samedi 9 novembre 2013

Acetate Spirit, souffle léger, vapeur éphémère

Acetate Spirit # 202 © Bruno Aveillan


 Bruno Aveillan signe avec Acetate Spirit, une composition photographique de douze variations sur une vanité stupéfiante. 

Visage sans visage ou visage de tout le monde, la figure oscille dans l’espace spectaculaire, tantôt d’un au-delà de lumière idéalisé, tantôt d’un vide d’obscurité dilatée.

Œuvres de pure contemplation de la fuite du temps et des métamorphoses, ces douze icônes contemporaines invitent naturellement à la méditation sur la destinée de l’être, irrémédiablement tiré vers l’abstraction complète.

L’effacement, caractéristique du langage photographique de Bruno Aveillan, dont toute l’œuvre questionne inlassablement la mémoire et la temporalité, demeure plus que jamais significatif dans ces variations où présence et absence se confondent résolument et de manière picturale.

Acetate Spirit renouvelle avec une force extraordinaire et fascinante le thème du « memento mori ! »


Préface par Zoé Balthus, in Acetate Spirit, Photographies de Bruno Aveillan, Poèmes de Zoé Balthus (Ed. NOIR)
Parution le 18 novembre 2013 

Exposition Acetate Spirit de Bruno Aveillan 
Du 18 novembre 2013 au 18 janvier 2014
Galerie Spree
11, rue La Vieuville
75018 Paris

                                       

lundi 4 novembre 2013

Pajak: Manifeste sans fin, au gré des incertitudes

Couverture de Manifeste incertain 1 – Frédéric Pajak

Dans un avant-propos concis et résolu, Frédéric Pajak, écrivain-dessinateur franco-suisse, fait la lumière sur l’origine de son livre, Manifeste incertain 1, paru à la fin 2012, dont le titre laisse entendre qu’une prise de position artistique et politique est revendiquée dans ses pages et qu’un deuxième tome, au moins, est d'ores et déjà programmé. L’auteur a de la suite dans les idées. Ceux qui l'ont auparavant lu, le savent déjà.

Le dessin de couverture est superbe. Son trait d’encre, fin, précis, figure un groupe de gamins en culottes courtes, aux coupes de cheveux typiques des années 50, mimant des militaires devant un drapeau tricolore, une jeunesse née après la deuxième guerre mondiale dont les parents n'ont pas encore fini de parler. Sur un bandeau ceinturant l’ouvrage, un sous-titre rouge éloquent qui n'est pas pour déplaire : Avec Walter Benjamin, rêveur abîmé dans le paysage. Impossible d’y résister.  

D'emblée, il est manifeste que ce livre lui tient à cœur. Pajak en avait rêvé enfant. Au début de son adolescence, l'idée la forme du livre s'était imposée. Dans son jeune esprit, il serait un « mélange de mots et d'images ».

Il avait commencé maintes fois à le concevoir, et finissait invariablement par le détruire, insatisfait de la tournure que prenait ses créations écrites et dessinées.

Avec dépit, l’enfant découvrait que « le livre meurt chaque jour ».

A seize ans, il tenta de suivre les cours des Beaux-Arts, s'y ennuya six mois avant de mettre le feu à ses dessins et de partir travailler. Il échouait encore à créer le livre qu’il avait en tête mais n’en abandonnait pas l'idée pour autant. Au contraire, elle s’enracinait, gagnait en substance, suivait son bonhomme de chemin, presque à son insu, au fil des ans qui passaient bien vite.

Un jour, son titre surgit soudainement : manifeste incertain. Vrai qu’à l’époque, les jeunes adultes comme lui, nés dans les années 50 aspiraient à s’exprimer, avec plus ou moins de grandiloquence et force certitude. Ils étaient très politisés, tempêtaient à l'extrême pour la conquête de la liberté, pour la victoire des idées qu’ils s’en faisaient et auxquelles ils la liaient. En ce temps-là, « les idéologies sont partout, gauchistes, fascistes, et les certitudes se bousculent dans les têtes », se souvint-il, « la confusion est totale ». Aussi, « le terrorisme s’avère le meilleur remède contre l’utopie ».

Dans un journal de Suisse où il vivait à l’heure de ses vingt ans, il publia une histoire brève qu’il ne résista pas à intituler Manifeste incertain. L’occasion était trop belle. Pourtant, il semble regretter ce choix, ou du moins s’en excuser, invoquant « une tentative vague en forme d’erreur de jeunesse ».

Peu après, il s’exila à Paris, s’installa à Pigalle où il se frotta quelque temps à la misère. Les rédactions lui refusaient ses dessins exécutés à l’encre de chine et à la gouache. Il écrivait également des textes courts. Comme par le passé, il détruisait tout.

Le jeune homme constatait que « le Manifeste n’en finit pas de mourir. »

C'est à l'âge de quarante ans, qu'il publia enfin un premier livre. Un fiasco, remarque-t-il, sans autre commentaire, sans même en livrer le titre. D’évidence, l’homme était né pugnace et le restait. Quatre ans plus tard, un autre ouvrage, L’immense solitude (Ed. PUF, 1999) fut publié, cette fois avec un certain succès qui le fit connaître jusqu’en Corée, et lui permit d’enchaîner, sans interruption depuis, romans, poèmes, et autres récits écrits et dessinés bien sûr.

Il était parvenu à faire ce qu’il voulait faire, à être là où il voulait être, dans la position propice à son idée fixe. Son Manifeste pouvait revenir sur le tapis avec son lot d’incertitudes.

L’homme mûr sait que le manifeste « n’a pas de fin » désormais.

De fait, Manifeste incertain 2 vient de paraître, Sous le ciel de Paris inscrit sur un bandeau. Walter Benjamin, plus que jamais présent puisque, pour la couverture, Pajak a choisi d’exécuter un portrait de l’auteur allemand, époustouflant, le visage aux trois quarts aspiré par les ténèbres.
« J’amasse des centaines de pages de carnets, bribes de journal, souvenirs, notes de lecture. Et puis, les dessins s’empilent. Ils sont comme des images d’archives : morceaux de vieilles photos recopiées, paysages d’après nature, fantaisies. Ils vivent leur vie n’illustrent rien, ou à peine un sentiment confus. Ils vont dans la boîte à dessins où leur sort demeure incertain. Idem pour les mots, petites lueurs comme des trous dans la page noire. Pourtant, ils avancent en ordre dispersés, se collent aux dessins soudain délivrés, et forment des fragments surgis de partout, faits de paroles empruntées et jamais rendues. Isidore Ducasse écrivait : "Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste." Merveilleuse clairvoyance. Walter Benjamin n’en dit pas moins. "Les citations dans mon travail sont comme des brigands sur la route, qui surgissent tout armés et dépouillent le flâneur de sa conviction." C’est avec les yeux des autres que nous voyons le mieux. Combien de Christ et de Vierges ont été recopiés et plagiés pour mieux dire la douleur et la pitié. »
Pajak, insatiable lecteur, campe ainsi son propos dans la lignée du grand penseur. Le dessin en plus.
Manifeste incertain de Pajak est en effet une réflexion sur l’Histoire, qui s’ancre loin et profond dans l'intimité de la sienne. C’est une critique vive, politique, poétique, philosophique, artistique du monde d’aujourd’hui, fondée sur la mémoire du monde d’hier, placée dans la perspective du monde de demain. C’est une flânerie sensible, rebelle, aux accents graves presque désespérés, en armes belles, forcément intellectuelles et plastiques.

C’est une déambulation au cœur d’un panthéon personnel empli d'intelligences mélancoliques, d'esprits frondeurs, de traits tragiques, obscurs d’encre noire, de portraits souverains, de révolte pure, de regards vifs, de figures essentielles  ou anonymes jaillissant au milieu des sombres temps.

Ses dessins n’illustrent pas les textes, ils les écrasent presque de leur propre drame à chaque page qu'ils se disputent comme un bout de pain s'arrache entre compagnons d'infortune. 

Tantôt ses dessins enfoncent le clou, tantôt ils amorcent, développent ou projettent une idée à la manière photographique. Une dimension de solitude, un climat de dureté dominent avec constance, exacerbés par la noirceur du trait, les atmosphères désolées, souterraines, sans éclat, à l'exception du grand sourire de sa grand-mère, Eugénie Poulet, dessin copié d'une photographie prise au temps de sa jeunesse et qui ouvre le récit. 
« J’ai envie d’écrire comme on tient un journal, mais pas tous les jours et plutôt la nuit, quand tout meurt enfin. »
Walter Benjamin, penseur emblématique, ange tutélaire, cité dès l’avant-propos, est sans doute, -parmi tous ceux que Pajak admire, a lus et étudiés, qui le fascinent et nourrissent sa propre pensée et son œuvre tels que Nietzsche, Schopenhauer, Joyce, etc.-, l’intellectuel dont on le sent le plus proche. On reconnaît une connivence, on relève des correspondances. Il a tout lu de ce génial visionnaire, de ce passeur fondamental, tout lu sur lui y compris la remarquable biographie signée Bruno Tackels (Walter Benjamin, Une Vie dans les textes, Ed. Actes sud, 2009).

Ce dernier y fait remarquer que le mouvement surréaliste aura inspiré à Benjamin au début 1929, « l’un de ses plus grand textes » intitulé « Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne ». Ne s’en tenant pas, explique Bruno Tackels, « aux questions esthétiques de surface. Très rapidement, [Benjamin] plonge au fond de son questionnement politique, et en ressort chargé d’une impressionnante théorie de la politique ».  Et d’ajouter que pour le philosophe, « l’expérience surréaliste repose bien plutôt sur "une illumination profane".»
« Benjamin vient de prononcer l’un des mots les plus précieux qu’il lui sera donné d’écrire. C’est à la lecture de Nadja, d’André Breton, qu’il va s’abreuver pour définir cette notion d’illumination profane. »
Hannah Arendt, dans un magnifique essai consacré à Walter Benjamin paru en 1968 dans le New Yorker (Walter Benjamin 1892 – 1940, Ed. Allia, trad. Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy, 2010), expliqua que lorsque Benjamin « préparait son travail sur la tragédie allemande, il se faisait gloire d’une collection "d’environ 600 citations ordonnées de la manière la plus claire" » 
« Cette collection comme les carnets plus tardifs, n’était pas une accumulation d’extraits destinés à alléger le travail d’écriture mais représentait déjà le principal du travail, relativement auquel le texte était de nature secondaire. Le principal du travail consistait à arracher  des fragments à leur contexte et à leur imposer un nouvel ordre, et cela de telle sorte qu’ils puissent s’illuminer mutuellement et justifier pour ainsi dire librement de leur existence. »
« Il s’agissait exactement, ajoutait-elle, d’une sorte de montage surréaliste. »

Il semble que ce soit aussi cette sorte de démarche, éclectique et fragmentaire, que Pajak a adoptée pour Manifeste incertain, dont il avait eu l'idée si jeune. Et l’on devine que la lecture de Benjamin fut une révélation qui aura confortée en tout point son obstination.
« Evocation de l’Histoire effacée et de la guerre du temps, tel est, exprimé, de façon désarticulée, le propos du Manifeste […] »
Pajak évoque, au fil des chapitres, des personnages emblématiques de son enfance, sa grand-mère paternelle qui l’a élevé, son père Jacques, et puis des figures révolutionnaires de l’Histoire de l’art, de la littérature et des idées. Il consacre un chapitre à André Breton et la blonde Nadja justement dont le titre emprunte les mots de la jeune femme pour ne plus jamais les lui rendre : « ta lèvre chérie me sucera ma vie » 

On y croise brièvement Jean Cocteau et aussi Frida Kahlo qui détestait cordialement Breton qu’elle surnommait le vieux cafard en affirmant qu'il vivait dans la crasse.

En outre, Pajak évoque Samuel Beckett, et les peintres hollandais Abraham et Gerardus Van Velde. Le premier des frères, Bram est, selon lui, un « type sérieux. Il est sans défense, se trouve parfois grotesque et sait qu’il peut prêter à rire. A la lecture de Fin de partie, il avoue y avoir reconnu certains de ses propos. Beckett a trouvé en lui le modèle du "désespéré total " ».

Dans Van Velde, estime Pajak, « Beckett croit voir un frère, "le premier à admettre qu’être un artiste, c’est échouer comme nul autre n’ose échouer…" Quel extraordinaire malentendu : là où l’un fait bouffonner son monde en jubilant, l’autre ouvre sa fenêtre sur le silence et le néant pour y tracer sans sourire quelques larges traits noires, entre les irruptions de la couleur – et sans oublier de redire : "dans chaque toile, il y a une telle souffrance." »

Plus loin, Pajak ironise. « Beckett déconne, d’accord. Mais pas toujours. »

Sous un flot de hachures résolument noires, ciel et terre confondus, plat pays de Hollande, il transmet quelques lignes endeuillées sur Van Gogh qui, dit-il « a emporté avec lui sa tristesse inconsolable, son pays horizontal à perte de vue, pour gagner un champ de blé tout aussi horizontal devant lequel il s’est tiré une balle dans la poitrine. »

Walter Benjamin revient bien sûr régulièrement le long des pages, comme un sémaphore dont on ne perd jamais le feu de vue. Les voyages du penseur berlinois sont l’occasion de digressions dans le temps et l’espace et Pajak mène sa barque dans le sillage du sublime juif errant, consigne ses « ultimes moments d’insouciance » en même temps que des souvenirs personnels.

Il s’étonne de découvrir ce que Benjamin avait écrit un fois au bas d’une lettre : «  le mot est le plus grand des outrages. » La phrase l’interroge d’autant plus que Benjamin, songe-t-il, justement « vénère les mots, au point de les laisser s’abandonner à leur virevoltante démesure, à leur lumineuse obscurité ».  Et de se souvenir qu’il avait aussi écrit que « précisément, lorsque les mots vous manquent, un paradoxe se présente. »

Pajak sait qu’il met le doigt sur une question cruciale pour Benjamin, à méditer également dans le contexte de l'époque contemporaine plus que jamais troublée. Hannah Arendt l’avait bien sûr compris et expliquait très bien « que les premiers intérêts philosophiques de Benjamin se soient orientés exclusivement sur la philosophie du langage et que la nomination, par la citation, lui soit finalement devenue l’unique manière possible, adéquate, d’entretenir un rapport avec le passé sans l’aide de la tradition, cela ne va pas sans de bonnes raisons.» 
« Toute époque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre, doit se heurter  finalement au phénomène de la langue ; car dans la langue ce qui est passé à son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives de se débarrasser du passé. »

Ailleurs, Pajak dessine Benjamin figé au milieu d’une marée humaine qui s’agite et l’enserre au plus près de l'asphixie. A l’observer ainsi, étouffé par la présence envahissante de ses congénères, impuissant, pris au piège qui fixera son sort en 40 avec le suicide pour seule échappatoire à la menace en chemise noire. Le cœur se serre, et plus encore à le lire, cité en dessous : « qu’attendent ces foules engourdies sinon une catastrophe, un incendie, le Jugement dernier dans le sang et les larmes, comme un seul cri, comme un  coup de vent découvre tout à coup la doublure rouge vif du manteau ? Car le cri aigu de l’effroi, la panique, sont le revers de toute véritable fête de masse. Le léger frisson qui court sur toutes ces épaules impatientes en est le fiévreux désir. »

La pensée de Walter Benjamin est une substance vive, éternelle, dont vibre tout le Manifeste incertain de Pajak. Son errance est un extraordinaire prétexte, pour revisiter l’Histoire, d’y faire des rencontres de personnages presque oubliés comme Adrienne Monnier, d’évoquer Charles Baudelaire, Marcel Proust, André Gide que le passeur Benjamin a étudiés et traduits, Kafka qu'il a admiré, Gershom Scholem, Theodor W.  Adorno, Bertolt Brecht, Gretel Karplus, ses compatriotes et amis, de se souvenir de Léon-Paul Fargue, de rappeler la vérité sur Céline,  sur  l’année 1933 et l'ascension du nazisme ou encore sur les fascistes des années 80.

Plus tard, Benjamin aura croisé aussi le chemin de Pierre Klossowski, Roger Caillois, Georges Bataille, Michel Leiris et « surnommé leur officine "Le Collège de sociologie sacrée" ».

En 1938, Benjamin vivait à Paris un pénible isolement. Sous un dessin de cadavre ensanglanté entre deux paires de jambes bottées, Pajak affirme que le flâneur alors « ne cède pas à la pression de l’actualité, et il s’en tient à sa position de sentinelle d’une Histoire non révélée, une Histoire dont le présent est redevable du passé des vaincus. Son message, marqué par le messianisme, est intransigeant : le langage qui combat la barbarie ne doit en rien  emprunter au langage barbare, celui de la propagande – de toutes les propagandes. Sauver le monde, c’est sauver le langage. »

Manifeste incertain certes, mais Pajak qui n'a pas dit son dernier mot, juge qu’il n’est sans doute pas vain de remettre les choses en certaine place et certaine perspective, à l’heure où les nationalismes de tous bords reprennent tant de vigueur, où les factions de mort persistent et signent pour remonter à l’assaut, battant de plus en plus bruyamment le rappel.

Aussi, il est bon en particulier de lire que « ceux qui parlent du droit du sang, du droit du sol, de la suprématie de telle ou telle civilisation, de la suppression du terme de "race" au profit d’un quelconque euphémisme, devraient lire [Augustin Thierry, philologue et historien du XIXe siècle] : 
"tous tant que nous sommes, Français de nom et de cœur, enfants d’une même patrie, nous ne descendons pas des mêmes aïeux. Dès les temps les plus reculés, plusieurs populations de races différentes habitaient le territoire des Gaules..." Nous sommes donc, entre autres, des Gaulois, des Celtes, des Romains, des Vandales, des Huns, des Germains, des Normands, des Hongrois, des Arabes. »
Manifeste incertain 12, Frédéric Pajak (Ed. Noir sur Blanc)

Frédéric Pajak invité d'Alain Veinstein dans l'émission du Jour au lendemain : www.franceculture.fr/personne-frédéric-pajak.html

lundi 30 septembre 2013

Le Maître de thé

Sen no Rikyu par Ogawa Kyuho

 U
n narrateur anonyme, qui peut bien être Inoué Yasushi en personne, se trouve en possession d'un manuscrit original, anonyme lui aussi et sans titre. Il annonce l'avoir retranscrit en langue moderne, présumant qu'il s'agissait du « Journal d'un expert en cérémonie du thé qui vécut au début du XVIIe siècle », et plus exactement celui d'un homme de thé. Nous ne savons rien de la façon dont le manuscrit est parvenu entre ses mains.


Peut-être même a-t-il été rédigé par le moine nommé Honkakubô, avance-t-il. D'emblée, le narrateur explique qu’il a d'ailleurs pris le parti d'intituler le manuscrit, par lui remanié, Les Cahiers posthumes du moine Honkakubô, et qu’il s‘agit de l’ouvrage que nous nous apprêtons à lire. Soit une entrée en matière subtile annonçant un récit intime de l’Histoire avec un grand H, un témoignage sensationnel issu d'un des cercles les plus énigmatiques qui soit. 


Le Maître de Thé est l’avant-dernier roman d'Inoué Yasushi, publié en 1981 au Japon, et traduit en français en 1991, année de sa mort à l’âge de 83 ans. En 1989, le réalisateur Kumai Kei en avait signé une adaptation au cinéma, plutôt réussie, sous le titre français La Mort d'un Maître de Thé (Sen no Rikyû).


Journaliste, entré en littérature relativement tard, à l'âge de quarante ans, mais de façon définitive et exclusive, Inoué Yasushi a presque toujours eu recours au même procédé pour amorcer son propos, qu'il s'agisse de ses récits autobiographiques, ses romans historiques, ou de ses  romans et nouvelles : un manuscrit découvert fortuitement, un courrier inattendu, un article de presse, une visite surprise. 


Dans la préface au recueil de nouvelles Le Fusil de chasse et autres récits (Ed. Stock, La Cosmopolite), intitulée L'espace vide face au temps, l'écrivain et traducteur René de Ceccaty relève, à juste titre, que ce procédé imprime toute l'oeuvre de l'auteur japonais d'une «réflexion sur le temps, un temps extraordinairement volatil, qui avait pour conséquence de détacher brutalement le narrateur de son environnement et de lui donner accès à un monde intérieur, régi par l'introspection et la littérature ».


Aussi, après l'avertissement lancé au lecteur, le narrateur du Maître de Thé laisse-t-il rapidement place au récit autobiographique dudit Honkakubô, un moine entré très jeune et par hasard au service d'un grand maître de thé, pour ne pas dire le plus grand de son époque, Maître Rikyû. 


Sen no Rikyû (1522–1591), qui a réellement existé donc, avait métamorphosé le rituel essentiel, et en tout point codifié, que constitue au Japon la cérémonie de thé. Il l’avait dépouillée de tout le faste clinquant qu’on lui consacrait à la cour.


Rikyû avait créé l'école wabicha, celle du thé simple et sain. Il lui conféra une manière calquée sur les préceptes des moines Zen, s’attachant à célébrer le caractère sacré des plus infimes gestes de la préparation du thé, comme de chacun des ustensiles qu’il fabriquait lui-même et du décor de la salle de thé réduit à sa plus humble expression. En outre, l'attention la plus aiguë était requise à chaque seconde du cérémonial.


Le maître de thé avait été instruit en particulier par le « Maître du Zen Kôkeï qui l'autorisa en le qualifiant de "chercheur du Zen jusqu'à satiété" », avait d'ailleurs noté Maître Ikkyu Sôjun, moine et poète, dans son célèbre ouvrage La Saveur du Zen (Ed. Albin Michel).


Rikyû avait débarrassé la cérémonie du thé (cha-no-yu) de tout luxe et de tout superflu afin d’éveiller les hôtes à la beauté pure de l’instant, celui du partage et de la méditation conjointe, bercée par le chant de l'eau et la chaleur du brasero, sans que rien d’autre ne menace de les en distraire.


Selon Honkakubô, le moine Tôyôbô, un des disciples du maître, disait de son style qu’il était « incomparable : libre, ample, sans la moindre trace d’avarice. Rien qu’à le regarder faire, on se sentait tranquille : un style fluide, sans aucune précipitation. On voudrait parler de génie, mais il est sûrement le résultat de beaucoup d’efforts… Le style de Monsieur Rikyû ressemblait à un combat sans arme et sans stratégie ; en un mot : le combat d’un homme à nu ». Ce qui, pour un profane, ne s’entend pas aisément.


Ainsi, en qualité d’assistant du maître dans la cérémonie de thé, le moine Honkakubô avait acquis une connaissance unique de la Voie du Thé que Rikyû avait voulue, soit un savoir authentique et précieux, au point qu'il aurait pu lui-même prétendre au titre de disciple et devenir un jour, à son tour, un grand maître de thé. 


Mais le moine, qui vouait une admiration inébranlable à Rikyû, n'aspirait à rien d'autre qu'à servir celui-ci et à bénéficier de son enseignement sans que l’ambition de lui succéder ne le concerne jamais. Son humilité était sans borne, son détachement du monde matériel, total. L’ascèse le caractérisait. 

« Malgré mon peu d'importance, lisait-on dans ses notes, j'ai eu l'honneur d'être le seul invité d'une cérémonie, la dernière année de Maître Rikyû : Je m'en souviendrai toute ma vie ! Quand j'y repense, encore aujourd'hui, j'éprouve cette même concentration du corps et de l'esprit. » 

Cette cérémonie exceptionnelle avait eu lieu en 1590, six mois avant le suicide du maître de thé, suicide qui lui avait été ordonné mystérieusement par le Taïkô, le puissant gouverneur de la province, proche de l'empereur de surcroît. Le maître de thé oeuvrait au service de cet homme redoutable depuis de nombreuses années, l’avait suivi dans ses campagnes militaires, donnait une cérémonie de thé pour tous les samouraïs avant leur départ pour le champ de bataille. A l’annonce de l’ordre du Taïko, les rumeurs les plus extravagantes et calomnies les plus odieuses s’étaient répandues.


« Si ces hypothèses se transmettent de bouche à oreille, il existe aussi une correspondance secrète entre les gens de thé et les samouraïs qui les relatent avec sérieux », avait annoncé monsieur Kôsetsuaï au moine Honkakubô, outré que de tels inepties, évidemment sans fondement à ses yeux, entachent la mémoire du maître. Le moine s'en inquiétait.


Et puis, tout aussi mystérieusement que soudainement, le Taïko était revenu sur son ordre. Maître Rikyû avait finalement été gracié. Pourtant l’homme de thé, déjà exilé, s’en était tenu à l'ordre premier qu’il mit à exécution. Faisant fi de sa grâce, il s'ouvrait bientôt le ventre suivant les règles du rituel traditionnel du samouraï dit du seppuku ou hara-kiri.


Inoué avait, par le passé, déjà consacré au célèbre maître de thé une nouvelle intitulée La mort de Rikyû. Manifestement, ce suicide intriguait notre auteur. Dans cet étrange et bref récit, il avait imaginé que le grand homme de thé avait eu le pressentiment de son sort bien des années auparavant dès sa première rencontre avec le Taïko, et puis le jour même de sa fin « une idée précise lui traversa l'esprit : "aujourd'hui, il va m'arriver quelque chose." Il sentit son coeur se serrer, non de tristesse ni d'angoisse : un mystérieux sentiment d'accomplissement l'envahissait tout entier».


Dans son roman, les circonstances de ce suicide obsédaient pareillement le moine narrateur Honkakubô qui, après la mort de Rikyû, s'était retiré hors les murs de la cité et vivait plus que jamais une existence d'ascète qu'il consacrait essentiellement à la méditation et à la vénération de la mémoire du défunt. 

« J'ai dit tout à l'heure que je m'étais éloigné du monde du thé parce qu'il est trop marqué par mon maître Rikyû, mais cela ne signifie pas que je me sois éloigné de Maître Rikyû ; en fait, j'ai même l'impression de mieux le servir depuis que je vis isolé ; j'entends sa voix plusieurs fois par jour et je lui parle aussi... »

Il continuait de s'interroger sur le sens du suicide de Rikyû. En effet, le moine était convaincu que cette ultime décision, irréversible, avait une signification capitale, qu’elle devait s’inscrire dans l’esprit de la Voie du thé même. Il s’était produit quelque chose que Rikyû avait saisi et avait voulu transmettre de façon impérieuse et radicale. 

« Je  reste persuadé que mon Maître avait prévu le destin qui l’attendait, même si les apparences semblaient n’avoir aucun rapport avec ce destin. Comment était-il arrivé à se mettre dans une telle situation ? Cette question dépasse l’entendement du petit moine Honkakubô du temple Mii-Dera que je suis… »  

Des phrases prononcées par le maître continuaient de retentir dans son esprit. Il se souvenait lui avoir demandé quel était le secret du thé et avoir un obtenu pour réponse quatre mots qu’il n’avait pas compris : « wabisuki-jôjû, chanoyu-kanyô ». Le moine Tôyôbô, « connu comme un amateur éclairé » et proche de Rikyû, avait bien voulu lui expliquer ce que son  maître entendait par cette expression :

« Wabisuki-jôjû […] cela signifie qu’il faut toujours garder en son cœur l’esprit du thé, simple et sain, même en dormant ; chanoyu-kanyô, c’est la pratique de la cérémonie du thé, qui est aussi très importante. C’est en tout cas ainsi que je l’interprète… J’arrive à respecter « la pratique », mais pour ce qui est «  toujours garder en son cœur l’esprit du thé », c’est difficile ! C’est même pratiquement impossible, si j’ose dire. Seul Monsieur Rikyû y est parvenu : il y pensait toujours, constamment jusqu’au dernier moment. »

Son maître avait affirmé un jour aussi « qu’au bout de la voie du thé, on arrive dans un univers tari, engourdi par le froid. » Honkakubô méditait sans cesse ce propos et songeait aussi beaucoup à une autre phrase d’une mystérieuse portée, saisie par hasard alors que Rikyû recevait deux hommes dans sa salle de thé, et qui le tourmentait, certain qu’elle constituait pour une part, la clé de l’énigme :

« Rien ne disparaît si l’on accroche une calligraphie portant le mot néant alors que si le mot est mort, tout s’annihile : le néant n’anéantit rien, c’est la mort qui abolit tout. » 

« La voix avait le ton impétueux du défi » , avait remarqué Honkakubô.


Et de fait, il n’était pas le seul à y réfléchir. Au fil des pages de ses cahiers, noircies dans un style simple et sain, qui courent sur les trois décennies qui suivirent la mort de Rikyû, l'humble moine relate maints souvenirs du maître, qu'il savait parsemés d'indices, et de multiples rencontres avec les disciples et successeurs de Rikyû, qui tous se rendirent régulièrement auprès de lui dans l'espoir de percer le secret du maître de thé. 


Ces retrouvailles l’emplissaient la plupart du temps de nostalgie, avait-il confié un jour dans ses notes. Mais elles lui fournissaient aussi une multitude de renseignements sur les derniers instants de son maître et dont il rêvait littéralement de comprendre le sens, y songeant jour et nuit. Dans son sommeil même, il interrogeait le disparu qui lui apparaissait constamment mais ne lui offrait que silence.


Il consignait dans ses cahiers le détail de ces rencontres et les éléments revêtant quelque importance pour sa quête de la vérité sur le sort de Rikyû. Car, si les conversations étaient toutes vouées à l’évocation du maître et de son enseignement, elles finissaient invariablement sur le grand point d’interrogation que constituait aux yeux de tous son suicide. Chacun y allant de sa propre théorie, fondée sur des événements particuliers dont ils avaient été témoins ou qui leur avaient été rapportés.


Comme cette fois où Monsieur Tôyôbô s’était exclamé : « Ah le thé de Monsieur Rikyû était extraordinaire ! Il avait quelque chose que les autres Maîtres de thé ne possèdent pas… », avant de poursuivre sur une voie pour le moins étonnante : 

« C’était un homme incomparable : il risquait sa vie avec le thé… aucun autre Maître ne peut lui être comparé ! Et il était si impétueux ! Trop impétueux… C’est pourquoi il n’a pas pu finir sa vie paisiblement. On parle beaucoup de la raison pour laquelle Rikyû a reçu l’ordre de se donner la mort, mais en fin de compte, est-ce qu’on ne pourrait pas dire que c’est lui-même qui l’a attiré ? »

Monsieur Kôsetsuaï était, un jour, allé remettre à Honkakubô le manuscrit d’un disciple du maître, Sôji Yamanoue, que ce dernier avait écrit peu avant de recevoir lui-même l’ordre de s’éventrer. Celui-ci avait disparu, nul n'était sûr de son sort. Kôsetsuaï espérait que Honkakubô saurait y déceler quelque indice décisif et avait déclaré : 

« On a l’impression qu’il a voulu laisser une trace écrite, comme s’il avait pressenti que son destin pouvait changer d’un jour à l’autre… »

Honkakubô était tout ouïe, mais se gardait bien de livrer son intime conviction, se retranchant derrière son humble statut d’assistant. Aucun des disciples n’était dupe. Ils revenaient à tour de rôle auprès de lui tenter de glaner des éléments nouveaux et en portaient d’autres à sa connaissance. 


De révélations en révélations, d’une circonvolution toute asiatique, qu’il analysait au fil des ans et des pages comme autant de pièces d’un puzzle, l’intrigue se nouait pour mieux se dénouer, dans la paix et la ferveur de son cœur et sa pensée, forts de l'expérience intime de la Voie du Thé que lui avait enseignée le maître et dont il était devenu, en vérité et à son insu, l'unique dépositaire.


Le Maître de Thé, Inoué Yasushi, traduit par Tadahiro Oku et Anna Guerineau, 2003, Ed. Stock, Collection La Cosmopolite.   

Inoué: L'énigme de la Voie du thé


Sen no Rikyu par Ogawa Kyuho
Un narrateur anonyme, qui peut bien être Inoué Yasushi en personne, se trouve en possession d'un manuscrit original, anonyme lui aussi et sans titre. Il annonce l'avoir retranscrit en langue moderne, présumant qu'il s'agissait du « Journal d'un expert en cérémonie du thé qui vécut au début du XVIIe siècle », et plus exactement celui d'un homme de thé. Nous ne savons rien de la façon dont le manuscrit est parvenu entre ses mains.

Peut-être même a-t-il été rédigé par le moine nommé Honkakubô, avance-t-il. D'emblée, le narrateur explique qu’il a d'ailleurs pris le parti d'intituler le manuscrit, par lui remanié, Les Cahiers posthumes du moine Honkakubô, et qu’il s‘agit de l’ouvrage que nous nous apprêtons à lire. Soit une entrée en matière subtile annonçant un récit intime de l’Histoire avec un grand H, un témoignage sensationnel issu d'un des cercles les plus énigmatiques qui soit. 

Le Maître de Thé est l’avant-dernier roman d'Inoué Yasushi, publié en 1981 au Japon, et traduit en français en 1991, année de sa mort à l’âge de 83 ans. En 1989, le réalisateur Kumai Kei en avait signé une adaptation au cinéma, plutôt réussie, sous le titre français La Mort d'un Maître de Thé (Sen no Rikyû).
Journaliste, entré en littérature relativement tard, à l'âge de quarante ans, mais de façon définitive et exclusive, Inoué Yasushi a presque toujours eu recours au même procédé pour amorcer son propos, qu'il s'agisse de ses récits autobiographiques, ses romans historiques, ou de ses  romans et nouvelles : un manuscrit découvert fortuitement, un courrier inattendu, un article de presse, une visite surprise. 
Dans la préface au recueil de nouvelles Le Fusil de chasse et autres récits (Ed. Stock, La Cosmopolite), intitulée L'espace vide face au temps, l'écrivain et traducteur René de Ceccaty relève, à juste titre, que ce procédé imprime toute l'oeuvre de l'auteur japonais d'une «réflexion sur le temps, un temps extraordinairement volatil, qui avait pour conséquence de détacher brutalement le narrateur de son environnement et de lui donner accès à un monde intérieur, régi par l'introspection et la littérature ».
Rikyû avait créé l'école wabicha, celle du thé simple et sain. Il lui conféra une manière calquée sur les préceptes des moines Zen, s’attachant à célébrer le caractère sacré des plus infimes gestes de la préparation du thé, comme de chacun des ustensiles qu’il fabriquait lui-même et du décor de la salle de thé réduit à sa plus humble expression. En outre, l'attention la plus aiguë était requise à chaque seconde du cérémonial.
Le maître de thé avait été instruit en particulier par le « Maître du Zen Kôkeï qui l'autorisa en le qualifiant de "chercheur du Zen jusqu'à satiété" », avait d'ailleurs noté Maître Ikkyu Sôjun, moine et poète, dans son célèbre ouvrage La Saveur du Zen (Ed. Albin Michel).
Selon Honkakubô, le moine Tôyôbô, un des disciples du maître, disait de son style qu’il était « incomparable : libre, ample, sans la moindre trace d’avarice. Rien qu’à le regarder faire, on se sentait tranquille : un style fluide, sans aucune précipitation. On voudrait parler de génie, mais il est sûrement le résultat de beaucoup d’efforts… Le style de Monsieur Rikyû ressemblait à un combat sans arme et sans stratégie ; en un mot : le combat d’un homme à nu ». Ce qui, pour un profane, ne s’entend pas aisément.



Aussi, après l'avertissement lancé au lecteur, le narrateur du Maître de Thé laisse-t-il rapidement place au récit autobiographique dudit Honkakubô, un moine entré très jeune et par hasard au service d'un grand maître de thé, pour ne pas dire le plus grand de son époque, Maître Rikyû. 

Sen no Rikyû (1522–1591), qui a réellement existé donc, avait métamorphosé le rituel essentiel, et en tout point codifié, que constitue au Japon la cérémonie de thé. Il l’avait dépouillée de tout le faste clinquant qu’on lui consacrait à la cour.



Rikyû avait débarrassé la cérémonie du thé (cha-no-yu) de tout luxe et de tout superflu afin d’éveiller les hôtes à la beauté pure de l’instant, celui du partage et de la méditation conjointe, bercée par le chant de l'eau et la chaleur du brasero, sans que rien d’autre ne menace de les en distraire.


Ainsi, en qualité d’assistant du maître dans la cérémonie de thé, le moine Honkakubô avait acquis une connaissance unique de la Voie du Thé que Rikyû avait voulue, soit un savoir authentique et précieux, au point qu'il aurait pu lui-même prétendre au titre de disciple et devenir un jour, à son tour, un grand maître de thé. 

Mais le moine, qui vouait une admiration inébranlable à Rikyû, n'aspirait à rien d'autre qu'à servir celui-ci et à bénéficier de son enseignement sans que l’ambition de lui succéder ne le concerne jamais. Son humilité était sans borne, son détachement du monde matériel, total. L’ascèse le caractérisait. 
« Malgré mon peu d'importance, lisait-on dans ses notes, j'ai eu l'honneur d'être le seul invité d'une cérémonie, la dernière année de Maître Rikyû : Je m'en souviendrai toute ma vie ! Quand j'y repense, encore aujourd'hui, j'éprouve cette même concentration du corps et de l'esprit. » 
Cette cérémonie exceptionnelle avait eu lieu en 1590, six mois avant le suicide du maître de thé, suicide qui lui avait été ordonné mystérieusement par le Taïkô, le puissant gouverneur de la province, proche de l'empereur de surcroît. Le maître de thé oeuvrait au service de cet homme redoutable depuis de nombreuses années, l’avait suivi dans ses campagnes militaires, donnait une cérémonie de thé pour tous les samouraïs avant leur départ pour le champ de bataille. A l’annonce de l’ordre du Taïko, les rumeurs les plus extravagantes et calomnies les plus odieuses s’étaient répandues.

« Si ces hypothèses se transmettent de bouche à oreille, il existe aussi une correspondance secrète entre les gens de thé et les samouraïs qui les relatent avec sérieux », avait annoncé monsieur Kôsetsuaï au moine Honkakubô, outré que de tels inepties, évidemment sans fondement à ses yeux, entachent la mémoire du maître. Le moine s'en inquiétait.

Et puis, tout aussi mystérieusement que soudainement, le Taïko était revenu sur son ordre. Maître Rikyû avait finalement été gracié. Pourtant l’homme de thé, déjà exilé, s’en était tenu à l'ordre premier qu’il mit à exécution. Faisant fi de sa grâce, il s'ouvrait bientôt le ventre suivant les règles du rituel traditionnel du samouraï dit du seppuku ou hara-kiri.


Inoué avait, par le passé, déjà consacré au célèbre maître de thé une nouvelle intitulée La mort de Rikyû. Manifestement, ce suicide intriguait notre auteur. Dans cet étrange et bref récit, il avait imaginé que le grand homme de thé avait eu le pressentiment de son sort bien des années auparavant dès sa première rencontre avec le Taïko, et puis le jour même de sa fin « une idée précise lui traversa l'esprit : "aujourd'hui, il va m'arriver quelque chose." Il sentit son coeur se serrer, non de tristesse ni d'angoisse : un mystérieux sentiment d'accomplissement l'envahissait tout entier».

Dans son roman, les circonstances de ce suicide obsédaient pareillement le moine narrateur Honkakubô qui, après la mort de Rikyû, s'était retiré hors les murs de la cité et vivait plus que jamais une existence d'ascète qu'il consacrait essentiellement à la méditation et à la vénération de la mémoire du défunt. 
« J'ai dit tout à l'heure que je m'étais éloigné du monde du thé parce qu'il est trop marqué par mon maître Rikyû, mais cela ne signifie pas que je me sois éloigné de Maître Rikyû ; en fait, j'ai même l'impression de mieux le servir depuis que je vis isolé ; j'entends sa voix plusieurs fois par jour et je lui parle aussi... »
Il continuait de s'interroger sur le sens du suicide de Rikyû. En effet, le moine était convaincu que cette ultime décision, irréversible, avait une signification capitale, qu’elle devait s’inscrire dans l’esprit de la Voie du thé même. Il s’était produit quelque chose que Rikyû avait saisi et avait voulu transmettre de façon impérieuse et radicale. 
« Je  reste persuadé que mon Maître avait prévu le destin qui l’attendait, même si les apparences semblaient n’avoir aucun rapport avec ce destin. Comment était-il arrivé à se mettre dans une telle situation ? Cette question dépasse l’entendement du petit moine Honkakubô du temple Mii-Dera que je suis… »  
Des phrases prononcées par le maître continuaient de retentir dans son esprit. Il se souvenait lui avoir demandé quel était le secret du thé et avoir un obtenu pour réponse quatre mots qu’il n’avait pas compris : « wabisuki-jôjû, chanoyu-kanyô ». Le moine Tôyôbô, « connu comme un amateur éclairé » et proche de Rikyû, avait bien voulu lui expliquer ce que son  maître entendait par cette expression :
« Wabisuki-jôjû […] cela signifie qu’il faut toujours garder en son cœur l’esprit du thé, simple et sain, même en dormant ; chanoyu-kanyô, c’est la pratique de la cérémonie du thé, qui est aussi très importante. C’est en tout cas ainsi que je l’interprète… J’arrive à respecter « la pratique », mais pour ce qui est «  toujours garder en son cœur l’esprit du thé », c’est difficile ! C’est même pratiquement impossible, si j’ose dire. Seul Monsieur Rikyû y est parvenu : il y pensait toujours, constamment jusqu’au dernier moment. »
Son maître avait affirmé un jour aussi « qu’au bout de la voie du thé, on arrive dans un univers tari, engourdi par le froid. » Honkakubô méditait sans cesse ce propos et songeait aussi beaucoup à une autre phrase d’une mystérieuse portée, saisie par hasard alors que Rikyû recevait deux hommes dans sa salle de thé, et qui le tourmentait, certain qu’elle constituait pour une part, la clé de l’énigme :
« Rien ne disparaît si l’on accroche une calligraphie portant le mot néant alors que si le mot est mort, tout s’annihile : le néant n’anéantit rien, c’est la mort qui abolit tout. » 
« La voix avait le ton impétueux du défi » , avait remarqué Honkakubô.

Et de fait, il n’était pas le seul à y réfléchir. Au fil des pages de ses cahiers, noircies dans un style simple et sain, qui courent sur les trois décennies qui suivirent la mort de Rikyû, l'humble moine relate maints souvenirs du maître, qu'il savait parsemés d'indices, et de multiples rencontres avec les disciples et successeurs de Rikyû, qui tous se rendirent régulièrement auprès de lui dans l'espoir de percer le secret du maître de thé. 

Ces retrouvailles l’emplissaient la plupart du temps de nostalgie, avait-il confié un jour dans ses notes. Mais elles lui fournissaient aussi une multitude de renseignements sur les derniers instants de son maître et dont il rêvait littéralement de comprendre le sens, y songeant jour et nuit. Dans son sommeil même, il interrogeait le disparu qui lui apparaissait constamment mais ne lui offrait que silence.

Il consignait dans ses cahiers le détail de ces rencontres et les éléments revêtant quelque importance pour sa quête de la vérité sur le sort de Rikyû. Car, si les conversations étaient toutes vouées à l’évocation du maître et de son enseignement, elles finissaient invariablement sur le grand point d’interrogation que constituait aux yeux de tous son suicide. Chacun y allant de sa propre théorie, fondée sur des événements particuliers dont ils avaient été témoins ou qui leur avaient été rapportés.

Comme cette fois où Monsieur Tôyôbô s’était exclamé : « Ah le thé de Monsieur Rikyû était extraordinaire ! Il avait quelque chose que les autres Maîtres de thé ne possèdent pas… », avant de poursuivre sur une voie pour le moins étonnante : 
« C’était un homme incomparable : il risquait sa vie avec le thé… aucun autre Maître ne peut lui être comparé ! Et il était si impétueux ! Trop impétueux… C’est pourquoi il n’a pas pu finir sa vie paisiblement. On parle beaucoup de la raison pour laquelle Rikyû a reçu l’ordre de se donner la mort, mais en fin de compte, est-ce qu’on ne pourrait pas dire que c’est lui-même qui l’a attiré ? »
Monsieur Kôsetsuaï était, un jour, allé remettre à Honkakubô le manuscrit d’un disciple du maître, Sôji Yamanoue, que ce dernier avait écrit peu avant de recevoir lui-même l’ordre de s’éventrer. Celui-ci avait disparu, nul n'était sûr de son sort. Kôsetsuaï espérait que Honkakubô saurait y déceler quelque indice décisif et avait déclaré : 
« On a l’impression qu’il a voulu laisser une trace écrite, comme s’il avait pressenti que son destin pouvait changer d’un jour à l’autre… »
Honkakubô était tout ouïe, mais se gardait bien de livrer son intime conviction, se retranchant derrière son humble statut d’assistant. Aucun des disciples n’était dupe. Ils revenaient à tour de rôle auprès de lui tenter de glaner des éléments nouveaux et en portaient d’autres à sa connaissance. 

De révélations en révélations, d’une circonvolution toute asiatique, qu’il analysait au fil des ans et des pages comme autant de pièces d’un puzzle, l’intrigue se nouait pour mieux se dénouer, dans la paix et la ferveur de son cœur et sa pensée, forts de l'expérience intime de la Voie du Thé que lui avait enseignée le maître et dont il était devenu, en vérité et à son insu, l'unique dépositaire.

Le Maître de Thé, Inoué Yasushi, traduit par Tadahiro Oku et Anna Guerineau (Ed. Stock, La Cosmopolite)