de son affranchissement. 
« Tu as touché plus juste en concevant de l'aversion pour mon activité littéraire, ainsi que pour tout ce qui s'y rattachait et dont tu ne savais rien. Là, je m'étais effectivement éloigné de toi tout seul sur un bout de chemin, encore que ce fût un peu à la manière du ver qui, le derrière écrasé par un pied, s'aide du devant de son corps pour se dégager et se traîner à l'écart. J'étais en quelque façon hors d'atteinte, je recommençais à respirer. »
L'écrivain sait qu'il est désormais vital pour lui de parvenir à réunir toutes ses forces, toutes celles que lui offre l'écriture, pour vaincre ce père, ou du moins ce démon qui en a épousé les traits, et le hante le plus souvent sournoisement, mais parfois dans une violence qui le terrasse. En témoignent ses bleus et blessures à l'âme, perpétuellement à vif : « Comme père, tu étais trop fort pour moi ».

Le maître du Château revendique son droit à exercer enfin un pouvoir véritable sur son propre territoire et entend repousser cette figure obscure et tyrannique, omniprésente qui l'empêche de respirer à pleins poumons, freine son épanouissement d'homme, à force d'avoir manqué de l'affection, du moins de complicité, ou d'un semblant d'estime du père.


« Dans mes livres, il s'agissait de toi, je ne faisais que m'y plaindre de ce dont je ne pouvais me plaindre sur ta poitrine. C'était un adieu que je te disais, un adieu intentionnellement traîné en longueur, mais qui, s'il m'était imposé par toi, avait lieu dans un sens déterminé par moi. »
L'imposante présence de Hermann pèse à jamais sur son fils, pèse même sur son oeuvre précieuse qui, elle certes, n'appartient qu'à lui Franz. Assuré désormais de cette liberté durement acquise, enfin inaliénable, il s'essaie, dans cette lettre, à l'exercice périlleux de l'exorcisme ultime et rate mieux encore pour, d'évidence, aboutir à une extraordinaire déclaration d'amour déçu.

Lettre au père, Franz Kafka (Ed. Gallimard, Folio)

jeudi 6 mars 2014

Duras: La parole à double tranchant

Photomaton de Marguerite Duras - Collection Jean Mascolo
Les éditions Gallimard publièrent en 1955 Le Square de Marguerite Duras, un roman entièrement dialogué, et presque aussitôt porté à la scène (il est en ce moment superbement interprété au Théâtre de l’Atelier à Paris, dans une mise en scène de Didier Bezace, jusqu’au 9 mars 2014) mais bêtement accueilli par quelques critiques de l’époque.

« C’est l’âme des simples vue par la NRF » avait asséné un critique du Figaro. De fait, le dialogue se noue entre une jeune bonne à tout faire et un homme mûr, voyageur de commerce. Elle, s’accroche à son espoir. Lui, n’en a plus depuis longtemps.

L’échange, qui se déroule tout entier dans un square, est certes d’un abord simple et naïf. Il est assurément existentiel, parfois absurde et peut aisément s’apparenter au théâtre de Samuel Beckett, comme déjà Raymond Queneau l’avait noté à sa lecture : 

« Il y a chez Marguerite Duras un souci de renouvellement de son art qui est peu commun chez les femmes écrivains. Peut-être a-t-elle été influencée par Compton-Burnett ; on pense aussi à certaines tendances du théâtre contemporain (Beckett, Ionesco et même Tardieu) mais ce sont moins des influences proprement dites que des prétextes à la recherche de sa propre originalité. »

La version radiophonique du texte avait d'ailleurs été saluée par Beckett, en personne. Dans un entretien avec Claude Sarraute publié dans Le Monde en 1956, Duras s’était cependant défendue d’avoir voulu écrire une pièce de théâtre. Elle soulignait n’avoir eu aucune visée inscrite dans un genre. Et s’il fallait une étiquette, c’était en somme celle du roman qui s’était imposée à elle d’emblée et qu’elle avait par instinct conservée. 
« Ai-je voulu faire une pièce de théâtre en écrivant Le Square ? Non. Je n'ai voulu ni faire une pièce de théâtre ni, à vrai dire, un roman. Si « roman » figure sous le titre du livre, c'est par étourderie de ma part, j'ai oublié de le signaler à l'éditeur. Et puis des critiques ont dit qu'il s'agissait-là de théâtre, qu'il ne fallait pas s'y tromper. »
C’était un pur et simple dialogue qui s’était noué dans son esprit, avant de restituer sa forme originale sur le papier. Comment s’en étonner à vrai dire ? La pensée de Duras ne se tait pas, ignore le silence, même les silences causent. Parole singulière, en flux continu, toute son œuvre dit soi à l’autre, l’autre à soi, soi à soi, l’autre à l’autre. C'est une œuvre-voix où le langage a lieu.

D’aucuns ont reproché que « la bonne du Square ne parle pas naturellement », s’était souvenue à l'époque Duras avant de vivement arguer : « bien entendu qu’elle ne parle pas naturellement puisque je la fais parler comme elle parlerait si elle pouvait le faire. Le réalisme ne m’intéresse en rien. Il a été cerné de tous les côtés. C’est terminé. »

Le Square est, en l'occurrence, un jaillissement de voix, lourdes de détresse que Duras aura données à écouter avec attention. Au moment de son adaptation au théâtre en 1956, l'écrivain expliquera que  « la jeune fille n'a pas du tout commencé à vivre. d'ailleurs elle le crie, elle le proclame tout au long du livre : elle n'est rien, elle n'existe pas. Cette jeune fille, qui n'est personne, ne fait qu'exprimer un sentiment général d'une attente insupportable qui ne laisse aucune marge au moindre plaisir de vivre, à la moindre liberté ».

La rencontre entre la petite servante et le voyageur de commerce est de celles qui paraissent fortuites et qui, bien entendu, ne le sont pas dès lors qu'elles font basculer les existences, qu'elles détournent les chemins, qu'elles espèrent le destin. Ces deux individus là ne s’expriment pas comme d’autres, tant d’autres ne s’expriment ni ainsi ni jamais. Aussi leur discours est inouï, savoureux, pathétique, doux-amer.


Leur face-à-face est infiniment sensible, d’une bienveillance réciproque, immédiate, instinctive. La courtoisie qu'ils se manifestent pour se questionner l'un l'autre comme des intimes et se répondre avec étonnante franchise est amplement exagérée. Cet excès de politesse construit surtout le pont les autorisant à passer outre les règles de bienséance afin d'aborder l'essentiel au plus vite, sans perte de temps. Tous deux sont en état d'urgence, urgence que le flux incessant de paroles trahit. Il y a urgence à dire le désespoir, à combler le silence et le vide, à rompre avec la solitude, urgence à appeler le secours de l'autre.

Et bien que la jeune fille évoque à plusieurs reprises leur échange comme un banal bavardage, il n'en est rien. Il ne s'agit pas d'une logorrhée inepte, vide de sens. Au contraire, ce que ces deux inconnus livrent l’un à l’autre est l’essence même de leur existence, justement bien vidée de sens, elle. Ce dont ils souffrent et qui les réunit.

Les mots eux, comme des gestes ôtent les vêtements, les dévoilent. Les paroles les mettent à nu et les abandonnent comme des nourrissons, dans toute la vulnérabilité de leur condition, sur les marches d’une église ou sur le banc d’un square. 

« Nous sommes les derniers des derniers », dit la jeune fille, désolée. « Il en faut », réplique-t-il, résigné, avant de confirmer, « nous sommes abandonnés ».

Maurice Blanchot avait consacré au Square l’une de ses célèbres Recherches qu’il avait publiée, sous le titre La douleur du dialogue, dans la Nouvelle NRF en mars 1956, et dans laquelle il relevait qu’« il faut être le dos au mur pour commencer de parler avec quelqu’un ».

Ces deux solitudes extrêmes, chacune acculée à chercher la parole de l’autre, se sont vite reconnues dans la détresse émanant d’abord du langage des corps. La jeune femme et l’homme se sont abordés d’emblée avec une curiosité exacerbée,- pareille à celle qu'éprouvent les êtres vivant aux antipodes -, et s'attachèrent bientôt à ramener l’autre sur sa propre rive avec une infinie délicatesse, enrobée d'une politesse extraordinairement outrée.  

 A l’écoute du moindre mot, du moindre souffle, attentif au moindre geste de l'autre, ils se sont mis à croiser leurs points de vue avec respect, mais non sans quelque maladresse, puis chacun affirmant un désir ardent de comprendre et d’aider l’autre, tout en restant fermement campé sur ses propres positions. 

« Il faut que je reste là à y penser tout le temps, de toutes mes forces, sans cela je sais que je n’y arriverais pas. » lui explique-t-elle. Il s’agit de s’en sortir. Ce n’est pas rien, ils ne discutent pas de n’importe quoi ces inconnus au détour du petit square. Entre eux, ce fut aussitôt une question de vie et de mort. Ne s'est-elle pas inquiétée de savoir tout de suite s'il mangeait bien tous les jours ? 


L’un comme l’autre avait fait montre bien vite d’une confiance époustouflante d’où était née l’envie de poursuivre au plus intime la parole qui ressemblait à la survie-même. La voix de l’autre pour planche de salut ? Comment savoir ? Peut-être l'enfer au contraire, c'est un risque à prendre quand il n'y a plus rien que la perte en jeu. 

La demoiselle, sous ses airs naïfs, fait valoir qu’elle n’est pas dupe et qu’en sa qualité de femme, elle demeure plus misérable que le plus misérable des hommes qui lui fait face dans ce square. « Vous ne pouvez pas le savoir, Monsieur, car si peu que vous soyez, vous êtes quand même à votre façon, donc vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que de n’être rien », lui déclare-t-elle, avec un aplomb peu commun pour une jeune fille de son âge.

Elle n’a pas le loisir ni le pouvoir de s’évader ou fuir sa condition, il lui faut briser nettes ses chaînes et les troquer contre un anneau qui, a priori, promet d’être plus léger. Le mariage constitue pour elle la seule issue possible au changement d’état, autrement dit afin de s’extraire de sa condition, de passer de son état de « bonne à tout faire » à celui de femme au foyer. Seul idéal qui lui est autorisé.
«  Mon état n’est pas un état qui puisse durer. Il est dans sa nature de se terminer tôt ou tard. J’attends de me marier. Et dès que je le serai, c’en sera fini pour moi de cet état. »
La perspective reste courte et étroite. Pourtant, elle s’accroche de toutes ses forces, à cet espoir, le seul qui rythme son existence, guide sa pensée et ses pas jusqu’au bal du samedi soir, sa danse sur la piste. Et là, chaque semaine, entre les bras d'un cavalier elle espère cette voix qui formulera la demande en mariage, ce sésame annonçant enfin sa libération. Elle s'en est convaincue. Cela devra se passer ainsi. 

De fil en aiguille, de parole vraie en parole vraie, l’échange vire aux confessions subtiles, d’ordre de plus en plus tragique aussi. Ils s’excusent, sans cesse, chacun à tour de rôle, de ne pas mentir ni dans leurs questions, ni dans les réponses, d’asséner des vérités qui en général se taisent. Elles sont de celles qui dérangent, font rougir, et même frémir.
« […] si une fois, nourri l’on commençait à penser à son prochain repas, ce serait à devenir fou.   
   -  Oui, Monsieur, sans doute, mais voyez-vous, d’aller de ville en ville, comme ça, sans autre compagnie que cette valise, moi, c’est ça qui me rendrait folle.
     -  On n’est pas toujours seul, je vous ferai remarquer, seul à devenir fou, non. On est sur des bateaux, dans des trains, on voit, on écoute. Et, ma foi, si l’occasion de devenir fou se présente, on peut se faire à l'éviter. 
    -  Mais, arriver à me faire une raison de tout à quoi cela me servirait-il, puisque ce que je veux, c’est en sortir et que vous, Monsieur, cela ne vous sert qu’à toujours trouver de nouvelles raisons pour ne pas en sortir ? »
A ce petit jeu de la vérité spontanée, incapables de se mentir soi-même, ils s’attachent vite l’un à l’autre. Lui tente d’amener la jeune fille à comprendre que son espoir est vain et qu’elle ferait mieux de claquer la porte de ses patrons et de prendre le risque du voyage. Elle, au contraire, veut lui faire entendre que le voyage ne vaut qu’à s’étourdir et oublier qu’il a perdu tout espoir de poser ses valises pour de bon. 

Elle l’écoute attentivement évoquer l’angoisse qui le saisit parfois, le drame de la solitude qui l'étouffe si souvent mais aussi « l’autre peur, Mademoiselle, celle de mourir sans que personne s’en aperçoive, je trouve qu’elle peut devenir à la longue une raison de se réjouir de son sort. Lorsque l'on sait que sa mort ne fera souffrir personne, pas même un petit chien, je trouve qu’elle allège de beaucoup de son poids ».

A ces mots, la jeune femme bondit d'horreur. La perspective de n’être un jour regrettée de personne lui est affreusement insupportable. L'échec absolu d'une vie, à ses yeux.
 « Et j’ai déjà vingt ans d’il y a quinze jours. Mais on me pleurera un jour. J’ai de l’espoir. Ce n’est pas possible autrement. »
Le voyageur de commerce lui confia aussi avoir songé à disparaître, le désir d'en finir une bonne fois pour toutes, évoquant pudiquement le suicide. La petite bonne, elle, lui avoue avoir connu des envies de meurtre. Chacun résiste encore à ses pulsions auto-destructrices avouées à mots couverts mais sans plus rien dissimuler du vide qui les torture et les exile. 

Elle veut pourtant encore croire qu'elle peut être comblée. Pour elle, cette lumière de miel dans la ville étrangère qui avait une fois bouleversé de bonheur le voyageur, c’était indéniablement l'expression de l'espoir qui l'avait submergé alors puis sauvé un temps sans doute.
« [...]Une force considérable m'est montée à la tête, dont je ne savais que faire.
- Une force qui fait souffrir ?
- Peut-être oui, qui fait souffrir aussi parce rien ne paraît en mesure de l'assouvir.
- Cela est l'espoir, je crois bien, Monsieur.  
- Oui, cela est l'espoir, je le sais. Cela est quand même l'espoir. Et de quoi ? de rien. L'espoir de l'espoir.
- Monsieur, s'il n'y avait que des gens comme vous, nous n'y arriverions jamais. »

Le Square, in Duras - Romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943 -1993 (Ed. Gallimard, Quarto)

jeudi 30 janvier 2014

Dazaï: sous le masque du bouffon, la peur et le désespoir


Noh Mask of Naito Clan (c) Hiroshi Watanabe
La déchéance d’un homme (Ningen shikkaku) du Japonais Dazaï Osamu aurait tout aussi bien pu s’intituler Confessions d’un trouillard tant le sentiment de crainte imprègne chaque page des carnets du narrateur Yôzô. 

Ce roman, en partie autobiographique, est l'ultime œuvre parue de Dazaï Osamu qui se suicida quelques mois plus tard, en 1948, à l’âge de 39 ans, de conserve avec sa maîtresse. Il avait attenté à sa vie à de multiples reprises à partir de 20 ans. Il acheva sa vie d’écrivain sur l’intime vérité d’un homme sous l’emprise absolue de la peur qui affleure ces lignes grattées sur trois carnets. Toute honte bue, jusqu’à la lie, en vain.

Son roman peut fort bien se lire en tournant les pages de la droite vers la gauche, à la japonaise, en commençant par l’épilogue, et les carnets dans l’ordre inverse, pour aboutir à la préface qui ferait un parfait épilogue, se terminant ainsi :
« Quand on parle du visage d’un mort, on s’attend à y retrouver quelque chose de son expression d’autrefois, de l’impression qu’il vous laissait ; ici on se serait cru en face d’une tête en bois d’un mannequin sans expression. Quoi qu’il en soit, sans chercher plus loin, cette photo faisait frissonner celui qui la regardait, le mettait mal à l’aise. Je n’avais jamais vu jusque-là un visage d’homme aussi étrange. »
Né dans un milieu de la haute bourgeoisie japonaise où il grandit sans manquer de rien a priori, le narrateur avouait au fil de ses carnets avoir été torturé d’angoisse depuis toujours, terrorisé par tout et tout le monde. A l’heure de la mort, son visage pouvait bien avoir fini, a fortiori, tout tordu d’effroi.

Yôzô, jeune homme mélancolique au caractère faible, croyait n’avoir jamais su s’exprimer, n’avoir jamais pu imposer sa volonté qu’il peinait d’ailleurs à définir lui-même. Il s’était cru sourd à ses propres désirs, les plus élémentaires tels que la faim qu’il disait ne pas ressentir, il ne se connaissait pas d’avis tranchés, était incapable de défendre des opinions en public. Ses handicaps et tares formaient une longue liste.

La crainte qu’il éprouvait vis-à-vis des autres le dominait, au point qu’elle était à l’origine de douleurs physiques, de « spasmes dans la poitrine ».
« […] je n’avais pas la force de choisir entre deux choses. Je pense que c’est une disposition de ma nature qui devait être plus tard l’une des causes principales d’ « une vie remplie de honte » »
Son incapacité à s’adapter au monde, à résister à l’Autre doublée de la peur radicale de l’existence s'illustraient sous de multiples formes, en maintes occasions, revêtaient une multitude de facettes plus ou moins troubles, plus ou moins réelles.

La lecture des aveux de Yôzô sont d’autant plus intrigants que la naïveté qui caractérise son récit renforce la perception du malaise et la souffrance de l’auteur qui, dans l'effort du souvenir et de l'écriture, marque une volonté farouche, mystérieuse, paradoxale de rendre compte de ses affres, d’inscrire à jamais le témoignage à charge de sa déchéance. 

Noh Mask of Naito Clan (c) Hiroshi Watanabe


Il ne s’exonère pas, ou plutôt si, il s'exonère mais sans en avoir l’air, tout en continuant d’accuser sa nature, de supporter tout le poids de la culpabilité, d’assumer la responsabilité de son naufrage bien qu’en creux, il dresse aussi le portrait subtil d’une société japonaise viciée dans ses fondements dont le jeu diabolique des faux-semblants, qu’il a dû épouser la peur au ventre, a fait de lui un être désespéré et suicidaire.
« Pour moi, ceux qui, tout en se trompant mutuellement, mènent une vie pure et claire ou qui font semblant d’avoir assez confiance en eux-mêmes pour pouvoir vivre sont des énigmes. Les hommes ne m’ont pas instruit sur ce mystère. Si seulement j’avais compris cela, je n’aurais pas craint mes semblables à tel point et je n’aurais pas eu à me livrer désespérément à mes bouffonneries. Cela aurait fini sans que, dressé contre la vie, je fusse livré à des souffrances infernales pendant des nuits entières. »
Il disait avoir souffert l’enfer depuis l’enfance, agité par l’incompréhension des autres et de ce qui se passait autour de lui, vivre dans l’effroi permanent d’être démasqué. Car il s’était façonné un masque derrière lequel il dissimulait son vrai visage, celui de l’idiot, qui ne comprenait rien à rien.
« […] je suis devenu bouffon. C’était mon ultime demande d’affection que j’adressais aux hommes. Tout en les craignant au plus haut point, je crois que je n’étais pas résigné à tout supporter d’eux. »
Dans ses carnets, dont on ne saurait exclure qu’ils ne soient d’ultimes bouffonneries, Yôzô, homme au masque de clown et peintre raté de surcroît, exécute un autoportrait pathétique, précis, indélébile et se laisse finement deviner en victime à la fois d’une structure paternaliste despotique et du rôle pervers que veulent bien y jouer les femmes.
« Le caractère masculin m’était beaucoup plus difficile à comprendre que le caractère féminin. Dans la parenté qui vivait à la maison, les femmes étaient beaucoup plus nombreuses que les hommes ; en outre, dans la famille se trouvaient de nombreuses filles, et il y avait les servantes (de vraies criminelles !), de sorte que depuis mon enfance, il n’est pas exagéré de dire que j’ai été élevé en jouant avec des filles. Mais cela m’a laissé le souvenir de marcher sur une mince couche de glace ; je ne vécus que dans la compagnie des femmes et des filles. Je perdis ainsi de vue le but de l’existence. J’étais comme celui qui, ayant parcouru cinq lieues dans le brouillard, marche par hasard sur la queue d’un tigre dont il reçoit un terrible coup de patte ; ceci ne ressemble pas à un coup de fouet infligé par un homme ; c’est une blessure dont la douleur, comparable à celle d’une hémorragie interne, est extrêmement pénible, ne connaît pas de rémission. Les femmes vous attirent, puis vous repoussent brusquement ; quand vous vous trouvez dans un groupe, elles vous traitent avec dédain, elles se montrent cruelles ; si personne n’est là, elles vous pressent dans leurs bras avec frénésie. »  
D’évidence, se sachant intimement exclu de la communauté humaine, il s’agissait pour lui qui en souffrait, de faire malgré tout semblant d’en être. Il avait trouvé la parade en forçant le trait, était devenu sa propre caricature.                                  
« Et puis, par mes bouffonneries, un fil me rattachait encore un peu à mes semblables. Extérieurement, le sourire ne me quittait jamais ;  intérieurement en revanche, c’était le désespoir. Pour ne pas révéler ce contraste, je devais garder, au prix de sueurs froides, un équilibre qui ne tenait  qu’à un cheveu. »
 Depuis l'école primaire, le dessin et la peinture étaient les seules activités pour lesquelles il montrait quelques dispositions et ne s’en laissait pas compter. Un caractère s’affirmait tout de même.
« Par principe, je ne prêtais aucune attention à ce que l'on me disait, et la manière de composer un dessin était pour moi une sorte de salut du bouffon qui faisait pouffer de rire mes maîtres de l'école primaire et du collège. Cependant, pour moi, elle n'avait rien de drôle; le dessin seul (je mets à part les caricatures), tout en gardant une manière juvénile dans la représentation du sujet, ne sentait aucun effort. Les dessins donnés comme modèles à l'école n'avait aucun intérêt; ceux des maîtres étaient d'une maladresse insigne. »  
 A l’adolescence, il s’était inventé une communauté d’esprit avec les peintres européens qu'il admirait, fort d’avoir découvert qu’ils peignaient « des spectres ». L'adolescent avait cru déceler en observant leur peinture que « ceux qui ont très peur de leurs semblables arrivent à un état d'esprit qui leur fait désirer le spectacle de spectres toujours plus terribles [...] au lieu de leur donner une apparence bouffonne qui n'aurait trompé personne, ils se sont efforcés de les représenter tels qu'ils croyaient les avoir vus ».

Il s'était dès lors promis de suivre cette voie, « le chemin du gouffre dans lequel » il devait tomber, songea-t-il rétrospectivement. « Moi aussi, je peindrai ! Je peindrai des monstres ! Je peindrai des chevaux d'enfer ! », avait-il clamé. Et quelques années plus tard, il ne saurait « se rappeler autrement cette vision ». 


Noh Mask of Naito Clan (c) Hiroshi Watanabe

Il rêvait donc d'entrer aux Beaux-Arts mais son père ayant en tête de faire de lui un fonctionnaire, alors il se contenta de blâmer sa propre nature, soumise à la couardise et sans rechigner, se plia un temps au projet paternel. Il ne s'adapta ni à la promiscuité de l'internat ni à l'enseignement qui ne l'intéressait guère. Il fit l'école buissonnière pour aller dessiner quelques heures chaque jour dans des ateliers et se lia à des élèves des Beaux-Arts qui l'initièrent « au saké, au tabac, aux prostituées, aux monts-de-piété, aux idées de gauche ». Dazaï Osamu avait connu un parcours initiatique semblable et tout aussi fatal.

Dans ce milieu si peu familier qui, bien sûr, effrayait Yôzô, l'alcool joua un rôle parfaitement désinhibant qui lui offrit « une étrange sensation de libération et de légèreté ». Il se laissait guider par un mentor de six ans son aîné, compagnon de beuverie. Enrôlé dans des réunions de sympathisants marxistes, il se grisait de cette sensation nouvelle de braver l'interdit. Mais il n'était pas mauvais, ne voulait rien détruire, ni aucun mal à personne, ne s'en prenait qu'à lui-même. Le plaisir de transgression de Yôzô était très différent de celui de Mizoguchi, le criminel-narrateur du Pavillon d'Or (1956) de Yukio Mishima, auquel il n'est pas incongru de penser, alors que le jeune moine s’emploie tout au long du roman à se souvenir des événements, sensations, émotions, rencontres et traumas essentiels qui, selon lui, entrèrent dans le processus psychologique de la destruction du bâtiment sacré et la justifièrent. Yôzô annonce sa propre destruction.
« L'illégalité. Elle me donnait une obscure satisfaction. Ou plutôt ce que j'aimais en elle, c'est qu'elle me mettait à l'aise. Au contraire, la légalité qui règne dans le monde m'épouvantait. Cette construction de l'esprit était incompréhensible pour moi. Il vaut mieux ne pas rester dans une chambre qui n'a aucune fenêtre, où l'on est frigorifié jusqu'au fond de l'être, tandis qu'il y a dehors la mer de l'illégalité, dans laquelle on peut sauter et plonger jusqu'à ce que la mort s'ensuive bien vite. A mon avis, c'était là la tranquillité. »
Il allait littéralement plonger dans les eaux,- comme Dazaï après lui avec plus de succès -, pour y trouver la mort qui n'avait pas immédiatement voulu de lui. La garce le rejeta dans l’enfer de l’existence humaine. La prison, l’asile psychiatrique, l’alcoolisme, les femmes, la dépendance à la morphine, l’y attendaient encore pour finir de le terroriser.
« Finalement, je ne sais pas. La nature, le degré de la souffrance de mon amie, je ne les ai pas devinés du tout. La véritable souffrance, ce fut, après avoir pris un repas, de pouvoir se décider (au suicide) ; ce fut peut-être la souffrance la plus aiguë […] une souffrance peut-être semblable à l’un des tourments de l’enfer le plus profond, je ne sais pas ; mais ne pas être mort après cette tentative de suicide, ne pas être devenu fou, avoir discuté de partis politiques, n’avoir pas sombré dans le désespoir avoir continué le combat pour la vie, cela n’a-t-il pas été plus cruel ? »
Allez savoir. Qui dupe qui ?

La Déchéance d'un homme, Dazaï Osamu, traduit du japonais par Georges Renondeau (Ed. Gallimard/Connaissance de l'Orient)