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dimanche 30 avril 2017

Conversation avec Ryoko Sekiguchi


Ryoko Sekiguchi (c) DR


Dans la première traduction française de l’essai de Tanizaki Jun'ichirô, intitulée Éloge de lOmbre, signée René Sieffert en 1977, les lecteurs francophones ont le sentiment d’accéder enfin à cette culture traditionnelle du Japon, où l’ombre constitue le plus grand raffinement de l’art de vivre mais aussi son séduisant mystère. Ryoko Sekiguchi, écrivain, poétesse, en donne une nouvelle traduction qui restitue la grande subtilité critique qui caractérise Tanizaki. Tout au long de sa méditation esthétique, menée sur le ton candide d’un nostalgique éclairé, ne s’inscrivait pas moins, en ombre chinoise, une critique sévère de la société japonaise par trop encline, à son goût, à céder aux sirènes de la modernité de l’Occident. Il ne manquait d’ailleurs pas de l’écharper au passage.
La moitié du fourbiQui a initié cette idée de nouvelle traduction du texte de Tanizaki ?

Ryoko Sekiguchi – L’idée est venue de moi. Il faut d’abord dire qu’à partir de cette année, les droits des œuvres de Tanizaki sont libres. Mais surtout, c’est vraiment mon auteur préféré. D’abord parce que c’est celui qui a le plus joué avec tous les genres romanesques. Bruine de neige est un roman de près de mille pages dans lequel il ne se passe absolument rien. Et pourtant, le livre fut interdit pendant la guerre. Non pas en raison d’une critique formulée contre la guerre mais bien parce qu’il ne se passait rien dans son roman… Car le temps de la paix, c’est cela : le temps où il ne se passe rien. 
[...] 

Egalement au sommaire


Pierrick de Chermont, Sylvie-E. Saliceti, Sylve Fabre G., Angèle Paoli, Anne-Lise Blanchard, Nolwenn Euzen, Thomas Vinau / Avec Guillevic  Mélikah Abdelmoumen / La deuxième marche  Anthony Poiraudeau / Un sang d’encre Romain Verger Revenir à Chauvet  Hélène Gaudy / Chambres noires  Sabine Huynh (texte), Maud Thiria Vinçon (dessin) / La main, le soleil et la mort  Zoé Balthus / A l’ombre de Tanizaki : conversation avec Ryoko Sekiguchi  Vincent Bontems / Les boîtes noires (sur l’écriture des Idées noires de la PhysiqueCaroline Boidé / Lettre à Grisélidis Réal  Adrien Absolu / Circulez, y a rien à voir  Frédéric Fiolof / Une question noire  Hugues Leroy / Noctem virumque cano  Nolwenn Brod (photographies) / Urphänomen  Ian Monk / L’œil de l’Oulipo : La nuit traversée  Stéphane Vanderhaeghe / Écrire dans le noir  Véronique Béland / On finit par un monde  Charles Robinson / 351  


Soirée "Louange de l'ombre" le 4 mai à 19h30 à la librairie Charybde avec Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, animée par Zoé Balthus

samedi 25 février 2017

Boltanski crée des mythes


Tiroir (1988) Christian Boltanski – collection privée – Photographie de Zoé Balthus à Londres (2010)

J'ai eu cette semaine la belle opportunité de m'entretenir avec le plasticien Christian Boltanski qui sera l'invité de France Culture pour une masterclasse le dimanche 5 mars au studio 105 de la Maison de la radio où le public est le bienvenu. Elle sera diffusée au cours de l'été sur les ondes de la chaîne.
Zoé Balthus – Je comprends votre travail comme une exploration de tout ce qui tisse la mémoire. 
Christian Boltanski –  Je ne travaille pas, vous savez, ce n'est pas du travail. D’ailleurs, je suis toujours embêté lorsque les gens veulent venir dans mon « atelier », je n’ai pas d’atelier (rires). Je mène plutôt une vie de réflexion. Il s'agit pour moi de réfléchir à des questions qui n'ont pas de réponse et de traduire ces questions si possible, d'une manière visuelle ou sonore dans mon cas.  
 
Zoé – Mais puis-je parler de votre « œuvre » ? 
 
Christian Boltanski – Vous pouvez parler de mon « œuvre », oui, je dis bien que je suis « peintre » ! (Rires) 
 
Zoé – Alors votre œuvre m’évoque le désir de conserver et de transmettre ce qui a existé, mais c’est sans doute une vision simpliste, vous allez l’éclairer davantage (rire).
 
Christian Boltanski – Chaque personne est unique, et chacune est très vulnérable, il y a une contradiction entre l'importance de chaque être et sa vulnérabilité. Alors, il y a eu ce désir chez moi d'explorer ce que l'on peut sauver.  Mais en fait, j’ai compris que l’on ne peut rien sauver. C'est en effet une réflexion sur la possibilité de sauver une transmission.
 
Zoé – C’est ce que j’appelais le travail sur la mémoire.
 
Christian Boltanski – Oui, mais en réalité, chacun de nous est très vite oublié. J'avais appelé au début « la petite mémoire », ce que chacun de nous porte, ce qui nous fabrique. Il reste sur notre visage, quelque chose de tous ceux qui nous ont précédés, c’est un puzzle mystérieux. « La grande mémoire », elle, se trouve dans les livres et dans les grands récits.
C’est en fait un questionnement sur l'impossibilité de la transmission, l'impossibilité de conserver quelque chose.
 
Zoé – Cette conclusion est très pessimiste… vous êtes pessimiste  ?
 
Christian Boltanski – Ah ! Je me suis beaucoup intéressé à la chance et à la destinée, et effectivement si l'on pense que les choses sont écrites quelque part, qu’il y a une raison aux choses, si on est religieux, on est plus optimiste que si l’on pense au contraire, comme moi, que tout est lié au hasard. On est en tout cas moins optimiste. 
 
Zoé – Vous réfléchissez à la condition humaine, vous êtes conscient que vous menez une vie de métaphysicien… !
 
Christian Boltanski – Oui, c’est une vie très intéressante. Je n'ai que des questions. Mais ce sont de vieilles questions que tout artiste se pose, il me semble. Pour moi, être humain, c'est chercher la clé à des serrures… Or, moi, je ne pense pas qu'il y ait des clés, mais ce qui est intéressant c'est de chercher, pas forcément de trouver. Je déteste ceux qui trouvent !
 
Zoé – No hay camino, hay que caminar… Il n’y a pas de chemin, il n’y a que cheminement. Comment votre œuvre se nourrit-elle ? Trouvez-vous sa nourriture dans la littérature ?
 
Christian Boltanski – Oui. Mais tout nourrit. L'autre jour, j'ai assisté à un mariage à Malakoff et les gens soufflaient des bulles de savon autour des mariés. Ces bulles de savon ont nourri ma pensée. Je me suis dit que les morts sont comme les bulles de savon qui partent au ciel et puis éclatent. Voyez, ce n'est pas forcément les lectures, c'est tout et n'importe quoi.
 
Zoé – Vos installations, les reliquaires et autels, ces photographies de visages, avec les boîtes en acier et les lampes électriques, disaient cela a existé comme vos amas de vêtements… cela vient comment, d’où ?
 
Christian Boltanski – L'idée est de fabriquer des mythes, ils durent plus longtemps que les objets. Les objets n'ont pas d'importance, ils en ont de moins en moins. Je m'attache davantage à construire des mythes qu'à fabriquer des objets dont j’ai de moins en moins le désir.

Aujourd'hui, je fais des choses vouées à la destruction, très grandes, dans des endroits très lointains, presque inaccessibles, et je les laisse disparaître.
 
J'ai une fondation au Japon, un endroit où je collectionne les battements de cœur. 
Les Archives du Coeur de Christian Boltanski — Teshima (mai 2019)
(c) Zoé Balthus

Aujourd'hui, j'en ai plus de 100.000 (cœurs battant), Les Archives du cœur, et donc c'est en pleine mer du Japon, sur la petite île de Teshima. On peut y aller, c'est un endroit connu, mais c'est un long voyage même de Tokyo. 

Dans le même ordre d’idées il y a un homme, un collectionneur David Walsh, qui a acheté ma vie en Tasmanie et qui me filme jour et nuit et si on va là-bas, on peut m’y voir. Il y a des moniteurs qui retransmettent en direct et en différé. Mais personne ne va jamais en Tasmanie. 
Voilà, ce sont plutôt ces choses-là qui m'intéressent aujourd'hui, donc il n'y a pas l'idée d'un atelier ou de vrai travail. 

Zoé – Quelles sont vos dernières œuvres et vos projets ?

Christian Boltanski – Ma dernière œuvre est une installation de quatre ou cinq cent petites clochettes au nord Québec dans la neige. Elles tintent dans le vent, font une petite musique. C'était il y a un mois. Elle s'appelle Animitas. J'avais déjà monté le même projet dans le nord du Chili dans le désert d'Atacama, histoire de parler avec les fantômes. Je les laisse sur place, puis elles finissent par disparaître avec le temps. 

Mon prochain projet, ce sont de grandes trompettes ou plutôt de grandes trompes que je construis en ce moment et qui seront installées sur des pylônes en Patagonie et quand le vent va s'engouffrer à l'intérieur, elles recréeront le chant des baleines. Elles sont situées sur un site extrêmement difficile à atteindre en bordure d’océan, où il y a un sanctuaire de baleines. Ce n'est pas secret, mais personne ne va jamais y aller. Je réalise des vidéos et des photographies. Voyez, c'est cela la construction d'un mythe : un homme a essayé là-bas de parler aux baleines.


  

La forêt des murmures de Christian Boltanski sur l'île de Teshima, Japon 
Un film de Zoé Balthus (mai 2019) 

dimanche 4 septembre 2016

Emmanuel Tugny & Zoé Balthus : "D'après les livres"

Monotype (c) Paul de Pignol – Couverture d' Après les livres à paraître chez Gwen Catala

« Dimanche 17 juillet 2016


Zoé – Je poursuis sur cette lancée que m’a soufflée Marguerite pour aborder la question du style. Tu te moques de moi, parfois… souvent, en me prêtant des accents durassiens. Flatterie pour fille, dit-elle (sourire). 

Duras riait de l’effet que produisait ce qu’elle appelait l’audace de son style que l’on reconnaît entre tous – et dont elle jubilait a posteriori avec fierté comme une révolutionnaire après avoir jeté des pavés à la tête de sombres flics  – jusque dans la structure de ses phrases qu’elle tordait et ses répétitions… à répétition, cette forme de détachement du monde et la manière dont elle livrait au monde le monde lui-même tel qu’elle le toisait, avec une douloureuse compassion mêlée de dégoût, un monde qui était toujours sien mais dont elle voulait se venger.

Je considère que ton style est un frère révolutionnaire, audacieux, entre mille reconnaissable, qui déstabilise tout en ouvrant d’autres perspectives, mais ton style est beaucoup moins terrien que le sien, je veux dire que le tien est sidéral.

Je songe aux noms désarçonnants et néanmoins superbes des personnages – et des contrées
de tes romans, de l’espace et du temps neufs qui semblent taillés dans la flottaison des songes et qui ajoutent à la confusion, parfois comme si tu cherchais à tous les semer en route, et les perdre, perdre le fil même du récit, distrait par un tout autre fil dont tu te saisis pour le raccorder ou non, en t’appuyant pour ce faire, aussi sur le style mais pas seulement. Bien sûr, il y a la qualité et la richesse du récit qui participent de ton style, et à la différence de Duras qui, malgré elle restait ancrée dans la réalité, toi tu parviens à rompre les amarres d’ici-bas… Dans ton style, il n’y a pas de vengeance, nulle haine réelle que l’on sentirait monter des tripes, même lorsque cela cogne, cela saigne et même quand cela tue, c’est hors de toi.

Qu’est-ce que toi tu appelles style, comment définirais ton style, si tu le peux…

Sans style, peut-il y avoir livre , selon toi ? Elle, maintenait que non.

Emmanuel Tugny à Saint-Malo –  2016 (c) Zoé Balthus

Tugny – Ce que tu écris fait un sacré écho en moi au moment où, parce qu’ils reparaissent, je relis beaucoup de mes livres.

Par exemple, Le Souverain Bien, dont les chapitres d’ouverture sont à mi-chemin entre réalisme – un peu à la Russe – et fantastique, ou La Vie scolaire.

Me relisant, je me rends compte que ce qu’on appelle généralement le réalisme est vraiment très peu mon affaire. L’écriture s’y ennuie, on la sent fébrile, engagée dans autre chose, pas à son aise, comme ravie hors d’elle-même par une dimension sinon plus haute du moins distincte et plus aérée, moins entravée par des formes qui en précéderaient la naissance. Je dis souvent pour faire l’intéressant que la littérature fondée en réel est une littérature anaphorique. Elle est là pour rappeler, pour faire revenir, pour revenir. Je sens, lorsque je me relis, que la littérature que je travaille à mettre en chemin est en état de panique face à l’accumulation des formes antérieures à la sienne, qu’elle halète entre syndrome de claustration et sensation qu’un ordre ou qu’un règne s’impatiente, où la respiration de ce qu’elle entend être comme forme l’attend impatiemment.

J’ai vraiment cette sensation-là que la construction d’un livre à partir de ce qui le précède au monde, que ce qui le précède au monde me ressortisse, ressortisse à l’auctorial comme monde ou ressortisse au monde, à ce qui n’est pas celui qui écrit, n’est pas pour mon livre. Au reste, les oeuvres qui se fondent sur l’observation des choses ou sur l’observation de celui qui les observe, l’auto-fiction faisant comble, me tombent en général des mains.

Lorsque tel n’est pas le cas, c’est qu’une majesté particulière du monde ou de soi en faufile l’écriture, qu’une vérité d’ordre anagogique me semble atteinte, s’agissant du phénomène ou de ce qui s’y rapporte du moi écrivain. Je dirais des livres qui disent quelque chose du monde ou du moi qu’ils ne me plaisent que quand, par une sorte d’intensité supérieure de l’engagement dans l’écriture, entre munificence du champ observé et itération du motif jusqu’au dégagement de sa dimension d’éternité, ils exsudent de l’être de soi ou des choses. D’Aubigné, Retz, Scarron, Crébillon, Balzac, Dostoïevski, Tolstoï, Faulkner, Hugo, Proust, Maupassant, Hyvernaud, Grossman, Céline, Pirandello, d’autres… Duras…

Il y a dans les livres de ces écrivains que j’aime « tant de réel », tant de générosité dans l’abord des choses, tant de choses et dans cet abord tant d’opiniâtreté (analyse, itération) que quelque chose d’un « absolument le monde /le monde absolument » s’y fait voie à la lecture. Je ne dirais pas tout à fait que ces auteurs disent le monde ou se disent, je dirais qu’ils élèvent le monde et le sujet observant vers une anagogie de soi, une strate où le monde et soi sont soi, c’est-à-dire de l’ordre de l’être, de cet ordre dont la principale caractéristique est à mes yeux qu’il est cela où les formes (qu’elles soient du monde ou de soi n’y change rien) rencontrent leur solution dans l’être, leur mêmeté dans l’être, c’est-à-dire une forme progressive de dissolution dans l’unité irénique.

Etat civil de Balzac, moi proustien : il suffit que tout cela rencontre cet ordre anagogique par le travail non pas tant du style -j’y reviendrai- que de la matière du livre tout entier, qui l’excède amplement, pour qu’une paix gagne l’écriture, fût-ce dans ses méandres et ses spasmes. Ce qui est sourdement le même en tout, que je nomme l’être et que je pourrais fort bien nommer l’infinité (pensant à Lévinas), l’absolu, l’éternité d’une vérité, gagne à ce point le capharnaüm réaliste chez certains réalistes qu’une forme de simplification paisible s’opère, dans quoi je reconnais un espace, une atmosphère, un recours possible pour cette forme singulière de la phénoménologie qu’est la lecture.

Il me faut beaucoup d’air dans une œuvre.

Beaucoup d’atmosphère.

Beaucoup de souffle, souterrain ou pas, de mêmeté, de beauté moniste.

Le tour de force de beaucoup de mes auteurs de chevet est de parvenir à ce qu’un désordre des objets circonscrits expire la matière en quoi ils se dissolvent et qui est l’unité du monde en l’être.

Quand cet apaisement des formes dans l’anagogie, qui est affaire de travail, qui est affaire ouvrière, ne m’apparaît pas, quand je ne vois qu’accumulation des formes du monde et de formes de soi, quand je vois cela dans le livre de l’un, de l’autre ou dans les miens, quelque chose se met en branle qui organise mon évasion.

Je referme le livre de l’autre et pour ce qui regarde mon livre, je lui indique qu’il est temps d’aller voir ailleurs si j’y suis.

Au fond, Le Souverain Bien, par exemple, ou Après la Terre, ne parlent que de ça, à la revoyure… je vois bien qu’ils désignent un chemin par où le récit peut et doit prendre le large. Ces deux romans-là, par exemple, contrairement à Mademoiselle de Biche ou au Silure, ne dérivent pas d’une résolution, ils n’ont pas réglé la question de leur champ d’intervention avant que de naître comme forme. Ils vivent un peu où le fatras des choses aliène leur parole à un désordre stupéfiant et puis, en effet, comme tu le dis, ils prennent leur envol vers une dimension autre. Ni supérieure ni inférieure ni parallèle : autre. J’aime bien que tu utilises cette idée du « sidéral » parce qu’en effet, je dis dans le livre que j’ai écrit dessus qu’elle est cette dimension où, par repli de l’être sur soi, par écrasement des solitudes, l’être se rencontre dans l’être…cette dimension sidérale, c’est celle que veulent atteindre mes livres, oui.

Il y a un peu de platonisme, beaucoup de romantisme (à l’allemande ?) là-dedans : le règne rationnel, le règne analytique, le règne des formes discriminées me semble d’une étroitesse insigne, je n’y suis pas à l’aise comme ouvreur de livres, je l’ai dit. Il m’a toujours semblé qu’un mensonge et comme un diable (un diabolos) gouvernait cet espace des cantonnements, des taxinomies. C’est un règne menteur à mes yeux, plus fictionnel que les fictions. Et puis c’est un piège qui isole le moi de ses motifs, de ses supports d’observation. En somme, c’est à fuir. C’est à fuir vers l’Idéal de tout ça, vers des formes qui sont à la fois toujours et jamais le monde. Oui, il y a beaucoup de platonisme et beaucoup de romantisme dans mes livres. Tous aspirent à rencontrer un ordre sidéral où les formes du monde se ramassent, se regroupent, se fondent en des uns se fondant en l’Un. Mes livres cherchent à rencontrer l’ordre de l’Un, je ne peux pas mieux dire. Et à les lire, je vois combien ils vivent leur passage par l’observation des choses comme une épreuve dispensable, comme une torture sans objet ou, au mieux, comme une séquence initiatique.

Ils prennent la tangente, je le vois, de deux façons : la première consiste à travailler le monde depuis une langue qui en dit le caractère intenable, une langue elle-même intenable, impropre à la consommation. La seconde, toute complémentaire, consiste à dire le règne à quoi se rendre, où se rendre, depuis une langue qui soit hospitalière, depuis une langue qui, par adhésion à un certain nombre de principes d’élucidation (répétitions, syntaxe apaisée, lexique emprunté à la parole ou au livre d’en haut) dit la paix rencontrée en terre anagogique.

L’anaphorique fait le style furieux, de mes livres, l’anagogique le fait tranquille.

Et qu’est-ce que j’appelle le style lorsque j’écris ça ?

Je n’essentialiserais pas le style comme Flaubert… Je préfère l’option Buffon…

Je ne crois pas du tout qu’une œuvre, qu’un livre, ce soit une langue et c’est tout, que le style (au sens de langue inédite) soit une « manière absolue de voir les choses » car cela reviendrait à faire de la littérature une affaire de langage ;  or, je crois que si la littérature est en effet une affaire de langage, elle ne l’est que de façon seconde, étant me semble-t-il au premier chef une affaire de résolution de l’être en objet et de l’objet en être dont le langage est un outil, pas le seul, et pas comme langage, le plus souvent, mais comme partialité rythmique, lexicale, du langage qui ne me semble jamais totalement engagé comme tel en littérature (c’est un autre sujet, revenons-y à l’occasion si tu veux). Je ne dirais d’aucun livre que j’aime que son affaire soit d’être langage. Tous les livres que j’aime fondent leur existence propre sur un rapport du sujet à l’objet et de cette phénoménologie à l’être dont le langage est à mes yeux, jusque dans ses involontés patentes, le traducteur servile.

Il y a en littérature une servilité du langage qui me semble lui interdire d’être l’œuvre.

En revanche, le rapport qu’établit Buffon entre le style et l’homme et qui me semble en creux assujettir, subordonner les formes stylistiques à l’affirmation d’une identité de livre qui soit arrachement, affranchissement aventureux d’un objet par rapport à une humanité ouvrière, c’est-à-dire les assujettir, les subordonner à un dialogue entre facteur de livres et livres, me semble convenir davantage…

Je dirais du style qu’il est une modalisation, c’est-à-dire une traduction dans la forme du langage comme aliénation en forme d’un rapport sujet-objet et sujet-objet-être, du rapport entre l’ouvreur de livre et son livre.
  

A mes yeux, si la littérature n’est pas soluble en le style, c’est que le style est la modalité du dialogue ouvrier entre l’auteur, le sujet auteur et son livre, l’objet-livre.

Le style est la forme de l’échange entre l’auteur et sa matière qui lève et qui s’en va.

Le style c’est l’homme au travail du livre.

Pas le livre.

Le travail, pas le produit.

Ce n’est ni tout l’homme ni tout le livre, c’est la forme d’un dialogue phénoménologique intime entre celui qui écrit et cela qu’il écrit.

Ainsi l’angoisse éprouvée devant telle ou telle direction prise par le livre me semble-t-elle trouver sa traduction formelle dans telle ou telle modalité du langage littéraire, de même que la paix éprouvée au constat de la direction du livre vers une résolution de ses formes en une forme majeure, anagogique, me semble trouver sa traduction dans d’autres modalités…

Oui, je dirais du style qu’il est l’homme au travail, saisissable dans la forme du livre, ou le dialogue de l’homme et de son œuvre repérable dans le langage qui est – et n’est que – la matière du livre.

En quelque sorte, le style, c’est l’œuvre mais je ne dis pas là une chose si simple parce que ce que j’entends par œuvre, c’est le processus d’œuvre, pas le terme, le devenir, pas le terme ; je ne parle pas au perfectif…je dis quelque chose d’un peu deleuzien alors je précise : le style, c’est l’œuvrer, le style, c’est l’ouvrer, le style c’est l’homme au travail du livre.

Je parle à l’imperfectif : « Le style, c’est l’œuvre ».

Soyons un peu définitifs, Zoé : « le style, c’est le travail de l’œuvre ».

« Le style, c’est l’œuvrer ».

Mon style, c’est le travail de mes œuvres. Il est en dépendance de mes livres. J’ai le style du travail de mes livres. Si je n’en ai qu’un, j’en dirais qu’il est panique au monde, serein outre, c’est-à-dire, tutto sommato, arythmique, irrégulier ou formidablement homogène si on lui applique un regard fondé sur l’observation immédiatiste (au sens de Jankélévitch) du travail de l’œuvre c’est-à-dire, en ce qui regarde mes livres, d’un travail dont tout le sens est la quête fiévreuse, impatiente, d’une façon de point d’orgue.

Voilà, le style, c’est le travail de l’œuvre et le mien, c’est le travail d’une aspiration à l’unicité paisible comme résolution. »

In D'après les livres (Conversation) – Emmanuel Tugny & Zoé Balthus Postface de Cyril Crignon – à paraître en octobre chez Gwen Catala Editeur

vendredi 5 août 2016

Sakamoto : la musique et l'amour du monde naturel

Sakamoto Ryuichi – juin 2016 (c) Zoé Balthus



Je l'ai repéré à 100 m malgré ma myopie. Silhouette d'adolescent, petite taille,  mèches blanches tombant sur les yeux, un sac à dos porté à l'épaule droite, sur un bomber gris perle, une main dans une poche du jean, allure nonchalante, à tel point que j'ai douté... un quart de seconde. Oui, c'est bien lui, incognito, sur le boulevard vers les lieux de notre rendez-vous. Il passe devant moi, sans un regard. Nous sommes tous les deux en avance. Il entre dans la Fondation Cartier. Lorsque je le retrouve un peu plus tard, dans le jardin de l'institution, il est métamorphosé... en Sakamoto Ryuichi

Lunettes rondes en écailles, une veste sombre, stylisée, fermée par deux boutons couleur rouille, a remplacé le blouson de gamin. Il me sourit, s'approche avec gentillesse en me tendant la main. Je m'attendais à des salutations nippones. Nous nous inclinons juste un peu, par réflexe. Il frissonne, il bruine un peu. Il a l'air grave, les sourcils froncés, le froid l'agresse et il me le dit. J'avais compris. Rassurante, je tapote son bras et l'entraîne par le coude, tout en le guidant en direction de l'entrée où nous mettre au chaud. Pourtant, nous marchons avec lenteur. En chemin, j'entame d'emblée un petit bavardage frivole, destiné à le mettre à l'aise. Il m'écoute lui raconter avec curiosité une anecdote à propos de Tsuguhuru Foujita, auquel il me fait penser depuis longtemps. Il est amusé. « C'est drôle ça, je ne savais pas ! » C'est gagné, il sait qu'il est en bonne compagnie, et se détend déjà, d'autant que l'on pénètre dans le climat plus clément de la Fondation Cartier où l'exposition Le Grand orchestre des aninaux vient d'ouvrir et à laquelle il participe avec son ami et plasticien Shiro Takatani. 

Il se laisse conduire, avec obéissance. Je ne lui laisse pas le choix et l'entraîne à l'endroit isolé que j'ai repéré pour notre conversation. Le lieu lui convient. "Bien", dit-il en s'asseyant face à moi, avant de m'interroger avec timidité, « juste... est-il possible d'avoir un café ? »Va pour deux cafés, moi aussi j'ai eu froid. 

Je n'en crois pas mes yeux qui l'absorbent tout entier. J'ai sans doute des étoiles dans le ciel noir qui me sert de regard. Le sien cerclé d'écailles fuit sans cesse au loin tandis qu'il parle mais se plante avec régularité dans le mien. Rencontre. 

Sakamoto vit à New York depuis de nombreuses années. « Je viens de Tokyo, mais c’est Kyôto qui me manque souvent, et certaines belles facettes de la culture nippone ». Nous évoquons quelques grands noms des arts plastiques japonais, « je n'ai jamais été doué dans ces disciplines, avoue-t-il, un rien honteux, « c'est terrible...»  Il songe à sa grand-mère disparue qui devait désespérer de lui, « elle enseignait la cérémonie du thé ». Art traditionnel par excellence, au même titre que la calligraphie. « J'aime les petites salles dédiées à la cérémonie du thé » .

Immense star au Japon de passage à Paris, ce pionnier de la musique électro-acoustique signe l'orchestration originale de l'installation vidéo réalisée par son complice Shiro Takatani.

Sakamoto Ryuichi – juin 2016 (c) Zoé Balthus
« C'est la chorégraphie de ces minuscules créatures aquatiques qui composent le plancton », m'explique-t-il en anglais, à voix très basse, à peine audible. Avec Shiro Takatani, « nous travaillons ensemble depuis bientôt vingt ans », précise Sakamoto Ryuichi, qui évoque leur  « collaboration sur les jardins japonais entamée il y a dix ans ».  
 
« Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, bien sûr, lui et moi, tous les sens en alerte. Essentiellement dans les temples et les jardins de Kyôto : à tendre l'oreille, à l'écoute des sonorités des arbres, à regarder le passage des nuages », ajoute-t-il.

Entre autres installations, ils ont créé ensemble Garden Live en 2007, au coeur du temple bouddhiste Daitoku-ji à Kyôto, ou encore Forest Symphony en 2013.

Je lui confie que j'ai eu le bonheur d'errer seule dans ces lieux merveilleux, sereins qui invitent à la méditation et la contemplation. « Les jardins sont des endroits étranges en général, en particulier au Japon où ils donnent lieu à des concepts artistiques bizarres », me fait-il remarquer. Il s'émerveille que certains aient pu traverser des siècles et des siècles, presque intacts. « Il y a des jardins qui ont plus d'un demi-millénaire, les arbres et les nuages d'origine ont déjà disparu mais la végétation a repoussé, les nuages sont revenus et, avec eux, l'esprit et la paix du jardin demeurent-là, des centaines d'années plus tard »

Il a donc imaginé la musique des jardins japonais. « Elle change avec constance comme les arbres, l'herbe verte, les fleurs mais l'esprit qui les habite reste, semblable à lui-même ». Il précise avoir, avec Shiro Takatani, exploré une grande variété de jardins dans l'enceinte des temples de Kyôto et c'est suivant les mêmes principes qu'ils ont approché l'univers sous-marin du plancton.

La composition musicale destinée à une installation « relève d'une conception totalement différente de celle d'un disque, d'un concert ou d'un film. Je me sens plus libre, n'étant pas cadré par une histoire, un metteur en scène et une durée. Je jouis de la plus absolue liberté, mais j'aime les deux disciplines ».
Sakamoto Ryuichi s'est vu décerner, avec deux autres compositeurs, l'Oscar de la meilleure musique de film pour Le dernier empereur de Bernardo Bertolucci en 1987. Un film dans lequel le musicien incarnait par ailleurs le souverain chinois, déchu par les maoïstes.


Il avait auparavant signé, avec David Sylvian du groupe Japan, la bande originale Merry Christmas Mr. Lawrence de Nagisa Oshima. Le titre mythique Forbidden colours, récompensée par le BAFTA britannique de la meilleure musique de film, avait bouleversé ma planète de jeune fille. 

Le décès en début d’année de David Bowie, aux côtés duquel il avait joué dans le film d'Oshima, l'a laissé « sous le choc, longtemps. Il m'a fallu plus d'un mois et demi pour accepter la réalité de sa disparition, je n'y croyais pas », admet-il.

La veille de notre rencontre, il a croisé Iman, la veuve de Bowie, à New York où le couple vivait aussi. « C'était à l'occasion d'une soirée publique alors nous n'en avons pas parlé, elle était bien sûr très digne mais je l'ai trouvée fort remarquable et courageuse ».

En 2014, le compositeur a lui-même été confronté à de graves problèmes de santé et avait dû interrompre ses activités. « J'ai eu un cancer de la gorge, c'est pour cela que je mastique du chewing-gum tout le temps »,  explique-t-il, en piochant une boîte de gomme dans sa poche, « ma gorge ne doit jamais s'assécher, pardonnez-moi »... la trivialité de l'instant ! La politesse nippone est toujours délicate, presque excessive. Je le rassure, lui demande s'il souffre encore et si c'est la raison de son timbre de voix si bas. « Non je n'ai pas mal et j'ai toujours parlé ainsi, c'est ma nature ». Il sourit.

La sortie, il y a quelques mois, du film The Revenant d'Alejandro Gonzalez Inarritu avec Leonardo di
Sakamoto Ryuichi – juin 2016 (c) Zoé Balthus
Caprio, dont il a signé la bande originale, a permis à ses fans de renouer avec ses tonalités. Une composition pour laquelle il a été nommé aux Golden Globes de la meilleure musique de film.

« J’ai travaillé sur cette musique pendant six longs mois. D’habitude, il m’en faut deux maximum. Parfois quatre semaines suffisent », se souvient-il. « Ce fut terriblement difficile. C’était tout juste après mon traitement, je n’étais pas complètement rétabli, j’avais encore le moral en berne, les conditions n’étaient pas idéales. D’autant que j’avais une autre musique de film en chantier» 

Il s'agit d'un long métrage du vétéran du cinéma japonais  Yoji Yamada, Nagasaki: memories of my son, qui donnera aussi lieu à l'édition d'un disque à l'automne. Le compositeur a également terminé au début 2016 la bande originale d'un long métrage du Coréen Lee Sang-il, Anger« un drame ultra violent ». Le film et le disque sont prévus pour la rentrée. 

Sa musique, bien sûr, l’occupe toujours autant. Il travaille à un nouvel album solo. Il souligne qu'il n’en a pas produit depuis sept longues années et cela signifie qu'il « est grand temps d’en sortir un autre». Aussi, désormais il oeuvre dans l'espoir de créer « l’album de ses rêves, le chef-d’œuvre avant de mourir, c’est mon vœu le plus cher.» Il y passera le temps qu'il faudra.

« Comme tout le monde, après s'être sorti d'une maladie grave, j'ai pris réellement conscience de la durée de vie limitée bien sûr, mais je n'éprouve pas pour autant de sentiment d'urgence», précise-t-il, « au contraire, je me détends davantage et profite du bonheur de respirer ».

Sakamoto n'est pas religieux. En revanche, il dit s'intéresser à la spiritualité, au rôle des religions dans l'histoire de l'humanité. « Je suis passionné d'animisme ! J'aime la vision qu'ont du monde les sociétés primitives, comme celle des Ainus au Japon et des Indiens d'Amérique !», confie-t-il. Sinon, lui se réjouit surtout d'être en vie, de goûter « une simple conversation, la sensation d'un rayon de soleil, une brise dans les feuillages, la vision d'un nuage qui passe ».

Jusqu'au 8 janvier 2017, la Fondation Cartier pour l’art contemporain présente Le Grand Orchestre des Animaux, inspiré par l’oeuvre de Bernie Krause, musicien et bioacousticien américain.