Affichage des articles dont le libellé est philosophie. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est philosophie. Afficher tous les articles

lundi 8 mars 2010

Agamben, nudité perdue

Femme nue étendue - Edgar Degas


« Les yeux dans les yeux, dans la fraîcheur,
Commençons aussi cela par exemple :
Respirons
Ensemble le voile
Qui nous cache l’un à l’autre,
Quand le soir se dispose à mesurer
Tout ce qui sépare encore chacune
De ses propres figures
De chacune de celles
Qu’il nous a à tous deux prêtées.»
Lointains, in De seuil en seuil, Choix de poèmes réunis par l'auteur, Paul Celan traduit par Jean-Pierre Lefebvre (Ed. Nrf, Poésie/Gallimard)

Nudité. Le mot aussitôt lâché, lu ou prononcé et s’exhibe déjà, au secret de nos esprits, le corps dénudé, celui de l’être aimé, ou peut-être d’un nouveau-né, d’une poupée de chair publicitaire, d’un déporté, décharné, à Auschwitz, d’une Vénus sur talons hauts cambrée par Newton, d’une créature aux couleurs de Schiele, du Percée glorieux de Cellini.

La nudité du corps, telle que nous la connaissons, l’aimons, la désirons, la haïssons, soumise à tous les fantasmes et outrages, toutes les splendeurs et profanations, s’est révélée complexe et grave dès les premiers instants du monde. Dans notre culture, son appréhension demeure éminemment théologique, prisme fondateur par lequel l’observer.

Ainsi le théologien allemand, Erik Peterson, dans son ouvrage  Pour la théologie du vêtement, pose que  « le corps, avant la chute, existait d’une toute autre façon pour l’homme, parce que l’homme existait d’une tout autre façon pour Dieu. Le dérangement de la nature par la chute mène à la découverte du corps, à la conscience de sa nudité ».

A ses yeux, la relation qui s’établit entre l’homme, le vêtement et son dépouillement, n’est «pas principalement un problème moral » mais bien un champ de métaphysique et de théologie.
 « On ne voit pas la question dans toute son acuité tant qu’on ne s’en prend qu’au costume contraire aux bonnes mœurs ; mais dès l’instant qu’on cherche plus loin et qu’on pose la question de nudité en général, des questions métaphysiques et religieuses surgissent. »
A partir de la pensée de Peterson en particulier, le philosophe italien Giorgio Agamben s’est attaché à soulever et explorer à son tour ces questions, en un court et passionnant essai intitulé Nudités dont ce pluriel d’importance interpelle déjà. A la suite du théologien qui établissait que la nudité, singulière, originelle était en soi « vêtement de lumière », grâce divine, qui parait les corps d’Adam et Eve avant la chute, le penseur s’accorde à la « théologie du vêtement » avant d’en étendre la portée.
« […] Nos aïeux, au Paradis, n’ont connu la nudité qu’à deux reprises : une première fois, dans l’intervalle, certainement très bref, qui sépare la perception de leur nudité et la fabrication de la culotte de feuilles de figuier, et une deuxième fois, quand ils ont enlevé cette dernière pour endosser les tuniques de peau. Et dans ces deux instants fugitifs, la nudité s’est donnée pour ainsi dire d’une manière seulement négative, comme privation du vêtement de grâce et comme présage de l’habit resplendissant de gloire que les béats recevront au paradis. Une nudité pleine  ne se trouve peut-être qu’en Enfer, quand le corps des damnés est offert aux tourments éternels de la justice divine. Il n’existe donc pas en ce sens dans le christianisme une théologie de la nudité, mais une théologie du vêtement. »
Peterson et Agamben abondent bien dans le sens de Jean Chrysostome, Père de l’Eglise, pour qui Adam et Eve, avant que d’être  tentés, « jouissaient d'une telle confiance qu'[il] en était effectivement, comme s'ils n'avaient pas été nus : la gloire d'en haut les vêtait mieux que n'importe quel vêtement ».

Le théologien canadien André Guindon, dans son essai L’habillé et le nu, désapprouve émettant cette appréciation dissonante, jugeant que  « E. Peterson, à [son] avis, s’est laissé séduire par l’image du vêtement à un point tel qu’il n’a pas compris qu’après le baptême, comme avant la chute, la nudité elle-même est costume de gloire, le vêtement, costume du péché. La seule nudité honteuse est celle que recouvrent les tuniques de peau ».

« Les tuniques de peau, souligne-t-il, des peaux de brebis mortes, symbolisent la mortalité et la corruptibilité de la chair dont Adam, Eve et leur descendance furent affligés à la suite du péché. »

Dans la perception de Guindon, « le grand symbole patristique du péché et de la misère humaine n’est pas la nudité, comme l’ont soutenu E. Peterson et les nombreux auteurs qui l’on cité, mais bien les tuniques de peau, ces vêtements de honte, vêtements étrangers, violence faite à la nature humaine. Le péché abaissa à ce point la créature créée à l’image de Dieu qu’elle eût besoin de vêtements, marque de dissemblance d’avec Dieu, après la faute. Vêtements de péché, de mort et de corruptibilité, comme ceux que le Christ ressuscité abandonné dans le tombeau. »

Guindon oppose donc que la nudité originelle n’était en soi que pure grâce et non vêtement recouvrant le corps rejetant par là l’idée même de « corporéité nue » chère à Peterson, mais qu’Agamben épouse d’autant mieux que le texte biblique ne renseigne, à cet égard, qu' une seule chose, celle qu’avant le péché, « l’homme et sa femme étaient nus et n’éprouvaient pas de honte. »

Courbet and me, Musée d'Orsay - Helmut Newton - 1996
A décortiquer l’articulation de la « connexion essentielle » entre chute, nudité et dépouillement, qu’a tentée Peterson, Agamben s’engouffre par la logique dans une brèche où désormais cette « corporéité nue » s’appréhende dans la perspective de son antériorité en vertu du péché lui-même.
« Si donc, dès avant le péché, il fallait couvrir le corps humain du voile de la grâce, cela signifie qu’une autre nudité préexistait à la béate et innocente nudité paradisiaque : cette « corporéité nue » que le péché, en ôtant le vêtement de grâce, a fait apparaître impitoyablement. »
Ainsi admise, par le penseur italien, dans son antériorité au péché,  la « corporéité nue », repoussée par Guindon, pose en évidence que « le problème de la nudité est bien, alors, celui de la nature humaine dans sa relation avec la grâce. »

Et d’Agamben de poursuivre sa réflexion sollicitant le renfort de la pensée d’Augustin selon laquelle la grâce « a été donnée quand il n’y avait pas encore ceux à qui elle devait être donnée » et de pouvoir admettre, à la suite de Peterson, que « la nature humaine toujours déjà constituée comme nue : est toujours déjà corporéité nue ».

« Comme dans le mythologème politique de l’homo sacer, , qui pose comme un présupposé impur et sacré, et pour cette raison susceptible d’être mis à mort, une vie nue qui n’est en réalité que son propre produit, de la même manière, affirme Agamben, fidèle à des cheminements antérieurs, la corporéité nue de la nature humaine est seulement le présupposé opaque de ce supplément qu’est le vêtement de grâce et qui, caché par ce dernier, refait surface, quand la césure du péché sépare à nouveau la nature et la grâce, la nudité et le vêtement. […]  La nudité, « corporéité nue », est le résidu gnostique irréductible qui insinue dans la création une imperfection constitutive et qu’il s’agit, en tout état de cause, de couvrir.»

Autrement dit, le péché ne figure pas l’introduction du mal dans le monde, mais bien plutôt sa révélation, ce qu’induisait l’idée même de tentation à laquelle se rapporte alors la naissance du sentiment de « honte », celle d’y avoir céder en dépit de l’avertissement de Dieu. Ce dernier leur fabriquera des tuniques de peau qui ne l’effaceront pas mais auront pour vertu de l’atténuer, et même parfois de l’oublier, quand pourtant il ne reste plus qu'elle.

Aux yeux d’Agamben, - qui avait introduit son essai par l’évocation d’une performance de l’artiste Vanessa Beecroft mettant en scène une centaine de femmes nues, statiques et impassibles, pareilles à des statues de marbre, « anges implacables et sévères » en dépit de la foule de visiteurs qui les observaient et incarnaient « les ressuscités en attente du jugement », en attente de ce qui aurait pu arriver et qui n’arriva pas -,  « la nudité n’est pas un état mais un événement. », elle n’est « jamais forme ou possession stable. En tout cas, difficile à saisir et impossible à retenir ».

« La simple nudité », perle du Paradis, comme lui, fatalement, demeure perdue. Reste le corps humain, abandonné dans « sa simplicité inapparente ».

Nudités, Giorgio Agamben, traduit par Martin Rueff (Ed. Payot & Rivages, Bibliothèque Rivages)
L'habillé et le nu, André Guindon (Ed. Cerf)

dimanche 29 novembre 2009

Arendt & Heidegger: le penser, essence d'un amour




« Fidélité : fidèle : vrai et fidèle. Comme si ce à quoi on se sait être fidèle n'avait jamais été vrai. De là le grand crime de l'infidélité quand il ne s'agit pas de l'infidélité pour ainsi dire innocente, on assassine ce qui a été vrai, on abolit ce qu'on a soi-même apporté au monde, véritable anéantissement, parce que c'est dans la fidélité et par elle seulement que nous avons la maîtrise du passé [...] C'est justement en raison de cette cohésion de la fidélité et de la vérité qu'il convient d'éliminer du concept de fidélité toute notion d'obstination et de rigidité. La jalousie est la perversion de la fidélité. Son contraire n'est pas l'infidélité telle qu'on l'entend habituellement - qui relève plutôt de l'avancée de la vie et de la vivacité -, mais uniquement l'oubli. C'est le seul véritable péché parce qu'il annihile la vérité, la vérité de ce qui a été. »

Hannah Arendt, Journal de pensée, octobre 1950

« Tu verras que le livre* ne comporte pas de dédicace. Si tout s'était passé toujours entre nous comme cela aurait dû - et en disant nous, je ne vise ni toi, ni moi -, je t'aurais demandé la permission de te le dédier ; sa conception remonte au tout début de mon séjour à Fribourg, et, pour ainsi dire, il te doit tout à tous égards. Mais vu la situation, cela ne m'a pas semblé pouvoir se faire ; d'une façon ou d'une autre, je tenais au moins à te le dire. »

Lettre de Hannah Arendt à Martin Heidegger datée du 28 octobre 1960, in Hannah Arendt et Martin Heidegger, Lettres et autres documents 1925 - 1975 (Ed. Gallimard)
The Human condition de Hannah Arendt, paru en 1958 aux Etats-Unis, publié en français sous le titre de Condition de l'homme moderne en 1961 aux éditions Calmann - Lévy (Ed. Pocket, Agora)

Si l’amour depuis toujours donne à penser, force est de reconnaître que le penser fait aussi naître l’amour, du moins entre penseurs qui se reconnaissent déjà unis dans l’amour du penser. Bien sûr, l’amour comme le penser s’expriment en une infinie richesse, dont la variété s’élabore, dans le secret de l’âme, au fil de l’être et du temps, à l’instar des couleurs composées sur la palette du peintre avant de s’épanouir dans l’œuvre, alors toute empreinte de son propre mystère. Tout œuvre est d’ailleurs le fruit de tel amour et de tel penser dont seule l’absolue vérité, soit la beauté, se révèle par la grâce de leur cheminement confondu qui résonne et transporte depuis l’Etre de l'étant.

Tel propos ne saurait être mieux illustré que par l’histoire qui unit, à jamais, l’œuvre monumental de deux grands monstres de la pensée du XXe siècle, Hannah Arendt (1906 – 1975) et Martin Heidegger (1889 – 1976).

Dès les premières heures de leur adolescence respective, vécue en Allemagne, Arendt et Heidegger avaient répondu à l’appel du penser qui allait les conduire l’un vers l’autre, en 1925 à l’université de Marbourg.

Heidegger se souvint d’avoir été surnommé le petit pensif au lycée où il avait fait sensation en dernière année en obtenant un premier prix, « un Schiller complet ». A dater de ce moment-là, on ne le vit plus sans un livre à la main. Il creusait, cherchait, devenait de plus en plus taciturne, avait-il confié en 1915 à sa futur épouse Elfride, parlant de lui à la troisième personne, porteur « d’un sombre idéal – celui de savant – dans son âme – tandis que sa mère, brave et pieuse, espérait, elle, dans le prêtre -, ce fut un combat pour la connaissance, jusqu’à ce que sa mère soit convaincue que le philosophe aussi peut faire pour les hommes de grandes choses et leur apporter le bonheur éternel – combien de fois a-t-elle demandé à son fils : « dis-moi, qu’est-ce donc que la philosophie ? », et lui-même n’avait aucune réponse».

Plus tard, à la lecture des écrits d’Edmund Husserl, Heidegger comprit que sa pensée marquait une rupture avec l’idéalisme et s’éloignait du néokantisme qui faisait alors école. Celle de Paul Gerhard Natorp lui suggérait, comme avant lui à Husserl, que la pensée devait tendre vers l’être ou la vie. Heidegger opterait plus tard pour la notion d’existence. Mais son jeune esprit était encore empreint de la profonde influence religieuse de son éducation, à laquelle il eut toutefois à cœur de rendre hommage alors qu’il s’était défait depuis longtemps de sa foi catholique non sans violent conflit intérieur, soulignant que « sans cette provenance théologique, [il] ne serai[t] jamais arrivé sur le chemin de la pensée. Provenance est toujours avenir ».

Cette dernière sentence résonne singulièrement. De fait, alors qu’il était déjà professeur, Hannah, de dix-sept ans sa cadette, sans le savoir encore s’acheminait vers son penser. Brillante lycéenne, incollable sur les penseurs grecs, d’une érudition remarquable et rebelle, elle venait de découvrir la philosophie dont elle se passionna à la lecture d’Emmanuel Kant et Søren Kierkegaard, devenu son étoile.

Elle aurait pu dès lors faire sien ce trait qui le caractérisait à ses propres yeux :
« Je me suis formé moi-même […] dans l’idée de pouvoir toujours danser au service de la pensée. »
Quand sonna l’heure de rejoindre l’université, à une époque, celle de la République de Weimar, où « l’activité philosophique consistait alors soit en une pseudo-philosophie, soit en une rébellion des philosophes contre la philosophie en général, une rébellion ou du moins un doute sur son identité », elle choisit d’étudier la théologie et de se joindre au clan des rebelles qui questionnaient la philosophie traditionnelle. Après Berlin et l’enseignement de Romano Guardini, c’est à Marbourg, qu’elle s’en alla chercher le courant philosophique le plus moderne et le plus passionnant, celui de la phénoménologie de Husserl et du maître idéal, le disciple Martin Heidegger.

« Quand elle sera devenue aussi célèbre que son maître, Hannah Arendt se souviendra de sa rencontre avec la philosophie de Marbourg comme du temps de son premier amour. La philosophie fut bien son premier amour ; mais c’était la philosophie incarnée dans la personne de Martin Heidegger », releva sa biographe américaine Elisabeth Young-Bruehl dans un ouvrage en tous points remarquable bien qu’elle n’ait pas alors, en 1982, pu bénéficier du précieux éclairage que constitue l’abondante correspondance échangée entre les deux penseurs de 1925 à 1975 - mais dont elle révéla l’existence - et seulement rendue publique en Allemagne en 1998.

Ce qui toujours frappait à la rencontre de Hannah Arendt, qui fut une belle et attirante femme, c’était « avant tout ses yeux, brillants et étincelants comme des étoiles quand elle était heureuse ou passionnée, mais aussi des étangs ténébreux, profonds et lointains dans leur intériorité. Il y avait chez Hannah quelque chose d’impénétrable qui semblait reposer dans la profondeur de ses yeux », confiait son amie et romancière américaine Mary McCarthy, dans un essai intitulé Pour dire au revoir à Hannah, publié en 1976 dans le New York Review of Books.

C’est bien ce regard qui se détachait parmi tous les autres posés sur le jeune maître Heidegger dans l’amphithéâtre de l’université de Marbourg à l’heure où il lançait sa révolution de la philosophie, produisant un écho de plus en plus retentissant.

Puis par un jour de pluie, tandis qu'il oeuvrait à son Etre et Temps capital, il avait succombé, contre-toute attente, à la singularité de « la jeune fille qui, d’un imperméable vêtue, le rebord de son chapeau baissant la garde devant ses yeux dont il souligne le regard voilé d’une souveraine quiétude, [...] franchit la première fois le seuil de [son] bureau [...] »

« Le démonique m'a atteint de plein fouet », avait-il déclaré à l’étudiante, dans une lettre brûlante datant du deuxième mois de leur romance en mars 1925. « Jamais rien de tel ne m’était arrivé », avait-il assuré.

Ils se laissèrent aller au cœur de cette tempête qui ne soufflait que pour eux, en secret. Heidegger était déjà marié et père de deux garçons. En conséquence, leur liaison s’épanouissait avec difficulté, toujours soumise à la plus grande discrétion, aux communications codées et rendez-vous clandestins, et telle situation angoissait la toute jeune femme autant qu'elle la ravissait. Elle s'en ouvrit pudiquement dans un texte autobiographique de toute beauté, intitulé Ombres, qu'elle dédia à son amant, dans lequel elle disait l' « inflexible dévotion envers un être unique » confrontée pourtant à ce terrible déchirement intérieur de ces « ici et maintenant et ailleurs et là-bas », au point qu'elle en éprouvait « une peur de bête aux abois vu qu'elle ne se voulait, ni pouvait protéger [...] »

Et lorsque les vacances universitaires les séparèrent, le lien épistolaire poursuivit néanmoins l’idylle, avec force. « Hölderlin accompagne grandement ma vie, et en toutes choses c’est ta proximité que je ressens », s’épanchait ainsi Heidegger, l'amoureux.

Féru de poésie - et du grand poète-penseur allemand Friedrich Hölderlin en particulier auquel il consacra un ouvrage bien des années plus tard - il y eut toute sa vie recours, son œuvre en est empreint, tout comme ses lettres adressées jusqu’à la fin à Arendt.

Loin d’user de la poésie en apparat propre à enjoliver l’austérité du cadre de la pensée, ce qui aurait constitué, à ses yeux, « un avilissement de la parole poétique », il lui accordait au contraire la plus extrême attention et la plus précieuse valeur, celle de vérité.

« La beauté est un destin de l’être de la vérité, où vérité signifie dévoilement de ce qui se voile, expliquera-t-il dans sa conférence de 1951 Qu’appelle-t-on penser ? Beau n’est pas ce qui plaît, mais ce qui tombe sous le destin de la vérité qui se produit quand l’éternellement inapparaissant, et partant l’invisible, parvient dans le paraître le plus paraissant. Nous sommes tenus de laisser la parole poétique dans sa vérité, dans la beauté. Cela n’exclut pas, mais inclut que nous pensions la parole poétique. »

Hannah Arendt, en exil à Paris, en 1933 - Photographe non identifié
Toujours est-il qu'au début de 1926, Heidegger était plongé dans la rédaction de Etre et Temps. Il écrivit alors à Arendt pour l'assurer que « [son] être et [son] amour font partie intégrante de [son] travail et de [son] existence » mais qu'il n'en demeurait pas moins à toute force absorbé par l’exigence de sa tâche. Le maître s’isolait résolument et négligeait par conséquent les sentiments de la jeune femme à laquelle il imposait sciemment silence et absence.

Dans l’esprit de l’étudiante, après deux lettres laissées sans réponse, s’amorça l’idée de l’éloignement salvateur d’une situation, à ses yeux, de plus en plus intenable, qui la faisait souffrir. Elle en fit sans doute le reproche à son amant qui lui délivra le 10 janvier l’aveu, froid et cruel, mais sincère et sans détour, de sa première priorité, celle du repli total susceptible de durer et de se reproduire autant de temps et de fois que son œuvre l’exigerait.
« […]Je suis bien placé pour savoir ce que mon amour exige de toi. Que tu aies été portée à une extrémité telle que tu as failli perdre foi en nous, cela ne s’écarte pas tant de la plus vive loyauté que veut bien le croire l’idéalisation romantique. Je ne t’ai pas oubliée par indifférence, ni non plus parce que nombre de circonstances extérieures se sont interposées, mais parce qu’il fallait t’oublier et que je t’oublierai aussi souvent que mon travail atteindra sa phase d’ultime concentration. Ce n’est pas là une question de jours ni d’heures, mais un processus dont la préparation peut durer des semaines voire des mois entiers, pour ensuite s’évanouir. Prendre un tel recul face à tout ce qui est humain, prendre ainsi congé de tous les rapports qui ont pu se nouer, c’est là ce que je connais de plus grandiose, en matière d’expériences humaines, pour ce qui est de la création, et c’est là, eu égard aux situations concrètes, la plus grande malédiction qui vous puisse atteindre. C’est là un arrache-cœur, et il arrive qu’on s’opère vivant »
La résolution de quitter Marbourg prit dès lors bel et bien forme, Arendt opta pour un semestre d’études avec Husserl à l’université de Heidelberg, que Heidegger encouragea d'ailleurs volontiers en la recommandant auprès de Karl Jaspers, son ami depuis 1920, - dont l’œuvre en trois volumes de Philosophie s’ébauchait - qui y occupait une chaire.

Le destin de Arendt serait à jamais marqué par les deux plus grands philosophes allemands de l’entre-deux guerres avec lesquels elle eut l’exceptionnel privilège non seulement d’étudier mais de dialoguer et penser, à l’heure où naissaient leurs chefs-d’œuvre respectifs.

Jaspers pour qui « l’activité philosophique n’est réelle qu’en tant qu’elle pénètre une vie individuelle à un moment donné » formulait sa « philosophie de l’existence ». Pour Arendt, ce fut une révélation.

Sa relation avec Jaspers, « aux qualités humaines d’un Goethe », ne s’interrompit qu’à la mort en 1969 du philosophe, devenu son ami et mentor. C’est avec lui qu’elle avait conçu le plan de La vie de l’esprit, et qu’elle dût alors rédiger sans son soutien.

A son tour Arendt imposa une montagne de silence à Heidegger dont toutes les lettres restèrent sans réponse. Son ami Jaspers, qui ignora longtemps tout de la nature de leur relation, lui donnait innocemment et régulièrement des nouvelles de leur brillante étudiante qui préparait sa thèse de doctorat sur le concept d’amour chez Augustin et qui sera publiée en 1929.

Arendt s’étonna bien des années plus tard auprès de Jaspers de l’absence du concept d’amour dans l’œuvre de Heidegger. Au début de leur romance, Heidegger avait trouvé à apaiser le feu de sa passion pour Arendt dans la lecture de De gratia et libero arbitrio (De la grâce et du libre arbitre) du père de l’Eglise. Elle-même avait sans doute puisé dans la pensée d’Augustin la force d’endurer l’absence en rejoignant la présence grâce au travail de la mémoire.

Dans son ouvrage Considérations morales, publié en 1971, elle releva que le père semblait entendre que « la raison peut tendre à ce qui est absolument absent, uniquement parce que l’esprit, en vertu de l’imagination et ses représentations, sait comment représenter ce qui est absent et comment maîtriser ces absences par le souvenir, c’est-à-dire par la pensée ».

La pensée « va en fait encore plus loin », soulignait Augustin dans De la Trinité.

Ce n’est qu’à la suite de la publication retentissante de Etre et Temps et de sa lecture fin 1927, qu’Arendt reprit contact avec son ancien amant dont la réponse fut une réaffirmation catégorique de son amour avouant avoir cherché à la revoir, las « d’errer comme une âme en peine » dans les rues d’Heidelberg dans l’espoir de la voir, précisant qu'il avait appris en outre qu’elle avait une liaison avec un jeune homme. Elle affirma qu’il ne s’agissait pas d’une relation sérieuse, elle l’aimait toujours.

La correspondance était rétablie, brûlante d’un amour partagé et pourtant dans une lettre d’avril 1928, les accents d’Arendt demeuraient ceux d’une femme résignée.
« Je t’aime, tu le sais bien, comme au premier jour, et je l’ai toujours su même avant ces retrouvailles. La voie que tu m’as indiquée est plus longue et plus escarpée que je ne le pensais. C’est toute une vie qu’elle engage, et nombre d‘années [...] Je crois que, même là où le silence est mon dernier refuge, jamais je n’en deviens pour autant insincère. Je donne toujours autant que ce que l’on s’estime en droit d’attendre de moi, et le cheminement lui-même n’est rien d’autre que la tâche que notre amour m’impartit. C’est mon droit à vivre que j’aurais perdu, si  j’avais dû perdre mon amour pour toi, mais c’est de cet amour et de sa réalité qu’il me faudrait faire mon deuil, si d’aventure je me soustrayais à la tâche à laquelle me contraint cet amour. Et si Dieu l’accorde je t’aimerai mieux après ma mort »
Depuis sa rencontre avec Heidegger, Arendt n’aura eu de cesse de réfléchir à la notion, au sens de la fidélité, non pas de l’amour fidèle mais bien plutôt de la fidélité de l’amour. Elle fût une fidèle absolue, aux êtres chers, aux amis, ainsi qu'aux idées.

« Ne m’oublie pas, et n’oublie pas à quel point je sais vivement, profondément, que notre amour est devenu la bénédiction de ma vie. C’est là un savoir inébranlable, même aujourd’hui où moi – qui ne savais rester en place – j’ai trouvé enracinement et appartenance auprès d’un homme dont peut-être tu t’y attendrais le moins », ainsi lui annonçait-elle, en 1929, son mariage avec Günther Stern (futur Anders), alors jeune docteur en philosophie, fervent admirateur de Heidegger, et dont la thèse avait été dirigée par Husserl.

Depuis février 1928, Heidegger, désormais connu dans toute l’Allemagne, avait obtenu enfin le poste universitaire qu’il convoitait depuis le début de sa carrière, une chaire de philosophie à Fribourg. Le maître, qui apparaissait désormais comme le chef de file d’une nouvelle école philosophique, publia un deuxième ouvrage en 1929, Kant et le problème de la métaphysique, né des conférences de Davos où avait fait grand bruit sa confrontation au néokantien Ernst Cassirer.

De son côté, Arendt, après la publication de sa thèse la même année, avait décroché une bourse d'études pour son nouveau projet de recherche consacrée à la biographie de Rahel Varnhagen, une Juive allemande de l'époque du romantisme - à laquelle vraisemblablement elle s'identifiait - qu’elle conclût en 1933 mais qui ne paraîtra que vingt-cinq ans plus tard.

Mariée à Stern depuis septembre 1929, le couple avait quitté Francfort pour s’installer à Berlin où son époux, après l’échec à faire avancer son projet d’habilitation, trouva un emploi dans un journal pour lequel il devint désormais Günther Anders.

« Les sombres temps » s’annonçaient alors, le monde se débattait dans le marasme économique depuis le krach boursier, l’Europe s’affolait, la République de Weimar vacillait, le national-socialisme s’affirmait, l’antisémitisme débordait de plus en plus violemment. La politique s’imposait dans la vie de la jeune philosophe, de confession juive. Il lui faudrait bientôt participer activement « aux affaires humaines » pour lutter, se défendre, survivre et échapper aux ténèbres en perspective.

« Je sortais d’une activité purement universitaire, et à cet égard, l’année 1933 me fit une impression durable […] De nos jours, on croit volontiers que le choc ressenti par les juifs allemands en 1933 s’explique par la prise du pouvoir par Hitler. Or, en ce qui me concerne, ainsi que les gens de ma génération, je puis affirmer qu’il s’agit là d’une étrange méprise. C’était naturellement très inquiétant. Mais il s’agissait d’une affaire politique et non pas personnelle. Grand Dieu, nous n’avons pas eu besoin que Hitler prenne le pouvoir pour savoir que les Nazis étaient nos ennemis ! C’était d’une évidence absolue depuis au moins quatre ans, pour n’importe quel individu sain d’esprit. Nous savions également qu’une grande partie du peuple allemand marchait derrière eux. C’est pourquoi nous ne pouvions pas être à proprement parler surpris comme sous l’effet d’un choc en 1933 […] », avait rappelé avec la plus grande fermeté Arendt en 1964, interrogée par le journaliste Günther Gauss, dans un entretien télévisé.

Alors qu’elle et Heidegger ne correspondaient de toute évidence plus depuis son mariage, ce dernier reçut, au cours de l’hiver 32-33, un courrier d’Arendt qui l’interrogeait sur les accusations d’« antisémitisme enragé » dont il était l’objet et qui parvenaient jusqu’à elle.

« Les bruits qui courent, et qui t’alarment, ne sont que pures calomnies, parfaitement conformes d’ailleurs aux multiples expériences du même genre qu’il m’a fallu faire au cours des dernières années […] En matière de questions universitaires, je suis aujourd’hui tout aussi suspect d’antisémitisme qu’il y a dix ans et à Marbourg, où ce prétendu antisémitisme m’a tout de même valu le soutien de Jacobsthal et de Friedländer. Cela n’a rien à voir avec les relations personnelles que je puis entretenir avec des Juifs (p. ex. Husserl, Misch, Cassirer et d’autres). Encore moins cela peut-il concerner mon rapport avec toi », affirmera-t-il lors de ce dernier contact établi entre les deux penseurs, jusqu’au 7 février 1950.

Au printemps 1933, la République de Weimar s’effondrait, Hitler prenait le pouvoir, l’état d’urgence était décrété, l’Histoire achevait de séparer les chemins des deux anciens amants. Heidegger, élu recteur de l’université de Fribourg fin avril, devenait le 3 mai membre du parti national-socialiste. Jaspers, déjà déçu pour des considérations plus intimes et personnelles par son ami, ne pourra guère le lui pardonner.

A l'opposé, la conscience politique juive de Arendt s'était vigoureusement éveillée, et elle s’était engagée au sein de l’organisation sioniste. Alors que Stern avait fui dès janvier à Paris, la jeune femme âgée de 27 ans, qui menait une enquête sur l’antisémitisme pour le compte de l’organisation, fut brièvement arrêtée en mars avec sa mère et contrainte de fuir l’Allemagne aussitôt.

« J’avais de toute façon l’intention d’émigrer. Je fus tout de suite d’avis que les Juifs ne pouvaient pas rester, dira-t-elle aussi à Gauss. Je n’avais pas l’intention de circuler en Allemagne en qualité pour ainsi dire de citoyen de seconde zone, ou de quelque autre manière que ce fût. »

Hannah Arendt sur le plateau de télévision de la ZDF avec Günther Gauss en 1964
Hannah Arendt s'était réfugiée à Paris en 1933 et y poursuivait son engagement politique pour la cause juive, organisant d’abord le transfert de jeunes juifs en Palestine, puis œuvrant sans relâche à la résistance contre Hitler et le nazisme, dans le cadre d’instances juives.

Avec Stern, elle fréquenta là Arnold Zweig, Bertolt Brecht, Gershom Scholem, se lia surtout étroitement avec Walter Benjamin, devenu son cousin par alliance, dont elle fut un soutien sans faille dans ses moments de détresse, et auquel elle consacra plus tard un essai dans lequel elle louera la qualité rare qu'était ce « don, de penser poétiquement » qu’elle reconnaissait aussi en Heidegger.

En 1937, elle divorça de Stern avec lequel la relation s’était en réalité depuis longtemps dégradée alors qu’elle avait fait un an plus tôt, la connaissance cruciale de Heinrich Blücher, un militant juif et communiste, qui deviendra son second mari en 1940 et précieux compagnon du penser politique et historique. « Grâce à mon mari, j’ai appris à penser politiquement et à avoir un regard d’historienne […] », lui rendra-t-elle hommage dans une lettre à Jaspers en 1946.

En 1940, la France tombait et Arendt fut internée dans le camp de Gurs dans les Pyrénées. Elle parvint à s’en échapper quelques semaines plus tard et à retrouver Blücher à Montauban. Leur exil vers les Etats-Unis s’organisa dès lors à grande vitesse et dans la clandestinité tandis qu’en son esprit se dessinait le projet d’un livre sur l’antisémitisme et l’impérialisme qui deviendrait quelques années plus tard son monumental Origines du totalitarisme

En mai 1941, le couple avait réussi à atteindre New York qu'il ne quitterait plus jamais. Ils étaient définitivement sauvés et avec eux, les manuscrits capitaux que Benjamin avait confiés aux bons soins de Arendt. Lui, abandonné de toute espérance alors qu’il tentait également le passage vers la liberté lumineuse, s’était suicidé dans la nuit du 26 septembre, à la frontière franco-espagnole. 

Combien avait été insupportable la noirceur de ce monde dans lequel un Walter Benjamin n’avait plus eu ni la force ni le goût de vivre, contre lequel un Walter Benjamin avait préféré les ténèbres de la mort…

De l’autre côté de l’Atlantique, en Allemagne, Heidegger, qui s'était engouffré de lui-même dans la gueule de la Bête nazie, avait démissionné de son poste de recteur de l’université de Fribourg, depuis avril 1934, motivé, selon ses dires, par son désaccord avec le limogeage exigé de deux doyens. Il poursuivit néanmoins ses cours, se préoccupant dès lors de thèmes éloignés des questions de politique et d’histoire, revenant à l’Antiquité et ses concepts fondamentaux pour prendre des distances de plus en plus marquées avec le national-socialisme. Heidegger, dans sa chute, fut confronté aux vives critiques d’ennemis nombreux au sein même de l’association national-socialiste des enseignants universitaires. 

De nombreux intellectuels de premier rang, comme lui ou encore Carl Schmitt et Gottfried Benn, avaient rapidement cédé aux sirènes du national-socialisme, séduits dans un premier temps par l’espoir d’un renouveau et de possibilités d’action qu’ils croyaient leur être dues et que semblait porter le cocktail, d'apparence révolutionnaire, du radicalisme-patriotisme-populisme présenté par les dirigeants du parti.

« […] Un vide s’était en quelque sorte formé autour de nous, avait rappelé plus tard Arendt. Je vivais dans un milieu d’intellectuels, mais je connaissais également des tas d’autres personnes : je finis par en arriver à la conclusion que suivre le mouvement était pour ainsi dire la règle pour les intellectuels, alors que ce n’était pas le cas dans d’autres milieux. Et cela, je n’ai jamais pu l’oublier. » 

Ces intellectuels avaient néanmoins été tout aussi nombreux à déchanter face à la réalité de la terreur qui s’imposa rapidement, de plus en plus cruellement, au plus près, et à la terrible pauvreté de la politique du national-socialisme.


Martin  Heidegger sur sa terre de Todtnauberg - Photographe non identifié
Heidegger avait ainsi finalement opté pour le retrait silencieux et se tourna  vers la pensée et la langue poétiques, loin de la politique et du pouvoir. « L’homme habite en poète […] », cette pensée de Hölderlin, le maître la fit dès lors sienne pour délaisser l’action dans laquelle il avait voulu croire, par laquelle il avait un temps espéré rendre possible l’être-là authentique.

Enfin en 1945, chutèrent Hitler et son régime maléfique, du haut de leurs indicibles champs d'horreur, semés de cadavres, de tortures et de misère et qui avaient, de la plus odieuse et extraordinaire brutalité, bien failli parvenir à anéantir le monde.

« Je suis vraiment très heureuse car personne ne peut s’opposer à l’élan vital qui le porte naturellement. Le monde tel que Dieu l’a créé me paraît bien fait », écrivit Arendt en 1947 à Kurt Blumenfeld, alors qu’elle restait pourtant plongée au cœur de ces ténèbres par l’étude et l’élaboration de la trilogie des Origines du totalitarisme que lui avaient inspirée la catastrophe, le nazisme et l’impensable « méthode de fabrication » de la mort que fût la Shoah

Par cet ouvrage, elle entendait participer au maintien d’une foi qu’elle avait baptisée amor mundi, l’amour du monde dont l’histoire, à ses yeux, exigeait « une biographie philosophique » qu’elle conclut avec sublime finesse sur  la pensée de ce père de l'Eglise qui lui était, à tant d'égards, si cher : 
« […] demeure aussi cette vérité que chaque fin dans l’histoire contient nécessairement un nouveau commencement ; ce commencement est la promesse, le seul « message » que la fin puisse jamais donner. Le commencement, avant de devenir un événement historique, est la suprême capacité de l’homme ; politiquement, il est identique à la liberté de l’homme. Initium ut esset homo creatus est – « pour qu’il y eût un commencement, l’homme fut créé » a dit Saint Augustin. Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance ; il est, en vérité, chaque homme. »
La réflexion de Arendt avait en outre pris pour cible le concept de culpabilité collective qui tendait à s’imposer généralement dès 1944. Ainsi, dans un article intitulé La Culpabilité organisée, elle s'insurgea radicalement, estimant qu’à partir du moment où « tout le monde est coupable, plus personne ne peut finalement porter un jugement, car cette culpabilité est aussi la simple apparence, l’hypocrisie de la responsabilité ». 

A ses yeux, le régime national-socialiste avait franchi un point de non retour, la rupture avec la tradition avait été consommée de façon irrémédiable. Elle revenait ainsi par la nécessité de sa réflexion et la force du débat international à la philosophie allemande de l’existence et par elle, à Martin Heidegger.

L’engagement politique de Heidegger continuait de la tourmenter profondément. Elle avait cherché toujours, partout et sans cesse à obtenir des réponses à ses interrogations. Et dès son premier retour en Allemagne organisé dans le cadre d'une mission, en février 1950, à Fribourg, elle contacta Heidegger. Ce dernier, immédiatement, se rendit à sa rencontre. Cependant et contre toute attente, il était accompagné de son épouse. Il s'en expliqua le jour même dans un message transmis à l'hôtel de Arendt. 
« […] Le dialogue ainsi noué n’avait pas d’autre sens que de permettre à la rencontre qu’il y eut entre nous deux, et à ce qui en elle est appelé à demeurer, de s’installer dans un climat de confiance réciproque entre nous trois, pour toi comme pour moi. »
Heidegger avait entendu, par là bien maladroitement, permettre le retour de Arendt dans son existence, au plus grand jour, alors qu'elle avait tant souffert de leurs rapports clandestins au début de leur amour. « Il ne se rend pas compte que tout cela remonte à vingt-cinq ans et qu’il ne m’a pas vue depuis plus de dix-sept ans », écrivit aussitôt Arendt à une amie, évoquant pudiquement l'incident qui l'avait sidérée.

Pourtant, c’est une correspondance au timbre amoureux et poétique qu’instaura le philosophe dans la foulée de leurs retrouvailles et à laquelle Arendt, qui en fût intensément bouleversée, répondit en retour, presque tout aussi passionnément qu'aux premiers jours. Le 19 mars 1950, dans une lettre ornée de quatre poèmes qui lui étaient dédiés dont un s’intitulait Penser, Heidegger livrait ces mots qui ne pouvaient manquer de conduire Arendt à penser la fidélité de l'amour et renouer son penser au sien, plus solidement encore : 

 « [...] j’ai besoin de ton amour qui, secrètement préservé tel qu’en son germe il était, délivre, à partir de sa profondeur propre, ce qui n’appartient qu’à lui. […] Ce qui se trouve être chaque fois unique en son être et préserve ce caractère d’unicité, cela seul se montre vigoureux pour nous aider à reconnaître ce que l’autre a d’unique.
Je veux dire que nous sommes encore bien peu au fait des lois secrètes de l’unicité et de la fermeté du cœur requise pour demeurer grand à leur service. Mais peut-être nous est-il confié ceci encore : de penser ces lois et de puiser dans l’amour ce qui est susceptible de les instituer. Que l’amour requiert l’amour, cela est plus essentiel que toute remontrance et que toute accointance.»

Hannah Arendt et Martin Heidegger, Histoire d'un amour, Antonia Grunenberg traduit par Cédric Cohen Skalli (Ed. Payot)
Hannah Arendt, Elisabeth Young-Bruehl, traduit par François Azouvi (Ed. Calmann-Lévy, La vie des philosophes)
Lettres et autres documents 1925 - 1975, Hannah Arendt Martin Heidegger, traduit par Pascal David (Ed. Nrf Gallimard, Bibliothèque de philosophie)
Qu'appelle-t-on penser ?, Martin Heidegger, traduit par Aloys Becker et Gerard Granel (Ed.PUF, Quadrige) L’ouvrage Was heisst denken parut en 1954 en Allemagne. 
Considérations morales, Hannah Arendt, précédé d'un essai de Mary McCarthy, traduit par Marc Ducassou (Ed. Rivages poche, Petite bibliothèque)
La condition de l’homme moderne, Hannah Arendt, traduit de l’anglais par Georges Fradier (Ed. Calmann - Pocket, Agora). The Human condition parut en 1958 aux Etats-Unis. Sa version française en 1961. 

samedi 14 novembre 2009

Benjamin, le pêcheur de perles

Walter Benjamin à la Bnf - 1937 - Gisèle Freund

« L'affaire de la critique est la vérité d'une oeuvre d'art, celle du commentaire son sujet. Le rapport entre les deux est déterminé par cette loi fondamentale de la littérature selon laquelle la vérité de l'oeuvre importe d'autant plus qu'elle est plus invisiblement et plus intimement liée au sujet. Si en effet se révèlent durables précisément ces oeuvres dont la vérité est le plus profondément enfouie dans leur sujet, le spectateur qui les contemple longtemps après leur époque trouve les realia d'autant plus frappantes dans l'oeuvre, que dans le monde elles se sont évanouies. Cela signifie que le sujet et la vérité, unies dans la première période de l'oeuvre, se séparent durant sa vie postérieure ; le sujet devient plus frappant parce que la vérité garde son occultation originelle. Dans une mesure sans cesse croissante, par conséquent, l'interprétation du frappant et de l'étrange, c'est-à-dire du sujet, devient une exigence palpable pour tout critique ultérieur. On peut le comparer à un paléographe en face d'un parchemin dont le texte pâli est recouvert par les caractères plus forts d'un écrit qui se rapporte à ce texte. De même que le paléographe devrait commencer par lire cet écrit, le critique doit commencer par faire un commentaire de son texte. Et de cette activité, surgit un critère inestimable de jugement critique ; alors seulement le critique peut poser la question fondamentale de toute critique :  celle de savoir si l'éclat du contenu en vérité de l'oeuvre est dû à son sujet, ou si la survie du sujet est due au contenu en vérité. Car en se dissociant dans l'oeuvre, elles décident de son immortalité. En ce sens, l'histoire des oeuvres d'art prépare leur critique, et c'est pourquoi la distance historique accroît leur pouvoir. Si, pour utiliser une comparaison, on envisage l'oeuvre qui grandit comme un bûcher funéraire, son commentateur peut être comparé au chimiste, son critique à un alchimiste. Tandis que le premier, comme objets à analyser, ne trouve que bois et cendres, le dernier est intéressé uniquement à l'énigme de la flamme : à l'énigme du vivant.  Ainsi le critique interroge la vérité dont la flamme vivante continue de brûler au-dessus des lourdes bûches du passé et des cendres légères de la vie d'autrefois. »
Walter Benjamin, Oeuvres, I, Les Affinités électives de Goethe, traduction de Maurice de Gandillac (Ed. Gallimard, Folio essais), cité par Hannah Arendt et retraduit, in Walter Benjamin 1892-1940 (Ed. Allia)

L’œuvre du philosophe et critique allemand Walter Benjamin (1892 – 1940), qui se présentait volontiers comme un « Essayiste/Passeur de littérature française, Apolitique [...] » est une des plus singulières du XXe siècle qui, tant par la richesse, que la précision, l’élégance, la force, la profondeur de la pensée qui la soutient, lui confère une valeur inestimable.

Benjamin n’a vécu comme nul autre, son regard se portait sur l’existence des êtres et des choses avec la plus fine attention, la plus extraordinaire intensité. C’était un homme « sur-conscient de tout » relève avec justesse le philosophe Bruno Tackels, dans la récente et passionnante biographie qu’il lui a consacrée, se livrant par là-même à un authentique exercice d’admiration revendiquée avec humilité, dans une émouvante lettre, adressée au maître, qui ouvre son ouvrage.

Cette âme de flâneur scrutait tout, sans relâche, étudiait, éprouvait, vérifiait tout car en tout être et toute chose, il savait présente l’essence première. C’était elle qu’il cherchait à extraire de tout. Ainsi, était-il devenu collectionneur de livres mais aussi d’objets en tous genres au cœur desquels il plongeait pour en recueillir l’esprit. Benjamin estimait que les collectionneurs, à l’instar des physiognomonistes qu’à ses yeux ils étaient, « face au monde des choses, se muent en interprètes du destin. Il suffit d’observer un collectionneur maniant les objets de sa vitrine. A peine les tient-il en main que, dans une inspiration, il semble les traverser du regard pour atteindre leur lointain ».

Il avait un goût prononcé pour les toutes petites choses. « Plus l’objet était petit, relevait sa cousine par alliance et surtout géniale philosophe Hannah Arendt, plus il semblait susceptible de contenir, sous la forme la plus concentrée, tout le reste ».

Une inclination qu’il partageait, en autres troublantes correspondances, avec la mystique poétesse italienne Cristina Campo qui jugeait « infiniment plus délicate et terrible […] la présence de l’immense dans le petit que la dilatation du petit dans l’immense ». Une idée qui n’est pas non plus sans rappeler L’Aleph du poète et écrivain argentin Jorge Luis Borges que cette dernière admirait tant.

« Sans être poète, ni philosophe, il pensait poétiquement », soulignait Arendt pour qui voyait en Benjamin « le pêcheur de perles ».

Arendt, en un superbe hommage allégorique, entendait par là que « ce qui guide ce penser est la conviction que s’il est bien vrai que le vivant succombe aux ravages du temps, le processus de décomposition est simultanément processus de cristallisation ; que dans l’abri de la mer – l’élément lui-même non historique auquel doit retomber  tout ce qui dans l’histoire est venu et devenu – naissent de nouvelles formes et configurations cristallisées qui, rendues  invulnérables aux éléments, survivent  et attendent seulement le pêcheur de perles qui les portera au jour : comme « éclats de pensée » ou bien aussi comme immortels Urphänomene. »

S’il n’était pas poète, il était entré tôt dans le monde des Lettres grâce à la poésie, avec la publication en 1924 de son essai sur les Affinités électives du grand poète et compatriote Johannes Wolfgang Goethe par cet autre poète allemand Hugo von Hofmannsthal qui le déclara « absolument incomparable ».

Dans cet essai, déjà, s’annonçait la voie sur laquelle sa pensée serait engagée tout au long de sa trop brève existence, au cœur de l’Europe qui se détruisait.
« Le rôle de la critique n’est pas de soulever le voile, mais, en le connaissant comme tel, de la façon la plus exacte, de s’élever jusqu’à l’intuition véritable du beau. Jusqu’à une intuition qui ne se révèle jamais à ce qu’on appelle empathie et que n’atteint jamais qu’incomplètement le regard plus pur du naïf : l’intuition du beau comme mystère. Jamais encore une œuvre d’art véritable n’a été comprise, à moins d’avoir été inéluctablement  perçue comme mystère. Car est-il d’autre mot pour définir une réalité à laquelle, en dernière instance, le voile est essentiel ? Puisque le beau est la seule réalité qui puisse être essentiellement et voilante et voilée, c’est dans le mystère que réside le divin fondement ontologique de la beauté. En elle, l’apparence est donc justement ceci : non point un voile inutilement jeté sur les choses en soi, mais le voile que doivent revêtir les choses pour nous. Divine quelquefois est la nécessité qui leur impose ce voile,  et c’est aussi par décision des dieux que, pour peu qu’elle se dévoile à contre-temps, on voit fuir et s’anéantir cette réalité peu apparente que la révélation substitue au mystère. Lors que Kant fait reposer la beauté sur une relation, sa théorie impose triomphalement ses tendances méthodologiques dans une sphère située bien au-dessus de la sphère psychologique. Comme la révélation, la beauté contient en elle des ordonnances qui appartiennent à la philosophie de l’histoire. Car ce qu’elle rend visible n’est pas l’idée elle-même, mais le mystère de cette idée. »
Passeur de littérature française, il allait traduire, entre autres, Les Tableaux parisiens de Charles Baudelaire dont il était épris de toute l’œuvre. Il n'eût de cesse d’en explorer les passages secrets que le poète français lui avait ouvert.

« La clé de la forme allégorique chez Baudelaire est solidaire de la signification spécifique que prend la marchandise du fait de son prix […]»affirmait-il dans Paris, capitale du XIXe siècle, alors que s’enracinait là son concept d’ image dialectique. « Que la ligne de résistance de l’art coïncidât avec la ligne d’attaque la plus avancée de la marchandise, cela devait demeurer caché à Baudelaire », soulignait-il en outre.

Il avait saisi cette chose fascinante et capitale que « l’esprit et sa manifestation matérielle fussent liées au point d’inviter à découvrir partout des correspondances […] leur capacité à s’illuminer réciproquement lorsqu’on les mettait dans le rapport convenable, et à vouer à une inutilité manifeste tout commentaire explicatif ou interprétatif, expliqua Arendt. L’intérêt de Benjamin allait à l’affinité qu’il pouvait percevoir entre une scène dans la rue, une spéculation en Bourse, un poème, une pensée ; au fil caché qui les reliait et permettait à l’historien ou au philologue de reconnaître qu’il fallait les rattacher à la même période ».

De passage en passage, le Présent et l’Absent fondent le Signe.

Cet érudit était fasciné par Paris, « cette Terre promise du flâneur », et sa culture dont il aimait deux autres de ses éminents représentants en littérature, André Gide et Marcel Proust qu’il avait d’ailleurs traduit.

« Il y a une langue de la vérité, dans laquelle les derniers secrets, à dessein desquels peine tout penser, absente toute tension, elle-même gardant le silence, sont conservés », rappelait  Hannah Arendt avant de souligner qu'il s'agissait de ce qui peut se nommer la langue vraie « dont nous présupposons le plus souvent sans le pressentir l’existence, dès que nous traduisons d’une langue dans une autre ».

En Gide, qu'il considérait comme « le dernier Français de la trempe de Pascal », il saluait cette soif de savoir qui ne le quittait pas lui-même : 
« Gide a excellé dans l’art d’apprendre […] C’est généralement l’indolent qui se laisse influencer, tandis que l’esprit capable d’apprendre, tôt ou tard, parvient à maîtriser ce que dans le travail d’autrui peut lui servir, et l’incorporer comme technique à son œuvre.»
De la théorie gidienne du roman pur, il comprendra que « la relation des personnages à ce qui se passe, la relation de l’écrivain à leur égard et à la technique tout ceci doit devenir partie intégrante du roman lui-même. En un mot, le roman pur est au fond une intériorité pure, il ignore toute extériorité ; c’est donc le pôle opposé de l’attitude épique pure, qui est celle de la narration. L’idéal gidien du roman […] est un roman d’écriture pure. Il maintient pour la dernière fois, peut-être, la position de Flaubert ».

Il notait, en outre, que « le lieu de naissance du roman est l’individu dans sa solitude, qui ne dispose plus d’expression exemplaire de ses intérêts les plus vitaux et, qui n’étant conseillé par personne, est lui-même incapable de conseiller qui que ce soit. Ecrire un roman, c’est pousser l’incommensurable dans la représentation de l’existence humaine à son extrême ».

De Proust, - dont il signalait « un côté détective privé » dans sa vive curiosité à l’égard de son époque, laquelle constituait un attrait commun -, il disait qu' « il aimait se voir lui-même comme le désenchanteur impitoyable et sans illusions du moi, de l’amour, de la morale ; de son grand art sans limites  il fit le voile du seul mystère de sa classe, de celui qui pour elle est le plus vital : le mystère économique. Non qu’il fût pourtant à son service. Il est simplement en avance sur elle. Ce qu’elle vit, chez lui on commence déjà à le comprendre. Mais une grande partie de ce qui fait la grandeur de cette œuvre ne deviendra discernable ou décelable que le jour où cette classe, dans le combat final, révélera ses traits les plus accusés ».

Attaché à l’histoire, dans toutes ses expressions, Walter Benjamin avait en conscience le caractère irrémédiable de la rupture de la tradition et la perte de l’autorité survenues à son époque, et s’était lancé en quête d’un style nouveau de rapport au passé. 

Selon Arendt, « en cela, il devint maître le jour où il découvrit qu’à la transmissibilité du passé, s’était substituée sa citabilité, à son autorité cette force inquiétante de s’installer par bribes dans le présent et de l’arracher à cette fausse paix qu’il devait à une complaisance béate ».

Les citations, notait-il, « sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions ».

Cette fonction moderne de la citation, qui s’était imposée au contact de Karl Kraus, « était née d’un désespoir, arguait Arendt, non de ce désespoir que suscite un passé qui se refuse à éclairer l’avenir et laisse l’esprit humain marcher dans les ténèbres, comme chez Tocqueville, mais d’un désespoir relatif au présent et d’un désir de détruire le présent. Par conséquent la force de la citation n’est pas de conserver, mais de purifier, d’arracher du contexte, de détruire ».

Il affirmait que « c’est la sphère linguistique du nom, et elle seule, qui fournit la clé de la démarche polémique fondamentale de Kraus, la citation. Citer un mot signifie l’appeler par son nom ».

A ses yeux, « personne n’a plus parfaitement dissocié le langage de l’esprit, personne ne la plus étroitement lié à l’Eros, que ne l’a fait Kraus dans cette maxime : « Plus on regarde un mot de près, plus il vous regarde de loin. » Voilà un exemple d’amour platonique du langage. Or la seule proximité à laquelle le mot ne peut échapper est la rime. Le rapport primitif, érotique, entre proximité et éloignement s’exprime ainsi dans le langage de Kraus en tant que rime et nom. Rime, le langage remonte du monde de la créature ; nom, il élève toute créature jusqu’à lui. »

Ainsi pour Benjamin, la langue n’était en rien premièrement le don de parler privilégiant les hommes parmi les vivants mais au contraire, « l’essence du monde […] dont procède le parler ».
« Dans la citation qui sauve et qui châtie, le langage apparaît comme la matrice de la justice. La citation appelle le mot par son nom, l’arrache à son contexte en le détruisant, mais par là même le rappelle aussi à son origine. Le mot est sonore ainsi, cohérent, dans le cadre d’un texte nouveau : on ne peut pas dire qu’il ne rime à rien. En tant que rime, il rassemble dans son aura ce qui se ressemble ; en tant que nom, il est solitaire et inexpressif. Devant le langage, les deux domaines – origine et destruction – se justifient par la citation. Et inversement, le langage n’est achevé que là où ils s’interpénètrent : dans la citation. En elle, se reflète le langage des anges, dans lequel tous les mots, tirés du contexte idyllique du sens, sont transformés en épigraphes du Livre de la Création. »
« La consistance de la vérité […] a été perdue », estimait non sans regret,Benjamin pour qui l’histoire et sa mémoire, l’histoire littéraire en particulier, participent bien directement de la quête de l'essence première.

Aussi, il pointait le manquement de la génération de son époque ténébreuse à trouver du sens dans une présentation globale et remarquait « qu’elle devrait se battre avec les œuvres. Il ne suffit pas de dire comment celles-ci sont nées, il importe au moins autant de circonscrire l’horizon dans lequel elles ont vécu et agi, c’est-à-dire leur destin, leur réception par les contemporains, leurs traductions, leur gloire. Ainsi, l’œuvre se structure  en elle-même pour former un microcosme ou mieux : une microépoque. Car il ne s’agit pas de présenter les œuvres dans le contexte de leur temps, mais bien de donner à voir dans le temps où elles sont nées le temps qui les connaît – c’est-à-dire le nôtre. La littérature devient de la sorte un organon de l’histoire, et lui donner cette place – au lieu de faire de l’écrit un simple matériau pour l’historiographie -,  telle est la tâche de l’histoire littéraire. »

Selon Hannah Arendt, « une propriété caractéristique de cette « consistance de la vérité » était du moins pour Benjamin dont les premières tentatives de pensée avaient été d’inspiration entièrement théologique, que la vérité se rapportait à un mystère, et que c’était la révélation de ce mystère qui faisait autorité. »

Pour Benjamin, la vérité « n’est pas un dévoilement qui détruit le mystère mais la révélation qui lui rend justice », réaffirmait-elle après lui, en expliquant que « c’était cette consistance qui lui était propre qui la rendait pour ainsi dire tangible et lui permettait d’être transmise par la tradition. La tradition transforme la vérité en sagesse et la sagesse est la consistance de la vérité transmissible ».

Cette vérité transmissible jaillit, selon Benjamin, par exemple au cœur de l’œuvre de Kafka qu’il a toute sa vie lu et relu avec la plus minutieuse attention, convaincu de sa nature prophétique

Kafka, disait-il, « ressent plus d’angoisse pour ce monde que pour lui-même ». Ils avaient, outre le génie, sans doute ce trait en partage.

Benjamin avait découvert que « le véritable génie de Kafka était d’avoir tenté quelque chose d’entièrement neuf : il sacrifiait la vérité pour s’attacher à la transmissibilité ». Il était émerveillé par La vérité sur Sancho Pança en particulier, qu'il comparait au « sac du semeur, un sac rempli de graines aussi vigoureuses que ces graines naturelles qui, exhumées d’une tombe après des millénaires, produisent encore des fruits ».


Œuvres I, II, III
, Walter Benjamin, traduction de Maurice de Gandillac, Pierre Rusch et Rainer Rochlitz (Ed. Gallimard, Folio/Essais)
Rêves, Walter Benjamin (Ed. Le Promeneur)
Je déballe ma bibliothèque, Walter Benjamin (Ed. Rivages poche, Petite bibliothèque)
Walter Benjamin 1892 - 1940, Hannah Arendt (Ed. Allia)
Walter Benjamin, une vie dans les textes, Bruno Tackels (Ed. Actes sud)
  

vendredi 20 février 2009

Weil: un homme qui marche dans la nuit


Simone Weil 
« Un être aimé me déçoit. Impossible qu’il ne me réponde pas ce que je me suis dit moi-même en son nom. […] Accepter qu’ils soient autres que les créatures de notre imagination, c’est imiter le renoncement de Dieu. Moi aussi, je suis autre que ce que je m’imagine être. Le savoir, c’est le pardon. »
La Pesanteur et la Grâce, Simone Weil (Ed Plon, Agora)

« Elle n’était prévenue contre rien sinon contre la cruauté ou la bassesse, qui revient au même. Elle ne méprisait rien sinon le mépris lui-même. Et à la lire, on se dit que la seule chose dont fut incapable sa surprenante intelligence était la frivolité. On lui demande en 1943 un rapport sur la situation morale de la France et elle écrit le livre publié aujourd’hui sous le titre L’Enracinement, véritable traité de civilisation. Tel est le personnage qui allait toujours, et comme naturellement, à l’essentiel. »

Simone Weil, Albert Camus (Bulletin de la NRF, juin 1949)

Normalienne, professeur agrégée de philosophie, militante d'extrême gauche, ouvrière, mystique, la femme d’exception que fut Simone Weil (1909 - 1943) dont la réflexion a exploré tous les domaines de la pensée, aura passé toute son existence dense aussi bien que précoce et éphémère, à tenter d’éclairer de sa quête indéfectible, solitaire, surnaturelle, le voyage de l’homme de bonne volonté qui marche dans la nuit.

Simone Weil a notamment partagé, quelques mois durant, l’existence des humbles au labeur à l’usine et épouser leur profond et silencieux désespoir qu’elle s’est attachée à dénoncer dans L’Enracinement, portée par sa soif immodérée de justice et de vérité. Dans cet ouvrage, le plus capital de la philosophe, elle fournira les clés à ses yeux susceptibles d’ouvrir sur une société meilleure et juste, c’est-à-dire bâtie sur la satisfaction des besoins fondamentaux de l’âme humaine, sur la lutte contre le déracinement – équivalent à la perte des liens avec l’héritage culturel et spirituel, à l’effacement du passé et a fortiori à la destruction de la relation au surnaturel – et  sur l’enracinement.

L’ordre humain véritable est « le premier des besoins » déterminés par Simone Weil qui l’estimait « même au-dessus des besoins proprement dits », arguant que « pour pouvoir le penser, il faut une connaissance des autres besoins » que sont la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la hiérarchie, l’honneur, le châtiment, la liberté d’opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective et la vérité.

Ainsi la philosophe pose comme postulat de base, celui de l’obligation qui « ne lie que les êtres humains » et prime sur la notion de droit, dans la mesure où « un droit n’est pas efficace par lui-même, mais seulement par l’obligation à laquelle il correspond ».  Dès lors,  expliquait-elle, « il y a obligation envers tout être humain, du seul fait qu’il est un être humain, sans qu’aucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n’en reconnaîtrait aucune ».

Pour Simone Weil, l’homme qui marche dans la nuit, dans le respect de l’ordre humain véritable, fait bien route vers son salut. Il est un homme de bonne volonté car ceux qui en manquent « ou restent puérils, ne sont jamais libres dans aucun état de la société ».

Il est capable d’obéissance qu’il recherche, « celle qui suppose le consentement, et non pas la crainte du châtiment ou l’appât de la récompense », se doit d’être responsable, de jouir du « sentiment d’être utile et même indispensable ».

Il est un homme doté du sentiment d’égalité en termes d’espérance, s’agissant de « la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d’égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l’être humain comme tel et n’a pas de degrés.»

Il doit se méfier de l’argent constituant « le mobile ou presque de tous les actes, la mesure unique ou presque de toutes choses » ; il s’agit du « poison de l’inégalité » infiltré partout.

Il respecte le sens de la hiérarchie, loin de tout culte de la personnalité ou du pouvoir, mais en tant que valeur de symbole de « ce domaine qui se trouve au-dessus de tout homme et dont l’expression en ce monde est constituée par les obligations de chaque homme envers ses semblables ».

Il comprend et exige que l’honneur, outre le respect dû à chaque homme, soit un « rapport à un être humain considéré, non simplement comme tel, mais dans son entourage social ».
 « Le crime seul doit placer l’être qui l’a commis hors de la considération sociale, et le châtiment doit l’y intégrer. » 
A cet égard, pour l'homme de bonne volonté, la notion de châtiment est acceptée en tant qu’honneur puisqu’il signe non seulement le retour du criminel dans la communauté des hommes qui « efface la honte du crime » mais permet de faire « entrer la justice dans l’âme du criminel par la souffrance de la chair ».

Il est soucieux de «la liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu’elle soit, sans aucune restriction ni réserve»
, conscient qu’il s’agit d’un « besoin absolu pour l’intelligence » dans la mesure où si celle-ci est « mal à l’aise, l’âme entière est malade ».

En revanche, il l’exerce dans le respect de ses « obligations éternelles envers l’être humain, une fois que ces obligations ont été solennellement reconnues par la loi ».

Il sait l’importance de la sécurité pour avancer dans la nuit, son âme ne doit pas être toute entière et constamment soumise à la peur ou la terreur, à l’exception « de circonstances accidentelles dans des moments rares et courts », il ne soumet personne à des menaces ou tout autre malheur, « la peur permanente […] est toujours une maladie. C’est une demi-paralysie de l’âme ».

Toutefois, il se doit de prendre des risques, en vue de forger son courage et ainsi de doter son âme des défenses nécessaires pour affronter la peur.
Il est inéluctablement porté à, au moins, « s’approprier par la pensée tout ce dont il a fait longtemps et continuellement usage pour le travail, le plaisir ou les nécessités de la vie », notion qui s’apparente aussi à une revendication symbolique de la propriété des biens de la collectivité. 

Il aime la Vérité qu’il juge sacrée par dessus tout.

La grâce, placée au cœur de la philosophie de Simone Weil dont l’affirmation impose en même temps la Vérité, implique un processus essentiel de «décréation», soit la capacité à se vider de soi-même qu'elle encourage elle-même, ainsi «se produit un appel d’air» afin qu’elle s’y engouffre, s’y love et comble l’être. L’acceptation d’ «un vide en soi même, cela est surnaturel», révélait-elle.

Selon Simone Weil, le monde est régi par ces deux forces antagonistes : La Pesanteur et la Grâce.
« La création est faite du mouvement descendant de la pesanteur, du mouvement ascendant de la grâce et du mouvement descendant de la grâce à la deuxième puissance.»
Aussi, l’homme qui marche dans la nuit fait-il route en quête du Salut, et ce faisant, il tente d’échapper à ce qui en lui relève du mouvement de la pesanteur pour tendre vers la grâce, « secrète, silencieuse, presque invisible, infiniment petite, mais décisive » dont la définition paraît impossible tant elle appartient à l’ordre abstrait de la lumière, la transcendance, l’amour. « Si on en fait un objet, on l'abaisse », mettait en garde Simone Weil.

« Si elle n'existait pas, l'intelligence ne pourrait se prononcer sur elle », avançait-elle, implacable, affirmant que «tous les mouvements naturels de l’âme sont régis par les lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception ».

Albert Camus
Simone Weil, «n’a rien cherché à conquérir. Mais dès l’instant de ce renoncement, la voilà qui persuade, estimait Camus qui l’admirait intensément, c’est ainsi, je suppose, que la vraie grandeur, sur laquelle Simone Weil a dit tant de choses profondes, s’obtient. Grande par un pouvoir honnête, grande sans désespoir, telle est la vertu de cet écrivain. C’est ainsi qu’elle est encore solitaire. Mais il s’agit cette fois de la solitude des précurseurs, chargée d’espoir.»

« Se réduire à la place qu’on occupe dans l’espace et dans  le temps. A rien », s’intimait-elle dans ce souci d'humilité qui la caractérisait. Rares ont été ceux à le mettre en doute.

Cioran, lui, était de ceux-là. Dans ses Cahiers (1957-1972),  alors qu'il qualifiait Simone Weil de femme extraordinaire, et admit l’admirer, il tint toutefois à faire état de quelques sévères bémols jugeant «qu’elle n’était pas une sainte, […]qu’elle avait en elle trop de cette passion et intolérance qu’elle détestait dans l’Ancien Testament dont elle est sortie et auquel elle ressemble malgré le mépris où elle le tenait. C’est un Ézéchiel ou un Isaïe féminin. Sans la foi, et les réserves que celle-ci implique et impose, elle aurait été d’une ambition effrénée. Ce qui ressort chez elle, c’est la volonté de faire accepter à tout prix son point de vue, en brusquant, en violentant même l’interlocuteur. J’ai dit encore au poète magyar qu’elle avait en elle autant d’énergie, de volonté et d’acharnement qu’un Hitler […]»

Selon Cioran, en réalité, Simone Weil était habitée d’un «orgueil sans précédent, et qui se croyait sincèrement modeste. Une telle méconnaissance de soi chez un être aussi exceptionnel est confondant. En fait de volonté, d’ambition, et d’illusion (je dis bien, illusion) elle aurait pu rivaliser avec n’importe quel grand délirant de l’histoire contemporaine.»

Il est vrai que la jeune philosophe, qui cherchait et questionnait sans cesse, éprouvait et livrait d’intimes certitudes empreintes d’une puissance et d'une nature exclusives et absolues, sa pensée coulait avec la limpidité d’une source pure et claire aux profondeurs fangeuses maîtrisées, qui ne saurait connaître le moindre trouble, ni aucune altération portée par les vents d’où qu’ils soufflent.

« Puissé-je ne rien souillé, quand je serais entièrement transformée en boue. Ne rien souiller même dans la pensée. Même dans les pires moments je ne détruirais pas une statue grecque ou une fresque de Giotto. » priait-elle dans La Pesanteur et la Grâce.

« Dans le temps de la puissance et au siècle de l’efficacité, ces vérités sont provocantes. Mais il s’agit d’une provocation tranquille: ce sont les certitudes de l’amour. Imaginons seulement la solitude d’un pareil esprit dans la France d’entre les deux guerres. » aimait à souligner Camus.

« Elle ignorait apparemment le doute et, si ses opinions pouvaient changer, elles étaient toujours aussi catégoriques […]» notait pour sa part Raymond Aron dans ses Mémoires.

Ce dernier avait pressenti le caractère surnaturel que prenait le cheminement intellectuel de Simone Weil un jour, au jardin du Luxembourg, à l’occasion d’une promenade avec son épouse, et leur enfant. « Sous un soleil glorieux. Le jardin était si beau que l’on respirait pour ainsi dire le bonheur », se souvint-il quand Simone vint à leur rencontre, « le visage bouleversé, proche des larmes. À notre question, elle répondit: 'Il y a une grève à Shanghai et la troupe a tiré sur des ouvriers.' Je dis à Suzanne que Simone devait aspirer à la sainteté; prendre sur soi toutes les souffrances du monde n’a de sens que pour un croyant ou même, plus précisément, pour un chrétien. »

La perception de Raymond Aron se révélait infiniment sensible, puisque l’existence de Simone Weil avait bel et bien été bouleversée de fond en comble en raison de l’expérience concrète du « Christ lui-même » venu la prendre.

« Je n'avais pas prévu la possibilité de cela, confia-t-elle, d'un contact réel, de personne à personne, ici bas, entre un être humain et Dieu. »

La Pesanteur et la Grâce, Simone Weil (Ed. Plon, Agora)
L’Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, Simone Weil (Ed. Gallimard, Idées)