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jeudi 7 octobre 2010

Morpholab, Prodige de corps célestes



A Philippe Combes

Morpholab est expression, observation, contemplation à la fois d’une résistance, d’une souffrance, d’une progression, d’une retenue, d’une violence, d’une douceur, d’un masculin, d’un féminin ; acte visuel vivant et prodigieux, il vibre de corps célestes en révolution d’où jaillissent les pulsations de l’univers lui-même et résonne d’éblouissantes tensions de chair et d'êtres, tel un big-bang d’auras qui sourd au mystère sensible de la beauté irrésolue.

Au cœur des murs de ténèbres s’ouvrent des brèches en saignées de lumière, se dévoile la source des rayons. L’invisible offre sa substance à fleur de peau, s’affirme en étreintes telluriques, surgit en effusions de flammes charnelles, se noue au coton blanc de la matière métamorphique. Ici une nuance particulière de l’être joue, danse et varie sous le faisceau d’argent, émet l’écho polyphonique de sa vérité abstraite. Là, son obscurité inhérente, le mal de l’être, ce qui en soi échappe à toute portée lumineuse, torture à la folie l’âme et le squelette. La pitié s’allie à la pénitence, la pesanteur à la grâce, par le geste décomposé dans l’amour et la douleur, la résignation et la révolte. En sublime arabesque, l’être aussi léger que l’aigrette, tout entier déployé, s’élève au ciel noir. Dans l’ébranlement de l’air, les mouvements s’embrassent et se repoussent, les déterminations, en abondance, s’aliènent et s’opposent en un chaos étrangement harmonieux, à l’unisson des réflexions de lumière qui n’ont de cesse d’irradier, de posséder en fugue résolue vers l’inconnu. La nécessité supérieure poursuit sa lutte perpétuelle, paradoxale contre la nécessité organique, lutte sans laquelle toutes deux s’enfoncent inexorablement dans les limbes du néant.

Ce n'est ni le jour, ni la nuit, mais entre-deux mondes. Là, s’émeuvent, s’élancent, se tendent et s’arquent les corps en gloire, Camarde aux trousses, mus par des forces invisibles, irrésistibles, qui les habitent et les exhortent à violente jouissance, à décisif combat. Vies sous emprise d’amour éperdu, fort comme la mort, versent en corps à corps leur désir brûlant, brûlant comme l'enfer.

En ressac impétueux, les traits accusent le désordre intérieur de l’homme. Perles fines ruissellent le long de la précieuse paroi de l’être, consumé par son feu en veines, gouttes de rosée nées de chair aimante sous l’œil subtil du poète, celui qui voit ce que personne d'autre ne voit.

Par ses yeux…

La peau pétrie de portions de lumière, les êtres déploient leurs bras ondoyants et libèrent aux airs nocturnes leur poussière d’étoiles à la faveur d’une danse cosmique, hymne à la création de l'univers et de sa destruction composé en offrande à Shiva.

Les corps flottent dans l’éther, où le temps et l’espace s’affrontent et se confondent, où s’entend la suprême pesée de l’impondérable, où le monde n’est plus qu’océan de perceptions métamorphosées, où les conditions et les formes se noient en réciprocité absolue.

Dans la fragilité de porcelaine, à la blancheur brisée sous le choc de la chute, figurent les auréoles angéliques en appétit de lumière, hors d’atteinte. D’une nuée de petites cuillères à sucre en plongée vers la flaque sombre, le métal argenté réfléchit dans ses plus infimes parcelles le défi de la masse toute entière qui se livre aux pieds de chair et de sang légers, prompts à exaucer le rêve d’Icare. Dans la fuite des ombres en tourmente, résonne le fracas des bois qui s'entrechoquent tels ceux des cerfs au combat.

L’image du monde s’offre au miroir luisant et noir en une extraordinaire union de mutations, délivre à nu leurs relations secrètes, éprouve la force de s’éclairer lui-même. La nature s’impose dans la révélation de son existence, en apothéose, s’épanouit dans le mystérieux flottement et l’oscillation délicate de l’au-delà et l’en-deçà, de l’en-haut et l’en bas, de l’avant et l’après, du présent et de l’absent.

La musique et la danse, comme une mer ensorcèle et emporte, élèvent l’existence vers les étoiles mélodieuses. Le poète, lui, sait tout de l’attraction des astres.

Contemplation de lames de fond déchaînées en mouvements de vérité de l’être; imprévisibles tsunamis d’émotions conçus dans l’attachement occulte aux gouttes de nuit lunaire, ils grondent dans l’air sombre et submergent les corps inondés d’éclats d’eau et de lumière, les pénètrent à flots, comme autant d’épreuves de l’âme, à jamais jouées par l’inconnaissable symphonie du monde. Le poing cogne, en vain, contre la nuit liquide. La détresse éclabousse.

 Ailleurs peut-être, hors des mondes hostiles, de majestueuses élévations se révèlent. Temps absolu du retour aux sources calmes, où l’innocence originelle résonne de son chant cristallin.
Enveloppes charnelles spiritualisées par l’extase de la passion terrestre, aux doux visages tendus vers les cieux impénétrables, voués à l’embrasement céleste de feux blancs et l'espérance de la libération, elles brisent les pénibles cages qui enserrent leurs rêves délicats, invoquent la paix aux plumes de pureté éployées. L’âme enfin resplendit en aurore amoureuse, réfraction irisée de volupté. A la jonction de l’amour et de l’éternité, souffle le vent de grâce. Ses paillettes d’or, lumineuses de tendresse, s’échappent du siège du regard, et tissent, dans le prisme, le voile intime d'étincelles promis à épouser la chaleur de la chair et préserver la nudité fragile de l’être telle une nacre la perle.


Texte de Zoé Balthus accompagnant le film Morpholab, réalisé par Bruno Aveillan et le chorégraphe Philippe Combes et sa compagnie Cave Canem, lors de sa première présentation au public dans le cadre de l'exposition d'oeuvres photographiques de l'artiste Bruno Aveillan intitulée Mnemo # Lux, à la galerie Epicentro à Berlin du 8 octobre au 18 novembre 2010.


Morpholab 2009 (c) Bruno Aveillan


Morpholab, prodigy of celestial bodies

To Philippe Combes

Morpholab is the expression, observation and contemplation of resistance, suffering, progression, restraint, violence, gentleness, masculinity and femininity, all at once. A living and prodigious act, it throbs with revolving celestial bodies emitting the pulsations of the universe itself and resonates with the dazzling tensions of flesh and beings, like a big bang of auras that soars toward the sensitive mystery of unresolved beauty.

At the heart of the dark walls, carved gaps of light open up, revealing the source of the rays. The invisible unveils its substance on quivering skin, takes the form of telluric embraces, emerges in outpourings of fleshly flames and blends with the white cotton of metamorphic matter. Here, a special nuance of being plays, dances and self-transforms in a silver beam, secreting the polyphonic echo of its abstract truth. There, its inherent darkness, existential suffering, that which escapes from the reaches of light, tortures soul and skeleton to the outreaches of madness. Pity meets with penance and gravity with grace, through gestures decomposed into love and pain, resignation and revolt. A magnificent arabesque, a being light as an egret, fully outstretched, rises into black sky. In the tumultuous air, movements entwine and repel, and abundant determinations alienate and oppose each other in a strangely harmonious chaos, in unison with the reflections of light that constantly glimmer and bewitch in a resolute flight toward the unknown. Higher necessity pursues its perpetual, paradoxical battle against organic necessity, a battle without which both would plunge inexorably into the abyss of nothingness.

It’s neither day nor night, but somewhere between two worlds. Glorious bodies yearn, reach out, strain and arch, the skeleton of death on their heels, driven by invisible, irresistible forces that inhabit them and exhort them toward a violent climax, a decisive confrontation. Lives under the sway of boundless love, powerful as death, pour out their burning desire in close combat, ablaze with hellish heat.

Like an impetuous wave, features betray the internal disorder of Man. Fine beads stream down the precious lining of a being, consumed by the fire in his veins. Drops of dew emerge from loving flesh under the subtle eye of the poet, he who sees what no one else sees.

Through his eyes…

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Morpholab, an experimental movie, directed by Burno Aveillan and Philippe Combes
 Their skin speckled with portions of light, the beings deploy their undulating arms and release stardust into the nocturnal air, generating a cosmic dance, a tribute to the creation and destruction of the universe, composed as an offering to Shiva.

Their bodies float in the heavens where time and space clash and fuse, where the supreme pondering of the imponderable has meaning, where the world is nothing but an ocean of metamorphosed perceptions, and where conditions and forms drown in absolute reciprocity.

With the fragility of porcelain, in the whiteness shattered by the impact of the fall, angelical halos appear, hungry for light beyond reach. Out of a swarm of small teaspoons plunging toward the dark puddle, the tiniest parcels of silvery metal reflect the challenge of the entire mass delivered unto the light feet of flesh and blood, poised to make Icarus’s dream come true. In the flight of the tormented shadows, the sound of crashing wood resonates like stags in battle. 

The image of the world is offered up to a shiny black mirror in a stunning union of mutations, unveiling their secret relations, sensing the strength to illuminate itself. Nature imposes itself through the revelation of its existence, like an apotheosis, blossoming in the mysterious floating and delicate oscillation of beyond and within, above and below, before and after, presence and absence.

The music and dance, like a sea that mesmerizes and carries away, uplifts existence to the melodious stars. As for the poet, the pull of the heavenly bodies holds no secret.

Contemplation of ground swells raging like the movements of the truth of being; unpredictable tsunamis of emotion conceived in occult attachment to the drops of lunar night, they rumble in the dark air and submerge the bodies flooded with glitters of water and light, penetrating them in torrents, like so many trials of the soul, forever played and replayed by the indecipherable symphony of life. The fist strikes out in vain against the liquid night. Spattering distress.

Elsewhere perhaps, beyond hostile worlds, majestic elevations unfold. Such is the absolute time of a return to the tranquil sources, where original innocence rings out in crystalline song.

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Morpholab, an experimental movie, directed by Burno Aveillan and Philippe Combes
Carnal envelopes spiritualized by the ecstasy of terrestrial passion, their gentle faces leaning toward impenetrable skies, destined for the celestial blaze of white fires and the quest for liberation, break out of their painful cages confining their delicate dreams, invoking peace, with feathers of pureness spread. Finally the soul radiates with an amorous glow, an iridescent refraction of voluptuousness. At the junction of love and eternity, the winds of grace blow. Their golden flakes, bright with tenderness, escape the seat of the eye and, within the prism, weave an intimate veil of sparks destined to blend with the warmth of the flesh and preserve the fragile nakedness of the being, like nacre on pearl.

Zoé Balthus – Paris, July 2010 - Translated by Joshua Karson

jeudi 3 avril 2008

Les Passions de Bill Viola, sur toile plasma

Catherine's room (détail) polyptique vidéo - 2001 (c) Bill Viola
L'un des maîtres de l'art vidéo, l'Américain Bill Viola étudie, observe, explore l'humain et les mouvements de l'âme agitée dans l'amour, la joie, le triomphe, le chagrin, la douleur, ou encore le désespoir . Bill Viola commande à des comédiens leurs interprétations. Le vidéaste a fait appel entre 2000 et 2003 à toutes ses facultés pour mobiliser et inspirer des acteurs ainsi qu'une énorme équipe de production pour mettre en scène les Passions qu'il aura filmées fort longtemps et savamment puis livrées au public dans les musées du monde entier, sur des écrans plasma, comme autant de tableaux de maître.

Les Passions du vidéaste new-yorkais combinent une quinzaine de films muets, consacrés à l'exploration de l'expression de plaisir, de tristesse, de souffrance, de frayeur ou encore de colère dont il a rendu compte au ralenti. Certains courts métrages ont été inspirés par de grandes oeuvres de la peinture classique.


"Je m'intéresse à ce que les vieux maîtres n'ont pas peint, j'ai cherché les étapes intermédiaires" entre la réalité et le tableau, explique l'artiste.


Pour chacun de ses tableaux, Bill Viola invite le spectateur à suivre le parcours physique de l'émotion, permet au body language ou langage du corps de libérer tout son sens. Chacun fait figure d'épiphanie.


L'artiste présente ainsi une fresque intitulée The greeting inspirée de La Salutation du peintre italien du XVIe siècle, Jacopo Pontormo. Scène de rue, d'un autre âge. Deux femmes vêtues de tuniques et portant sandales, sont rejointes par une troisième de semblable allure. Elle est enceinte. L'arrivée de cette nouvelle venue suscite une série de réactions en chaîne. Leurs propos inaudibles obligent, pour en deviner la teneur, à s'attarder sur la gestuelle et la multiplicité des attitudes, l'expression des visages, les regards échangés, le mouvement des mains et la disposition des corps dans l'espace.


Catherine's room (détail) polyptique vidéo - 2001 (c) Bill Viola

Dans son Quintet of the Astonished, inspiré de l'oeuvre du néerlandais Jérôme Bosch (XVe siècle), Bill Viola met en scène quatre hommes et une femme dont les regards ne se croisent à aucun moment. Différentes émotions pour chacun se succèdent, s'apparentent au chagrin pour certains, à la compassion, la tristesse, l'angoisse ou la sérénité pour d'autres. Les mots sont inutiles pour qui sait observer, lire l'expression véritable qui jaillit subtilement de l'épiderme, quand le corps fait si belle part au sens, comme parvient à le démontrer le vidéaste avec maestria.


Et de songer : "C'est bien là être seul, c'est là, c'est là, que se trouve la solitude", selon les mots de Lord Byron.


Autre oeuvre du maître de la vidéo d'art, le fascinant diptyque intitulé Silent mountain. Là, un homme et une femme, filmés séparément, réagissent à une information qui demeure inconnue au spectateur et tout entière à imaginer au regard des violentes déformations de leurs traits et des contorsions de leurs corps. La femme se tord, se contorsionne, enserre son ventre à deux bras, se courbe, se recroqueville et se replie sur ses tripes, victime d'un douloureux combat intérieur. Quant à l'homme, ses veines sous nos yeux se gonflent d'un flot de sang, deviennent si saillantes tout le long de sa gorge que l'on croirait prête à exploser, tandis que son visage prend une teinte violine, ses mains agrippent ses cheveux et soudain, ce cri muet en formation, en ascension jaillit enfin, expulsé avec une telle magnitude que l'on croit même l'entendre.


"Probablement le cri le plus puissant que j'ai jamais enregistré" dira Bill Viola qui estime que les énergies exprimées dans cette oeuvre relèvent de "l'événement cataclysmique d'une ampleur comparable à celle d'une explosion volcanique".


Dans Emergence, c'est un Viola mystique qui réalise une oeuvre biblique dans laquelle il s'attaque au thème de la résurrection. Deux femmes, une jeune et l'autre plus âgée, assises dans une attitude de recueillement et de tristesse auprès de ce qui apparaît être un tombeau de marbre.


Soudain, la surface froide et inerte de la pierre se trouble pour se liquéfier et laisser surgir un homme jeune et beau, quasiment nu, glabre, blême et froid comme le marbre se dressant hors du bain. Apparition christique, sous le regard stupéfait de ces femmes presque effrayées, tirées si soudainement de leurs méditations et prières respectives.



Catherine's room (détail) polyptique vidéo - 2001 (c) Bill Viola
Le metteur en scène de théâtre, l'Américain Peter Sellars a vu dans les Passions de son compatriote "les images de la naissance et de la mort se tenant et se touchant dans une miraculeuse étreinte, qui réconforte sans jamais être confortable".

Bill Viola semble avoir été happé par un univers parallèle au nôtre dont il s'extrait pour rapporter les preuves filmées d'existences paranormales qui, étrangement,  nous reflètent et nous révèlent toute la tragédie d'être.


Ce texte fut écrit en 2003 dans la foulée d'une visite de l'exposition The Passions de Bill Viola à la National Gallery de Londres et publié par plusieurs titres de la presse internationale.