dimanche 4 février 2018

Sugimoto Hiroshi, metteur en scène de son testament

Tunnel du solstice d'hiver et scène de théâtre de Nô en verre optique – Fondation Odawara – novembre 2017 (c) Zoé Balthus

A François Weil,


Située à une heure de train au sud de Tokyo, sur la baie de Sagami, la Fondation d'art de Odawara du plasticien japonais Sugimoto Hiroshi était ouverte au public depuis quelques semaines à peine lorsque je suis allée la découvrir, en novembre dernier. Conversation avec le maître des lieux.

« C'est un lieu unique que j'ai conçu moi-même, dans son intégralité », déclare d'emblée l'artiste japonais, la voix vibrant d'une fierté d'enfant dont on admirerait le château de sable bâti face à la mer.  Mais son domaine, perché sur le versant de la colline Hakone plantée de vergers et d'agrumes, qui surplombe l'azur de l'océan Pacifique, lui, est bel et bien destiné « à survivre à l'espèce humaine» et durer « des milliers d'années »

Le photographe, qui fêtera malheureusement, dit-il, ses 70 ans le 23 février, n'a pas installé sa fondation là par hasard. Il connaissait ce coin depuis l'enfance, quand il y passait  avec ses parents qui « avaient l'habitude de séjourner dans un hôtel de bord de mer des environs où ils profitaient des sources chaudes ». C'est au pied de cette colline, « que j'ai vu la mer pour la première fois » se souvient l'artiste, « nous étions, à bord du train reliant Atami à Nebukawa, j'avais trois ou quatre ans, quand soudain la mer est apparue sous mes yeux à la sortie du tunnel, s'étendant à l'horizon ».  J'avais fait le même trajet et découvert le bleu éblouissant du ciel et de la mer, à perte de vue, depuis la jolie petite gare de Nebukawa, où j'ai cru, une heure durant, avoir atteint le bout d'un monde déserté.

Il avait déniché cette terre, il y a quinze ans, alors qu'il cherchait « à bâtir une petite maison de vacances dans les environs », confie-t-il. Mais la zone n'était pas constructible, une fondation publique est la seule chose qu'on lui a permis d'ériger sur ces cinq hectares de vergers dominant l'étendue marine. « Ce point de vue est mon plus ancien souvenir d'homme », fait valoir l'artiste avec émotion, « j'ai intentionnellement ramené mon oeuvre sur les lieux de ma mémoire originelle ».

La galerie du solstice d'été et l'extrémité du tunnel du solstice d'hiver - Odawara (c) Zoé Balthus
Depuis qu'il a décidé d'y établir sa fondation, « le projet a bien sûr maintes fois évolué au fil du temps », raconte-t-il, « et une fois mes plans bien arrêtés, il a fallu cinq ans pour lui faire voir le jour ».   

Sugimoto a créé cette longue et majestueuse galerie qui court sur 100 m avant de littéralement bondir vers la mer. Elle est orientée de telle façon qu'elle se remplit des rayons au levant pendant le solstice d'été où étincellent de mille feux quelques pièces de verre optique, un matériau qu'il chérit. 

Cet écrin de pierres anciennes et de verre abrite sept oeuvres de sa série Seascapes, photographies de la mer et du ciel fusionnés, saisis par poses longues, leur offrant d'insolentes nuances de noir et de gris lumineux. Sous la galerie, croise un tunnel métallique rouillé de 70 m qui, lui, a été conçu de telle sorte que la lumière du soleil levant, surgissant des eaux, le traverse pendant le solstice d'hiver pour aller baigner un plateau circulaire de pierres anciennes, surmonté d'une vieille stèle qui s'illumine sur sa trajectoire.  

A la gauche de la galerie, et toujours face à l'océan, l'artiste a installé une maison de thé, baptisée U-chô-ten (écouter la pluie) qui se veut une réinterprétation de la mythique Taian que le célèbre maître Sen no Rikyû (1522–1591) avait, dit-on, lui-même conçu après avoir révolutionné le rituel essentiel au Japon de la cérémonie de thé. Il l’avait dépouillée de tout le faste clinquant qu’on lui consacrait à la cour avant lui. Sugimoto Hiroshi assure avoir respecté « ses exactes dimensions et simplement ajouté un toit métallique de récupération afin d'écouter » la musique de l'eau les jours de pluie, « certain que c'est le genre de matériau » que le maître de thé aurait volontiers utilisé. Deux blocs de verre optique placés sur le pas de porte capture les rayons de l'aube pendant les équinoxes d'automne et de printemps, après avoir franchi un imposant torii de pierre, portail shintô qui symbolise la frontière entre le monde physique et le monde spirituel, datant du moyen-âge.

Selon lui, il s'agit de « se reconnecter mentalement et visuellement avec les plus anciens souvenirs de l'humanité». « Le passage du temps est la clé et la philosophie de mon oeuvre de photographe et d'architecte », souligne-t-il. Il tient à ce statut d'architecte et rappelle que Go'o Shrine or The Appropriate proportion (2002) fut sa première oeuvre d'architecture, commandée par le Art House Project de l'institution Benesse sur l'île de Naoshima, dans la mer intérieure nippone, au sud-est de Hiroshima.

Détail de Go'o Shrine or The Appropriate proportion (2002) – Naoshima  (c) Zoé Balthus
Et comme je regrettais que les horaires d'ouverture de la fondation ne permettaient pas d'en jouir au lever du soleil, l'artiste a répondu qu'il avait invité « cinquante personnes du public » à venir admirer les lieux pendant le dernier solstice d'hiver. « Chaque  année, au moment du solstice d'hiver, et peut-être aussi pour le solstice d'été et aux équinoxes, des événements spécifiques seront organisés »,  a-t-il ajouté d'un ton rassurant avant d'ajouter en riant : « j'ai eu maintes occasions aussi d'y admirer le clair de lune en sirotant un Dom Perignon... ». L'artiste envisage  d'y ajouter un café et peut-être « une petite section résidentielle».

La fondation de Sugimoto Hiroshi, représenté par la galeriste américaine Marian Goodman depuis l'an dernier, n'occupe qu'un tiers de la superficie de la propriété. Mais il compte ouvrir une deuxième tranche « d'ici l'an prochain » espérant pouvoir « doubler la taille d'Odawara chaque année», précise-t-il. « Cet espace est à la fois une oeuvre d'architecture et une oeuvre d'art, c'est de l'art conceptuel. »
 
Désormais, tout l'argent qu'il gagne doit alimenter ces lieux conçus pour rendre hommage à l'histoire et la culture du Japon dont il se passionne. Il y met en scène ses collections d'antiquités nippones, de fossiles et de pierres anciennes. Certaines proviennent de vieux temples japonais, à l'instar de cette pierre provenant des ruines du temple Hôryû-ji datant du VIIe siècle. Ici, nous ne marchons que sur des pièces rares. « On ne les trouve pas dans les boutiques, les sources varient. Les pierres viennent à moi, je ne sais l'exprimer autrement... » et d'ajouter en plaisantant : « quand j'étais jeune, c'étaient les femmes, maintenant ce sont les pierres... ». La totalité de ses possessions est promise à Odawara, dit-il, « j'en possède six fois plus ! J'érige un musée de pierres ... »

Installation - bois et verre optique de Sugimoto Hiroshi – Odawara (c) Zoé Balthus
C'est le lieu où se joue, en quelque sorte, « le dernier acte de mon existence, de mon oeuvre et de mes collections », avoue le plasticien, voix tremblante, « je bâtis le tombeau qui célèbrera ma vie d'artiste, c'est ma pyramide... ».   De fait, le site a bien été pensé pour durer plus de 10. 000 ans, survivre à la civilisation et rendre grâce à son passage et à la culture nippone. « C'est le véritable dessein de mon concept. Je veux que l'on observe un jour Odawara comme aujourd'hui nous regardons le Panthéon à Rome, ou les Pyramides au Caire. Ces cultures ont disparu mais leurs ruines témoignent de ce qu'elles ont été», explique-t-il. « Je suis un fétichiste des ruines ! »


Un petit théâtre antique, à la droite de la galerie du solstice d'été, cerne une scène dont le plateau est conçu en verre optique. Respectant scrupuleusement les dimensions traditionnelles, elle est dédiée à des pièces de Nô. La production théâtrale est un élément important de la fondation, insiste-t-il. Pour preuve, l'opéra Garnier lui a passé commande de la scénographie et de la mise en scène d'un ballet qui ouvrira la saison 2018-2019, suivi par une pièce de William Forsythe. Il jubile. Il s'agit de At the Hawk's Well, une création dont la chorégraphie incombe à Alessio Sylvestrin, sur une musique de Ryoji Ikeda, adaptée d'une pièce en un acte du poète et dramaturge irlandais Williams Butler Yeats, mise en scène pour la première fois en 1916. C'était la première oeuvre du répertoire britannique à puiser son inspiration dans le théâtre de Nô.

« J'ignore bien sûr combien de temps il me reste à vivre, mais j'ai une volonté farouche et un programme chargé, je suis de plus en plus occupé, je passe la vitesse supérieure », murmure-t-il, « voyez, j'ai beaucoup trop à faire, je n'ai pas le temps de mourir !».


La galerie du solstice d'été vue depuis le théâtre antique - Odawara (c) Zoé Balthus

samedi 3 février 2018

Le beau scandale de "Parade" en 1917

Rideau de scène de Parade – 1917 – Pablo Picasso - Exposé au Théâtre du Châtelet – Photographie du 15 mai 2016 (c) Zoé Balthus


Aux notes de machine à écrire, de sirènes et autres bruits incongrus se sont rapidement mêlés les cris et sifflets du public parisien, à la première du ballet Parade, le 18 mai 1917 au Théâtre du Châtelet. Oeuvre collective du compositeur Erik Satie, du poète Jean Cocteau, du peintre Pablo Picasso et du chorégraphe Léonide Massine, le ballet, produit par Serge de Diaghilev, fut qualifié de "sur-réaliste" par Guillaume Apollinaire dans la note de programme. Cent ans plus tard, l'écrivaine Zoé Balthus, dont le roman Parade Jeunesse d'Eternité vient de paraître, revient sur la genèse de ce spectacle poétique qui fit scandale, à l'époque, en pleine "année terrible" de la Grande Guerre. 

« S.P. 129. Mme C. : 22 mai 1916

Ma chérie,

Il y a la guerre. La dune saute et le ciel s’écroule. On ne ferme plus l’œil et les Boches nous survolent toute la nuit. […] Une lettre d’Erik Satie me réconforte. Il est ridiculement et délicieusement modeste, mais je devine entre les lignes qu’il travaille sur une bonne pente.

T’embrasse. Jean» 

Cette lettre de Jean Cocteau, alors âgé de 26 ans, fut adressée à sa mère depuis le front de Nieuport, dans les Flandres où le jeune homme était ambulancier auprès des fusiliers marins. Réformé, il s’était engagé en 1914 comme convoyeur dans la Section d’ambulances aux Armées, sous les ordres du comte Etienne de Beaumont. « Je n’aurais pas dû m’y rendre à cette guerre de 14 parce que ma santé me l’interdisait. Je m’y suis rendu en fraude avec des convois de Croix-Rouge. Et puis, je me suis glissé en Belgique, à Coxyde-ville. J’ai glissé à Coxyde-Bains parmi les fusiliers marins, on m’a oublié. Les fusiliers marins m’ont adopté, j’ai porté leur uniforme et j’ai fini par croire que j’étais fusilier marin. », racontera-t-il plus tard.  

Et si le poète évoquait dans cette lettre le musicien Erik Satie, c’est qu’il se réjouissait d’être parvenu à enrôler le quinquagénaire pour exhumer un ancien projet de ballet, intitulé David, qui lui tenait à cœur. 

Le mois précédent, Valentine Gross, amie commune aux deux hommes, avait emmené Cocteau, alors permission à Paris mais moral en berne, assister à un Festival Satie-Ravel, qui se déroulait dans l'atelier du peintre suisse Emile Lejeune, au 6 rue Huyghens, dans le quartier de Montparnasse. Il s'agissait d'une des premières manifestations de la société Lyre et Palette, initiative que l’on devait à Blaise Cendrars qui avait convaincu Lejeune d’ouvrir de temps en temps son immense atelier aux artistes du quartier afin qu'ils puissent continuer à s'exprimer et vivre de leur art, car les salles de spectacles traditionnelles étaient rares à demeurer en activité et coûteuses à louer, en cette période de guerre.

A l’écoute du récital de Satie, Cocteau eut aussitôt envie de relancer son David avec le compositeur des Gnossiennes qui accepta son offre. Le projet, resté en souffrance depuis que le Russe Igor Stravinsky lui avait refusé sa collaboration, deux ans auparavant, avait été initié pour épater Serge de Diaghilev. Il avait vingt ans à peine lorsqu’il avait rencontré pour la première fois ce Russe fascinant qui, avec ses Ballets, « éclaboussait Paris de couleurs ». L’éminence grise des Ballets russes, après l’échec du Dieu bleu créé par Cocteau, en 1912, lui avait lancé cet inoubliable : « Jean, étonne-moi ! ». « L’idée de surprise, si ravissante chez Apollinaire, ne m’était jamais venue », fera valoir plus tard Cocteau. 

La bataille de la Somme, le grand bal de la France 

Il espérait être bientôt détaché à Paris afin de regagner le nid maternel, rue d’Anjou, de reprendre sa vie artistique et mondaine surtout d’œuvrer à son projet rebaptisé Parade, qu’il entamait avec Satie. Il l’exaltait au plus haut point. Mais il lui fallait aussi rallier un peintre pour les décors, les costumes et le rideau de scène. Il eut alors le génie de proposer le projet à l’Espagnol Pablo Picasso rencontré en 1915 par l’entremise du compositeur Edgar Varèse, alors amant de Valentine Gross. Le peintre se fit désirer quelques mois avant de lui donner une réponse positive. Picasso traversait une période douloureuse depuis le décès, en décembre 2015, de sa compagne Eva et de la blessure de son meilleur ami Guillaume Apollinaire, sous-lieutenant artilleur, qui venait de rentrer du front, un éclat d’obus fiché dans la tempe droite. En ce mois de mars 1916, Picasso allait régulièrement passer du temps à son chevet, dans la chambre N°13, à l'hôpital militaire du Val de Grâce puis à l’hôpital italien où il avait été transféré. Picasso tirera un émouvant portrait du poète à la tête bandée, tracé au fusain, et désormais célèbre.

Cocteau, qui faisait des aller-retour entre les Flandres et Paris, à la faveur d’une permission, le 1er mai 1916, encore vêtu de son uniforme bleu de fusilier marin, avait rendu une visite au peintre, dans son atelier de la rue Schœlcher, dans le quartier de Montparnasse, dans l’espoir de faire progresser son projet. Il en était sorti avec son portrait dessiné au fusain, dédicacé « A mon ami Jean Cocteau » mais toujours sans réponse pour Parade. Picasso prenait le temps de la réflexion. Jean Cocteau avait regagné le front le 7 mai, puis à la permission suivante était parti à Boulogne-sur-Mer du 1er au 10 juin auprès de Valentine Gross qui séjournait chez sa mère. Le 24 juin, il fit ses adieux à Nieuport pour une autre affectation, à Amiens. Il y restera jusqu’à la fin juillet avant de rentrer définitivement à Paris. Là, il avait ramassé une multitude de soldats tombés durant la grande bataille de la Somme lancée à l’aube du 1er juillet 1916. « Le grand bal de France auquel nous sommes tous conviés sur le front de Picardie est officiellement ouvert », avait-il alors écrit à sa mère.

Du front, il entretenait aussi une importante correspondance, notamment avec Valentine Gross et Satie qui, placide, composait la musique de Parade, explorant l’esprit du music-hall.

Outre Apollinaire, nombre d’amis de Picasso, partis se battre aussi, revenaient à Montparnasse les uns après les autres cette année-là, vivants, mais blessés dans leur chair et à jamais dans leur être : les peintres André Derain, Georges Braque, Fernand Léger, Moïse Kisling, le sculpteur Ossip Zadkine et les poètes André Salmon, Blaise Cendrars.  

Au Flore, en uniforme et tête bandée 

L’Espagnol, avec quelques autres comme son vieil ami Max Jacob, le peintre italien Amedeo Modigliani ou encore le Japonais Leonardo Foujita, qui n’étaient pas mobilisables, se retrouvaient dans les cafés de Montparnasse ou chez Marie Vassiliev, artiste ukrainienne, ancienne élève d’Henri Matisse. Cette ambulancière en 1914 avait créé, au sein de son Académie de peinture, une cantine pour ses amis artistes et ses étudiants, souvent désargentés. Elle avait fait enregistrer sa cantine comme un club privé pour échapper à l’obligation de couvre-feu que devaient respecter les restaurants et les cafés. Vêtue de sa traditionnelle tenue ukrainienne, la cigale des steppes – surnommée ainsi par ses clients – elle, acceptait du monde souvent jusqu’à pas d’heure.

Aussi, pendant l’été 1916, Cocteau allait être introduit auprès de tous ces Montparnos par Picasso qui n’avait toujours pas accepté de participer à Parade. Le jeune homme avait bientôt fait la connaissance de toute la garde-rapprochée du peintre, dont un ami commun à Picasso et Satie, l’écrivain Pierre-Henri Roché. Ce grand amateur de peinture n’avait pas encore écrit Jules et Jim mais venait de publier Deux semaines à la Conciergerie pendant la bataille de la Marne, récit de son arrestation au début de la guerre, quand il avait été soupçonné d’espionnage au profit des Allemands. Et c’est par une belle journée de ce joyeux mois d’août que Picasso avait fini par se rallier à Cocteau et Satie. Ces derniers s’étaient empressés d’écrire à Valentine Gross qui s’employait à leur trouver alliés et mécènes : « Chance. Picasso fait Parade avec nous ». Le trio se réunit dès lors presque tous les jours. Satie et Picasso s’entendaient à merveille. Mais il restait encore à convaincre Diaghilev qui vivait à Rome et, pour cela, Cocteau et Satie manigançaient toutes sortes de ruses pour s’attirer les bonnes grâces de la grande amie du Russe, l’influente Misia Edwards-Sert, qui faisait la pluie et le beau temps sur Paris. Au début de l’automne, Jean Cocteau écrivit à l’impresario pour lui soumettre son projet tout en le suppliant de faire un saut à Paris afin de lui présenter ses acolytes, arguant aussi qu’une saison théâtrale ouvrirait au printemps suivant, la première depuis 1914, dont les Ballets russes étaient susceptibles de profiter. La bonne nouvelle incita celui que les ballerines surnommaient Chinchilla à revenir séjourner à Paris quelques jours, auprès de son amie Misia, et à accepter de rencontrer le trio de créateurs de ce ballet cubiste dont le Tout-Paris parlait déjà. Diaghilev allait se laisser convaincre, malgré la mise en garde de Misia, très réservée quant à leur association. Il avait exigé qu’ils le rejoignent à Rome pour travailler avec sa compagnie et son chorégraphe Léonide Massine. Satie, qui avait déjà terminé sa partition, déclina l’invitation au voyage. En revanche, les deux autres artistes s’y rendirent dès février. Apollinaire, qui se portait mieux, fréquentait à nouveau les cafés littéraires auxquels participait le jeune infirmier militaire André Breton « Ici tout grouille. On sent à l’effervescence des arts et des lettres que la victoire approche. Les mardis sont très bien au café de Flore », témoigna Apollinaire, dans un courrier adressé à Picasso, à Rome.

Jean Cocteau et Pablo Picasso rentrèrent finalement à Paris en avril 1917, quelques semaines à peine avant la première de Parade, prévue le 18 mai au Théâtre du Châtelet. Picasso était tombé éperdument amoureux d’une ballerine nommée Olga Khoklova, qu’il épouserait l’année suivante avec, pour témoins, Cocteau, Apollinaire et Max Jacob. Diaghilev avait bien mis en garde le peintre espagnol : « Attention, une Russe, on l’épouse ! 

A Berlin ! Métèques ! 

Le 10 mai à l’ouverture de la saison parisienne, Diaghilev parcourut la scène du Châtelet agitant le drapeau rouge de la révolution qui venait de faire tomber le tsarisme en Russie. Le geste de l’impresario avait scandalisé les patriotes français qui vivaient mal le retrait russe du conflit décidé par le nouveau régime bolchévique. L’espoir reposait désormais tout entier sur l’entrée des Etats-Unis qui datait d’avril. Toujours est-il, qu’à quinze jours de la Première de Parade, plus une place n’était libre. Les artistes avait souhaité que cette représentation soit donnée au bénéfice des Ardennais, une association philanthropique consacrée aux sinistrés de l’Est, patronnée par la comtesse Céleste de Chabrillan. La première moitié du mois de mai a été épouvantable sur le front occidental et Cocteau n’oubliait pas le carnage qui se déroulait à chaque instant à deux cents de kilomètres du Châtelet. Aussi, il s’expliqua à l’avance de la légèreté du spectacle dans un article qu’il avait fait paraître dans L’Excelsior le jour même de sa création. 

« Nous souhaitons que le public considère Parade comme une œuvre que cache des poésies sous la grosse enveloppe du guignol. Le rire est de chez nous ; il importe qu’on s’en souvienne et qu’on le ressuscite même aux heures les plus graves. C’est une arme trop latine pour qu’on la néglige. Parade groupe le premier orchestre d’Erik Satie, le premier décor de Pablo Picasso, les premières chorégraphies cubistes de Léonide Massine et le premier essai pour un poète de s’exprimer sans paroles. »

Guillaume Apollinaire qui avait rédigé le programme du spectacle, lui voyait s’y exprimer « une sorte de sur-réalisme ». Le mot n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd, André Breton, jeune admirateur d’Apollinaire, était bien dans la salle comble du Châtelet ce soir-là. De son côté, Cocteau avait revendiqué, bien après la mort d’Apollinaire le 9 novembre 1918, la paternité du mot : « Ils n’ont pas compris ce que j’entendais par surréalisme quand j’ai inventé ce mot, qu’Apollinaire a ensuite imprimé : quelque chose de plus réel que la réalité. »  Son livret de l’époque qualifiait Parade de Ballet réaliste. 


 [...]

La suite de ce texte à lire sur le site de la Mission du centenaire de la Première guerre mondiale, en référence au roman historique Parade Jeunesse d'éternité (Gwen Catala Editeur) de Zoé Balthus paru en janvier 2017 :  http://centenaire.org/fr/espace-scientifique/arts/parade-le-ballet-qui-fit-un-beau-scandale-en-1917

jeudi 28 septembre 2017

La légende de l'Empereur de Jade

Bestiaire est la proposition de numéro 6 de La moitié du Fourbi dont voici le sommaire :  Nimrod (poème), Marc Bergère (Encre) / L’Éléphant  Eduardo Berti / L’œil de l’Oulipo : Grègueries animalières  Hélène Frédérick / En creux, une présence  Hugues Leroy / Une terrible affliction  Francis Tabouret / Ancre mordant les nuages  Monica Irimia / Le gibier providence  Coline Pierré (texte), Aline Bureau (dessin) / Ugly Animal Preservation Society  Anthony Poiraudeau / Une tache aveugle endormie contre soi  Dominique Quelen / Animaux en plastique  Ernst Haeckel (1834-1919) / Histoire naturelle du modernisme  Frédéric Fiolof / Exercice d’apprivoisement  Zoé Balthus / La légende de l’Empereur de Jade  Hélène Gaudy / Conversation avec Joy Sorman et Abraham Poincheval  Danièle Momont / Puisque nous sommes réveillés  Ernest Menault (avec un apéritif d’Éric Dussert) / Sévir dans les vignes  Anne Maurel / Se faire l’œil sauvage  Charles Fréger (Photographies) / Yokainoshima  Amandine André / Instruction pour la bête  

L'animal à 17 têtes à paraître le 16 octobre prochain, peut se pré-commander jusqu’au 7 octobre, à tarif et à frais de port réduits.

dimanche 30 avril 2017

Conversation avec Ryoko Sekiguchi


Ryoko Sekiguchi (c) DR


Dans la première traduction française de l’essai de Tanizaki Jun'ichirô, intitulée Éloge de lOmbre, signée René Sieffert en 1977, les lecteurs francophones ont le sentiment d’accéder enfin à cette culture traditionnelle du Japon, où l’ombre constitue le plus grand raffinement de l’art de vivre mais aussi son séduisant mystère. Ryoko Sekiguchi, écrivain, poétesse, en donne une nouvelle traduction qui restitue la grande subtilité critique qui caractérise Tanizaki. Tout au long de sa méditation esthétique, menée sur le ton candide d’un nostalgique éclairé, ne s’inscrivait pas moins, en ombre chinoise, une critique sévère de la société japonaise par trop encline, à son goût, à céder aux sirènes de la modernité de l’Occident. Il ne manquait d’ailleurs pas de l’écharper au passage.
La moitié du fourbiQui a initié cette idée de nouvelle traduction du texte de Tanizaki ?

Ryoko Sekiguchi – L’idée est venue de moi. Il faut d’abord dire qu’à partir de cette année, les droits des œuvres de Tanizaki sont libres. Mais surtout, c’est vraiment mon auteur préféré. D’abord parce que c’est celui qui a le plus joué avec tous les genres romanesques. Bruine de neige est un roman de près de mille pages dans lequel il ne se passe absolument rien. Et pourtant, le livre fut interdit pendant la guerre. Non pas en raison d’une critique formulée contre la guerre mais bien parce qu’il ne se passait rien dans son roman… Car le temps de la paix, c’est cela : le temps où il ne se passe rien. 
[...] 

Egalement au sommaire


Pierrick de Chermont, Sylvie-E. Saliceti, Sylve Fabre G., Angèle Paoli, Anne-Lise Blanchard, Nolwenn Euzen, Thomas Vinau / Avec Guillevic  Mélikah Abdelmoumen / La deuxième marche  Anthony Poiraudeau / Un sang d’encre Romain Verger Revenir à Chauvet  Hélène Gaudy / Chambres noires  Sabine Huynh (texte), Maud Thiria Vinçon (dessin) / La main, le soleil et la mort  Zoé Balthus / A l’ombre de Tanizaki : conversation avec Ryoko Sekiguchi  Vincent Bontems / Les boîtes noires (sur l’écriture des Idées noires de la PhysiqueCaroline Boidé / Lettre à Grisélidis Réal  Adrien Absolu / Circulez, y a rien à voir  Frédéric Fiolof / Une question noire  Hugues Leroy / Noctem virumque cano  Nolwenn Brod (photographies) / Urphänomen  Ian Monk / L’œil de l’Oulipo : La nuit traversée  Stéphane Vanderhaeghe / Écrire dans le noir  Véronique Béland / On finit par un monde  Charles Robinson / 351  


Soirée "Louange de l'ombre" le 4 mai à 19h30 à la librairie Charybde avec Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, animée par Zoé Balthus

dimanche 19 mars 2017

Divino Inferno [Et Rodin créa la Porte de l'Enfer]

                                                  Divino Inferno [Et Rodin créa la Porte de l'Enfer] un film de Bruno Aveillan et Zoé Balthus

« Il fit porter à des centaines et des centaines de figures à peine plus grandes que ses mains, la vie de toutes les passions, la floraison de tous les plaisirs et le poids de tous les vices » – Rainer Maria Rilke, in Auguste Rodin, Œuvres I Prose (Ed. Seuil)


Seul contre tous, le sculpteur Auguste Rodin (1840-1917) a su imposer, son droit absolu de créer comme il l’entendait, en inventant des techniques, en brisant des tabous, en restant résolument attentif à ce que lui soufflait sa nature, à ce que lui inspirait la Nature. 


Toute sa vie, il a eu à lutter contre son époque. Il s’est construit sur ses échecs, il a bâti une œuvre extraordinaire malgré les entraves et les scandales. Il n’a jamais renoncé à ce qu’il était, ni renié ce qu’il admirait, et a inscrit sa vision d'avant-garde dans l'Histoire de l'Art.

Epris de vérité, de sensualité, de chair et de mouvement, il est un modèle d’affranchissement. A 64 ans, le sculpteur pouvait affirmer : 
« Je suis le plus heureux des hommes parce que je suis libre [...] ma plus grande joie est de me sentir libre intérieurement, c’est-à-dire émancipé de tout mensonge artistique ».
La carrière de Rodin a connu de multiples obstacles avant de s'épanouir enfin. A presque 37 ans, il n'est encore qu'un ouvrier-artisan et redoute d'être condamné à le rester jusqu'à la fin de ses jours. Il place tous ses espoirs dans le Concours du Salon des Artistes français en 1877 où il présente un nu masculin L’Âge d’airain, une œuvre à laquelle il a consacré toute son énergie et son talent pendant plus de deux ans. 

Là, contre toute attente, cet inconnu sorti de nulle part et son pur chef-d’œuvre s’attirent les foudres de l'Académie, bousculée dans ses fondements.

Accusé de tricherie, Rodin outragé se défend avec force. Le scandale éclate. Après une enquête aussi longue qu’inutile, il est finalement blanchi. L’affaire a eu l’avantage de répandre son nom dans les ateliers, parmi la jeune génération d’artistes jusqu'aux plus hautes sphères de l'Etat. 

Le Penseur - Auguste Rodin (c) Zoé Balthus

Bientôt, les institutions lui offrent une première commande publique en réparation de l’humiliation subie : une porte destinée au futur Musée des Arts décoratifs de Paris. Rodin devient aussitôt un artiste en vue et très vite un grand maître d’atelier. 

L’épreuve de l’Âge d’airain n'a fait que renforcer sa détermination à se dépasser. La création d’un monumental chef-d’œuvre est une nécessité, c'est une affaire d'honneur et de revanche.

Inspiré par l’œuvre de Michel-Ange, – le maître auquel il ose désormais se mesurer –, mais aussi par la statuaire gréco-romaine, La Porte du Paradis du baptistère de Florence, La Divine comédie de Dante et Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, le sculpteur passe plus de vingt ans à ériger la plus importante sculpture du XIXe siècle :  La Porte de l’Enfer. 

A la fois, journal intime, laboratoire de toutes ses audaces et réservoir de l'essentiel de ses chefs-d’œuvre, dont Le Baiser et Le Penseur, toutes ses inspirations et ses techniques s’y expriment.

Rien depuis Michel-Ange n’avait atteint une telle magnificence. La Porte de l'Enfer– conservée à l’abri des regards pendant les deux décennies qui ont suivi sa commande – est l'énigmatique matrice de toute l'œuvre du sculpteur.  

Divino Inferno, [Et Rodin créa La Porte de l’Enfer], diffusé sur Arte en avril 2017a remporté le Rockie Award 2018, catégorie Art, du festival de Banff et nommé à Art Fifa au musée national du Québec, au Canada. Le film a été projeté au Grand Palais, Paris dans le cadre de l'exposition du Centenaire Rodin, au Musée d'art contemporain Marcel Lenoir, Montricoux,  ainsi qu'au Gorki Park, à Moscou, en Russieà la Fondation Mapfre à Barcelone, en Espagne, à la Fondation Barnes à Philadelphie, au Cantor Arst Center de Standford, à LMU de Los Angeles aux Etats-Unis, au Musée national de l'Art occidental de Tokyo (conférence de Zoé Balthus) et au Musée de Shizuoka (conférence de Zoé Balthus) au Japon et à l'Art Gallery of South Australia d'Adélaïde, 

Un film de Bruno Aveillan,  écrit par Zoé Balthus et Bruno Aveillan (2016) – Notre reconnaissance au plasticien Mircea Cantor qui a réalisé pour le film une performance inédite dans l'enceinte du musée Rodin
Avec les voix de Denis Lavant et Elsa Lepoivre (Sociétaire de la Comédie française)

Produit par ARTE, La Réunion des Musées Nationaux, Les Bons Clients, QUAD,  Fix Studio, NOIR