samedi 14 janvier 2017

Un zeste de "Parade Jeunesse d'Eternité"

Guillaume en mars 1916 – Tête du premier chapitre de Parade Jeunesse d'Eternité  – Dessin Hélène Damville

Extrait du premier chapitre de Parade Jeunesse d'Eternité, roman, Zoé Balthus, paru le 11 janvier 2017, chez Gwen Catala Editeur


vendredi 30 décembre 2016

Rilke et Tsvétaeva s’effleurent au septième ciel

Marina Tsvétaeva - Photographe et date non identifiés

« Je reviens à la maison, non pour tromper
ni pour servir -  je n’ai pas besoin de pain.
Je suis ta passion, ta renouée du dimanche, 
Ton septième ciel et ton septième jour. » - Marina Tsvétaeva

« Ceux qui l’ont vu vivre
ne se doutaient pas combien
il faisait un avec toute chose ;
car tout ceci : ces profondeurs, ces prés
et ces eaux étaient son visage. » - Rainer Maria Rilke 

Au début de 1926, Marina Tsvétaeva était parmi les poètes russes les plus admirés. Au printemps de cette même année, elle était reléguée au rang « des plus décriés », en Union Soviétique mais aussi à l’étranger, tombée en disgrâce après la publication d’articles polémiques, dont Le Poète sur la critique et Florilège, dans lesquels elle avait écharpé écrivains, poètes et critiques.

Aussi, à la lecture de la lettre que Rainer Maria Rilke lui adressa le 3 mai 1926, la chère poétesse fut aussitôt transportée du fond de ses Enfers jusqu’au septième ciel, « jetée sur la plus haute tour de la joie »

En écrivant à Tsvétaeva, le poète autrichien, - depuis un sanatorium du canton suisse de Vaud où il séjournait pour la troisième fois -, avait accompli une mission-surprise, que lui avait confiée le poète russe Boris Pasternak, depuis Moscou.

 « A l’heure qu’il est, je reçois une lettre qui me touche infiniment débordante de joie et de la plus impétueuse émotion, de Boris Pasternak. Tout ce que ses feuillets suscitent en moi d’émotion et de gratitude doit d’abord, si je le lis bien, aller vers vous, puis, au-delà de vous, par votre entremise, jusqu’à lui ! » Tel un vent lumineux et chaud, ainsi Rilke s’engouffrait dans la vie d’une poétesse russe, inconnue de lui.

Orphée se retournant

A l’heure de l’exil, du doute et de la pauvreté en Vendée, Tsvétaeva vécut l’événement comme si Orphée en personne était descendu la chercher au royaume d’Hadès, comme si le Christ s’était manifesté ressuscité pour elle seule, comme dans sa Madeleine de 1923.

« Vers toi, de toutes mes faiblesses
J’aurais rampé – Et claire
Ma robe ! Que coule l’huile
Cachant mes yeux de diablesse » 

 Les mots de Rilke agirent sur elle tel un baume miraculeux, de consolation et d’espérance. En un éclair, elle reprit foi en son destin alors même qu’elle cherchait sa place parmi les poètes, et affrontait l’hostilité d’un monde qui meurtrissait sa chair et, plus violemment encore, son âme.

Rilke faisait suivre sa missive de ses derniers recueils de poèmes, Sonnets à Orphée et ses Elégies de Duino – ce dernier orné d’une magnifique dédicace :

« Nous nous touchons, comment ?
Par des coups d'aile,
Par les distances mêmes nous nous effleurons.
Un poète seul vit, et quelquefois
vient qui le porte au-devant de qui le porta. » 
 [...]

Ils ne s’étaient jamais rencontrés, n’avaient jamais échangé ni regards, ni mots, et pourtant Rilke affirma le regretter. « Pourquoi ne m’a-t-il pas été donné de vous rencontrer ? A en juger par la lettre de Boris Pasternak cette rencontre aurait été pour vous et pour moi une très profonde, très intime joie. Cela pourra-t-il se rattraper un jour ? »

Rainer Maria Rilke - Photographe et date non identifiés
Rilke n’avait jamais lu la poésie de Tsvétaeva mais, elle, en revanche, chérissait son œuvre et admirait sa matière poétique phénoménale.

« Vous, la poésie personnifiée, ne pouvez pas ne pas savoir que votre nom à lui seul est un poème. Rainer Maria, des sons qui évoquent église - enfance - chevalerie », s’enflamme-t-elle, dans son extraordinaire réponse à Rilke.

Evidemment, elle aurait eu maintes occasions de tenter d’entrer en contact, mais elle n’avait pas osé aller à lui, ne se sentant pas encore à la hauteur pour aborder cette cathédrale que représentait Rilke à ses yeux, « par fierté douloureuse, par respect du hasard (le destin c’est tout un) », argua-t-elle. Elle avait attendu son heure, en somme. Il était bien temps. Il était presque trop tard. Elle ignorait que Rilke était condamné. Lui, s’en doutait seulement.

Tous ceux qui avaient croisé le regard clair du poète ont rapporté avoir été frappés par sa courtoisie raffinée, son extrême gentillesse et surtout son extraordinaire humilité, à l’instar de l’écrivain et critique Edmond Jaloux qui rappelait en 1927, que « chez Rilke on voyait d’abord un homme, ensuite un poète, et l’homme de lettres, au sens péjoratif du mot, ne paraissait jamais. Il y avait en lui du pèlerin qui cherche obscurément le chemin de la terre sainte et qui ne s’embarrasse d’aucun amour propre.»

De toute façon la rencontre physique n’était pas une nécessité aux yeux de la poétesse. Au contraire, elle préférait, par-dessus tout, la communication directe d’âme à âme, selon elle, les corps agissaient comme des filtres et en faussaient le rapport. « Mon mode préféré de relation se fait dans l’absence, en rêve : voir en rêve et deuxièmement - par correspondance », avait-elle confié à Pasternak, dans une de ses lettres.
« La lettre, une des formes de contact réalisables dans l’absence, est moins parfaite que le rêve mais les lois en sont les mêmes, précisait-elle, ni l’une, ni l’autre ne se font sur commande : on écrit une lettre et on fait un rêve non quand on le désire, mais quand la lettre désire s’écrire et le rêve désire être rêvée. »

Aussi, la lettre de Rilke ne représenta pas moins qu’une visite de son âme à la sienne. Elle compose, cisèle ses réponses dans la langue de Goethe qu’elle maîtrise depuis l’enfance. Elle le prévient toutefois : « […] vous sentirez toujours en moi une Russe, et moi, en vous, une manifestation purement humaine (divine). C’est l’écueil de notre nationalité trop individualisée : que tout ce qui est moi en nous soit appelé par les Européens, russe.»
Cela précisément ne pouvait manquer de séduire Rilke. La Russie tenait une place fondatrice dans sa mémoire. Au printemps 1899, il y avait voyagé avec son amie intime Lou Andréas-Salomé, et vécu à Moscou une expérience indélébile de pure révélation mystique, lors de la fête de Pâques. Ce fut la résurrection, à la source du Livre d’heures.

 Rilke, Lou Andréas-Salomé, Drozhzhin en Russie (1900)
« C’est là, que c’est formé ce sentiment, par l’expérience directe des heures de la vie, strophe après strophe, prière après prière, inspirés par des jours et des nuits emplis d’une inépuisable dévotion, se souvient l’amie Lou, de quatorze ans son aînée. On n’avait sans doute jamais encore écrit et prié ainsi : comme si prière et écriture n’avaient eu qu’à être en ne formant qu’un. Et cela s’accomplit au nom de Dieu, que Le Livre d’heures étend sur toutes choses, comme un manteau maternel à l’abri duquel même les plus petites choses sont baptisées et reçoivent un nom. »

La résurrection de Pâques moscovite dont parle Lou Andréas-Salomé, Rilke l’appelait la nouvelle, - celle de sa renaissance et, partant de l’affirmation de sa visée poétique, sa vision métaphysique -, d’une singulière grandeur, se souvint-il, dans une lettre de vœux écrite à Lou pour Pâques, en 1904, alors qu’il séjournait à Rome.

 « J’ai vécu Pâques une seule fois : jadis, dans cette longue nuit fiévreuse, surprenante, inouïe, alors que tout le peuple se pressait, et que l’Ivan Velikii résonnait en moi, coup après coup, dans l’obscurité. Telle fût ma Pâques, et je crois qu’elle suffira pour toute une vie ; la nouvelle m’a été donnée dans une nuit de Moscou, avec une singulière grandeur, elle m’est entrée dans le sang et dans le cœur. Je le sais à présent. (Joyeuses Pâques) ! »

En comparaison de Moscou, Rome l’avait déçu, sa manière ne lui correspondait pas. « Hélas, ce n’est
pas ici une ville pour Pâques, ni un pays qui sache se couronner de grandes cloches, tout est faste sans piété, mise en scène plutôt que fête. »

En Russie, – espèce d’Au-delà  tel que Tsvétaeva voyait son pays Rilke avait été surtout fasciné par un peuple. Il y avait noué de solides amitiés, au nombre desquelles le peintre Leonid Pasternak, père de Boris, l’origine même de la correspondance naissante avec Marina Tsvétaeva. « Ce miracle, tout de même : toi – la Russie – moi », applaudit la poétesse pour l’Ascension.
Le cercle était bouclé, un autre s’ouvrait. L’ultime cercle, cette fois, pour Rilke qui s’éteindrait à l’extrémité de l’année.

« Je vis ma vie en cercles de plus en plus grands
qui sur les choses s’étendent.
Peut-être ne pourrai-je achever le dernier
Mais je veux en faire l’essai.

Je tourne autour de Dieu, la Tour première…»
,

Rilke, avec Le Livre d’heures, – initialement intitulé Prières – marquait « le commencement de son œuvre », de sa maturité masculine et littéraire ; l’errance purement concentrée, humble, désintéressée s’était déjà profondément et durablement enracinée aux cieux, et René comme l’appelait sa bigote de mère était devenu Rainer.

Philippe Jaccottet, poète et chant français de Rilke, a clairement expliqué dans sa monographie, à propos du chercheur de Dieu du Livre d’heures, que ce que le poète
« nomme alors Dieu (à l’égard de quoi il sera infiniment plus réservé plus tard) est saisi par lui au plus intime de l’expérience poétique (qui est, comme le cloître, à la fois clôture et ouverture), que cela se confond avec la montée de la voix en lui ; il est vrai que ses images préférées, qui sillonnent l’œuvre de bout en bout, sont aussi, ou d’abord, les modèles d’un art poétique. Il faut seulement prendre garde à l’ordre des termes : au lieu de prétendre que Rilke, dès le Livre d’heures, réduit Dieu à la poésie, et fait aboutir le monde à un poème, il faut comprendre qu’il voit dans la poésie - en un temps où le sacré s’efface ou se dérobe - un mouvement vrai vers le Divin, et dans les images des signes du divin [...] »

Ce qu’il faut comprendre, dit Jaccottet, ce qu'il faut entendre, « c’est que le poème doit dire, par son existence au moins autant que par son énoncé :  'Il y a, d’une manière ou d’une autre, en dépit de toutes apparences, de l’Être ; il y a une Totalité à laquelle il nous arrive d’avoir part.'»

En ce printemps 1926, Rilke le phénomène naturel  – tant attendu –  communiquait avec  Tsvétaeva, avait part avec elle à la Totalité. Les courriers venus de Suisse étaient des bénédictions. Les ailes de Marina repoussaient, elle était aux anges. Les signes étaient divins.

La langue des poètes

Elle n’accomplit pas immédiatement la mission qu’à son tour lui avait confiée Rilke à destination du bienfaiteur qu’avait été Boris Pasternak pour elle – toutes les communications étaient coupées entre l’U.R.S.S et la Suisse –, et qu’elle évinça sciemment, un temps court seulement. C’était un péché, une traîtrise, c’était laid.

Le silence prolongé de Rilke, interprété comme une froideur de reproche à son égard, la faisait souffrir. Mais elle assumait toujours sa mauvaiseté, revendiquait depuis toujours sa nature de pécheresse.

« Je n’ai pas suivi la Loi, je n’ai pas communié.
Et jusqu’à l’heure dernière je pécherai
Comme j’ai péché et pécherai encore
Avec passion ! Par tous les sens que Dieu me donne.»


Pauvre Rilke, tellement loin du jeu, - ce luxueux loisir de la jeunesse et la santé -, lui, si près de la fin.
Boris Pasternak en 1924 –
Quand elle le réalisa, elle ressentit sans doute un peu de honte mais de remords, jamais, dit-elle. De fait, elle se confessa vite à Rilke, avouant être mauvaise, « Boris est bon. » 

Elle s’en expliquera, d’une autre manière, aussi directe et franche, avec Pasternak. « Pour mon Allemagne, il me faut Rilke tout entier. »

Dans une autre lettre à Pasternak, tandis que Rilke se taisait encore, elle avait évoqué la révélation que ce nouveau lien venait signaler de son propre destin poétique. « (Lui, je ne lui écris) Je jouis en ce moment de la paix de la perte absolue - son aspect divin - le refus. C’est venu tout seul. J’ai subitement compris. » Parler de lui, c’était penser à lui, encore parler avec lui, c’était être avec lui, l’invoquer peut-être. Elle avait besoin de lui, en Dieu.

Tous deux aimaient guetter des signes, interpréter les éléments quels qu’ils étaient. Ils les échangeaient, les discutaient, interprétaient tout, regardaient les choses avec une clairvoyance qui leur était propre, comme Rilke lut un oracle sur l’enveloppe Marina en y découvrant son signe fétiche. « St-Gilles-sur-Vie (survie !), quelqu’un a tracé un grand « sept » bleu, flatté (comme ça : 7 !), sept mon chiffre propice. L’Atlas a été ouvert […] et déjà tu es inscrite, Marina, sur ma carte intérieure […] »

Ainsi, Rilke avait été séduit par le feu poétique irradiant de Marina, et usant à son tour du tutoiement, il lui offrit cette formule merveilleuse, la langue pleine de vie, le verbe fougueux : « tous mes mots veulent courir vers toi en même temps, pas un qui accepte d’en laisser passer un autre devant lui. »

Rilke lui soufflait des pensées, des  rêves, de futurs poèmes, lui offrait une lecture nouvelle du mythe d’Orphée, l’éclairait de façon autre, inspirait des réflexions d’une dimension décuplée.

« Si tu savais à quel point je vois les Enfers ! Je dois être encore à un très bas degré de l’immortalité », avait-elle écrit à Pasternak. Elle venait de publier son grand cycle Après la Russie. Elle ne comprenait pas que le barde grec n’ait pu résister à se retourner sur Eurydice, imaginant que peut-être celle-ci n’avait plus voulu le suivre. Elle s’en ouvrait à Pasternak. Elle assumait toujours. Tout. Tout son être, toute son âme. Et cependant, si pudique sur la misère qu’elle affrontait, la dureté de son univers.

En 1922, elle avait expliqué considérer que « sa tâche », - quand elle s’était mise à écrire le Gars, inspiré du conte populaire russe Vampire d’A. N. Afanassiev -,  visait à « découvrir le sens, l’essence du conte, caché sous la structure. Le désensorceler »

Dans une lettre de 1915 à Ellen Delp, Rilke, lui, avait dit avoir compris sa tâche grâce à la découverte de Tolède, – à l’instar du Gréco qui en fit avant lui un somptueux tableau –, qui exerça sur son œuvre et sa vision du monde une influence d’une portée considérable.  

Alexandre Blok
« Apparition et vision coïncidaient en quelque sorte partout dans l’objet, un monde intérieur complet s’extériorisait en chacun d’eux, comme si un ange, qui englobe l’espace était aveugle et regardait en lui-même. Ce monde vu non plus de l'homme, mais en l'ange, est peut-être ma vraie tâche, du moins tous mes essais antérieurs convergeraient-ils en elle, mais pour l’entreprendre, Ellen, comme il faudrait être protégé et résolu ! »

A l’heure de la correspondance avec Rilke, Tsvétaeva venait de franchir un nouveau seuil d’exploration poétique et littéraire, sa quête était métaphysique et sa poésie en était imprégnée. Elle défiait la nature du temps, de l’espace, interrogeait le Verbe, – lave, passion en veine – elle était prête à l’écoute parfaite de la lyre de son nouveau prophète.

« Ce que j’attends de toi, Rainer ? Rien. Tout. Que tu m’accordes à tout instant de ma vie de lever les yeux vers toi - comme vers une montagne qui me protège (un ange gardien de pierre !). Tant que je ne te connaissais pas, c’était possible, maintenant que je te connais- il faut une permission. Car mon âme est bien élevée. »

Orphée, le poète absolu qu’elle espérait depuis toujours, l’élu du ciel qu’elle avait, par le passé, reconnu et vénéré en la personne du poète russe Alexandre Blok, s’était à présent incarné en Rilke.

L’attente d’Eurydice

L’épistolière de génie n’avait pas d’interlocuteur de telle envergure, à part Boris Pasternak, elle ne trouvait « personne de son calibre et sa puissance ». En conséquence, l’entrée de Rilke dans sa vie, écrivit-elle alors à Boris, n’était « pas une mince affaire ». D’évidence, il n’avait pas besoin d’elle, et elle en souffrait déjà. Elle craignait qu’il ne reconnaisse sa propre mesure, elle redoutait déjà de le perdre.

 «  Je ne suis pas moins grande que lui (dans l’avenir) mais je suis plus jeune. De plusieurs vies. La profondeur de la pente est mesure de l’altitude. Il est profondément penché vers moi, plus profondément que... peut-être (laissons cela !) – qu’ai-je senti ? Sa taille. Je la connaissais auparavant, maintenant, je l’ai sentie sur moi. Je lui ai écrit : je ne veux pas me diminuer, cela ne vous rendrait pas plus grand (ni moi plus petite) cela vous ferait seulement encore plus solitaire, car dans l’île où nous sommes nés, tout le monde est comme nous.»

L’exilée russe, soumise à la misère en terre étrangère, éloignée de sa culture et de ses liens affectifs, était plus que jamais en quête d’une communication d’exception, d’une connivence idéale, qu’elle savait en mesure de naître seulement entre deux grands poètes.

Les vers que Rilke lui avait dédiés d’emblée étaient marqués, par-delà le temps et l’espace, du sceau du destin d’autant qu’ils semblaient faire écho à ses propres vers du cycle de La Séparation, dans le recueil Le Métier publié en 1921:

« Lever les bras
Toujours plus haut !
Des verstes non terrestres
Nous séparent,
Ce sont des fleuves célestes, les terres azurées
De la séparation, là, où, mon ami, à jamais -
Reste mien. »


Elle croyait à « une relation supérieure entre les êtres, pour lesquels la vie concrète est en fait un obstacle, d’une communion des âmes qui se réalise mieux à distance et par-delà la mort. »  

Elle écrira plus tard, peu après la mort de Rilke, à son amie Anna Teskova, qu’« un Orphée allemand, c’est-à-dire, Orphée était apparu cette fois-là en Allemagne. Pas un poète (Rilke), mais l’essence même de la poésie. »

Des liens invisibles les unissaient depuis l’éternité. Pour le poète russe Joseph Brodsky, chez Tsvétaeva, « l’idée poétique de la vie éternelle dans l’ensemble relève davantage d’une cosmogonie que de théologie, et ce qui est souvent avancé en tant que mesure de l’âme n’est pas le degré de perfection essentielle pour parvenir à l’amour et la fusion avec le Créateur mais plutôt la durée et la distance physique (métaphysique) de ses errements dans le temps. En principe, la conception poétique de l’existence évite toute forme de finitude ou de stase, y compris toute apothéose théologique. » Et de souligner, non sans humour : «  En tout cas, le paradis de Dante est bien plus passionnant que sa version ecclésiastique. »

Elle voulait tant que Rilke, son Orphée la reconnaisse. Elle joignit à sa première lettre ses « livres les plus faciles, ceux de [sa] jeunesse », ses Vers à Blok de 1922, et Psyché Romantiques de 1923, dédicacée :

« A Rainer Maria Rilke, mon préféré entre tous sur terre, après la terre (au-dessus de la terre !) »

Orphée en Rilke s’était annoncé et, elle avait la plus grande foi en ce que son ouïe lui rapportait. « J’entends des voix qui me commandent […] », avait-elle expliqué dans son essai Le Poète et la critique. « Mon écriture consiste à prêter l’oreille. »

Et les mots dans son oreille disaient l’importance des Sonnets et des Elégies de Rilke qu’elle avait découvert avec ferveur et délice.

Rilke dans l’écriture et la poésie répondait, lui, à « une nécessité presque involontaire », un état singulier, « supérieur de la conscience », qu’il appelait « un dévouement » ou « une force irrésistible. »

Edmond Jaloux avait perçu dans l’ensemble de son œuvre, une même respiration, un même souffle, « le sentiment de l’amour et en même temps une sorte d’éloignement mystique de l’amour » qui s’expliquait, à son sens, par « ce dépouillement progressif par lequel il essayait de se rapprocher d’une vérité centrale qu’il a appelée Dieu pendant longtemps.»

Comme Abélone des Cahiers de Malte Laurids Brigge, il s’agissait pour Rilke « de penser avec son cœur, pour, insensiblement et sans intermédiaire, entrer en rapport avec Dieu » L’amour l’enchantait dans son inaccessibilité et son impossible satisfaction, à l’image de Dieu. En cela, l’identification à Orphée prenait tout son sens tragique.

Dans le même ordre d’idée, on sait que « Tsvétaeva voyait en Orphée une préfiguration de son propre destin de poète, mais elle aimait aussi dans ce mythe, la tragédie de l’amour  qui se termine par la deuxième mort de la nymphe, après qu’Orphée sortant avec elle de l’Hadès ait manqué de confiance.»

Par des coups d’aile, se rejoindre

Elle s’embrasa, bien sûr. Telle était sa nature, toute d'incandescence. « Que te dire de ton livre ? Le degré suprême. Mon lit changé en nuage.»

Son ciel brûlait plus que jamais, avec Rilke, ce grand soleil, en son milieu. « Ton destin  terrestre me concerne plus intimement encore que tes autres cheminements [...] », lui écrivit-elle pour l’Ascension, Himmelfahrt en allemand, soit le voyage dans le ciel.

La veille, Marina Tsvétaeva était revenue commenter la dédicace de Rilke, louant sa clairvoyance, lui offrant une pieuse pensée en retour. 

« Nous nous touchons, comment ? Par des coups d’aile. Rainer, Rainer, tu m’as dit cela sans me connaître, comme un aveugle (un voyant !), au petit bonheur. (Pas de meilleurs tireurs que les aveugles !)
Demain, c’est l’Ascension du Christ. Comme c’est beau. Le ciel dans ces mots ressemble à mon océan. Et le Christ - cingle. »

La vampiresse d’amour oscillait entre le tu et le vous, tantôt Orphée, tantôt Christ, cherchait à établir avec Rilke la plus intense et étroite communion.

« Sais-tu pourquoi je te tutoie et t’aime et... et... et... Parce que tu es une force. La chose la plus rare », avait-elle compris. Mieux. Le poète Rilke était le disciple de Dieu même, son favori : «  Dieu. Toi seul as dit à Dieu des choses nouvelles. Tu es expressément le rapport Jean-Jésus (inexprimé de part et d’autre). Mais - différence - tu es le préféré du Père, non du Fils, tu es le Jean de Dieu le Père (qui n’en a pas eu !). Tu as (élection dans les deux sens du mot) choisi le Père, parce qu’il était plus seul et - impossible à aimer ! »

Orphée était, selon certaines théories, le créateur du monde. « De l’enseignement orphique, les Romantiques ont retenu la notion d’une âme immortelle emprisonnée dans un cycle de naissance et de mort. Orphée, en tant que poète et prophète de cette religion, était le héros préféré de Rilke et Tsvétaeva », confirme Constantin Azadovski.

L’orphisme tendait au monothéisme et avait en partage avec le christianisme certaines conceptions telles que le péché originel, la purification, l’immortalité de l’âme, le Paradis, l’Enfer. Aussi, les premiers chrétiens avaient vu en Orphée, une forme d’annonce du Christ.

Rilke lui répondit avec bienveillance et belle ardeur. Le feu naturel de Tsvétaeva avait propagé sa lumière jusqu’à lui qui luttait contre la mort dans son sanatorium.

« Dans l’aujourd’hui éternel de l’esprit, aujourd’hui, Marina, je t’ai reçue dans mon cœur, dans ma conscience tout entière frémissant de toi, de ta venue […] Tu as plongé tes mains, Marina, tour à tour offrantes et jointes, tu as plongé tes mains dans mon cœur comme dans le bassin d’une fontaine ruisselante : et maintenant, aussi longtemps que tu les y garderas, le courant contenu coulera vers toi... Accepte-le.»

Elle insufflait espérance et vitalité à l’âme de Rilke. 

« Quelle force tu as, poétesse, pour pouvoir même dans cette langue, atteindre ton but, être précise, et toi-même Ton pas qui sonne aux marches, ta sonorité, toi. Ta légèreté, ton poids maîtrisé, offert. »

L’avènement d’Orphée

Le poète lui conta les circonstances de création des Elégies, dans l’« excès, meurtrier, de solitude » que lui avait coûté ces œuvres, mais récompensé par le sentiment d’avoir accompli « une chose bien trop infiniment totale». Il avait commencé les Elégies en 1912 à Duino, sur les bords de l’Adriatique, mais son élan créateur fut longuement tétanisé par « la grande interruption du monde ». Ce n’est qu’en 1921, en s’installant dans la paix du château de Muzot en Suisse, « enfermé dans un temps pur », que les Elégies avaient pu être composées dans leur totalité.

Muzot, ce pur miracle qu’il devait à l’amie Baladine Klossowska, cette « incitation plus forte qu’aucune autre, n’a permis que la réalisation, le saut, vertical, dans l’Ouvert, l’Ascension de toute la terre en moi... Chère, qu’ai-je besoin de te dire, quand tu as entre tes mains les Elégies, quand tu as les Elégies entre tes mains et au-dessus de ton cœur qui bat contre elles, complice...»

Paul Valéry avait vu juste, craignant pour lui, derrière les hautes murailles de Muzot,  « cette
transparence d’une vie trop égale qui à travers les jours identiques, laisse distinctement voir la mort ». Le 5 avril 1924, Valéry était allé visiter Rilke dans sa tour d’ivoire, et Rilke attendait Valéry, le « feu d’artifice ».
 

Rainer Maria Rilke et Paul Valéry
« Valéry, Rilke, c’est autre chose qu’une rencontre, c’est plus, ou si c’en est une, elle l’est dans la mesure où une arche rencontre en son faîte le versant d’une autre arche », avait ainsi joliment rappelé Monique Saint-Hélier, amie intime des trois dernières années d’existence de Rilke.

Marina Tsvétaeva rêvait d’aller, elle aussi, plonger son regard dans celui du poète, en compagnie de Boris Pasternak, là-bas dans les montagnes. « La Suisse a fermé ses frontières aux Russes. Mais il faudra que les montagnes s’écartent (ou se fendent !) pour nous laisser Boris et moi jusqu’à toi ! Je crois aux montagnes. (Ces mots dans ma variante – qui n’en est pas une vraiment, parce que nuits et montagnes riment – tu les as reconnus, n’est-ce pas ?)
»

Il s’agissait d’un écho au vers du Livre d’heures, « Je crois aux nuits » et, en même temps, de la formulation d’un vœu, d’un projet, auquel Rilke voulut croire aussi.

A vingt-et-un ans, il avait écrit dans une courte biographie : « Ma devise : Patior ut potiar. Pour le présent, je nourris une aspiration ardente à la lumière, pour l’avenir un espoir et une crainte. Espoir : paix intérieure et bonheur de créer. Crainte (hérédité nerveuse chargée) : folie ! »

 
La jeunesse désormais derrière, il était resté fidèle à sa devise. Son espoir merveilleusement réalisé, sa crainte en quelque sorte aussi. En grande souffrance physique, Rilke avait regagné le sanatorium de Val-Mont où il était soigné pour « une maladie du nerf ». En réalité, ce fut une maladie du sang.

En tête-à-tête avec la mort désormais, il feignait moins que jamais, et surtout ne mentait point à Marina Tsvétaeva, lui laissait entendre, avec pudeur, sa souffrance, évoquant seulement « les désaveux du corps qui le plongeaient dans le désarroi. »

Là, malgré la gravité de son état de santé qui se dégradait rapidement, il avait trouvé la force de composer l’Elégie à Marina Tsvétaeva, qu’elle reçut en juin 1926. L’enveloppe contenait aussi des photographies qui avaient été prises de Rilke l’année précédente à Muzot. Tsvétaeva avait demandé à connaître son visage, elle lui avait déjà envoyé un portrait d’elle.

 
Parmi les « petites photos » annotées que Rilke lui adressa, l’une d’elles interpela Tsvétaeva singulièrement, comme une prophétie qui donne rétrospectivement le frisson : « la plus petite – c’est un adieu. Quelqu’un qui part en voyage, quelqu’un qui jette encore un regard, apparemment furtif – les chevaux attendent déjà –sur son jardin, comme sur une page écrite, avant de partir. Qui ne s’arrache pas – mais se détache. Quelqu’un qui laisse tomber – doucement – tout un paysage. (Rainer, emmène-moi !) »

Tsvétaeva priait Orphée de la sortir des Enfers, de lui prendre la main, et la ramener chez elle au septième ciel, le paradis des poètes.



jeudi 17 novembre 2016

Aveillan : la tentation de l’abstraction


 
Cinq et demi – Venise 2010 – Coll. Zoé Balthus © Bruno Aveillan

« Je m’éloigne volontairement du réalisme, pour privilégier une approche plus impressionniste, fragmentaire, et certainement oétique. Je préfère voiler pour mieux dévoiler. Ce qui fait la force d’une image, c’est sa part d’invisible, tout ce qui se devine, se perçoit, s’imagine : les sons, les odeurs ... Cette approche touche à l’intime, parfois aux frontières de l’abstraction. Je tente d’ouvrir l’espace à l’imaginaire, un détail souvent suffit à créer un voyage, à prolonger une histoire et provoquer une émotion. L’essence du souvenir. » — Bruno Aveillan 

Qu’il saisisse l’atmosphère des sous-sols du Bolchoï, ou l’apparition d’une diva en répétition, d’un paysage désertique du bout du monde ou la curiosité d’un enfant dans la poussière d’un village, Bruno Aveillan relève avec constance le défi de la transfiguration de la vision. 

De connivence avec tous les phénomènes que lui propose la nature, il ne résiste pas au flirt de la réalité visible avec la désagrégation potentielle de sa matérialité. Grâce à l‘alliance exclusive, intime qu’il noue avec la lumière, il cède à la tentation de l’abstraction sans jamais lui laisser tout l’espace.
Bruno Aveillan se plaît à dévoiler l’étendue des rapports dans l’absence et des forces en présence. Sur le fil, il s’attache à maintenir le fragile équilibre du côté du chef-d’œuvre pur. 

La narration progresse, en douceur dans l’éclat insolent, inquiétant parfois, toujours infiniment prégnante. Et l’artiste n’est jamais plus heureux que lorsqu’il est lui-même transporté par les contes énigmatiques que renferment ses images.  

Texte de présentation de Ceremony, exposition rétrospective de Bruno Aveillan
du 17 novembre 2016 au 15 janvier 2017
A. Galerie 4 rue Léonce Reynaud 75016 Paris

dimanche 2 octobre 2016

Le cornac blanc et l'éléphant noir

Dans le N°4 de la revue La Moitié du Fourbi



En amont du 26e Salon de la Revue qui se déroulera les 14, 15, 16 octobre, la librairie parisienne Tschann et Ent'revues organisent une soirée de lancement du N°4 de la revue La Moitié du Fourbi le vendredi 7 octobre à partir de 19h30 en présence de Frédéric Fiolof, son directeur, des membres du comité de rédaction et des auteurs de ce numéro. 

Librairie Tschann, 125 boulevard du Montparnasse – 75006 Paris
Le Salon de la Revue, Halle des Blancs Manteaux – 75004 Paris

dimanche 4 septembre 2016

Emmanuel Tugny & Zoé Balthus : "D'après les livres"

Monotype (c) Paul de Pignol – Couverture d' Après les livres à paraître chez Gwen Catala

« Dimanche 17 juillet 2016


Zoé – Je poursuis sur cette lancée que m’a soufflée Marguerite pour aborder la question du style. Tu te moques de moi, parfois… souvent, en me prêtant des accents durassiens. Flatterie pour fille, dit-elle (sourire). 

Duras riait de l’effet que produisait ce qu’elle appelait l’audace de son style que l’on reconnaît entre tous – et dont elle jubilait a posteriori avec fierté comme une révolutionnaire après avoir jeté des pavés à la tête de sombres flics  – jusque dans la structure de ses phrases qu’elle tordait et ses répétitions… à répétition, cette forme de détachement du monde et la manière dont elle livrait au monde le monde lui-même tel qu’elle le toisait, avec une douloureuse compassion mêlée de dégoût, un monde qui était toujours sien mais dont elle voulait se venger.

Je considère que ton style est un frère révolutionnaire, audacieux, entre mille reconnaissable, qui déstabilise tout en ouvrant d’autres perspectives, mais ton style est beaucoup moins terrien que le sien, je veux dire que le tien est sidéral.

Je songe aux noms désarçonnants et néanmoins superbes des personnages – et des contrées
de tes romans, de l’espace et du temps neufs qui semblent taillés dans la flottaison des songes et qui ajoutent à la confusion, parfois comme si tu cherchais à tous les semer en route, et les perdre, perdre le fil même du récit, distrait par un tout autre fil dont tu te saisis pour le raccorder ou non, en t’appuyant pour ce faire, aussi sur le style mais pas seulement. Bien sûr, il y a la qualité et la richesse du récit qui participent de ton style, et à la différence de Duras qui, malgré elle restait ancrée dans la réalité, toi tu parviens à rompre les amarres d’ici-bas… Dans ton style, il n’y a pas de vengeance, nulle haine réelle que l’on sentirait monter des tripes, même lorsque cela cogne, cela saigne et même quand cela tue, c’est hors de toi.

Qu’est-ce que toi tu appelles style, comment définirais ton style, si tu le peux…

Sans style, peut-il y avoir livre , selon toi ? Elle, maintenait que non.

Emmanuel Tugny à Saint-Malo –  2016 (c) Zoé Balthus

Tugny – Ce que tu écris fait un sacré écho en moi au moment où, parce qu’ils reparaissent, je relis beaucoup de mes livres.

Par exemple, Le Souverain Bien, dont les chapitres d’ouverture sont à mi-chemin entre réalisme – un peu à la Russe – et fantastique, ou La Vie scolaire.

Me relisant, je me rends compte que ce qu’on appelle généralement le réalisme est vraiment très peu mon affaire. L’écriture s’y ennuie, on la sent fébrile, engagée dans autre chose, pas à son aise, comme ravie hors d’elle-même par une dimension sinon plus haute du moins distincte et plus aérée, moins entravée par des formes qui en précéderaient la naissance. Je dis souvent pour faire l’intéressant que la littérature fondée en réel est une littérature anaphorique. Elle est là pour rappeler, pour faire revenir, pour revenir. Je sens, lorsque je me relis, que la littérature que je travaille à mettre en chemin est en état de panique face à l’accumulation des formes antérieures à la sienne, qu’elle halète entre syndrome de claustration et sensation qu’un ordre ou qu’un règne s’impatiente, où la respiration de ce qu’elle entend être comme forme l’attend impatiemment.

J’ai vraiment cette sensation-là que la construction d’un livre à partir de ce qui le précède au monde, que ce qui le précède au monde me ressortisse, ressortisse à l’auctorial comme monde ou ressortisse au monde, à ce qui n’est pas celui qui écrit, n’est pas pour mon livre. Au reste, les oeuvres qui se fondent sur l’observation des choses ou sur l’observation de celui qui les observe, l’auto-fiction faisant comble, me tombent en général des mains.

Lorsque tel n’est pas le cas, c’est qu’une majesté particulière du monde ou de soi en faufile l’écriture, qu’une vérité d’ordre anagogique me semble atteinte, s’agissant du phénomène ou de ce qui s’y rapporte du moi écrivain. Je dirais des livres qui disent quelque chose du monde ou du moi qu’ils ne me plaisent que quand, par une sorte d’intensité supérieure de l’engagement dans l’écriture, entre munificence du champ observé et itération du motif jusqu’au dégagement de sa dimension d’éternité, ils exsudent de l’être de soi ou des choses. D’Aubigné, Retz, Scarron, Crébillon, Balzac, Dostoïevski, Tolstoï, Faulkner, Hugo, Proust, Maupassant, Hyvernaud, Grossman, Céline, Pirandello, d’autres… Duras…

Il y a dans les livres de ces écrivains que j’aime « tant de réel », tant de générosité dans l’abord des choses, tant de choses et dans cet abord tant d’opiniâtreté (analyse, itération) que quelque chose d’un « absolument le monde /le monde absolument » s’y fait voie à la lecture. Je ne dirais pas tout à fait que ces auteurs disent le monde ou se disent, je dirais qu’ils élèvent le monde et le sujet observant vers une anagogie de soi, une strate où le monde et soi sont soi, c’est-à-dire de l’ordre de l’être, de cet ordre dont la principale caractéristique est à mes yeux qu’il est cela où les formes (qu’elles soient du monde ou de soi n’y change rien) rencontrent leur solution dans l’être, leur mêmeté dans l’être, c’est-à-dire une forme progressive de dissolution dans l’unité irénique.

Etat civil de Balzac, moi proustien : il suffit que tout cela rencontre cet ordre anagogique par le travail non pas tant du style -j’y reviendrai- que de la matière du livre tout entier, qui l’excède amplement, pour qu’une paix gagne l’écriture, fût-ce dans ses méandres et ses spasmes. Ce qui est sourdement le même en tout, que je nomme l’être et que je pourrais fort bien nommer l’infinité (pensant à Lévinas), l’absolu, l’éternité d’une vérité, gagne à ce point le capharnaüm réaliste chez certains réalistes qu’une forme de simplification paisible s’opère, dans quoi je reconnais un espace, une atmosphère, un recours possible pour cette forme singulière de la phénoménologie qu’est la lecture.

Il me faut beaucoup d’air dans une œuvre.

Beaucoup d’atmosphère.

Beaucoup de souffle, souterrain ou pas, de mêmeté, de beauté moniste.

Le tour de force de beaucoup de mes auteurs de chevet est de parvenir à ce qu’un désordre des objets circonscrits expire la matière en quoi ils se dissolvent et qui est l’unité du monde en l’être.

Quand cet apaisement des formes dans l’anagogie, qui est affaire de travail, qui est affaire ouvrière, ne m’apparaît pas, quand je ne vois qu’accumulation des formes du monde et de formes de soi, quand je vois cela dans le livre de l’un, de l’autre ou dans les miens, quelque chose se met en branle qui organise mon évasion.

Je referme le livre de l’autre et pour ce qui regarde mon livre, je lui indique qu’il est temps d’aller voir ailleurs si j’y suis.

Au fond, Le Souverain Bien, par exemple, ou Après la Terre, ne parlent que de ça, à la revoyure… je vois bien qu’ils désignent un chemin par où le récit peut et doit prendre le large. Ces deux romans-là, par exemple, contrairement à Mademoiselle de Biche ou au Silure, ne dérivent pas d’une résolution, ils n’ont pas réglé la question de leur champ d’intervention avant que de naître comme forme. Ils vivent un peu où le fatras des choses aliène leur parole à un désordre stupéfiant et puis, en effet, comme tu le dis, ils prennent leur envol vers une dimension autre. Ni supérieure ni inférieure ni parallèle : autre. J’aime bien que tu utilises cette idée du « sidéral » parce qu’en effet, je dis dans le livre que j’ai écrit dessus qu’elle est cette dimension où, par repli de l’être sur soi, par écrasement des solitudes, l’être se rencontre dans l’être…cette dimension sidérale, c’est celle que veulent atteindre mes livres, oui.

Il y a un peu de platonisme, beaucoup de romantisme (à l’allemande ?) là-dedans : le règne rationnel, le règne analytique, le règne des formes discriminées me semble d’une étroitesse insigne, je n’y suis pas à l’aise comme ouvreur de livres, je l’ai dit. Il m’a toujours semblé qu’un mensonge et comme un diable (un diabolos) gouvernait cet espace des cantonnements, des taxinomies. C’est un règne menteur à mes yeux, plus fictionnel que les fictions. Et puis c’est un piège qui isole le moi de ses motifs, de ses supports d’observation. En somme, c’est à fuir. C’est à fuir vers l’Idéal de tout ça, vers des formes qui sont à la fois toujours et jamais le monde. Oui, il y a beaucoup de platonisme et beaucoup de romantisme dans mes livres. Tous aspirent à rencontrer un ordre sidéral où les formes du monde se ramassent, se regroupent, se fondent en des uns se fondant en l’Un. Mes livres cherchent à rencontrer l’ordre de l’Un, je ne peux pas mieux dire. Et à les lire, je vois combien ils vivent leur passage par l’observation des choses comme une épreuve dispensable, comme une torture sans objet ou, au mieux, comme une séquence initiatique.

Ils prennent la tangente, je le vois, de deux façons : la première consiste à travailler le monde depuis une langue qui en dit le caractère intenable, une langue elle-même intenable, impropre à la consommation. La seconde, toute complémentaire, consiste à dire le règne à quoi se rendre, où se rendre, depuis une langue qui soit hospitalière, depuis une langue qui, par adhésion à un certain nombre de principes d’élucidation (répétitions, syntaxe apaisée, lexique emprunté à la parole ou au livre d’en haut) dit la paix rencontrée en terre anagogique.

L’anaphorique fait le style furieux, de mes livres, l’anagogique le fait tranquille.

Et qu’est-ce que j’appelle le style lorsque j’écris ça ?

Je n’essentialiserais pas le style comme Flaubert… Je préfère l’option Buffon…

Je ne crois pas du tout qu’une œuvre, qu’un livre, ce soit une langue et c’est tout, que le style (au sens de langue inédite) soit une « manière absolue de voir les choses » car cela reviendrait à faire de la littérature une affaire de langage ;  or, je crois que si la littérature est en effet une affaire de langage, elle ne l’est que de façon seconde, étant me semble-t-il au premier chef une affaire de résolution de l’être en objet et de l’objet en être dont le langage est un outil, pas le seul, et pas comme langage, le plus souvent, mais comme partialité rythmique, lexicale, du langage qui ne me semble jamais totalement engagé comme tel en littérature (c’est un autre sujet, revenons-y à l’occasion si tu veux). Je ne dirais d’aucun livre que j’aime que son affaire soit d’être langage. Tous les livres que j’aime fondent leur existence propre sur un rapport du sujet à l’objet et de cette phénoménologie à l’être dont le langage est à mes yeux, jusque dans ses involontés patentes, le traducteur servile.

Il y a en littérature une servilité du langage qui me semble lui interdire d’être l’œuvre.

En revanche, le rapport qu’établit Buffon entre le style et l’homme et qui me semble en creux assujettir, subordonner les formes stylistiques à l’affirmation d’une identité de livre qui soit arrachement, affranchissement aventureux d’un objet par rapport à une humanité ouvrière, c’est-à-dire les assujettir, les subordonner à un dialogue entre facteur de livres et livres, me semble convenir davantage…

Je dirais du style qu’il est une modalisation, c’est-à-dire une traduction dans la forme du langage comme aliénation en forme d’un rapport sujet-objet et sujet-objet-être, du rapport entre l’ouvreur de livre et son livre.
  

A mes yeux, si la littérature n’est pas soluble en le style, c’est que le style est la modalité du dialogue ouvrier entre l’auteur, le sujet auteur et son livre, l’objet-livre.

Le style est la forme de l’échange entre l’auteur et sa matière qui lève et qui s’en va.

Le style c’est l’homme au travail du livre.

Pas le livre.

Le travail, pas le produit.

Ce n’est ni tout l’homme ni tout le livre, c’est la forme d’un dialogue phénoménologique intime entre celui qui écrit et cela qu’il écrit.

Ainsi l’angoisse éprouvée devant telle ou telle direction prise par le livre me semble-t-elle trouver sa traduction formelle dans telle ou telle modalité du langage littéraire, de même que la paix éprouvée au constat de la direction du livre vers une résolution de ses formes en une forme majeure, anagogique, me semble trouver sa traduction dans d’autres modalités…

Oui, je dirais du style qu’il est l’homme au travail, saisissable dans la forme du livre, ou le dialogue de l’homme et de son œuvre repérable dans le langage qui est – et n’est que – la matière du livre.

En quelque sorte, le style, c’est l’œuvre mais je ne dis pas là une chose si simple parce que ce que j’entends par œuvre, c’est le processus d’œuvre, pas le terme, le devenir, pas le terme ; je ne parle pas au perfectif…je dis quelque chose d’un peu deleuzien alors je précise : le style, c’est l’œuvrer, le style, c’est l’ouvrer, le style c’est l’homme au travail du livre.

Je parle à l’imperfectif : « Le style, c’est l’œuvre ».

Soyons un peu définitifs, Zoé : « le style, c’est le travail de l’œuvre ».

« Le style, c’est l’œuvrer ».

Mon style, c’est le travail de mes œuvres. Il est en dépendance de mes livres. J’ai le style du travail de mes livres. Si je n’en ai qu’un, j’en dirais qu’il est panique au monde, serein outre, c’est-à-dire, tutto sommato, arythmique, irrégulier ou formidablement homogène si on lui applique un regard fondé sur l’observation immédiatiste (au sens de Jankélévitch) du travail de l’œuvre c’est-à-dire, en ce qui regarde mes livres, d’un travail dont tout le sens est la quête fiévreuse, impatiente, d’une façon de point d’orgue.

Voilà, le style, c’est le travail de l’œuvre et le mien, c’est le travail d’une aspiration à l’unicité paisible comme résolution. »

In D'après les livres (Conversation) – Emmanuel Tugny & Zoé Balthus Postface de Cyril Crignon – à paraître en octobre chez Gwen Catala Editeur

vendredi 5 août 2016

Sakamoto : la musique et l'amour du monde naturel

Sakamoto Ryuichi – juin 2016 (c) Zoé Balthus



Je l'ai repéré à 100 m malgré ma myopie. Silhouette d'adolescent, petite taille,  mèches blanches tombant sur les yeux, un sac à dos porté à l'épaule droite, sur un bomber gris perle, une main dans une poche du jean, allure nonchalante, à tel point que j'ai douté... un quart de seconde. Oui, c'est bien lui, incognito, sur le boulevard vers les lieux de notre rendez-vous. Il passe devant moi, sans un regard. Nous sommes tous les deux en avance. Il entre dans la Fondation Cartier. Lorsque je le retrouve un peu plus tard, dans le jardin de l'institution, il est métamorphosé... en Sakamoto Ryuichi

Lunettes rondes en écailles, une veste sombre, stylisée, fermée par deux boutons couleur rouille, a remplacé le blouson de gamin. Il me sourit, s'approche avec gentillesse en me tendant la main. Je m'attendais à des salutations nippones. Nous nous inclinons juste un peu, par réflexe. Il frissonne, il bruine un peu. Il a l'air grave, les sourcils froncés, le froid l'agresse et il me le dit. J'avais compris. Rassurante, je tapote son bras et l'entraîne par le coude, tout en le guidant en direction de l'entrée où nous mettre au chaud. Pourtant, nous marchons avec lenteur. En chemin, j'entame d'emblée un petit bavardage frivole, destiné à le mettre à l'aise. Il m'écoute lui raconter avec curiosité une anecdote à propos de Tsuguhuru Foujita, auquel il me fait penser depuis longtemps. Il est amusé. « C'est drôle ça, je ne savais pas ! » C'est gagné, il sait qu'il est en bonne compagnie, et se détend déjà, d'autant que l'on pénètre dans le climat plus clément de la Fondation Cartier où l'exposition Le Grand orchestre des aninaux vient d'ouvrir et à laquelle il participe avec son ami et plasticien Shiro Takatani. 

Il se laisse conduire, avec obéissance. Je ne lui laisse pas le choix et l'entraîne à l'endroit isolé que j'ai repéré pour notre conversation. Le lieu lui convient. "Bien", dit-il en s'asseyant face à moi, avant de m'interroger avec timidité, « juste... est-il possible d'avoir un café ? »Va pour deux cafés, moi aussi j'ai eu froid. 

Je n'en crois pas mes yeux qui l'absorbent tout entier. J'ai sans doute des étoiles dans le ciel noir qui me sert de regard. Le sien cerclé d'écailles fuit sans cesse au loin tandis qu'il parle mais se plante avec régularité dans le mien. Rencontre. 

Sakamoto vit à New York depuis de nombreuses années. « Je viens de Tokyo, mais c’est Kyôto qui me manque souvent, et certaines belles facettes de la culture nippone ». Nous évoquons quelques grands noms des arts plastiques japonais, « je n'ai jamais été doué dans ces disciplines, avoue-t-il, un rien honteux, « c'est terrible...»  Il songe à sa grand-mère disparue qui devait désespérer de lui, « elle enseignait la cérémonie du thé ». Art traditionnel par excellence, au même titre que la calligraphie. « J'aime les petites salles dédiées à la cérémonie du thé » .

Immense star au Japon de passage à Paris, ce pionnier de la musique électro-acoustique signe l'orchestration originale de l'installation vidéo réalisée par son complice Shiro Takatani.

Sakamoto Ryuichi – juin 2016 (c) Zoé Balthus
« C'est la chorégraphie de ces minuscules créatures aquatiques qui composent le plancton », m'explique-t-il en anglais, à voix très basse, à peine audible. Avec Shiro Takatani, « nous travaillons ensemble depuis bientôt vingt ans », précise Sakamoto Ryuichi, qui évoque leur  « collaboration sur les jardins japonais entamée il y a dix ans ».  
 
« Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, bien sûr, lui et moi, tous les sens en alerte. Essentiellement dans les temples et les jardins de Kyôto : à tendre l'oreille, à l'écoute des sonorités des arbres, à regarder le passage des nuages », ajoute-t-il.

Entre autres installations, ils ont créé ensemble Garden Live en 2007, au coeur du temple bouddhiste Daitoku-ji à Kyôto, ou encore Forest Symphony en 2013.

Je lui confie que j'ai eu le bonheur d'errer seule dans ces lieux merveilleux, sereins qui invitent à la méditation et la contemplation. « Les jardins sont des endroits étranges en général, en particulier au Japon où ils donnent lieu à des concepts artistiques bizarres », me fait-il remarquer. Il s'émerveille que certains aient pu traverser des siècles et des siècles, presque intacts. « Il y a des jardins qui ont plus d'un demi-millénaire, les arbres et les nuages d'origine ont déjà disparu mais la végétation a repoussé, les nuages sont revenus et, avec eux, l'esprit et la paix du jardin demeurent-là, des centaines d'années plus tard »

Il a donc imaginé la musique des jardins japonais. « Elle change avec constance comme les arbres, l'herbe verte, les fleurs mais l'esprit qui les habite reste, semblable à lui-même ». Il précise avoir, avec Shiro Takatani, exploré une grande variété de jardins dans l'enceinte des temples de Kyôto et c'est suivant les mêmes principes qu'ils ont approché l'univers sous-marin du plancton.

La composition musicale destinée à une installation « relève d'une conception totalement différente de celle d'un disque, d'un concert ou d'un film. Je me sens plus libre, n'étant pas cadré par une histoire, un metteur en scène et une durée. Je jouis de la plus absolue liberté, mais j'aime les deux disciplines ».
Sakamoto Ryuichi s'est vu décerner, avec deux autres compositeurs, l'Oscar de la meilleure musique de film pour Le dernier empereur de Bernardo Bertolucci en 1987. Un film dans lequel le musicien incarnait par ailleurs le souverain chinois, déchu par les maoïstes.


Il avait auparavant signé, avec David Sylvian du groupe Japan, la bande originale Merry Christmas Mr. Lawrence de Nagisa Oshima. Le titre mythique Forbidden colours, récompensée par le BAFTA britannique de la meilleure musique de film, avait bouleversé ma planète de jeune fille. 

Le décès en début d’année de David Bowie, aux côtés duquel il avait joué dans le film d'Oshima, l'a laissé « sous le choc, longtemps. Il m'a fallu plus d'un mois et demi pour accepter la réalité de sa disparition, je n'y croyais pas », admet-il.

La veille de notre rencontre, il a croisé Iman, la veuve de Bowie, à New York où le couple vivait aussi. « C'était à l'occasion d'une soirée publique alors nous n'en avons pas parlé, elle était bien sûr très digne mais je l'ai trouvée fort remarquable et courageuse ».

En 2014, le compositeur a lui-même été confronté à de graves problèmes de santé et avait dû interrompre ses activités. « J'ai eu un cancer de la gorge, c'est pour cela que je mastique du chewing-gum tout le temps »,  explique-t-il, en piochant une boîte de gomme dans sa poche, « ma gorge ne doit jamais s'assécher, pardonnez-moi »... la trivialité de l'instant ! La politesse nippone est toujours délicate, presque excessive. Je le rassure, lui demande s'il souffre encore et si c'est la raison de son timbre de voix si bas. « Non je n'ai pas mal et j'ai toujours parlé ainsi, c'est ma nature ». Il sourit.

La sortie, il y a quelques mois, du film The Revenant d'Alejandro Gonzalez Inarritu avec Leonardo di
Sakamoto Ryuichi – juin 2016 (c) Zoé Balthus
Caprio, dont il a signé la bande originale, a permis à ses fans de renouer avec ses tonalités. Une composition pour laquelle il a été nommé aux Golden Globes de la meilleure musique de film.

« J’ai travaillé sur cette musique pendant six longs mois. D’habitude, il m’en faut deux maximum. Parfois quatre semaines suffisent », se souvient-il. « Ce fut terriblement difficile. C’était tout juste après mon traitement, je n’étais pas complètement rétabli, j’avais encore le moral en berne, les conditions n’étaient pas idéales. D’autant que j’avais une autre musique de film en chantier» 

Il s'agit d'un long métrage du vétéran du cinéma japonais  Yoji Yamada, Nagasaki: memories of my son, qui donnera aussi lieu à l'édition d'un disque à l'automne. Le compositeur a également terminé au début 2016 la bande originale d'un long métrage du Coréen Lee Sang-il, Anger« un drame ultra violent ». Le film et le disque sont prévus pour la rentrée. 

Sa musique, bien sûr, l’occupe toujours autant. Il travaille à un nouvel album solo. Il souligne qu'il n’en a pas produit depuis sept longues années et cela signifie qu'il « est grand temps d’en sortir un autre». Aussi, désormais il oeuvre dans l'espoir de créer « l’album de ses rêves, le chef-d’œuvre avant de mourir, c’est mon vœu le plus cher.» Il y passera le temps qu'il faudra.

« Comme tout le monde, après s'être sorti d'une maladie grave, j'ai pris réellement conscience de la durée de vie limitée bien sûr, mais je n'éprouve pas pour autant de sentiment d'urgence», précise-t-il, « au contraire, je me détends davantage et profite du bonheur de respirer ».

Sakamoto n'est pas religieux. En revanche, il dit s'intéresser à la spiritualité, au rôle des religions dans l'histoire de l'humanité. « Je suis passionné d'animisme ! J'aime la vision qu'ont du monde les sociétés primitives, comme celle des Ainus au Japon et des Indiens d'Amérique !», confie-t-il. Sinon, lui se réjouit surtout d'être en vie, de goûter « une simple conversation, la sensation d'un rayon de soleil, une brise dans les feuillages, la vision d'un nuage qui passe ».

Jusqu'au 8 janvier 2017, la Fondation Cartier pour l’art contemporain présente Le Grand Orchestre des Animaux, inspiré par l’oeuvre de Bernie Krause, musicien et bioacousticien américain.