lundi 20 janvier 2014

La conspiration poétique de Baudelaire, selon Benjamin

Charles Baudelaire par Félix Nadar vers 1855



La publication du Baudelaire de Walter Benjamin à l’automne dernier par les éditions La fabrique est un extraordinaire événement, retentissant et émouvant à plus d’un titre tant pour les connaisseurs du penseur allemand que pour les amoureux du poète français, tant pour l’histoire de la critique littéraire et artistique que pour celle de la pensée.

Les premiers savaient que Baudelaire occupait une place prépondérante dans la pensée de Walter Benjamin. Le poète était pour lui une référence constante, il avait traduit en allemand ses Tableaux Parisiens, et l’intégralité de son œuvre était l’objet d’études constantes et scrupuleuses. Mais pour qui a lu la correspondance de Benjamin, il était clair qu’il œuvrait depuis des années à un projet de plus grande envergure, extrêmement ambitieux sur le grand poète et dont sont finalement nés les seuls  Paris, capitale du XIXe siècle et Sur quelques thèmes baudelairiens.

Quelques mois avant sa mort, il était fier et heureux d'annoncer dans une lettre à Gretel  Adorno, sa fidèle et secourable amie, épouse du philosophe Théodor  W. Adorno, sa chère petite, écrivait-il affectueusement, que « le Baudelaire progresse, lentement mais désormais, je crois, solidement ».

Et d’ajouter avec adorable malice : « Tu me ferais plaisir de te plonger pendant une heure dans un exemplaire des Fleurs du mal. Je pourrais ainsi t'y chercher des yeux. Comme mes pensées sont en ce moment jour et nuit fixées sur ce texte nous nous y rencontrerons sûrement ».

Il travaillait d’arrache-pied, se savait vulnérable, pressé par la précarité du temps et la menace antisémite ambiante. Il vivait alors à Paris,  la dixième année de son exil, et passait le plus clair de son temps à la Bibliothèque nationale, plongé dans ses recherches, il décortiquait tout ce qui avait été écrit sur Baudelaire et son œuvre. Dehors c’était l’affreuse réalité de la guerre et l’occupation nazie terrifiantes. Lui, abrité dans sa précieuse quête, réfugié dans les livres, compilait les citations, bâtissait l’architecture de son ouvrage, échafaudait sa pensée,  savait ce qu’il souhaitait ériger. Ce work-in-progress de très longue haleine, finirait bien par voir le jour.  « Le Baudelaire » était l’œuvre de sa vie, son unique conspiration, elle était absolue. 

Or le 26 septembre 1940,  Walter Benjamin se donnait la mort. Lui qui n’avait pas fait aboutir sa quête,  qui était si profondément ancré dans l’existence, s’en est arraché malgré lui, pour échapper au sort terrible que la Gestapo lui réservait, il s’en était convaincu. Elle avait déjà saisi son appartement parisien et sa bibliothèque qu’il était parvenu à sauver d’Allemagne, comme une bonne partie de ses manuscrits. Il en avait entreposé certains à la Bibliothèque national par l’intermédiaire de l’écrivain Georges Bataille avant de fuir en zone non-occupée, mais il se sentait traqué. Il était terrifié, désespéré, acculé.

 Il ne finirait pas son Baudelaire, livre mythique, non advenu.

« Personne n’avait  encore essayé de reconstruire le livre projeté par son auteur –  et à ce stade de l’édition, en 1974, une telle tâche paraissait clairement impossible », raconte le philosophe italien Giorgio Agamben, coéditeur du Baudelaire publié par La Fabrique, auquel on doit la découverte en 1981 dans un placard des dépôts de la BNF cette liasse de feuillets manuscrits, de fiches et de notes, que Benjamin avait confiée à Bataille.

« Or, ces documents (auxquels s’ajoutent quelques manuscrits retrouvés peu après sur la même piste)  ne permettent pas seulement de reconstruire la structure du livre avec une précision relative, souligne Agamben dans l’introduction de l’ouvrage, ils permettent aussi d’éclairer de manière inattendue à la fois la genèse et l’évolution de l’œuvre et, de manière plus générale encore, l’ensemble de la méthode de travail du dernier atelier de Benjamin. »

Ce chantier ou work-in-progress, comme l’explique Agamben, met au jour « dans son processus même le modèle d’une écriture matérialiste telle que Benjamin l’appelait de ses vœux : une écriture dans laquelle non seulement la théorie illumine les processus de création, mais où ces derniers jettent à leur tour une nouvelle lumière sur la théorie. »

En effet, il est désormais permis de réaliser combien son goût bien connu des citations était sérieux et ses collections primordiales à l’architecture de sa pensée, nécessaire à  son esprit minutieux. C’étaient les matériaux de construction essentiels grâce auxquels il érigeait son édifice.
« La recherche doit s’approprier les matériaux dans les détails, elle doit analyser les différentes formes de son développement (Entwicklungformen) et en retracer l’articulation intérieure (inneres Band). Ce n’est qu’une fois que ce travail a été mené à bien que le mouvement réel peut être exposé de manière convenable. Si cela marche, si la vie du matériel (das Leben des Stoffs) se présente de  manière idéalement réfléchie, on peut croire alors qu’on a affaire à une construction a priori. »
Et de fait, cette méthode de travail éclaire magistralement et définitivement, la célèbre phrase de Benjamin : « les citations sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions. » Cette phase de sa méthodologie, il la qualifiait aussi de « dépouillement de la littérature ».

Benjamin croyait que tout ce qui est écrit porte déjà la réponse à ses propres questions, et il suffisait de scruter, de décortiquer,  d’analyser, de mettre en relation, en correspondance les textes et il s’y employait si bien qu’à la découverte de ce Baudelaire reconstitué, on mesure l’ampleur du monument encyclopédique et philosophique qu’il bâtissait. Il avait tout lu de et sur Baudelaire, et tout ce qui pouvait le ramener à lui et à son œuvre.
« On trouve dans la méthode de Benjamin comme une reprise de la doctrine médiévale selon laquelle la matière contient déjà en elle toutes les formes et se trouve déjà pleine de formes à l’état « inchoatif » et potentiel, relève Agamben, la connaissance revient alors à faire advenir à la lumière (eductio) ces formes cachées (inditae) dans la matière. »
Ainsi au fur et à mesure de ses lectures et relectures, il créait sa documentation, sa réserve de matériaux littéraires, poétiques et philosophiques, emmagasinait des fragments de textes, tirait des fils conducteurs, extrayait des mots-clé, traquait des notions récurrentes, capturait les correspondances qui lui sautaient à l’esprit. Le livre s’écrivait pour ainsi dire seul.

Benjamin avait saisi cette chose fascinante et capitale que « l’esprit et sa manifestation matérielle fussent liées au point d’inviter à découvrir partout des correspondances […], leur capacité à s’illuminer réciproquement lorsqu’on les mettait dans le rapport convenable, et à vouer à une inutilité manifeste tout commentaire explicatif ou interprétatif », savait Hannah Arendt.

Et Arendt de préciser : « L’intérêt de Benjamin allait à l’affinité qu’il pouvait percevoir entre une scène dans la rue, une spéculation en Bourse, un poème, une pensée ; au fil caché qui les reliait et permettait à l’historien ou au philologue de reconnaître qu’il fallait les rattacher à la même période. »

Benjamin s’émerveillait ainsi de ses superbes et multiples découvertes. L’Eternité par les astres de Louis Auguste Blanqui fut par exemple pour le penseur une fascinante révélation.

« […] L’heure de nos apparitions est fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes », écrivait en 1872 Blanqui , depuis sa geôle où ce révolutionnaire était emprisonné. «Tout ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort de Taureau, je l’ai écrit et l’écrirait pendant l’éternité […] dans des circonstances toutes semblables. »

Il s’agissait d’une « fantasmagorie à caractère cosmique », estima Walter Benjamin, d’« une vision d’enfer » même, alors que Blanqui évoquait le « grand défaut » que présentait sa notion de l’éternel retour - conçue dix ans avant que Friedrich Nietzsche ne livre celle de Zarathoustra – à savoir l’annihilation de toute perspective de progrès, dans la mesure où « l’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations ».

« La formulation de L’Eternité par les astres « c’est du nouveau toujours vieux, et du vieux toujours nouveau »,  nota Benjamin, correspond exactement à l’expérience du spleen telle que l’a consignée Baudelaire. »

Benjamin fut frappé par la proximité des visions respectives de Blanqui et Baudelaire.  Dans le poème Le crépuscule du soir, il releva ces vers « La ville elle-même revêt les traits de l’abîme, de la nuit ancienne dans laquelle la vie est identique à la mort. »

Pour lui, ce sont « les mondes de Blanqui ».  De même, dans Le Gouffre,  Benjamin retint : « Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres » et d’emblée, la résonance est évidente C’est « l’équivalent baudelairien de la vision de Blanqui », écrit-il.
«  La conjonction avec Nietzsche et surtout Blanqui […] fait apparaître l’œuvre de Baudelaire sous un jour inédit. Il est dès lors possible d’interroger l’abîme dont le sentiment accompagne Baudelaire sa vie durant. »  
Dans le poème L’Horloge, Benjamin remarquait aussi que le poète « va particulièrement loin dans le traitement allégorique. Autour du symbole de l’horloge – qui dans la hiérarchie des emblèmes occupe une place éminente – il regroupe le Plaisir, le Maintenant, le temps, le Hasard, la Vertu et le Repentir. La conscience du Temps qui s’écoule et se vide et le taedium vitae sont les deux poids qui maintiennent en mouvement le mécanisme de la mélancolie. »

Il avait enregistré que Marcel Proust, un autre auteur français qu’il avait étudié assidûment, évoquait « l’étrange sectionnement du temps » chez Baudelaire. 


Ainsi, la pensée de Benjamin progressait de note en note, de découverte en découverte, la documentation s’amoncelait, le projet était assurément avancé à en juger par la lettre adressée au philosophe Max Horkheimer en date du 16 avril 1938 dans laquelle il détaillait son projet avec précision.
Portrait de Walter Benjamin, jeune homme (Photographe et date non identifiés)
« […] le travail comportera trois parties. Les titres prévus sont Idée et imageAntiquité et modernitéLe Nouveau et le Toujours-le-même. »

Sa méthode originale et ses recherches lui permettaient d’éclairer Baudelaire et son œuvre sous un jour résolument neuf et bouleversant. Il passait à la phase de rédaction. Ses idées étaient claires, il était prêt. Il avait déjà élaboré le plan de l’œuvre dans lequel il expliquait alors qu’il entendait considérer « le retentissement, presque inégalé, des Fleurs du mal. Les raisons manifestes en sont présentées brièvement tandis que les plus profondes constituent l’objet de toute l’étude, en particulier la question de l’accueil réservé aux Fleurs du mal par le lecteur d’aujourd’hui ».

 Après une analyse poussée de la littérature critique sur Baudelaire, il jugeait qu’elle ne livrait pas la véritable mesure de ce retentissement et, moins encore, n’en offrait des raisons.

L’exposé de la vision allégorique de Baudelaire qui devait constituer le cœur de la première partie  de l’œuvre planifiée par Benjamin entendait souligner qu’au génie poétique de Baudelaire s’ajoutait  le génie mélancolique. Selon le penseur, la mélancolie de Baudelaire était « d’une nature que la Renaissance a qualifiée d’héroïque. Elle se polarise autour de l’idée et de l’image. »

Benjamin s’était étonné que la théorie esthétique avait  repris avant tout de Baudelaire « sa leçon des correspondances, mais sans la déchiffrer » mais soulignait aussi que  l’interprétation que Baudelaire lui-même avait  donnée de son œuvre ne l’éclairait qu’indirectement.

«  L’histoire littéraire, sans trop d’esprit critique, s’en est tenue à la vision catholique de la poésie », tranchait Benjamin.

Le penseur allemand voulait dévoiler la conspiration poétique de Baudelaire, d’une portée considérable à ses yeux, tout d’abord et d’évidence artistique, mais aussi politique, sociale, historique, philosophique. La conspiration poétique de l’auteur des Fleurs du Mal, selon Benjamin,  visait une véritable révolution.

« Les Fleurs du mal peuvent se voir comme un arsenal, croyait-il, Baudelaire a écrit certains poèmes pour en détruire d’autres, composés avant lui. »

Il argua plus loin que Baudelaire « voulait faire de la place pour ses poèmes » et  qu’il « déprécia certaines licences poétiques des romantiques par son remaniement classique de la rime, et l’alexandrin néoclassique par l’introduction dans celui-ci de défaillances et de points de rupture.  Bref, ses poèmes contenaient des dispositions particulières destinées à évincer ceux qui leur faisaient concurrence. »

Pour Paul Valery « le problème de Baudelaire pourrait donc, -  devrait donc, - se poser ainsi : « être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. » Je ne dis pas que ce propos fût conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, - et même essentiellement Baudelaire. Il  était sa raison d’Etat ».

Et à Benjamin de remarquer l’étrangeté de l’évocation de « raison d’Etat » pour un poète et d’avancer que « la formule signale un phénomène notoire : le poète s’émancipant des expériences vécues. La production poétique de Baudelaire est subordonnée à une mission. Il voyait des espaces vides où il a inséré ses poèmes. Non seulement son œuvre peut être définie comme une œuvre historique, mais c’est même ainsi qu’il la voulait et la comprenait ».

Sa poésie lyrique rompt,  insistait Benjamin, « par son énergie destructrice non seulement avec la nature de l’inspiration poétique – forte de la conception allégorique -, elle brise non seulement avec la nature agreste de l’idylle – forte de son évocation de la ville -, elle rompt aussi – forte de la détermination héroïque avec laquelle elle installe la poésie lyrique au cœur de la réification – avec la nature des choses. Elle se situe au lieu où la nature des choses se voit assujettie et remodelée par la nature de l’homme. L’histoire a depuis montré qu’il avait en l’occurrence raison de ne pas se fier au progrès technique. »

Benjamin était convaincu que les bouleversements des conditions artistiques tenaient « au fait que pour la première fois la forme marchandise revêtait une importance cruciale pour l’œuvre d’art et la forme de masse une importance cruciale pour le public. Ce changement était particulièrement ressenti, chose qui est devenue indéniable à notre époque, par la poésie lyrique.  Le caractère unique des Fleurs du mal tient à ce que Baudelaire a répliqué en composant un recueil de poèmes. C’est, dans toute sa vie, le meilleur exemple d’attitude héroïque qui se puisse trouver. »

Aussi, selon Benjamin,  « l’importance unique de Baudelaire vient de ce qu’il a été le premier, et le plus déterminé, à appréhender, dans les deux sens du terme, l’homme devenu étranger à lui-même : à l’identifier et à lui fournir une cuirasse contre le monde réifié ».
« Interrompre le cours du monde  - telle était la volonté la plus intime de Baudelaire. La volonté de Josué [non tant la prophétique : car il ne songeait pas à faire demi-tour] Sa violence, son impatience et sa colère en découlent. En découlent aussi les tentatives toujours renouvelées de frapper le monde au cœur [ou de l’endormir par son chant]. C’est cette volonté qui, dans ses œuvres  l’engagea à accompagner la mort de ses encouragements. »
Ainsi, aux yeux de Benjamin, « la dévalorisation de l’environnement humain par l’économie d’échange a de profonds effets sur l’expérience historique » de Baudelaire. Il se produit « toujours la même chose », disait-il.  
« Le spleen n’est rien d’autre que la quintessence de l’expérience historique. Rien ne paraît plus méprisant que de brandir l’idée de progrès contre cette expérience. D’autant que comme représentation d’une continuité, elle contredit fondamentalement l’élan destructeur de Baudelaire, qui au contraire s’inspire d’une vision mécaniste du temps. En proie au spleen, on ne saurait mobiliser rien d’autre que le Nouveau, dont la mise en œuvre est la véritable mission du héros moderne. La grande originalité de la poésie de Baudelaire est alors qu’il y intègre effectivement l’exemple de l’héroïsme dans la vie moderne. Ses poèmes sont des missions accomplies, il n’est pas jusqu’à son découragement et sa langueur qui ne soient héroïques. »
Le spleen est précisément « le sentiment qui correspond à la catastrophe permanente », releva justement  Benjamin avant de compléter plus loin sa réflexion en soutenant que « le ferment nouveau qui, intervenant dans le taedium vitae, le transforme en spleen, est  l’aliénation à soi-même ».

Parmi l’arsenal baudelairien, Benjamin avait notamment retenu ces Fusées XXII qui ébranlent et plongent en beauté l'être dans l'abîme :
« Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est contenu… je crois que j’ai dérivé… cependant, je laisserai ces pages , - parce que je veux dater ma colère. »
Elle fût doublée de tristesse.

Baudelaire, Walter Benjamin, Edition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi, Clemens-Carl Härle (Ed. La Fabrique)

samedi 11 janvier 2014

A l'extrémité fuyante d'elle-même

Crazy Purple - Photo collage - 2008 (c) Txiki Margalef


« Dans la fièvre sensuelle, l'éclatement de son noyau savouré, l'éclosion de sa féminité énigmatique émerveille. Fragmentation de l'être, duplicité du désir, surenchère charnelle, écoulement perpétuel du tréfonds du trou, inaccessible. « Infracassable noyau de nuit », disait André Breton.

Tantôt l'œil noir inquiétant, tantôt la bouche vermeille béante, plantés au cœur avide de la chimère. Tour à tour, ils creusent la fêlure de la femme-végétale.    

Avec précision, l'œil obstiné s’écarquille davantage, invite la langue au creux de son intimité de chrysanthème. Réminiscence proustienne épousant la poitrine. C’était la fleur favorite d’Odette. Elle en avait jeté un au visage de Swann, le premier soir où il l’avait reconduite jusque chez elle. Tous deux s’étaient enivrés du parfum végétal et de l’odeur animale de leurs désirs mêlés. Swann conservait jalousement la fleur aux « pétales neigeux et frisés », bien que finalement sèche, dans un tiroir de son secrétaire [...] »

Zoé Balthus ~ Txiki Margalef  ~  Les Editions Derrière la Salle de Bains - Tirage limité à 50 exemplaires - Janvier 2014

lundi 16 décembre 2013

La fascinante aura de Walter Benjamin


« Qu’est-ce que l’aura ?   Regard dans le dos/ Rencontre et regard/ Lever les yeux, répondre à un regard
L’expérience de l’aura repose sur le transfert d’une forme de réaction courante au sein de la société humaine sur la relation de la nature à l’homme. Celui qui est regardé ou se croit regardé lève le regard
Répond par le regard. Eprouver l’aura d’une apparition ou d’un être veut dire prendre conscience de sa faculté de lever le regard
De répondre à un regard. Cette faculté est pleine de poésie. Quand un homme, un animal ou une chose inanimée sous notre regard lève le sien, il nous attire d’abord vers le lointain ; son regard rêve et nous entraîne à la suite de son rêve. L’aura est l’apparition d’un lointain aussi proche soit-il. Les mots eux-mêmes ont leur aura : Kraus l’a décrit avec une exactitude particulière : « Plus on regarde un mot de près plus, il vous regarde de loin en retour. » Il y a autant d’aura dans le monde que de rêve encore en lui. Mais l’œil éveillé ne perd pas la force du regard quand le rêve en lui s’est entièrement éteint […] » in Walter Benjamin. Archives (Ed. Musée d'art et d'histoire du Judaïsme/Kincksieck)

Lœuvre de Walter Benjamin (1892 – 1940), qui se présentait comme un « essayiste/passeur de littérature française, apolitique [...] », est une des plus singulières du XXe siècle qui, tant par la richesse, que la précision, l’élégance, la force, la profondeur de la pensée qui la soutient, lui confère une valeur inestimable à la fois littéraire et philosophique.

Les éditions de l’Herne ont publié début novembre, un Cahier qui lui est consacré, conçu sous la direction de Patricia Lavelle, qu’elle présente dans son avant-propos comme « une enquête collective qui porte à la fois sur la grammaire historique et l’individualité de sa  réinvention discursive, qui s’intéresse aussi bien aux sources de Benjamin qu’à son style, ne délaisse pas pour autant la fécondité théorique de l’œuvre. L’entrée en matière par les formes d’expression autobiographiques qui permettent d’exploiter la tension entre ses dimensions philosophique et littéraire est en cela stratégique : elle ouvre la voie à des réflexions très actuelles autour de la problématique de l’image, notamment sur son rôle dans le discours théorique, et sur l’ouverture de l’art à la théorie ».

Le Cahier, conçu et documenté avec grande cohérence, est divisé en quatre grandes parties (Traces de vieImages de penséeLe magicien de l’instantSources et affinités), chacune composée d’extraits de sa correspondance (Gershom Scholem, Hannah Arendt, Theodor W.  Adorno, Heinrich Blücher, etc.), enrichie de textes et documents pour certains inédits de Benjamin, augmentées d’essais d’auteurs, critiques, chercheurs, universitaires, penseurs (Wolfgang Bock, Franz Hessel, Jacques-Olivier Bégot, Georges Didi-Huberman, Michael Löwy etc.) et de traductions inédites.

Il s’agit d’un volume sensible à l’image de cet auteur hors normes qu’était Walter Benjamin qui « sans être poète, ni philosophe, pensait poétiquement », comme l’affirmait Hannah Arendt au grand dam de Scholem. Ce dernier s’était indigné à la lecture de l’essai sur Benjamin de Arendt où, écrira-t-il à Adorno en février 1968, « se mêlent la manie de l’originalité (Benjamin, pas un philosophe !!!), malentendus, mais aussi affirmations discutables, ou dont on pourrait en tout cas discuter. »

Arendt savait que sa propre vision de Benjamin bouleversait la leur, puisqu’elle avait annoncé écrire son essai sur Benjamin un an auparavant à Adorno en les avertissant : 
« Je ne partage pas, malgré tout, votre image de Benjamin. Il se pourrait bien que ni Scholem, ni vous ne soyez contents de moi. »
Vingt ans auparavant, dans une lettre datée de 1947, Adorno lui avait déjà fait entendre qu’il ne partageait pas du tout sa perception de leur ami, avec élégance certes mais surtout avec une fermeté que l’on perçoit assez proche de la colère maîtrisée.
« Les divergences entre votre vision de Benjamin et la mienne ne peuvent que profiter à la cause. Pour moi, ce qui caractérise l’importance de Benjamin dans ma propre existence intellectuelle est axiomatique : c’est l’essence de sa pensée comme pensée philosophique. Je n’ai jamais pu voir ses textes sous un autre point de vue, et il me semble que c’est sous cet angle qu’ils prennent tout leur poids. J’ai bien conscience de l’ampleur de la divergence entre son approche et toute la conception traditionnelle de la philosophie, mais aussi et au-delà, du fait que Benjamin n’a pas facilité la tâche consistant à retenir cette vision de son œuvre. Je pense tout de même, ayant une connaissance très précise de l’homme et ayant eu un contact qui s’est constamment intensifié jusqu’à la fin, que les transformations de la position de Benjamin, qui semblent en apparence si brutales, sont en vérité beaucoup plus limitées qu’elles en ont l’air. Il ne serait pas la grande figure qu’il a été si ce n’était pas le cas. »
Le regard que portait Hannah Arendt sur l’œuvre de Benjamin était pourtant loin de porter préjudice au penseur, elle lui donnait une dimension bien supérieure à celle de philosophe aussi important soit-il, elle lui accordait une puissance de pensée considérable, elle lui reconnaissait le pouvoir extraordinaire d’un immense visionnaire.
« L’intérêt de Benjamin allait à l’affinité qu’il pouvait percevoir entre une scène dans la rue, une spéculation en Bourse, un poème, une pensée ; au fil caché qui les reliait et permettait à l’historien ou au philologue de reconnaître qu’il fallait les rattacher à la même période […]
En d’autres termes, ce qui fascina profondément Benjamin depuis le début ne fut jamais une idée, ce fut toujours un phénomène. « En tout ce qu’on appelle beau avec raison, c’est le paraître qui fait l’effet d’un paradoxe «  (Schriften, I), et ce paradoxe – ou, plus simplement : la merveille de l’apparition – fut toujours au centre  de tout son travail.
A quel point les travaux de Benjamin s’éloignèrent du marxisme et du matérialisme dialectique, c’est ce qu’atteste la figure qui devint centrale en eux,  celle du Flâneur.  Au flâneur qui erre sans but au milieu des foules des grandes villes, dans une attitude fortement opposée à leur affairement utilitaire, les choses se révèlent dans leur signification secrète : « L’image vraie du passé est fugitive » (philosophie de l’histoire ), et le flâneur, seul, reçoit le message dans son errance nonchalante. »
Benjamin n’était pas poète, mais était entré tôt dans le monde des Lettres par la poésie et la littérature. Dans son Curriculum Vitae de 1912, le jeune Benjamin explique qu’ « à partir de [ses] intérêts philosophiques et littéraires se sont en particulier développés, par une synthèse naturelle, des intérêts esthétiques », y souligne s’être « livré à une lecture intensive de Hölderlin. » et avoue ne pas « encore savoir si c’est la littérature ou la philosophie qui prendra le dessus dans [ses] études universitaires. »

La poésie de Stefan George a exercé une forte influence « sur la conception de l’art et de la critique » du Benjamin débutant, fait valoir l’universitaire allemande Astrid Deuber-Mankowsky, dans un essai intitulé Dans l’amour et dans la dispute se réclamer des vers. Benjamin sur Stefan George, s’appuyant notamment sur des réflexions du grand ami Gershom Scholem. 

La publication en 1924 de son essai critique sur les Affinités électives du grand poète et compatriote Johannes Wolfgang Goethe qui l’a fasciné toute sa vie, par cet autre poète allemand Hugo von Hofmannsthal qui le déclara « absolument incomparable », affirme davantage la voie sur laquelle il s'engagera tout au long de sa trop brève existence au cœur de cette Europe qui bientôt s'auto-détruirait, l'entraînant dans son odieuse chute, acculé à se donner la mort, à bout de ressource et d'espoir.
« Le rôle de la critique n’est pas de soulever le voile, mais, en le connaissant comme tel, de la façon la plus exacte, de s’élever jusqu’à l’intuition véritable du beau. Jusqu’à une intuition qui ne se révèle jamais à ce qu’on appelle empathie et que n’atteint jamais qu’incomplètement le regard plus pur du naïf : l’intuition du beau comme mystère. Jamais encore une œuvre d’art véritable n’a été comprise, à moins d’avoir été inéluctablement  perçue comme mystère. Car est-il d’autre mot pour définir une réalité à laquelle, en dernière instance, le voile est essentiel ? Puisque le beau est la seule réalité qui puisse être essentiellement et voilante et voilée, c’est dans le mystère que réside le divin fondement ontologique de la beauté. En elle, l’apparence est donc justement ceci : non point un voile inutilement jeté sur les choses en soi, mais le voile que doivent revêtir les choses pour nous. Divine quelquefois est la nécessité qui leur impose ce voile,  et c’est aussi par décision des dieux que, pour peu qu’elle se dévoile à contretemps, on voit fuir et s’anéantir cette réalité peu apparente que la révélation substitue au mystère. Lors que Kant fait reposer la beauté sur une relation, sa théorie impose triomphalement ses tendances méthodologiques dans une sphère située bien au-dessus de la sphère psychologique. Comme la révélation, la beauté contient en elle des ordonnances qui appartiennent à la philosophie de l’histoire. Car ce qu’elle rend visible n’est pas l’idée elle-même, mais le mystère de cette idée. »
Walter Benjamin - 1926 - Germaine Krull
Le Cahier donne aussi à découvrir La beauté qui se dérobe, Esthétique et mélancolie chez Walter Benjamin, Theodor W. Adorno et Georges Bataille, un captivant essai de l’universitaire Wolfgang Bock, paru cette année en Allemagne, dans lequel il affirme que « le plus grand point commun tient à la construction de la mélancolie, dont les trois penseurs se servent dans le contexte de l’esthétique. »
« Lorsque Bataille place au centre la dépense de sa propre vie, il se rattache aussi à ce que Benjamin, dans son interprétation de Baudelaire, désigne comme sa « mélancolie héroïque ». Dans la figure de la perte, telle que la décrit Baudelaire, Benjamin voit la protestation, chute et possibilité de salut converger dans une figure esthétique de base qui a perdu son aura. A la fin du texte sur Baudelaire, on lit à propos du poète privé de sa vie de ses illusions et de son aura :


« Il a décrit le prix que l’homme moderne doit payer pour sa sensation : l’effondrement de l’aura dans l’expérience vécue du choc. La connivence de Baudelaire avec cet effondrement lui a coûté cher. Mais c’est la loi de sa poésie, de cette poésie qui brille au ciel du Second Empire comme un « astre sans atmosphère ». » 
Les affinités de Benjamin mêlaient, par la grâce d’un savant équilibre, littérature, poésie, philosophie, théologie et révélation, et le portaient naturellement à une vie intellectuelle d’une intensité hors normes et des échanges épistolaires de haute tenue, à mettre au jour une œuvre de portée universelle exponentielle.

Passeur de littérature française, il allait ainsi traduire, entre autres, Les Tableaux parisiens (en 1923) de Charles Baudelaire dont toute l’œuvre l’avait bouleversé. Il n'eût de cesse de l’explorer, d’y chercher des passages secrets et lui consacra une étude approfondie dont une édition établie par Giorgio Agamben a été publiée en octobre dernier aux éditions La Fabrique.

« La clé de la forme allégorique chez Baudelaire est solidaire de la signification spécifique que prend la marchandise du fait de son prix […]», affirmait-il dans Paris, capitale du XIXe siècle, alors que s’enracinait-là son concept d’image dialectique.

L’érudit Benjamin était fasciné par Paris, « Terre promise du flâneur », et sa culture dont il aimait deux autres de ses éminents représentants en littérature,  André Gide et Marcel Proust qu’il avait commencé à traduire avec Franz Hessel en 1927.  

Ce dernier, un an plus tard, fera paraître une recension de Sens unique dans un journal allemand, dont il retiendra en particulier le paragraphe suivant intitulé Assistance technique, présenté comme « un échantillon du raffinement et de la densité de l’ouvrage » de Benjamin.
« Il n'y a rien de plus misérable qu'une vérité exprimée comme elle a été pensée. Dans pareil cas sa transcription par écrit n'est même pas une mauvaise photographie. La vérité est comme un enfant, comme une femme qui ne vous aime pas : devant l'objectif de l'écriture, lorsque nous avons plongé sous le voile noir, elle se refuse à avoir l'air paisible et bien aimable. C'est brusquement, comme à l'improviste, qu'elle veut être effarouchée, chassée de la rêverie où elle est plongée, et être effrayée par une émeute, de la musique, des appels à l'aide. Qui voudrait compter les signaux d'alarme dont est pourvu l'intérieur d'un véritable écrivain ? Et "écrire" ne signifie rien d'autre que les mettre en action. »
Stéphane Hessel qui, petit garçon, a connu Benjamin s’est souvenu,– dans un bref témoignage, étonnamment naïf, intimidé et confus de n’être pas « un spécialiste de la pensée benjaminienne » –, que son père avait « été un peu l’initiateur de Benjamin dans les passages parisiens. Les deux se sont retrouvés sur deux points importants de leur vie : la traduction de Marcel Proust, où ils ont pris ensemble deux volumes A l’ombre des jeunes filles en fleur et Du côté des Guermantes, et l’expérience de la ville, la flânerie. »

Benjamin ne représentait surtout qu'« un ami de [son] père »  et se le rappelait comme un homme qui « a toujours été un peu mélancolique, un peu misanthrope. »
« Il a usé de la drogue à certains moments. Il a été passionné par tous les problèmes que pose la consommation des drogues et s’est intéressé à l’action qu’elles ont pu avoir sur son propre psychisme ; il était naturellement passionné aussi par l’œuvre de Freud. Je me souviens parfaitement de propos qu’il a tenus. Il m’a dit « Nous vivons le nadir de la démocratie ». J’ai toujours retenu ce mot. »
Le Cahier donne à lire en revanche un texte formidable, d’une belle teneur emblématique, sur l'Origine du drame baroque allemand et Sens unique de Benjamin que signa Siegfried Kracauer, éditeur des pages littéraires du Frankfurter Zeitung (de 1922 à 1933), auquel contribua régulièrement Walter Benjamin. Une volumineuse correspondance entre les deux hommes prouve la densité de leurs échanges et la profondeur de leur complicité littéraire.
« Une intuition peu commune lui permet de pénétrer jusqu’à l’ascendance la plus reculée des essences et de découvrir ce qui les caractérise depuis les origines. Son interprétation de l’allégorie est admirable. Elle prouve pour la première fois, à l’aide des textes originaux, comment la nature vouée à la mort – l’histoire comme histoire des maux du monde est la nature du baroque – se transforme en allégorie sous le regard du mélancolique. Une fois la totalité des éléments chargés jusqu’à l’extrême de leur signification, Benjamin montre le mouvement dialectique par lequel ils s’entrelacent dans la forme du drame baroque. Rien de plus logique qu’il ne puisse pour lui jamais s’agir d’homogénéiser les essences dans un concept abstrait d’un ordre supérieur, mais toujours et seulement de leur synthèse dialectique qui leur conserve leur pleine concrétude. A peine les significations s’unissent-elles sous le signe d’une idée qu’elles jaillissent et entrecroisent comme des étincelles électriques au lieu de se « subsumer » dans un concept formel. Elles retournent dans l’histoire pour y continuer dialectiquement, à s’opposer entre elles et chacune d’entre elles poursuit son histoire propre.


On pourrait ainsi définir la différence entre la pensée abstraite habituelle et la pensée de Benjamin de la manière suivante : si la première s’efforce d’épuiser la plénitude concrète des objets, la seconde plonge au cœur de l’écheveau de son matériau pour déployer la dialectique des essences. »
Les fragments qui composent Chronique berlinoiseUne enfance berlinoise vers 1900 et Livre des Passages furent le fruit de travaux que Benjamin commenta dans ses diverses correspondances notamment avec la future épouse d’Adorno, Gretel, tout au long de ses années de voyage et d’exil, de 1930 jusqu'à son suicide en 1940.

Burkhardt Linder, professeur et directeur du groupe de travail sur Walter Benjamin à l’Université Goethe, livre pour sa part un essai éclairant à propos d’Enfance berlinoise, dernier texte publié en Allemagne du vivant de Benjamin en 1934, qui, occupe « une place très particulière dans l’histoire de la littérature autobiographique », se détournant « du mode de présentation narratif » et introduisant ce que l’universitaire nomme « l’image de pensée », qui ne saurait se confondre avec une « pensée de l’image », souligne-t-il, s’agissant plutôt « d’une immobilisation constructive de la réflexion, qui trouve sa limite dans l’encadrement de l’image textuelle ».
« La forme de l’image de pensée, pourrions-nous dire est désormais reprise pour des images de l’enfance remémorée. Il est donc plus exacte de parler d’image mémorielle, dans laquelle se rassemblent la réminiscence et la forme littéraire de l’image de pensée.  Au plan de l’expression langagière, on en arrive ainsi à une synchrésie spécifique. D’une part, l’auteur utilise le lexique de la préhistoire et de la mythologie grecque, dont l’enfant ne dispose en aucune manière, et qui provient de la réflexion de l’adulte, d’autre part, il invente une langue mimétique qui restitue emphatiquement l’expérience psychique et physique de l’enfant. La fusion sans faille des deux langues est une étonnante réussite poétique. »
L’emploi du je dans ces pièces berlinoises que Jean Lacoste voit comme des « cartes postales » est en outre une spécificité que Benjamin s’était jusque-là interdit dans tous ses écrits, exception faite de sa correspondance.

Lacoste, dans son essai Cartes postales : une méthode pour l’exil, comprend l’écriture d’Enfance berlinoise et de 12, Blumeshof en particulier, dans une sorte de démarche proustienne qui, dans le souvenir du goût de sa madeleine, quête celui du confort et du bonheur. 

Benjamin avait lui-même expliqué dans un avant-propos, - retrouvé en 1981 à Bibliothèque nationale, dans des manuscrits qu'il avait confiés à Georges Bataille,- avoir cherché à imprimer au souvenir de l’enfance une portée sociale, politique et historique à l'heure douloureuse de la révolution du national socialisme d'Hitler et la haine antisémite qui montaient affreusement en puissance.
« En 1932, alors que j’étais à l’étranger, il devint peu à peu clair pour moi que je serais obligé de prendre congé, pour assez longtemps et peut-être durablement, de la ville où je suis né. […] J’évoquai en moi les images qui, en exil, font d’ordinaire naître avec le plus de force le mal du pays. […] Je cherchais à maintenir [ce sentiment de nostalgie] dans des limites par la conscience du caractère irrévocable (Unwiederbringlichkeit) du passé, une irrévocabilité non pas biographique et contingente, mais sociale et nécessaire. […] Je me suis efforcé de saisir les images dans lesquelles se précipite l’expérience de la grande ville pour un enfant de la classe bourgeoise. […] Les images de mon enfance dans la grande ville sont peut-être, dans leur tréfonds, capables de préformer une expérience historique ultérieure.»

Benjamin, Cahier dirigé par Patricia Lavelle (Ed. de L'Herne)

lundi 25 novembre 2013

Murasaki: Chef-d’œuvre universel d’une herbette de Cour


Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu, traduction de René Sieffert (Ed. Diane de Selliers)



Pénétrer pour la première fois dans la culture japonaise en plongeant d’emblée dans Le Dit du Genji ou Genji Monogatari n’est pas la voie la plus aisée, ni la plus ardue, mais c’est sans doute l’une des plus belles portes qui soit. Elle ouvre sur toutes les autres pour peu que le lecteur veuille bien se donner la peine de la concentration, de l’attention, de la réflexion. Bien sûr, le profane sera mieux doté au départ s’il est un esprit curieux et sensible, s’il a le goût bienveillant de l’inconnu, s’il est naturellement enclin à la poésie et au raffinement, à la musique, à la peinture. En un mot, si son âme est celle d’un artiste. La sélection est naturelle, les affinités électives. Ce trésor n’est pas accessible à tous les barbares que nous sommes.

En tout cas, une fois prêt à ouvrir ce roman de près de 1.500 pages écrites au XIe siècle, il est indispensable de ne pas tourner le dos à l’accueil du vénérable René Sieffert, l’unique traducteur de cette œuvre en français (la première publication intégrale datant de 1988) qui lui a coûté vingt ans de travail acharné. D'autant qu'il dispense en éclaireur essentiel des enseignements lumineux dans une préface précieuse en tout point afin d’entamer et de poursuivre jusqu'à sa fin l'inoubliable aventure (Ed. Verdier, 2011). Car c’en est une.

Un tel livre n’est pas un simple roman d’époque, romantique et exotique. C’est un tour de force littéraire, artistique, poétique, historique. C’est un somptueux chef-d’œuvre salué communément comme « le premier roman psychologique » du monde. 

C’est aussi une légende en soi, une œuvre toute auréolée d'interrogations irrésolues, ayant donné lieu à une vénération quasi-mystique, fanatique. Elle a été adulée tout au long des siècles, ayant inspiré tous les Beaux-Arts nippons jusqu’au XXe, s’inscrivant dans le 7e art au passage et de nos jours encore, dans les mangas.

Dans un coffret magnifique, paru chez Diane de Selliers Editeur en 2007, un livret guide le lecteur à se repérer dans les méandres – ce n’est pas peu dire et ce n'est pas du luxe - de chacun des 54 livres-chapitres qui constituent cette fresque impériale. Des peintures traditionnelles japonaises qu’elle a inspirée entre le XIIe et XVIIe siècles en illustrent à merveille les trois volumes. C’était le rêve de René Sieffert.
« Le mieux eût certes été de pouvoir montrer par des illustrations en couleurs comment vivaient  et se paraient les héros du roman. En attendant d’être en mesure de réaliser un jour ce rêve, là encore, les « Clefs » apporteront de substantiels éclaircissements. »
« Les Clefs pour le Genji » que voulait aussi faire paraître René Sieffert n’ont jamais été éditées.

Le Dit du Genji est un mythe en soi. « De tous les trésors du Japon, le Genji Monogatari est de loin le plus précieux », affirmait le poète, philologue et homme d’Etat japonais du XVe siècle, Ichijô Kanéyoshi.

Deux siècles avant lui, selon René Sieffert, l’empereur Juntoku avait inscrit dans son Journal que « le Genji Monotogari est une chose inexplicable. Il ne peut être l’ouvrage d’une personne ordinaire. » 

Il est en effet attribué à une certaine Murasaki Shikibu. « C’est une tradition constante », ajoute René Sieffert, précisant que « cette attribution n’a que très rarement été contestée globalement, même par ceux des critiques qui mettaient en doute l’unité de l’œuvre et sa rédaction par un seul et même auteur ».

Pour l’avoir d’évidence, en sa qualité de traducteur, scrupuleusement étudiée, René Sieffert a pu se faire sa propre opinion et se disait « tenté pour [sa] part, d’après le peu de que l’on sait de la vie de l’auteur, de penser que l’œuvre est inachevée, que peut-être elle n’avait pas été «  relue » par l’auteur, morte selon toute apparence relativement jeune, mais « corrigée » par contre par l’un ou l’autre des « éditeurs » postérieurs. »

Il semble en outre que l’identité véritable de la dame qui n'avait peut-être pas même trente ans, demeure à jamais inconnue, puisque Murasaki Shikibu est vraisemblablement « un de ses sobriquets que l’usage imposait aux dames d’honneur de la Cour impériale », explique René Sieffert avant de révéler que « Murasaki serait […] un surnom que lui auraient donné les lecteurs de son œuvre d’après le titre du livre 5 « Waka Murasaki », dans lequel apparaît pour la première fois le personnage principal féminin du roman, qui est dans un poème qualifiée de « parente du grémil », murasaki, herbe poétique par excellence, qui croissait en abondance dans la lande du nord de la capitale, dite Murasakino, et dont le latex fournit une teinture pourpre qui est au Japon la pourpre impériale. »

Dame Murasaki pourrait avoir été une jeune aristocrate de lignée impériale, dont le père était lui-même haut fonctionnaire et poète, avance René Sieffert que nous ne saurions contredire. Il n’existe aucun manuscrit de la main de l’auteur, ni même de son époque, le plus ancien manuscrit est daté de la première moitié du XIIe siècle. Notre auteur était une dame de la Cour impériale d’Heian, l’ancienne Kyôto, dame à propos de laquelle à vrai dire personne n’est certain de rien, juste certain de ne rien savoir.

Avec une confiance aveugle, il est donc bon de se laisser guider par René Sieffert au fil des pages, il devient ainsi étonnamment aisé de se trouver bien et si tôt fasciné par le livre et le mystère même de sa naissance, l’origine du nom, la beauté du verbe. C’est une expérience unique, enivrante, sur le pas d’un monde autre. Harmonieux et subtil.

Le Dit du Genji est un texte fondateur de la culture japonaise, d’une structure extrêmement complexe, à son image.

Le Monogatari signifie littéralement « un récit de choses ». Ce sont des récits « toujours fixés par écrit et destinés dans leur principe à une lecture publique à haute voix. » Ainsi, pour respecter la notion d’oralité, René Sieffert a choisi de traduire le terme par « Le Dit », ce qu’il aurait bien pu rendre par conte mais s’y est refusé au même titre qu'il précise que la qualification de roman à laquelle il se laisse aller parfois ne lui semble pas juste non plus.
« […] si j’utilise ce terme c’est exclusivement dans une optique de « littérature générale », car il est bien évident que pas plus le Genji qu’aucun des monogatari qui l’ont précédé et suivi, n’ont le moindre rapport avec ce genre bien défini, propre à la littérature occidentale et plus précisément française, ce que l’étymologie du reste suffit à mettre en évidence. »
La singulière herbette de Cour, dame Murasaki, brillante, érudite, observatrice, s’était attachée à calquer l’univers dans lequel elle vivait afin de donner le jour à son monogatari, au cœur duquel brille son « héros d’amour », le Genji, amoureux perpétuel, enfant naturel de l’empereur, surnommé « Prince radieux » qui ne pourra jamais prétendre au titre impérial mais ne s’imposera pas moins comme un des hommes les plus puissants de la période, malgré une période d’exil douloureuse.

La saga de ce personnage central et de son entourage à la Cour, au début du XIe siècle, à l’âge d’or du Japon, est une admirable initiation à la culture nippone, bien mal connue aujourd’hui encore, elle qui ne ressemble à aucune autre, un formidable accès aux mœurs, us et coutumes d’un peuple de nature intrinsèquement secret qui ne s’ouvrit au reste du monde qu’au XIXe siècle et encore, à contrecœur, n’ayant cédé son Sakoku (politique d’isolationnisme) qu’aux pressions militaires des barbares venus d’occident, américains au premier chef.

La période du Genji est donc florissante, le Japon s’affranchit du joug des hommes de Kara (Chinois). L’empereur et son entourage veillent au respect du cycle annuel des cérémonies, des règles de gouvernement et à l'expression de l’excellence de la lignée pour que perdure son règne. Les femmes, tenues loin des préoccupations politiques, se livrent aux Beaux-Arts et à la littérature, développent leur correspondance intime et amoureuse avec les hommes, en kana (idéogrammes japonais), forme d’écriture émancipée des kanji, idéogrammes chinois, dont l’usage est formellement réservé aux hommes, à l’administration et aux dignitaires religieux bouddhistes.
« Dans l’histoire du Genji proprement dite, l’on peut distinguer plusieurs cycles qui diffèrent sensiblement, non seulement par la nature du contenu ou les personnages qui tour à tour occupent le devant de la scène, mais par le style même qui en dépit d’une incontestable unité […] évolue dans le sens d’une complexité, d’une ampleur et d’une subtilité croissante. »
Au gré des aventures politiques, et surtout amoureuses du Genji, entre Magnificence et Impermanence, se dévoile un monde insoupçonné, extraordinairement codifié, une foule dont le raffinement des liens émerveille, où la maîtrise des arts et la quête de perfection tiennent une place essentielle.

C’est une période paisible, sans guerre qui laisse le loisir de cultiver l'excellence. La Cour mène une existence rythmée par les célébrations et les festivals, se déplace de fête en fête, où chaque seigneur rivalise de magnificence pour enchanter le monde. Le Genji les surpasse tous en tout. 

Tout revêt une signification, une intention singulière, selon le moindre des contextes, l’heure, le climat, le personnage visité ou qui visite, les étoffes et les couleurs que l’on porte, les équipages qui transportent, les instruments dont on joue, les gestes que l’on esquisse, les poses que l'on prend, les choses que l’on voile et dévoile, le papier et la calligraphie des poèmes que l’on écrit, les peintures que l’on offre, les fleurs que l’on coupe, tout doit marquer une préoccupation réfléchie, jamais hasardeuse, toujours signifiante, propre aux familles « de très insigne parage ».
« La lune, à son dernier quartier, se faisait attendre, aussi Monseigneur avait-il fait suspendre ici et là des lanternes dont la flamme éclairait juste ce qu’il fallait. Il jeta un coup d’œil à la Princesse : elle était plus petite et menue qu’aucune autre, au point qu’elle disparaissait dans ses robes. Si elle péchait par manque d’éclat, son air de noblesse était par contre fort plaisant, et pareille au saule qui, vers le vingtième jour de la deuxième lune commence tout juste à ouvrir les bourgeons de ses rameaux flexibles que le vent des ailes du rossignol suffit à emmêler, elle semblait toute fragile. Sur sa robe de dessus étroite à traîne, sa chevelure se répandait de gauche et de droite ainsi que fils de saule. C’était là, selon toute apparence, une manière d’être naïve, inhérente à ses origines hors du commun ; l’Epouse impériale, quant à elle, était pareillement distinguée, mais avec un peu plus de brillant ; ses mouvements, ses attitudes, soigneusement étudiés, ne laissant place à la moindre faute de goût, évoquaient une glycine ruisselante de fleurs à l’approche de l’été, d’une splendeur sans pareille au soleil du matin […] Sur sa robe du dessus couleur prunier rouge, sa chevelure qui retombait en un flot soyeux lui composait une silhouette d’une incomparable séduction ; cependant que celle de dame Murasaki, laquelle portait, sur ses robes de couleur foncée, lie-de-vin peut-être, la robe étroite à traîne d’un rouge-brun dilué, était d’une opulence telle que, amassée au sol, elle lui conférait une idéale et radieuse beauté qui paraissait répandre son éclat tout à l’entour. En termes de fleurs, eût-on évoqué le cerisier qu’on eût été loin de la vérité, tant son maintien défiait toute comparaison. »
Et si les dignitaires et gens de Cour s’amusent, se distraient, s’enchantent, cette multitude se scrute aussi, se jalouse, intrigue, mène ses luttes intestines, fait et défait des alliances. Les jeux de l’amour ont des enjeux dangereux, déterminent la puissance des lignées. Les courtisanes perdent jeunes leur innocence, et les seigneurs polygames, soupirent et versent des sanglots, « mouillent leurs manches » dans l’admiration d’un clair de lune en écoutant les cithares, après la lecture d’un message d’une herbette dont ils auront aperçu la fine silhouette derrière un paravent.

« Il s’empara d’une torche et lut la réponse de la Princesse : elle l’avait écrite d’une main qui manquait de fermeté encore, mais plaisante malgré tout.

-       -  D’un cœur dolent, j’ai appris ce qu’il vous advient, mais que puis-je, sinon deviner vos peines ? « lente à s’éteindre… » disiez-vous :
Ensemble avec vous
Dois-je m’évanouir
Du feu des tourments
Que m’inflige un triste sort
Fumée pareille s’élève
Se peut-il que je vous survive ?

Il n’y avait que cela, qu’il lut avec émotion et gratitude.

-      - Hélas, cette « fumée » sera l’unique souvenir qui me restera de cette vie ! Voué à l’échec aura été mon amour ! dit-il et, pleurant de plus belle, il écrivit la réponse, étendu à terre et s’interrompant sans cesse. Incohérent en était le libellé, et l’écriture était pareille aux traces étranges d’un oiseau.

Et quand je serai
Dans le ciel dissipé
Fumée devenu
Des parages de mon amour
Rien ne pourra m’éloigner 
Au soir du jour fatal, attentivement regardez le ciel ! […] »

La nature prépondérante, omniprésente et les métaphores constantes régissent les échanges sensibles, pudiques, noués entre les êtres par le biais de waka, ces petits poèmes taillés comme autant de diamants de pure connivence qui ornent tout le récit d’une délicatesse incomparable, summum de l'excellence dans la culture nippone. 

Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu, traduction de René Sieffert (Ed.Verdier)

jeudi 14 novembre 2013

Barthes: Du soliloque halluciné et chaotique de l'amoureux

Roland Barthes - 1977 -  Ferdinando Scianna


Ah ! L’amour ! Le mot est une vieille caverne, profonde, intime, qui bruisse d’humeurs et de soupirs, emplie de rumeurs et de cris, de caresses et de gifles, de corps aussi morts que vifs, de vieux silex et de diamants éternels, où résonnent des rires et des éclats de toutes sortes, où surgissent spectres, ectoplasmes et fantômes en tous genres. 

Sous le mot, coulent des rivières de larmes et des fleuves de sang, sur ses rives souterraines s’éparpillent des souvenirs en pagaille, cadeaux empilés de génération en génération, images oubliées, rêves brisés, serments gravés dans le marbre, vœux et aveux poussiéreux. 

Derrière le mot, s’accumulent histoires et secrets de familles, photos de mariages arrangés, se cachent des drames sanguinaires, des enlèvements salutaires, s’exhibent des couples qui vécurent heureux avec des hordes d’enfants, sourdent aussi les divorces à l’amiable et constats d’adultère, les duels en forêts et les poisons versés au vin amer. 

Sur le mot, brûlent les promesses à jamais, tandis que s’époumonent des chœurs d’amants heureux, s’amoncellent des poèmes sucrés et des lettres parfumées gisent au fond de coffres pleins à craquer de bouffées de néant et souffles de regrets.

A ce mot encore, les écrans de cinéma s’illuminent, les airs s’emplissent de musique, des bibliothèques s'érigent jusqu'à la fin des temps peut-être...

« Quand je fus pris au doux commencement
D’une douceur, si doucement douce… », doux fut le trait du sonnet de Ronsard.

Un beau jour,- qu'il était bleu, le ciel ! - ou peut-être une nuit, prêès d'un lac, autour d'un étang sous la lune, l’apparition, l’attente ou le départ d’un être aimé vient tout chambouler de l'ordre jusque-là établi et métamorphose l’appréhension du monde. Le monde est désormais sidéré, s’exprime soudain de loin, à des années-lumière de l’amoureux, dont l’indifférence se révèle totale. Lui n'est plus de cette planète, son détachement est absolu, il ne s'appartient lui-même plus. Il est happé par la déréalité.

Dès lors, c'est une langue autre qui se parle et se cultive seulement en soi, pour le soi qui soupire. Le mot jumeau du prénom de l'être aimé, Charlotte, Gradiva ou Zoé, poli maintes fois, à chaque seconde, miroite de mille feux dont l’amoureux s’éblouit. 
« Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. Comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots. »
L’amoureux enchanté, chante avant de gémir en soi. 
« L'histoire d'amour (l'aventure) est le tribut que l'amoureux doit payer au monde pour se réconcilier avec lui.»
Le célèbre essai de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, donne ainsi à entendre la voix intérieure de l'amoureux dans tous ses états. L’amoureux converse en lui-même avec l'être aimé, le convoque sans cesse, rêve son amour, le dispute en a parte, dans un langage qui n’appartient qu’à lui mais qui toujours le lie à l’autre. 

Barthes illustre cette gymnastique ou chorégraphie de la pensée intime de l’amoureux à l'aide d’expériences littéraires, de récits personnels et de correspondances privées. C'est clair, brillant, érudit, original, drôle, délicieux. En un mot, génial.

Il précise avoir pesé avec soin ce terme de discours car « dis-cursus, c’est, originellement, l’action de courir çà et là, explique-t-il, ce sont des allées et venues, des "démarches", des "intrigues". L'amoureux ne cesse en effet de courir dans sa tête, d'entreprendre de nouvelles démarches et d'intriguer contre lui-même. »

Au fil des pages, l'auteur de la Chambre Claire et La Leçon, rend à ce discours, affolé en toutes directions, « sa personne fondamentale, qui est le je ».

Ce discours grandement nourri de littérature (Goethe etc.) et de psychanalyse (Freud, Lacan, etc.) avait d’abord été conçu pour un séminaire que Barthes avait dispensé entre 1974 et 1976 avant de le publier sous forme d’essai en 1977. 

Aussi, Roland Barthes insiste bien dans un préambule très didactique qu’il ne s’agit pas d’une analyse, mais d’un portrait du penser amoureux, d’une étude à entendre au sens artistique, presque plastique du terme, et qu’il a choisi arbitrairement de dérouler sous forme d’abécédaire, la plus neutre et aléatoire à ses yeux, la moins exposée au risque parasitaire que comporterait une forme chronologique ou autre. 

De fait, on peut entrer dans l’ouvrage, comme dans un glossaire et se livrer à une lecture elle-même fragmentaire dictée par son propre besoin. Commencer par le cœur par exemple, ou celui de la rencontre« la douceur du commencement, le temps propre de l’idylle », avant les complications qui lui succèdent, cette « longue traînée des souffrances, blessures, angoisses détresses, ressentiments, désespoirs, embarras et pièges dont je deviens la proie, vivant alors sans cesse sous la menace  d’une déchéance qui frapperait à la fois l’autre, moi-même et la rencontre prestigieuse qui nous a d’abord découverts l’un à l’autre. » 

Mieux vaut sauter d’emblée peut-être dans cet état si cruel à l’amoureux que Barthes nomme le fading, soit l’effacement de l’être aimé qui l’écharpe de son indifférence énigmatique.
« La jalousie fait moins souffrir, car l’autre y reste vivant. Dans le fading, l’autre semble perdre tout désir, il est gagné par la Nuit [Jean de la Croix]. Je suis abandonné de l’autre,  mais cet abandon se redouble de l’abandon dont il est saisi lui-même ; son image est de la sorte lavée, liquidée ; je ne puis plus me soutenir de rien, pas même du désir que l’autre porterait ailleurs : je suis dans le deuil d’un objet lui-même endeuillé (de là, comprendre à quel point nous avons besoin de désir même si ce désir ne s’adresse pas à nous). »
Au fond de ce qui est, en soi, un soliloque désordonné, instable et chaotique, il y a, dit Barthes, quelque chose de « l’hallucination verbale », de théâtral, de phénoménal. L’amoureux exécute des figures, parfois acrobatiques, burlesques, tragiques au cœur de ce qu’il nomme la « scène du langage » où s’embrassent et se repoussent Eros et Thanatos, à tout bout de champ. 

L’amoureux danse, danse puis la tête tourne, perd l'équilibre, trébuche en soi. 

Il suffit d’un retard au rendez-vous, d’une absence prolongée, sans nouvelle, sans indication de retour, sans un signe de l’être aimé. Il est soumis à l’épreuve d’abandon. Victime de L’Absent, il lui arrive même de finir par flirter avec l'idée de suicide
« L’autre est en état perpétuel de départ, de voyage ; il est, par vocation, migrateur, fuyant ; je suis, moi qui aime, par vocation inverse, sédentaire, immobile, à disposition, en attente, tassé sur place, en souffrance, comme un paquet dans un coin perdu de gare. »
C’est aux Souffrances du jeune Werther que Barthes pense ici en l’occurrence mais la présence du héros de Goethe est récurrente tout au long du discours, à l'instar du Zen et du Banquet de Platon. « Werther est pur discours du sujet amoureux », argue Barthes, le jeune homme est sa parfaite incarnation.

Les références sont d’importance ou non mais scrupuleusement notées en marge de chaque fragment. Elles façonnent la réflexion de l'auteur, alimentent l’idée de l’universalité du discours, en même temps qu’elles établissent sa spécificité. Chaque amoureux saura s’y reconnaître ou au contraire s’en distinguer, au fil de cet abécédaire voué à la passion et ses affres.

Ainsi, s'y côtoient et s’emmêlent malicieusement la pensée de Proust, Balzac, Stendhal, Gide, Nietszche, Musil, Flaubert, Novalis, Aristote et tant d'autres. En bas de page ou dans le texte, une citation vient parfois appuyer le discours. 
« L’absence [de l’être aimé] dure, il me faut la supporter. Je vais donc la manipuler : transformer la distorsion du temps en va-et-vient, produire du rythme, ouvrir la scène du langage [...] L’absence devient une pratique active, un affairement (qui m’empêche de rien faire d’autre) ; il y a création d’une fiction aux rôles multiples (doutes, reproches, désirs, mélancolies). Cette mise en scène langagière éloigne la mort de l’autre [...] Manipuler l’absence, c’est allonger ce moment, retarder aussi longtemps que possible l’instant ou l’autre pourrait basculer sèchement de l’absence dans la mort. »
Les phrases pensées rythment le petit jeu de l’amoureux, restent, sans l’autre pour lui donner la réplique, inachevées, éparses, suspendues, « elles disent l'affect, puis s'arrêtent, leur rôle est rempli », d’évidence, avant de se heurter à un nouvel écueil émotionnel. 

Le discours amoureux toujours d'une extrême solitude est, selon Barthes, une affirmation de l’amoureux en mal de son contradicteur, affirmation de son obscur désir de l'objet. Et confirmation même de son amour en tant que valeur en péril, puisque « sans cesse menacée de dépréciation ». 
« (Quoi, le désir n’est-il pas toujours le même, que l’objet soit présent ou absent ? L’objet n’est-il pas toujours absent ? – Ce n’est pas la même langueur : il y a deux mots : Pothos, pour le désir de l’être absent, et Himéros, plus brûlant pour le désir de l’être présent.) » [Grec]
L’amoureux nage en plein paradoxe, soumis à une distorsion permanente du temps et de la raison, dès lors qu’il est pris dans les filets de l’Inexprimable amour.

Fragments d'un discours amoureux, in Œuvres complètes V, Livres, textes, entretiens 1977 - 1980 (Ed. Seuil)