jeudi 21 février 2013

La mort règne à Guatemala City

Miquel Dewever-Plana
All rights reserved © Miquel Dewever-Plana 

Il y a deux semaines, Isabelle Fougère, reporter indépendante et Miquel Dewever-Plana, photographe (agence Vu), ont reçu le prestigieux prix international World Press Photo 2013 récompensant, dans la catégorie multimédia, leur film documentaire Alma, une enfant de la violence. Ce document en effet remarquable, tourné à Guatemala City, est le fruit de nombreuses années de travail sur les maras, ces gangs ultra-violents d’Amérique centrale. 

Ce nom-là évoque, tristement pour nous en France, l’assassinat du photographe et réalisateur Christian Poveda au Salvador où il s’était installé depuis 2003. Le 2 septembre 2009, la peau trouée de quatre balles, il était inscrit à son tour sur la liste infernale, interminable des victimes de la folie meurtrière des maras. 

Une vie ne vaut pas grand-chose, dans ces pays d'Amérique centrale où, après des années de guerilla, les armes n’ont jamais été remisées. Elles ont seulement changé de mains, tombées entre de plus meurtrières encore, celles de jeunes qui n’ont fréquenté d’autre école que celle de la peur, de la misère, de la haine et de la mort. 

Alma est de ceux-là, membre d’un gang de Guatemala City, une marera, aujourd’hui repentie qui brise la loi du silence face à la caméra de Miquel Dewever-Plana et Isabelle Fougère, sachant qu’elle signe une nouvelle fois sa condamnation à mort. On ne quitte jamais le gang. Elle avait pris une balle, tirée dans le dos, après avoir jeté son tablier sanglant à la face de ses compagnons de crimes, il y a quelques années. Sauvée in extremis, elle y a perdu l’usage de ses jambes. Elle vit depuis, clouée dans un fauteuil roulant, dans un autre bidonville de Guatemala City, cité léthale où fossoyeurs et pompes funèbres ne connaissent pas la récession. Elle vit dans une ville où l’on compte en moyenne 18 assassinats à la fin de chaque jour, où 98% de ces crimes restent impunis.

Alma est encore miraculeusement vivante, malgré la ténacité et la mémoire de ses ennemis nombreux, les proches de ses victimes et, bien sûr, les mareros trahis. Cela fait du monde. Elle tente une nouvelle vie, qu’elle sait donc en sursis, mais dans la rédemption désormais.

Alma (c) Miquel Dewever Plana
All rights reserved © Miquel Dewever-Plana 

Sa décision de parler à visage découvert a été mûrement réfléchie, mesurée pendant un an et demi. Il ne s’agit pas de la dédouaner, insiste bien Isabelle Fougère. Alma a bien tué, volé, participé à toutes sortes de crimes et d’agressions, commis au nom du gang. 

« J’ai été très marquée par un jour décisif dans le destin d’Alma, le jour où sa mère lui a annoncé qu’elle ne pourrait pas lui payer d’études, c’est ce jour-là qu’elle a pris le chemin de la rue, du crime et de la mort, se souvient Isabelle Fougère. A quoi ça tient l’existence d’un être humain ? Qui peut croire qu’un monde qui n’offre pas d’éducation à ses enfants a de beaux jours devant lui ? Sans justice et sans éducation, la violence et la mort s’installent pour de bon. La preuve par Alma. Et pas seulement au Guatemala…»

Aux yeux de la journaliste, l’histoire d’Alma est bel et bien emblématique. D’une portée universelle, elle symbolise la tragédie de la survie dans un monde infesté, la survie d’une jeune fille dans un milieu dominé par des assassins, d’un être élevé sur une terre où règne sans partage la maudite voix des armes et de la terreur. 

Le témoignage de la jeune femme a éclairé de ses funestes feux une société irrémédiablement perdue, révélé une réalité si enténébrée que l’on peut sans ciller évoquer l’enfer et c’est encore un euphémisme. La voix de l’ex-marera a constitué une telle matière à penser qu’elle aura aussi inspiré à Isabelle Fougère un récit littéraire intitulé, Alma, naturellement. Publié aux éditions Le Bec en l’Air, il appartient à un genre peu répandu chez nous - et que les Anglo-Saxons appellent le non-fiction - dans lequel s’était illustré avec brio Truman Capote dans son magistral In Cold Blood. De sang froid. C'est de cela dont il s'est agi pour Alma, d'apprendre à tuer de sang-froid.

Isabelle Fougère a ainsi donné naissance à un texte d’une beauté tragique, la version transcendée de son reportage par le style et une technique polyphonique. 

« Ce fut une expérience extraordinaire et passionnante de parvenir à investir à partir d’une même histoire des modes de narration aussi différents que le film, l’interview, la photographie, et le roman, explique-t-elle. Alma, c'est de la non-fiction, genre peu connu en France. Le fait de partir d’une histoire réelle tout en y restant très ancré, pour aboutir à un récit qui n’est plus tout à fait de la réalité, mais quelque chose de sublimé, quelque chose de plus fort encore, qui marquera sans doute plus longtemps que le réel parce que l’histoire est désormais toutes les autres histoires.»

C’est de la littérature, mais ce n’est pas de la fiction. Elle a emprunté les codes que seule la fiction ose, pour les mettre au service de cette histoire vraie qu’elle a eu envie de raconter en allant plus loin. Elle a voulu extraire, dit-elle, la force de « ses tenants et aboutissants universels ». C’est une histoire qui parle à et de chacun d’entre nous, des choix de vie, de la violence, de la mort, de la famille, des relations de genre, d’amour, d’amitié, de haine, de loyauté, de trahison, de morale, de foi. 

Miquel - ALma
All rights reserved © Miquel Dewever-Plana 

« Quand tu es journaliste, en principe, la littérature pour toi, c’est interdit, ne serait-ce que l’emploi du je est généralement banni du reportage, à quelques exceptions près, toute possibilité créatrice est barrée, tu n’as pas le droit de t’octroyer les outils de la littérature, elle sourit et reprend, je pense à Norman Mailer, je trouve magnifique son récit sur la conquête de la lune, Bivouac sur la lune, et j’aime à rappeler que c’est de la non-fiction, c’est un reportage transcendé par un style splendide, le sien, mais c’est un reportage. » 
Avec Alma, c’est cela, nous le savons, nous ne sommes pas dans la fiction, le personnage existe, son histoire est réelle, a eu lieu et se poursuit d’ailleurs encore. Seulement tout cela est conté librement de la façon dont la journaliste en a elle-même été marquée. C’est le retentissement intime que les mots et au-delà des mots d’Alma, la réalité et l’entourage d’Alma, ont produit sur Isabelle Fougère, qu’elle ne pouvait pas livrer dans la presse au nom d’un je bien réel et éprouvé par ce qu’elle a entendu, perçu et qui constitue une autre et sacrée matière.

Toutes les voix, qu’Alma a fait surgir en elle, ont tissé ce récit qu’elle aurait pu taire. Elle a entendu les morts d’Alma, ses victimes, son père et la mort même jamais repue. Elle a rencontré dans ce témoignage, un monde parallèle, universel, qu’elle laisse s’exprimer dans son livre. 

« Le reportage documentaire est marqué dans l’espace, marqué dans le temps, dans l’existence d’Alma, relève-t-elle. Dans le livre, la situation géographique est mentionnée une fois, trois mots d’espagnol, cela peut bien être n’importe où ailleurs, cela n’a plus d’importance, on ne cherche pas le réel, c’est l’histoire de la violence au sein d’une communauté. Point. »
« D’abord les oiseaux. Ensuite les accolades. Seule fille au milieu des garçons. Ma joie dans ma force. Ils m’ont dit oui, je ferai tout pour ce oui. Le gang, "jusqu’à ce que la mort nous sépare", comme dans les telenovelas. C’est un mariage : je suis la fiancée qui s’engage.D’abord les oiseaux. Puis les accolades. Et ce moment que j’attends depuis des semaines : la mission qui fera de moi une marera. Plus jamais seule, plus jamais faible, plus jamais victime. La force qui bouillonne en moi va trouver un chemin. Je serai la plus forte, la plus belle, je ferai peur et je n’aurai plus peur.»

Les premiers pas d'Alma vers le crime, premiers paragraphes de la non-fiction. Elle avait quinze ans. 

S'ensuivra sa première mission, le baptême du feu, l’épreuve, le passage pour prétendre au titre dont l’évocation fait trembler Guatemala City. Il a fallu « une écriture physique, brutale, loin de l’analyse, dit l'auteur, Il y a des personnages inventés, des fantômes, la Mort. Il y a des personnages réels que j’ai rencontrés, comme la mère d’Alma, de jeunes ex-mareros.»

« Je m’énerve un peu à entendre les vieux pontes du journalisme qui aiment à se lamenter dans les cocktails : "Oh, il n’y a plus de plume dans ce métier, où sont les Albert Londres, les Joseph Kessel ". Mais c’était des romanciers que je sache.» Elle rit en hochant la tête. « J’ai publié une fois six pages, une fois neuf pages dans des magazines sur Alma, nous avons réalisé le film documentaire diffusé sur Arte, le webdoc sur le net. Aujourd’hui, avec le livre, je prends la liberté du roman de non fiction, je revendique cette liberté.»

Le procédé serait-il mal perçu dans le milieu littéraire qui voit souvent d’un mauvais oeil que la presse ose s’aventurer sur ses plates-bandes ? 

« Je ne sais pas. J’ai de très beaux retours de lecteurs, le film a eu un succès unanime, la presse l’a encensé, souligne-t-elle, en revanche elle a beaucoup plus de mal avec le livre. C’est un peu plus compliqué à appréhender, il semble, par les critiques. C'est une oeuvre hybride qui désarçonne. »

Et ce n’est pas fini. La journaliste vient d’être sollicitée pour transposer le récit Alma au théâtre, une pièce sera peut-être mise en scène à Avignon dès cet été. Elle a même reçu une demande pour en faire un opéra classique à Barcelone ! Isabelle Fougère et Miquel Dewever-Plana réfléchissent à tout ça. 

« La liberté que je me suis octroyée en écrivant Alma, m’a permis d’explorer des champs d’écriture et de trouver ma petite musique, que j’avais déjà un peu approchée avec mon travail sur les clandestins Odyssée Moderne (Ed. Images en manoeuvres) mais à l’époque sans oser mener l’aventure jusqu’au bout, confie-t-elle, j’ai grandi depuis, et j’ai moi-même été confrontée à la violence.»

Il est des expériences qui abattent à jamais toutes les cloisons entre lesquelles il est si facile de se laisser enfermer, les amateurs de cages sont si nombreux.

Miquel Dewever-Plana -Prison
All rights reserved © Miquel Dewever-Plana
C’était une suite logique, après avoir réalisé le documentaire, écrit ses reportages sur Alma, exploré tout le réel pour le récit journalistique, analysé l’histoire par tous les bouts, observé sous tous les angles, toutes ses coutures, l’avoir tournée dans tous les sens, histoire morale, histoire héroïque, histoire de femme, celle de l’enfant, de la mère, du père, des fils, des frères etc.. 

« Je me suis fait l’effet d’un tamis, avec la découverte finalement d’une substance peut-être bien plus intéressante, plus riche encore, qui emporte bien plus loin et qui restait au fond de moi.»

Pour autant, la réalité ne s’oublie pas. Quand la mort parle, il s'agit quand même de la réalité, la triste réalité, mais la réalité. La mort est narratrice, elle conte la réalité. Dans la réalité, la mort existe, et d’ailleurs on la sent quand elle approche, quand elle vient rôder, elle murmure parfois, elle s’exprime. Elle hurle souvent. C’est effroyable la réalité.

Parmi les nombreuses facettes de cette histoire, il y a aussi le versant somptueux, en images, qu'est L’autre guerre de Miquel Dewever-Plana, fruit de cinq années de travail, six mois sur douze en immersion au Guatemala. Le photographe, maintes fois plébiscité, à juste titre, en France, comme à Visa pour l’image en 2011, ainsi qu'à l’étranger, nourrit quelques projets d'exposition pour les tous prochains mois.

« Il a recueilli des témoignages extraordinaires, c’est une somme journalistique, qui fera date, prédit Isabelle Fougère. J’ai un immense respect pour ce travail phénoménal. La voix de tous ces personnages qu’il nous ramène, c’est exceptionnel ! »

Ces deux livres ramènent chacun à sa façon à une même réalité, les deux fonctionnent et se complètent, « l’un ne marche pas sur l’autre, l’un n’empêche pas l’autre, l’un ne trahit pas l’autre », se réjouit Isabelle Fougère. Les auteurs en sortent littéralement épuisés, plus que jamais engagés et bien en vie mais d'évidence soucieux du destin d'Alma, là-bas, placé sous le règne de la mort à Guatemala City...


Alma, Isabelle Fougère et Miquel Dewever-Plana (Ed. Le Bec en l’air)
L’autre guerre, Miquel Dewever-Plana (Ed. Le Bec en l’air)
Alma, une enfant de la violence, réalisé par Isabelle Fougère et Miquel Dewever-Plana, à découvrir ou à revoir sur http://alma.arte.tv/fr 

mardi 1 janvier 2013

Da Cunha: le regard réfléchi

Amaury da Cunha
All rights reserved©Amaury da Cunha

Amaury da Cunha a été qualifié d’« étoile montante de la photographie française » pendant le Mois de la Photo en novembre dernier alors que l’Espace Lhomond accueillait Après tout, sa première exposition solo à Paris. « C’est mieux qu’étoile filante », avait commenté le photographe, au lendemain de ce bel augure médiatique. L’artiste ne manque pas d’esprit ni de lettres d’ailleurs, d'autant que son travail « oscille entre l’image et l’écriture ».

Son goût de la poésie et son intérêt pour la psychanalyse marquent sa photographie et sa prose où se reconnaît un monde autre, le sien, le monde tel qu’il vit, rêve, se métamorphose et meurt en lui, qu’il transmet sur un ton flirtant volontiers avec l'absurde poétique beckettien, à faire rire et pleurer à la fois. 

Pourvu que « quelqu’un puisse entendre ce qu’il dit tout bas dans une photographie »*. Il s’évoque parfois à la troisième personne, marque une distance avec lui-même, juste parce qu’il la juge nécessaire, sans complaisance, et même avec dérision. Ses images, qu’il arrache à l’instant ou qu’il met en scène, semblent des détails échappés de visions, de rêveries et de cauchemars. « Je sauve les rêves en plein jour en les photographiant »* L’écriture est leur autre sauvegarde.

Diplômé de l’Ecole nationale supérieure de photographie d’Arles - « marquée par l’affirmation du statut de l’auteur et sa subjectivité », comme le notait le commissaire de l’exposition, Rémi Coignet - Amaury da Cunha, avec Saccades (Ed. Yellow Now) publié en 2009, recueil de photographies et de textes fragmentaires, confirmait un regard intimiste en même temps qu’une voix intérieure complice. 

Saccades résonnait de l’innocence enchantée de l’enfance dont il reste nostalgique. « L’étonnement face au monde », selon les mots de Rémi Coignet.

Amaury Neige
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« Quand il photographie, il ne perçoit aucune étendue, juste des fragments, des bouts de choses. Quant aux phrases, c’est exactement la même chose. »* C’est lui qui le dit et c’est vrai. Mais cet aspect fragmentaire n’explique pas la surprise que chaque image, chaque phrase produit immanquablement. La raison du saisissement n’est pas formelle, elle est plus grave, elle est plus belle. Elle est fondamentale. C’est la confession d’une blessure, d’un dilemme, d’un manque, d’un désir ou d’un dégoût qui éclate au cœur de chaque fragment, l’aveu des tourments du regard, de l’émotion, de la pensée. 

L’expulsion des énigmes insolubles qui hantent l'esprit et qui y reviennent sans doute sous d’autres déguisements. Ses vues de l'esprit, fragments de visibilité instantanée, où toujours se traque un angle d'invisibilité cruciale. Sa vision est intime, souvent autobiographique, autofictionnelle parfois, toujours de portée universelle.


Amaury_1
All rights reserved©Amaury da Cunha

Après tout est une œuvre de désenchantement, de mélancolie, tissée d'illusions perdues. « La tonalité d'Après tout s'assombrit et l'étonnement laisse place à la sidération », remarquait aussi Rémi Coignet. 

Le regard de l’artiste se détourne des jeux d'enfant, de la témérité engagée sur les toboggans d'autrefois, sait qu'il faut se pencher sur l'abîme et les méandres du temps désormais pressé. Et il s’attarde avec la gravité subtile qui le caractérise sur les traces que les présences ont laissées derrière elles, les preuves de passage des êtres et du temps, l’érosion des choses et des existences. Punctum. Le cou tout gravé de rides, les chevelures blanches accouplées, le manteau abandonné sous la neige, la pâle figure comble la trouée dans la verdure, la vache morte ensablée. La mer de marbre funeste, telle une pierre tombale, engloutit. La perte des repères, la confusion de l'abscisse et de l'ordonnée.

Il signale la disparition, accuse l’absence. L’atmosphère a pris l’épaisseur de la matière existentielle. Le désir chancelle, l’amour se détourne, la gravité tue, la tragédie aveugle.

« Encore des photos, les yeux empêchés. »* Encore des mots, la mort à la ligne.

Ses yeux pansés. - Œdipe !, s’empresse d'expliquer le photographe. La vrai-fausse piste freudienne à ne pas suivre les yeux fermés, il n'est pas exclu qu'il sème des leurres. La blessure du regard soignée pour voir encore ou le refus résolu de continuer à observer dehors. Le regardeur tout tourné vers l'intérieur pour une fois. Lacan entendrait mieux les yeux pensés, la perspective piège vue du divan, la nécessité du regard réfléchi.  

Rue Quicampoix -ADC
All rights reserved©Amaury da Cunha

 *in Après Tout, un beau livre également d'Amaury da Cunha, photographie et texte, français et anglais (Ed. Le Caillou Bleu), publié à l’occasion de l’exposition parisienne à l’Espace Lhomond pendant le Mois de la Photo 2012.

mercredi 28 novembre 2012

Antonin, un mystérieux destin

All rights reserved © Olivier Coulange
                                                
 Olivier Coulange, photographe, à l'agence Vu depuis 1992, n'a pas le goût de la superficialité, déteste ce qu'il nomme le spectaculaire théâtrale et les images induites, tellement faciles et répandus en photographie, regrette-t-il. 

Olivier Coulange se qualifie volontiers d'iconoclaste au sens étymologique du terme, celui qui brise les images, rompt les tabous. Et pour ce faire et bien faire, sa sensibilité et sa réflexion s'ancrent en profondeur, dans le temps, il engage et fond sa présence, de toute son honnêteté, dans l'espace.

Quand son regard se porte sur un sujet, il l'embrasse tout entier, le saisit sous tous les angles, ne veut rien rater de son évolution pour approcher sa vérité, se fixe sur lui longtemps, pour toujours. Il ne s'en détache plus. Loin du clinquant des images racoleuses et bruyantes de la pornographie mercantile, ses yeux veulent témoigner de ce qui se cache et se tait, ce qui se terre et dérange, des multitudes silencieuses, des « maillons les plus faibles de nos sociétés ». Les sans domicile fixe, les soins palliatifs, la stérilisation forcée au Pérou, les autistes, ces réalités qui ne font pas rêver et encore moins vendre, rebutent, angoissent, renvoient au monde dans toute son horreur, à la misère, l'ignorance, la violence, la souffrance, la maladie, la mort certes et qu'on a tôt fait de reléguer à l'ombre, leur soi-disant domaine. Mais pas seulement, c'est aussi là que se jouent les plus beaux et poignants moments d'humanité, que se révèlent l'amour, le don de soi, la générosité, la compassion. Olivier Coulange les éclaire, ils ont droit à la lumière. 

L'autisme est un mystérieux destin humain mais si l'on n'en parle pas, aucune chance d'en savoir plus, d'apporter des solutions, de l'aide et de l'espoir. C'est une démission.

Le photographe observe depuis plus de 20 ans de nombreux enfants autistes au sein de leurs familles, des établissements qui les accueillent, des associations et groupes qui les soutiennent et les soulagent. L'autisme, aux yeux d'Olivier Coulange, Antonin, qu'il photographie depuis 1994, en est le symbole. Un travail d'exception, magnifique, universel, accompli avec patience, avec le temps, et qui mérite la plus fine attention. Il parle à tous et de tout le monde. Il fait ces jours-ci l'objet d'une exposition à Singapour, intitulé Antonin, a life with autism. A cette occasion, nous nous sommes longuement entretenus de ses images, visibles là-bas pour la première fois. Morceaux choisis, précieux et rares ici :

« J'ai le souci constant de ne pas faire d'Antonin un "freak". Tout le temps quand je fais mes photos, tout le temps quand je fais mes éditing, je marche sur ce fil-là, le risque d'images fortes, belles mais qui ramèneraient Antonin du côté du "freak". Je sais trop comment les regards fonctionnent, ça va au plus simple. Quand il était petit, il faisait des colères épouvantables, j'étais sidéré, j'étais incapable de faire des photos de ces moments-là de façon digne, c'est-à-dire, montrer la colère d'Antonin mais sans tomber dans le spectaculaire théâtrale. »

« Antonin ne m'a pas regardé pendant sept ans et puis un beau jour il m'a regardé. J'avais dû rentrer dans son monde. Non, c'est inexact. Antonin ne m'a pas rendu mon regard pendant sept ans. C'est-à-dire que je savais qu'il me regardait quand je ne le regardais pas. Et un beau jour, il m'a regardé au moment où moi, je le regardais. Mais cela n'a pas duré longtemps. Maintenant il me regarde, des fois il me regarde du genre "qu'est-ce tu fous-là ?" (rires). Il soutient mon regard. Son rapport à l'appareil ? C'est génial un appareil photo, une caméra. Ca ne juge pas. C'est le mec derrière qui fait le choix après. C'est comme avec un ordinateur, quand on met un enfant devant un jeu vidéo et qu'il perd. La machine lui dit "c'est raté. Essaie encore." Elle ne l'engueule pas, ne lui dit pas "t'es nul."... L'absence de jugement du regard. »

« Parfois on peut voir l’être qu’Antonin aurait pu être, on croit voir la maladie s’effacer et apparaître le jeune adulte qu’il aurait pu être si…. J’aime beaucoup ces instants-là, quand il a un sourire, les traits détendus. Ce n’est pas souvent qu'on peut le voir avec des traits détendus Antonin. On ne sait pas si c’est lié à ce qu’il voit, à ce qu’il vit, ou à ce qu’il avale pour contrer l’autisme, d’ailleurs je ne sais pas s'il s'agit d'une camisole chimique, toutes ces molécules chimiques qu’il avale, ses béquilles censée lui permettre d'avancer dans la vie. »

«  J’aime beaucoup cette image prise à la volée, je me retourne et je le vois se marrer parce que j’avais dit quelque chose, il a un sourire, j’avais dû le chambrer, le taquiner sur un truc qu’il avait dû faire, parce que ça fait quand même une heure et demie qu’on se ballade là. Je me retourne je déclenche l’appareil à la volée, et en sort trois clichés, un seul cadré correctement. Quand je le regarde plus tard sur l’ordinateur, je suis frappé de voir l’adolescent,  je vois un jeune adulte, je ne vois pas Antonin, autiste. C’est comme si le masque de l’autisme était tombé et révélait en dessous le visage d’Antonin, l’homme sans l’autisme, très fugitivement. »

«  Je ne peux pas dire qu’il y a des similitudes entre Antonin et moi, non il n’y en a pas, en tout cas, je ne peux pas le formuler comme ça. Moi, je ne suis pas autiste, je ne suis pas malade. Mais je sais pourquoi je fais ces photos, il y a des thématiques : l’abandon, l’incommunicabilité, le silence imposé, l’impossibilité de communiquer correctement avec les autres, c’est une difficulté qui existe en moi, j’ai vraiment du mal à parler à l'autre. Ce n’est pas simple pour moi. C’est cela sans doute qui nous relie Antonin et moi, la difficulté d’être avec l’autre.  Et puis, il a ses bons et mauvais jours comme tout le monde. »

«  Une année, Antonin a eu sept carries dentaires déclarées d’un coup qui tapaient le nerf - mais il prend tellement de médicaments- c’est tellement bizarre le fonctionnement d’un corps autiste, il avait mal mais il avait mal à la manière d’Antonin, personne n’en savait rien, il ne pouvait pas le dire, ne savait pas le dire, ne le montrait pas ou on ne comprenait pas, et on ne sait pas ce qu’il ressent, encore moins comment. Ses parents ont mis au moins quatre ou cinq mois à s’apercevoir qu’il semblait éprouver une douleur dans la bouche. Il avait sept carries au bord de l’abcès, imagine, ce serait une souffrance pour nous intenable. Alors qu’est-ce qu’il ressent Antonin ? 

Que ressent-il par rapport aux autres, en amitié, par rapport à ses parents ? On ne sait pas ce qu’il éprouve, comment il l’éprouve, je sais qu’il y a de l’affection, de l’amour enfin ce que l’on traduit comme ça nous. Quand il sourit, qu’il prend sa mère dans ses mains, je fais une interprétation d’un geste de tendresse. Son père le sollicite tout le temps, vient le chatouiller, l’embrasser et encore maintenant et depuis tout petit, vient le ramener. C’est comme si tu arrivais au bout d’une corde qui se déroule et sans cesse tu le rattrapes pour le ramener à nous. J’ai souvent cette sensation de le ramener de notre côté de l’humanité quand je suis avec lui. Antonin tu le ramènes sans cesse par des bisous, par des engueulades, tu es sans cesse en train de le ramener vers nous. »

« Tu ne sais jamais rien avec Antonin. Tous les autistes ne sont pas aussi clos sur eux-mêmes, il y a des autistes qui parlent, des autistes de génie qui ont des facultés particulières dans un domaine donné. Mais Antonin, tu peux envoyer autant de sondes que tu veux, tu ne sauras jamais ce qu’il y a à l’intérieur, jamais rien de cet orage électrique qui traverse son cerveau. Mais en tout cas, ce n'est pas ce que d'aucun stupidement voit comme une "forteresse vide", une coquille vide. Non, c'est une coquille compliquée, un être humain complexe, mais certainement pas une coquille vide. »

«  Le spectaculaire théâtrale ? C’est par exemple le filet de bave qui lui coule souvent de la bouche, que j’élimine autant que possible parce que c'est un raccourci simpliste. La bave n’est pas liée à la maladie mais aux effets secondaires des médicaments, il est bourré de médocs. Je ne peux pas photographier Antonin en train de manger non plus, sa manière est approximative, il se remplit, il ne savoure pas, il avale, engloutit. »

«  Parfois pour faire monter Antonin en voiture cela peut prendre trois quart d’heure, il s’arc-boute, ou se laisse tomber comme un poids mort, et tu ne sais pas pourquoi. Il exprime un refus, toujours inexpliqué. Quand il était petit cela était gérable. Aujourd’hui, il a 26 ans, c’est une tout autre histoire, c’est un homme, s’il se laisser tomber, s’il ne veut pas monter en voiture, cela devient impossible. »

«  Depuis que je le photographie, j’ai le sentiment que pour Antonin la vie est un jour sans fin.  Petit quand il n’arrivait pas à dormir, ses parents le baladaient des heures en voiture pour l’apaiser.  Les colères d’Antonin ne s'expliquent pas, si ce n’est par l’épuisement de nuits sans dormir. Il est irascible, il tient sur les nerfs. Son quotidien ? L’errance d'Antonin quand il est fatigué, à tourner des heures autour d’une table jusqu‘à ce que quelqu’un parvienne à briser le mouvement et l’endorme. Antonin, immobile au milieu de nulle part, ou bien assis à une table, ou devant la télé, très près de l'écran. C’est ça la vie d’Antonin. »

« Gérard Lefort a écrit au mois de mars dernier un très beau texte* dans Libération qu'une de mes photos d'Antonin lui avait inspiré. J'ai demandé à son père ce qu'il en pensait, j'ai adoré sa réponse : "Il est beau mon fils! "»

Propos d'Olivier Coulange recueillis par Zoé Balthus à l'occasion de

lundi 12 novembre 2012

Polyphonic Underground

Bolshoi Underground © Bruno Aveillan

Bruno Aveillan a séduit le théâtre du Bolchoï, en plein renouveau. Le 15 mars 2010, à deux jours de la création de La Chauve-Souris, de Johann Strauss, mise en scène par le jeune Vasily Barkhatov, la présence du photographe et réalisateur français est une surprise pour tout un peuple en coulisses. Autorisé à saisir une dimension intime et rare de ce théâtre mythique, l’artiste rapporte de son aventure de l’autre côté du rideau un document photographique d’exception qu’il nomme Bolshoi Underground.

Alors qu’il entame sa visite, à pas feutrés, une immensité l’attend en fabuleux présent. Au-delà de ce monde, un nouveau monde surgit.

D’emblée, le photographe se fond parmi les existences hantées par la répétition générale qui évoluent en nombre, plus ou moins anonymes, derrière les décors de Zinovi Margolin. L’intrusion passe inaperçue, disons plutôt qu’elle est niée comme telle par une sorte d’accord tacite ou conclu d’un simple échange de regards.

Artiste parmi les siens, en déambulation onirique sur les flux de lumière, il avance avec la discrétion délicate d’un félin, s’éprend de toutes les atmosphères qu’il traverse sur le chemin de sa découverte, où la magie de l’âme russe s’éploie de toutes parts.

Une belle jeunesse de figurants se prépare, certains ont déjà enfilé leurs costumes de scène signés Igor Chapurin. Tout le personnel du Bolchoï répète ses rôles respectifs. La générale fait battre les coeurs plus fort, trembler les mains, résonner les silences et les musiques qui s’accordent. Chaque oeil croisé révèle une âme vouée à l’oeuvre qui se crée.

C’est une photographie d’errance mélancolique, qui épouse les mouvements des airs, se délecte de toute source lumineuse, du moindre souffle inspiré, d’un infime frisson de doute perçus au hasard des couloirs.

Des substances diaphanes versent des mélodies intérieures, des couleurs vivantes!glissent le long des êtres et des objets, se pénètrent les unes les autres. Chaque rayon convie un germe de rêve.

Ce que le photographe a voulu voir, ce qu’il a vu, ce qu’il a saisi puis montré et dissimulé, à sa façon, pour des raisons subjectives, par excellence uniques, souvent énigmatiques pour soi-même et certaines mystérieuses à jamais, impose des oscillations entre réel et surnaturel, entre dedans et dehors, entre avant et après. Comme dans la poésie de Marina Tsvetaeva, il s’agit peut-être de « défendre dans le temps ce qu’il a d’éternel, ou bien immortaliser ce qu’il a de temporel, quelle que soit la façon de tourner : au temps – c’est-à-dire au siècle d’ici-bas – s’oppose le siècle de l’autre monde ».

Et de se demander si certains fantômes ne se faufileraient pas à son insu dans les replis invisibles de ses photographies, s’ils n’y commémoreraient pas, à leur manière subtile, Le Triomphe des Muses, les heures de gloire de Cendrillon, les créations éternelles de Tchaïkovski et de Rachmaninov.

Ses images envoûtent parce qu’il est le premier envoûté par ce qu’il observe et qui s’offre en retour. Il appelle à des finesses d’expérience privée, à des échappées imaginaires.

Il se laisse ensorceler par les personnages animés de passion et d’angoisse, dans l’ombre et la lumière de l’illustre institution. À la manière dont Francis Bacon l’entendait pour sa peinture, le photographe oeuvre dans l’espoir que les hasards et les accidents interviendront en sa faveur. De fait, ils agissent.

Sa photographie est, en ce sens, une expérience de désir à la fois charnel et spirituel. Le médium est puissant et, fort d’objectifs sensibles, s’imprègne de « cette solitude illimitée, telle que l’éprouvait Rainer Maria Rilke, qui fait de chaque jour une vie, cette communion avec l’univers, l’espace en un mot, l’espace invisible que l’homme peut pourtant habiter et qui l’entoure d’innombrables présences ».

Le photographe est sensible à l’intimité de chaque artiste et plus encore à celle de l’être en soi déguisé, sous le costume de scène. Le vif d’une multitude de solitudes au début de l’effervescence l’enivre à la russe de ces R enroulés dans les mots incompris. Derrière chaque porte entrebâillée, au détour d’un couloir, dans les galeries, les coursives et les travées, une nouvelle lumière, un autre visage prennent possession de leur rôle à l’écart, se profilent parfois dans la pénombre, ou devant un miroir. 

Sur scène, du jeu, du fard et des paillettes. Au-delà, du travail, du trac et des prières. Et mille contes, mille films se bousculent dans l’étroitesse de chaque image, à la mesure pléthorique de chaque être esseulé.

Un geste seul, celui d’une main tatouée par le temps qu’un homme élégant et soigné abandonne au velouté d’amande, évoque l’attention et l’échange confiant, la parole dénouée. Et lorsque son visage apparaît, plus austère et âgé qu’attendu, tout auréolé de cheveux blancs et d’expérience altière, c’est encore autre chose qui s’exprime. De son regard émane une profondeur tragique où sont gravés des pans entiers de son histoire personnelle au coeur du Bolchoï. Des succès pleins et des échecs cuisants qu’il pourrait sans doute conter des jours entiers. Comédien de la grande maison, jusqu’à la moelle. Son rôle est mince à bord du navire, mais il l’honore comme sa première peau.

En quête du dynamisme poétique des éthers qui transcendent l’espace, Bruno Aveillan fait flèche de tout bois. D’épingles à cheveux rehaussées d’une perle, précieux accessoires conservés comme un trésor dans sa cassette, il dérobe d’infimes parcelles de féminité ; au gré des portes ouvertes, il collecte les secrets d’art, de coeur et de beauté.

Son regard s’attarde sur une profusion de bottines à lacets usées et de chaussons de satin rose qui, encore abandonnés ce soir dans leur caisse, ne glisseront pas sur scène aux pieds menus des sylphides. Ils demeureront entassés là, non sans grâce. Des souliers d’homme subiront le même sort dans un carton non loin. Pas pour toujours, c’est certain. Bien sûr, le cintre, épaules essentielles à la transition du vêtement, accroche les prunelles brunes qui lui taillent aussitôt sa part belle.


Bolshoi Underground © Bruno Aveillan

Des aires de pause, de réflexion protégée, d’introspection obligée, zones d’intimité artificielles, s’érigent dans la pâleur des néons ronds au plafond. Tête-à-tête avec le texte ou la partition, duo de cantatrices rouges, et autant de rencontres magiques avec l’art vivant.


À chaque instant, l’apparition d’un trouble, l’intensité d’un recueillement. Curiosité d’un silence apparent quand tout bruisse de pensées, de chants, de danse et de musique, de ce qui parle profondément et sourd dans la lumière qu’il ne faut pas froisser.


Une jolie tête fardée qui n’a plus le droit de pleurer cherche pour l’heure à blottir son tourment nerveux teinté d’une gracieuse lassitude, contre la douceur familière du sofa gris. L’épuisement n’est pas encore à la dissimulation. « Une lente humilité pénètre dans la chambre qui habite en moi dans la paume du repos » doit murmurer Tristan Tzara. Sous sa blondeur ébouriffée, le prodige du Bolchoï, Barkhatov, l’admet volontiers en toute simplicité sous le regard bienveillant qui l’interroge dans un laps de complicité candide.

Le photographe, comme le poète – selon les mots de Gaston Bachelard –, est ici « sans cesse contemporain d’une osmose entre l’espace intime et l’espace indéterminé ».

Doux saisissement à la vue d’une femme assise face à soi-même dissimulée dans le tain, au fond de l’ailleurs intérieur instauré sous le visage de chair. Son destin se dessine dans l’exercice douloureux de la perfection, cette nécessité de blessure infligée à soi-même afin de chanter sur les cimes.

Au milieu d’une salle de maquillage, une nuée de sylphes se glisse dans la peau de petits mousses peroxydés. D’indicibles émotions en chavirent une, perdue dans sa bulle qui ressemble à « la cellule de moi-même [qui] emplit d’étonnement la muraille peinte à la chaux de mon secret », née dans l’esprit de Pierre-Jean Jouve.

Nostalgique tangage d’un cirque sur les eaux dévoilé au passage. Et vogue le navire. Il fallait un clin d’oeil à Fellini.

« Personnage es-tu là ? » Une poupée russe se surprend en apnée au bout de ses songes, impossibles à percer en vérité dans la dureté de la cire qui l’enserre. Une autre belle, isolée au secret d’un vestiaire, impose la perfection d’un profil amoureux d’où s’échappe peut-être un message mental à l’amant : « Viendras-tu admirer ma beauté irréelle, éprouver ton désir à ma présence en pleins feux ?  » Non, seul compte le double qui joue en soi, on ne badine pas ou si peu avec le  monde extérieur lorsqu’on est si près de brûler la scène.

Le photographe poursuit avec ravissement l’exploration des lieux où soudain émerge l’icône inattendue d’une délicate  adone orthodoxe, le corps ceint d’auréoles, les yeux levés au ciel, en pure prière versée dans la lumière que l’on jurerait divine. L’atmosphère se sacralise ainsi parfois, en une fugace poussée verticale, une ascension imaginaire peinte comme celle de la Jeune Orpheline au cimetière d’Eugène Delacroix.

L’oeil du photographe s’abreuve d’une phénoménologie d’âme, dévoile la fragilisation de l’instant, prône l’abstraction,  galvanise l’imaginaire, comble la réalité.

Plus loin, sous une fausse moustache, une folle envie de rire qui devra, en revanche, éclater sans tarder, se laisse pour l’instant deviner par l’oeil amusé du photographe. 

Le regard slave, en pétillement contrôlé, continue pourtant de lutter pour imposer le sérieux de son habit qui doit faire impression au bal du prince Orlofsky.

Ailleurs, une ballerine travaille son grand art à la barre, diffuse le labeur poétique d’une certaine sprezzatura, ce don du détachement suprême, tel le déploiement d’ailes d’un ange ou d’un cygne. Un vol en soi.

Plus profond encore au coeur de l’organisme fourmillant, la plongée se trouble dans le désenchantement caché et l’ébranlement du temps. La chef machino, au fond des quartiers rudes du bateau, dans l’intimité de son labyrinthe de couloirs déserts ou d’un monte-charge aux murs gris, se tient debout loin de tous les feux qui autrefois scintillaient sur sa peau heureuse. L’histoire du lieu inscrite sur ses traits de quatre-vingt-dix ans creusée en rides. Ces rigoles de sueur et de larmes, inscrites par chaque effort, chaque pensée, chaque regard, chaque épreuve qui fondent et justifient toute une vie voulue sous ce toit-là, jusqu’au bout du souffle.

Reconnaissance ad vitam pour la part de lumière reçue à l’heure enchanteresse de sa jeunesse d’étoile, dont elle tire une intarissable fierté, à jamais éclatante. La vieille dame veille sur le temple, en secret, avec respect et dignité.

À l’heure d’un sommeil crève-coeur, déconcertant, retentissent de terribles lignes de Thomas de Quincey auquel il semblait « chaque nuit – non pas métaphoriquement mais à la lettre –, descendre dans des gouffres et des abîmes sans lumière au-delà de toute profondeur connue, sans espérance de pouvoir jamais remonter  ».

De fait, au réveil, il comprenait qu’il n’était pas revenu. Il était condamné à l’absolue noirceur. Le seul dans cette sorte d’enfer.

À quelques encablures, n’échappent pas non plus au photographe les sombres silhouettes d’impossibles mécanismes, de rouages et de chaînes aux belles patines métalliques, où des rayons dardent aussi en beauté, comme autant de résonances personnelles – en provenance d’un antique labyrinthe au beau trio d’argile – perçues en parallèle.

De retour, en contraste, à la matière du faste entre les colonnes des salons clinquants, où dorures, bijoux, fourrures, taffetas, soies et velours aveuglent en éclats de couleurs, la sage dame en rouge et l’exubérante dame en vert demeurent noyées dans le flou de l’instant. Il les aura voulues ainsi, seulement.



Déjà, les premiers rôles approchent. Une diva, vêtue d’un fourreau noir à la Gilda, femme fatale en conversation animée, flanquée d’une collaboratrice zélée, miroite au milieu d’un couloir. Quel genre de comédie russe peut bien se jouer là ?



À l’horizon, un mouvement bleu marin, digne de Vingt mille lieues sous les mers, enveloppe soudain la matière blanche et la forme voluptueuse que compose Dinara Alieva pour donner vie à Rosalinde. Les tonalités bleues aux reflets psychédéliques se propagent partout, recouvrent toutes les surfaces, au moment de son apparition sur le pont, comme la mer scintille pour l’emporter.



Le commandant du bateau ivre, Nikolai Kazansky, alias Frank, épié alors qu’il finit de parfaire la tenue de son uniforme, se tient lui aussi prêt à prendre le large. Il n’a pas l’air bien commode sous sa casquette. Sévérité d’officier oblige. Le personnage a pris corps, bel et bien, pour la croisière. Un de ses subalternes en ombre chinoise, cadet à l’âme vague, dompte son souffle dans un coin calme du navire Strauss, avant de se jeter tout entier de l’autre côté du réel, de se livrer aux creux et aux pleins du grand jeu. Un sang d’exaltation bat assurément les tempes.


Et tandis qu’un violoncelle attend son heure, sa crosse en clé de sol cajolant une illusion d’optique, d’autres cordes vibrent déjà sous la direction du chef Christoph-Mathias Mueller, infiltrent les étages de leurs ondes joyeuses, donnent le signal aux amarres qui se larguent et aux filins bien huilés qui se déroulent.

En levant les yeux, une mystérieuse songeuse costumée se découvre, prisonnière de quelque mission obscure peut-être, assise sur les marches métalliques toutes proches des rampes de lumière. Dans l’attente de certain événement décisif pour l’action, elle convoque à son insu l’image d’un film noir ainsi qu’une voix venue du froid qui résonne dans la polyphonie des solitudes.

– Mais qui pour me voir ? Je suis caché en moi.

Préface de Zoé Balthus à Bolshoi Undergound, Bruno Aveillan


Textes de Stéphan Lévy-Kuentz et Zoé Balthus (Ed. Au-delà du raisonnable, Coll. Les Littératures visuelles)


Bolshoi Underground © Bruno Aveillan


Bruno Aveillan has conquered the heart of the Bolshoi, a theatre currently reinventing itself. Two days before the opening of Johann Strauss’ Die Fledermaus, on 17 March 2010, directed by the young Vasily Barkhatov, the presence of the French photographer and director comes as a surprise to everyone backstage. Authorized to capture a rare and intimate dimension of this legendary theatre, the artist returns from his adventure on the other side of the curtain with an outstanding photographic document that he  names Bolshoi Underground.

As Aveillan begins his visit, stepping cautiously, immensity awaits him in guise of a wonderful gift. Beyond this world, a new world emerges.

Right from the start, the photographer blends in with the lives of those preoccupied by the dress rehearsal, as both their number and anonymity fluctuate behind Zinovi Margolin’s sets. The intrusion goes unnoticed, or ne might say it is not regarded as such by means of a tacit agreement, concluded through a mere exchange of glances.

An artist among artists, wandering dreamily upon shafts of light, he advances with a feline discretion, and becomes enamoured with each atmosphere he encounters on a road of discovery where the magic of the Russian soul unfolds everywhere.

A flurry of young walk-ons prepare themselves, some have already donned the costumes designed by Igor Chapurin. All the members of the Bolshoi rehearse their respective roles. The dress rehearsal makes hearts beat stronger, hands tremble, and silences resound in harmony with the music. Each shared glance reveals a soul dedicated to the work in creation.

It is a photography of melancholic roving that merges with the movement of air, feeds on any source of light, the slightest intake of breath, of a minute shudder of doubt, caught at random in the corridors. From diaphanous substances are poured internal melodies, bright colours slide along people and objects,  penetrating each other. Each ray holds a dream in germination.

What the photographer wanted to see, what he saw, what he captured, then showed and concealed, for subjective reasons, par excellence unique, often enigmatic for one’s self and some forever mysterious, impose oscillations between the real and the supernatural, between inside and out, between before and after. As in the poetry of Marina Tsvetaeva, this could be “defending that which is eternal in time, or immortalising that which is temporal, whatever way it is portrayed… In time, that is to say, in the century down here – stands opposed the century of the other world”.

One wonders if certain ghosts aren’t sneaking into the invisible folds of his photographs without his knowledge, if they aren’t commemorating, in their own subtle way, The Triumph of the Muses, the glory hours of Cinderella, the timeless creations of Tchaikovsky and Rachmaninoff.

Aveillan’s images captivate because he himself is the first to succumb to what he sees and what is offered in return. He calls on the finesse of his own experience, upon imaginary excursions.

He allows himself, in the shadows and light of the illustrious institution, to be spellbound by the passion and anguish fuelled characters. In the way that Francis Bacon meant for his painting, the photographer works in the hope that coincidences and accidents will intervene in his favour. In fact, they do.

Aveillan’s photography is, in this sense, an experience of desire, both carnal and spiritual. The medium is powerful and, being full of sensitive objectives, is impregnated with “this unlimited solitude” as Rainer Maria Rilke experienced it, “When he made a life out of each day, that communion with the universe, space in a single word, the invisible space that can be inhabited by man nevertheless and which surrounds him with innumerable presences”.

The photographer is conscious of the intimacy of each artist and even more so to that of the being under the costume, disguised. The rawness of multiple solitudes on the brink of effervescence intoxicates him in Russian style with R’s rolled up in misunderstood words. Behind each half-open door, along a corridor, in the flies, ramps and walkways, a new light, a different face takes possession of its role on the side-lines, sometimes rofiled in the shadows, or before a mirror.

On stage, acting, make-up and sequins. Beyond; work, stage-fright and prayers. And a thousand stories, a thousand films jostle within the confines of each image, to the excessive tempo of each forsaken being.

A single gesture, that of a hand tattooed by time, one an elegant man abandons for almond smoothness, that evokes careful mannerism, confident interaction, unravelled speech. And when his face appears, more austere and older than expected, framed by a halo of white hair and noble experience, it is something yet different that is expressed. From his gaze emanates a tragic depth wherein entire sections of his own story at the heart of the Bolshoi are engraved. Acclaimed successes and bitter failures that he could probably recount for days on end. An actor of the grande maison, to his very core. He only has a small part on boardship, but he pours his heart into it.

Seeking the poetic dynamism of the ether that transcends space, Bruno Aveillan uses every trick in his pocket. From hairpins adorned with a pearl, to valuable accessories stored like treasures in a jewelcase, he reveals the minutiae of femininity, as doors open to him he collects the secrets of the art, the heart and of beauty.

His gaze lingers on a profusion of pink satin ballet shoes and worn lace-up boots that, abandoned in their box for this evening, will not slide on stage on a Sylphide’s slender foot. They will stay piled up there, gracefully. Men’s shoes of dark lustre will suffer the same fate in a box nearby. Not for ever, that is sure. Of course, the hanger, necessary shoulders for the transition of garments, catches the attention of the photographer’s brown eyes that instantly give it a leading role.

Bolshoi Underground © Bruno Aveillan
There are places for pause, for protected reflection, necessary introspection, areas of artificial intimacy that stand in the pallor of the round fluorescent ceiling lights. Tête-à-tête with the script or the score, a pair of red-headed singers, and as many magical encounters with performance art. Every moment, the apparition of a disturbance, the intensity of contemplation. The curiousness of a silence appearing when all around everything hums with thought, song, dance and music.

A pretty rouged head that no longer has the right to weep is seeking a moment in which to blot out her nervous torment, tinged with a graceful lassitude, by resting against the familiar softness of the grey sofa. Exhaustion is not yet something that can be concealed. “A slow humility penetrates the room that lives inside me in the palm of repose”, must murmur Tristan Tzara. Beneath his tousled blond locks, Barkhatov, the Bolshoi’s prodigy, accepts this in all simplicity under the benevolent eye that questions him in a lapse of candid complicity.

The photographer, like the poet in the words of Gaston Bachelard, is here “the constant contemporary of an osmosis between intimate space and indeterminate space”.

There’s a gentle shock at the sight of a woman sitting facing herself hidden in the mirror, deep in an elsewhere installed under the face of flesh. Her destiny is drawn in a painful exercise of perfection, the necessity of a self-inflicted wound in order to reach the high notes.

In the midst of a make-up room, a cloud of sylphs take on the roles of little peroxided cabin-boys. One of them is overcome with unfathomable emotions, lost inside her bubble that looks like “the prison of myself [that] fills with amazement the whitewashed wall of my secret”, in the spirit of Pierre-Jean Jouve.

The nostalgic pitch of a circus at sea is revealed in passing. And the ship sails on. There had to be a nod to Fellini.

“Character, are you there?” A Russian doll surprises herself holding her breath as she comes to the end of a daydream, a truth impenetrable due to the hardness of the wax in which she is encased. Another beauty, isolated in the secrecy of a cloakroom, imposes the perfection of an amorous profile in which a mental message may be passed to a lover: “Will you come to admire my unreal beauty, express your desire for my presence under spotlights?” No, all that counts is one’s understudy inside, one does not flirt, or so very little, with the outside world when one is so close to treading the boards.

The photographer pursues with delight the exploration of the place from which suddenly emerges the unexpected icon of a delicate Orthodox madonna, her body surrounded by halos, eyes raised heavenwards, in pure prayer and bathed by a light that one would swear divine. Hence the atmosphere sometimes becomes sacred, in a fleeting vertical thrust, an imaginary ascension painted like Eugène Delacroix’s Young Orphan Girl in a Cemetery.

The photographer’s eye is refreshed by the phenomenology of the soul, unveils the fragility of the moment, advocates abstraction, galvanises the imaginary, compounds reality.

Further on, under a false moustache, a terrible desire to laugh that must explode any second, for the time being lets itself be distinguished by the photographer’s amused eye. The Slavic eyes, in their controlled effervescence, nevertheless continue struggling to impose the seriousness of an attire that must make an impression at Prince Orlofsky’s ball.

Even deeper at the heart of this bustling organism, the dive becomes murky in hidden disenchantment and the shaking of time. The ship’s chief engineer, deep in the bowels of the vessel, in the intimacy of this labyrinth of deserted corridors or of a greywalled goods lift, stands far from the spotlights under which her happy skin once glittered. The history of the place is written in her ninety-year-old face, dug into wrinkles. These channels of sweat and tears, inscribed by every effort, every thought, every look, and every test that is the foundation and justification of a whole life willingly led under this roof, to the point of exhaustion. Recognition ad vitam for the part played by the light received in the enchanted hours of her youth as a star, from which she gleans inexhaustible, forever sparkling pride. The old lady watches over her temple, in secrecy, with respect and dignity.

At the moment of a heart-breaking, disconcerting sleep, echoing with the frightening lines of Thomas de Quincey to whom it seemed, “each night – not metaphorically, but literally – descends into the gulfs and the abyss without light beyond any known depth, without the hope of ever being able to emerge.” In fact, when he awoke he understood that he had not returned. He was condemned to absolute darkness. The only one in this sort of hell.

A couple hundred yards away, the dark silhouettes of improbable mechanisms do not escape the photographer. Gear-wheels and chains of glinting metal, where so many rays of light dart with such beauty, like as many personal resonances – originating from an ancient labyrinth of a beautiful clay trio – seen in parallel.

Returning, in contrast, to things luxurious, among the columns of magnificent reception rooms where gilding, jewels, furs, taffetas, silks and velvet are blindingly brilliant in their colours, the wise lady in the blur of the moment. That is how he wanted them, though.

Already, the first lead roles approach. A diva, wrapped in a black fur like Gilda, femme fatale in animated conversation, flanked by a zealous companion, looks at herself halfway down a corridor. What sort of Russian comedy might possibly being here?

On the horizon, a navy blue movement, worthy of Twenty Thousand Leagues Under the Sea, suddenly envelops the white matter and voluptuous form that Dinara Alieva is composed of, to give life to Rosalinda. Shades of blue with psychedelic reflections are propagated everywhere, covering every surface, as she appears on the bridge, as though the sea sparkles to carry her away.

The drunken ship’s captain, Nikolai Kazansky alias Frank, closely watched as he puts the finishing touches to his uniform, is also ready to set sail. He doesn’t look very agreeable under his cap. An officer requires severity. The character has taken shape, well and good, for the cruise. One of the subordinates stands in silhouetted shadow, a young melancholic man, controlling his breath in a quiet corner, before throwing himself wholeheartedly into the other side of reality and delivering himself to the ups and downs of the performance.

And while a cello awaits its moment, its treble clef cajoling an optical illusion, other cords are already vibrating under the conductorship of Christoph-Mathias Mueller, infiltrating every storey with their joyful waves, giving the signal to the raising of the anchor and the unravelling of well-oiled ropes. Raising his eyes, a mysterious costumed dreamer reveals herself, perhaps prisoner to some obscure mission, seated on the metal steps very close to the lighting racks. Awaiting a certain decisive cue for action, she unwittingly recalls an image from a film noir as well as a voice that has come in from the cold that resonates in the polyphony of solitudes.

But who will see me? I am hidden within myself.

Foreword by Zoé Balthus, translated by Sophia Burnett, in Bolshoi Undergound, Bruno Aveillan
Texts by Stéphan Lévy-Kuentz and Zoé Balthus (Ed. Au-delà du raisonnable, Coll. Les Littératures visuelles)


jeudi 11 octobre 2012

Aveillan, Bolshoi Underground

Quatre (2010) © Bruno Aveillan 


Le théâtre du Bolchoï, gardien de l’âme de merveilleux fantômes, est une institution qui se prête à tous les rêves et tous les fantasmes. Tout le monde connaît, même de façon très floue, sa réputation. Les plus férus en connaissent l’histoire, les histoires de la grande Histoire qui s’y sont déroulées, les enjeux et les péripéties dont il a été l’objet. Les aficionados y ont assisté à d’inoubliables moments d’art lyrique dont il est un des grands temples. Le Ballet du Bolchoï pour qui aime la danse en est une de ses plus illustres émanations. De son nom toutes les Muses surgissent et les étoiles qui enluminent nos ciels intérieurs s’éclairent, une à une, nombreuses. Tant d'immenses créateurs, entre ses murs, ont ébloui le monde. Pourtant, il demeure un lieu secret. En vérité, personne ne connaît jamais vraiment ce phénix qu'est le Bolchoï.

A l’heure des photographies de Bruno Aveillan, en mars 2010, Die Fledermaus, opérette de Johann Strauss, habite tous les artistes et personnels du Bolchoï en cours de rénovation. Cette oeuvre du compositeur viennois entrait à son répertoire pour la première fois de son histoire. A deux jours de la soirée de création, La Chauve-Souris les hante telle qu’elle se doit. Soit absolument. Chacun a l’extrême conscience d’être un maillon d’une chaîne complexe, précieuse dont la fragilité ne souffre l’imperfection. L’effervescence est croissante, tous sont liés les uns aux autres, pourtant chaque être s’est retiré en soi-même, le rôle prend possession de toute la place qui lui est due. 

Cet effort surhumain se déploie, imperceptible, invisible au profane. L’énergie intérieure se diffuse pourtant de maillon en maillon, du fond de toutes les âmes en présence, résonnent des cordes, de musiques en écho et de chants, tout autour et sur la scène, dans les étages, les couloirs, les coursives, les loges à maquillage, les salles de danse. La métamorphose prend corps. Invité, privilégié, aux répétitions, Bruno Aveillan en a extrait une substantifique moelle. 

Bolchoï Underground

- L'Exposition Bolshoi Underground - Bruno Aveillan
Galerie spree 11, rue La Vieuville 75018 Paris - Du 15 octobre au 3 décembre 2012 

- Le Livre  Bolshoi Undergound, Bruno Aveillan
Textes de Stéphan Lévy-Kuentz et Zoé Balthus (Ed. Au-delà du raisonnable, Coll. Les Littératures visuelles)
Sortie en librairie le 5 novembre 2012

L'Incante (2010) © Bruno Aveillan


The Bolshoi Theatre, guardian of the souls of marvelous ghosts, is an institution that lends itself to many dreams and fantasies. Everyone knows of its reputation, even very approximately. The more zealous know its history, the stories within The Story that took place there, the issues and incidents it was the object of. The aficionados bore witness to unforgettable moments of theatrical art, of which the Bolshoi is one of the great temples. The Bolshoi Ballet for those who love dance, is one of the institution’s most illustrious emanations. Muses spring forth from its very name, and the profusion of stars that illuminate our inner skies light up, one by one. So many great creators have dazzled the world from within its walls. Even so, it remains a secret place. The truth is no one really ever knows the phoenix that is the Bolshoi. 

At the time of Bruno Aveillan's photographs, in March 2010, Die Fledermaus, an operetta by Johann Strauss, is the preoccupation of all the artists and employees of the Bolshoi, then under renovation. This work by the Viennese composer entered the Bolshoi's repertory for the first time in its history. Two days from the historic opening night, La Chauve-Souris haunts them in the only way possible. Completely. Each one of them is extremely aware of being a link in a complex and precious chain, the fragility of which cannot suffer imperfection. The effervescence mounts, they are all linked to one another, and yet each being has withdrawn into itself, their roles take up all the space owed to them. 

This superhuman effort unfolds, imperceptible, invisible to the non-believer. And yet the inner energy is diffused from link to link, from the depths of every soul present, resonating chords, from echoing music and song, all around and on stage, in the upper floors, the corridors, the passage ways, the make-up rooms, the dance studios. The metamorphosis takes shape. A privileged guest to the rehearsals, Bruno Aveillan has extracted their very substance. 

Bolshoi Underground

translation from French in to English by Sophia Burnett

- Exhibition Bolshoi Underground, Bruno Aveillan
Galerie spree 11, rue La Vieuville 75018 Paris - From the 15th of October until the 3rd of December 2012 

- Book Bolshoi Undergound, Bruno Aveillan
Texts by Stéphan Lévy-Kuentz and Zoé Balthus (Ed. Au-delà du raisonnable, Coll. Les Littératures visuelles)
In bookshops from the 5th of November 2012