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vendredi 26 décembre 2014

Giacometti : le nez de Yanaihara ou la catastrophe de 1956


 
Isaku Yanaihara – 1956 – Alberto Giacometti

En novembre 1955, Isaku Yanaihara, jeune professeur de philosophie à l'université d'Osaka, débarquait à Paris pour compléter ses études et gagnait un peu d’argent en rédigeant des articles pour la presse nippone. C’est ainsi qu’il était entré en contact avec le peintre et sculpteur suisse Alberto Giacometti. Le jeune homme souhaitait rédiger un entretien avec l’artiste que lui avait commandé un magazine japonais. Date fut prise.

Après une première rencontre, ses visites à l’atelier situé au 46 rue Hippolyte Maindron, se succédèrent régulièrement et moins d’un an plus tard, les entretiens s’étaient transformés en séances de pose. Le 2 octobre 1956, Yanaihara avait accepté le rôle de modèle pour Giacometti qui, sachant que le jeune homme devait quitter Paris une semaine plus tard, avait décidé de dessiner son visage en guise de souvenir. Il dessina trois portraits de lui le jour même mais l’invita à revenir poser le lendemain, puis le jour suivant et encore le jour d’après. De fil en aiguille, le jeune homme retrouva tous les jours Giacometti extraordinairement captivé par ce visage singulier au point qu’il lui demanda de repousser son départ. Le modèle le retarda à cinq reprises et ce n’est qu’à la mi-décembre qu’il parvint à s’arracher à l’emprise du maître.

« Peindre votre tête, c’est s’aventurer dans un monde totalement inconnu, […] une aventure sans précédent, la plus grande de toutes », avait déclaré Giacometti qui s’était pris de passion pour les traits du jeune philosophe. C’était la première fois qu’il peignait un visage étranger à son cercle habituel de modèles constitué essentiellement par sa mère, Diego son frère et Annette, son épouse.
Leur « aventure » était alors encore loin d’être terminée. Isaku Yanaihara regagna Paris l’été suivant, et régulièrement chaque année jusqu’en 1961, pour prendre la pose face à Giacometti. Il passa au total 228 jours avec cet artiste fascinant, l’un des plus grands du XXe siècle, auquel il inspira une douzaine de portraits sur toile et un buste en bronze.

Les deux hommes se retrouvaient chaque jour au café en début d’après midi avant d’aller s’enfermer dans l’atelier. Le Japonais ne le quittait qu’en plein cœur de la nuit. 
« J'avais commencé à poser avec l'idée frivole que ce serait un joli souvenir d'avoir mon portrait peint par Giacometti, et à mesure que se succédaient les journées passées avec lui je commençais enfin à comprendre dans quelle expérience fantastique je m'étais engagé : de toute ma vie, je n'avais jamais eu d'expérience aussi précieuse et n'en aurais sans doute jamais plus. J'y avais appris non seulement ce qu'est le travail d'un véritable artiste, mais aussi ce qu'est la véritable liberté humaine. Je découvrais dans le réel une profondeur et une étendue que je ne soupçonnais pas avant, la vérité que j'avais recherchée à l'intérieur de la philosophie ou de l'art m'apparaissait maintenant avec une immédiateté frappante. »
Giacometti œuvrait à voix haute, pestait souvent contre lui-même, puis se calmait, se livrait, partageait ses pensées, évoquait son travail, l’art, l’amour ou la politique tandis que le modèle, qui se faisait l’effet d’une simple pierre, donnait la réplique juste ce qu’il fallait pour le relancer mais surtout l’écoutait avec avidité, prenant des notes mentales. Aussitôt seul, après minuit, il les transcrivait dans un carnet constituant une sorte de « reportage à chaud », témoignage méconnu d’une grande richesse qui s’ajoute à ceux, beaux et célèbres, de Jean Genet, de David Sylvester ou de James Lord. 

En 1956, trois portraits avaient été mis en œuvre, celui de l’après-midi qui les occupait de deux heures à cinq heures, un autre de six heures à huit heures et puis, celui du soir auquel ils travaillaient de huit heures à minuit. Entre cinq et six, ils retournaient au café où ils poursuivaient leurs échanges. 

Giacometti dormait peu, il pensait sans cesse à son travail, c’était une idée fixe. Il était bien sûr toujours épuisé.

« Tous les jours, j’ai noté avec le plus de précision son travail et ses propos », révéla Yanaihara plus tard dans un premier texte qu’il consacra en 1958 à Alberto Giacometti s’appuyant sur ses notes. Il s’agissait de la première monographie en japonais. Il publia son journal de 1956 dans un deuxième recueil en 1969, intitulé Giacometti to tomo ni (En compagnie de Giacometti). Il avait compris très vite que « ses nombreux propos tenus au travail ou au café étaient des trésors trop précieux pour être perdus ».

Vers la fin du mois de novembre 1956, alors qu’ils étaient tous deux réunis à l’atelier et concentrés sur la toile de l’après-midi, Yanaihara assis à 2,50 mètres de Giacometti, ce dernier hurla soudain : « ‘’Merde ! Merde !’’, il retira subitement son bras tendu vers la toile. ‘’Merde !’’ Les dents serrées, me fixant d’un air terrifiant, il essayait le bras tendu, de toucher la toile. » 

Il tenta à trois ou quatre reprises de toucher la toile du bout de son pinceau, il n’y parvenait plus, il était pris de panique, manquait de « courage ». C’était la première fois de toute sa vie qu’il se retrouvait dans l’incapacité de tracer une ligne, il s’était écroulé en pleurs, le visage caché dans ses mains: « Tout va se foutre en l’air ».

Désespéré devant sa toile et son modèle. Il gémissait.  
« Tout s’écroule, non seulement cette toile mais ma peinture toute entière. Pareil pour la sculpture, je ne pourrai plus faire ni peinture, ni sculpture. Non seulement mon travail mais ma vie aussi s’écroule, elle se désintègre et tout fuit. »
Annette avait déclaré à Yanaihara que Giacometti avait toujours travaillé très difficilement mais qu’elle ne l’avait jamais vu plonger dans un tel désarroi.

Cet événement inédit que l’artiste qualifia de « catastrophe » bouleversa le cours intense et incessant de sa réflexion.  Son processus de création, après la « crise Yanaihara » prit un nouvel essor fondé sur deux obsessions, celle de parvenir à copier exactement ce qu’il voyait, une nécessité « pour mieux comprendre ce qui l’entoure », et de rendre la profondeur de la réalité au portrait. La ressemblance frontale était, selon lui, le plus grand défi qu’un peintre avait à relever.

Un jour au café, il confia à son modèle Japonais qu’il avait travaillé toute la nuit, dans propre sommeil : « Tout était exactement  pareil au point que je ne voyais pas de limite entre la réalité et le rêve. J’avais beau m’acharner, j’arrivais pas à peindre votre tête telle que je la voyais. J’étais acculé, étranglé et je ne pouvais pas respirer. Alors j’ai tout effacé. Au réveil, je sentais encore une douleur à la gorge. Je n’ai encore rien compris ». 

Le jeune homme s’était mué en « objet impossible à saisir » et l'artiste souffrait comme une bête. Après cette crise, le peintre modifia la distance qui le séparait de son modèle. De 2,50 m en 1956, il se rapproche à 1, 50 m en 1960 et va désormais se concentrer uniquement sur la tête, éliminant le décor derrière lui et même les détails du buste, devenu inutiles à ses yeux.

Le critique d’art britannique David Sylvester avait observé qu’à partir de cette période « l’atmosphère poétique de l’espace de l’atelier avait été remplacée par une confrontation directe avec une présence qui domine l’espace au premier plan du tableau ».

Giacometti avait expliqué à Yanaihara qu’il avait eu une discussion instructive avec son ami Balthus à propos de ce rapport plus resserré qu’il avait adopté entre lui et son modèle.  
« Balthus a dit qu’il est absurde de peindre à cette distance, que c’est de la folie d’accroître les difficultés, mais il a tort. Car, même si je réussis de plus loin, cela ne changera rien au fait que je ne réussis pas à cette distance. Ce ne sera d’aucune consolation. En plus, même si je réussis de plus loin, ce sera une perte de temps si je dois recommencer à cette distance. Si je progresse un peu à cette distance, je progresserai davantage de plus loin. L’inverse n’est pas vrai. »
La courte distance qui le séparait de son modèle lui permettait d’observer toute la complexité du visage. « Rien que la tête, ou le nez, est déjà si complexe, alors à l’idée de peindre chaque partie du haut du corps, l’énormité du travail m’effraie. »

Isaku Yanaihara pose pour Alberto Giacometti dans son atelier  – 1960 (c) James Lord
Il aimait à dire auparavant que s’il parvenait déjà à peindre la tête le reste suivait. Il disait aussi qu’à partir du moment où les yeux étaient réalisés, tout le visage se dessinait naturellement. Mais avec Yanaihara, son œil se focalisa sur le nez, sans doute en raison de la nouvelle proximité du modèle.

Il en prit d’ailleurs conscience puisqu’il se souvint, selon Yanaihara, que Paul Cézanne avait écrit dans une lettre qu’il fallait commencer par la partie la plus proche du sujet. Giacometti avait conclu que « tant que le nez n’est pas juste, tout le reste est faux. Il faut d’abord peindre le bout du nez pour peindre une tête. Si j’arrive à peindre le bout du nez, le nez viendra immédiatement, et avec le nez la tête viendra d’elle-même. Mais le bout du nez est un point qui vient vers moi, comment le peindre ? » 

C’est aussi à partir du nez de Yanaihara qui le fascinait tant que s’imposa plus que jamais le désir de profondeur et ses notes sur le sujet furent particulièrement nombreuses à partir de 1960 alors qu’il était en train de sculpter pour la première fois un buste du philosophe.

Le modèle avait relevé que Giacometti cherchait beaucoup plus que les autres peintres à rendre la profondeur en peinture et trouvait d’ailleurs sa peinture proche de sa sculpture. L’artiste avait approuvé cette remarque et affirmé que « la recherche de la profondeur relève du travail du peintre. Tous les grands peintres ont cherché à rendre la profondeur. » 

Giacometti lui avait fait remarqué aussi que la plupart des portraits classiques étaient peints de trois quarts afin de contourner la difficulté que représentait justement le nez. Et comme l’artiste était un obstiné, il acceptait le challenge. Le nez du jeune japonais était devenu le symbole de cette profondeur à atteindre, comme le serait l’Everest pour un alpiniste. C’était « comme peindre un visage complexe où se succèdent monts et vallées », le visage de Yanaihara représentait le défi par excellence. « Ca à l’air impossible, mais ça doit être possible, sinon je n’aurais pas une  telle idée. » 

Il admirait les ruses employées dans les mosaïques byzantines et les portraits merveilleux du Fayoum « qui s’en approchaient un peu mais restaient toujours plats ». A ses yeux, la difficulté était contournée par de l’artifice qui n’aboutissait qu’à une profondeur factice et il ne se résolvait pas à s'en contenter. Il avait d’ailleurs raclé au canif une épaisseur de peinture sur le portrait « catastrophe » de Yanaihara. Il se refusait à toute illusion de profondeur.

L'artiste avait fustigé la tricherie que représentait, pour lui, l’amas de peinture auquel avait eu recours Georges Rouault pour donner du relief à un petit portrait de femme et la profondeur faussée à laquelle il était parvenu. « La peinture doit réaliser la profondeur sur une surface plate », avait-il asséné. Il ne voulait pas renoncer comme tant de ses contemporains à représenter le monde extérieur.

Dans une lettre adressée à Yanaihara un jour de 1959, Giacometti s'était en fin de compte dit reconnaissant de la catastrophe de novembre 1956 : « C’est grâce à vous que j’ai atteint ce point et j’avais absolument besoin de l’atteindre ». 

Il s’était affranchi de toutes les conventions, avait éprouvé « un sentiment d'échec gratifiant ». Il avait appris que plus ça échoue, plus ça réussit. 

Ecrits, Alberto Giacometti (Ed. Hermann)
Giacometti et Yanaihara, La catastrophe de 1956, Sachiko Natsume-Dubé (Ed. L'Echoppe)
« Je travaille comme une mouche», Sachiko Natsume-Dubé (Ed. L'Echoppe)
Avec Giacometti, Isaku Yanaihara, trad. Véronique Perrin (Ed. Allia)

samedi 22 novembre 2014

Kiefer : La parole de Celan souffle sur sa peinture

Morgenthau Plan, 2013 – Anselm Kiefer
Il y a deux ans la Royal Academy of Arts, à deux pas de Piccadilly Circus, au cœur de Londres, avait accueilli une rétrospective consacrée à la peinture du génial David Hockney. Ce fut une explosion totale de lumière et d’optimisme, la joie illuminait le visage des visiteurs. C'était frappant. Le peintre anglais, âgé de 77 ans, toujours en pointe, présentait également ses dernières œuvres vibrantes d’une énergie nouvelle, éclatante d'incroyables couleurs... artificielles. Elles avaient été conçues au moyen de la technologie numérique,  des tablettes de la Silicon Valley pour palette.
  
Cette fin d’année, en revanche, l’institution londonienne entraîne aux antipodes de l'IHockneyPad, en abritant des œuvres de plomb, de terre, de glaise, de paille, de ronces et de béton. Ces matériaux extraits du sol sont les marques de fabrique des toiles sombres et monumentales de l’Allemand Anselm Kiefer. Outre ses matières concrètes, bien sûr, il y a les mots, les noms qui gisent au milieu des cendres et la poussière de millions de victimes de l'Holocauste, thème récurrent de son œuvre.

La faute à Hitler et sa horde de nazis que le peintre, né en 1945 en Forêt Noire à la source du Danube, n’a de cesse de condamner. Depuis ses débuts d’artiste, le fascisme allemand est omniprésent dans son esprit, au point qu'il a même été soupçonné d’être un néo-nazi.

La grandiloquence de la peinture de Kiefer prend si souvent et si parfaitement la dimension mégalomane du IIIe Reich qu’elle dénonce, que l’on est saisi d’effroi et l'on se sent mal à l’aise à l’idée d’éprouver de l’émotion devant ce qui pourrait être une redoutable glorification rusée des ténèbres nazies. Mais pour lever toute ambiguïté, sans doute au regard d’une atmosphère prompte à toutes les radicalisations obscurantistes, cette phénoménale rétrospective a donné une fois encore à l'artiste l'occasion de clarifier les choses.

Anselm Kiefer a rappelé qu’après la guerre, en Allemagne, une chape de plomb était tombée sur l’Histoire. Toute référence au nazisme devait être gommée comme si cela ne s’était jamais produit. La honte et la culpabilité forçaient à taire et à cacher. De toute sa scolarité, le jeune homme n’avait eu que deux semaines de cours sur cette page déterminante de l’histoire.

Profondément choqué par les voix et les propos d’Hitler et Goebbels qu’il découvre dans des enregistrements exhumés par hasard, le jeune Kiefer entame une exploration de l’histoire en solo. A la fin des années 70, il est devenu un érudit, après avoir puisé avec avidité dans les livres d’histoire, de littérature, de poésie, de philosophie aussi. Il a étudié de très près Martin Heidegger. Il décide alors de prendre, par la délicate catharsis toujours à double tranchant, le contrepied de l’attitude généralisée de son pays qui confine au déni. 

Il surgit lui-même soudain de sa peinture et sur des photographies exécutant le salut nazi pour dénoncer l’absurde monstruosité de ce culte de destruction et de mort en même temps qu’il provoque le silence étouffant. Il fait œuvre d’exorcisme, croyant, comme il le dit aujourd’hui, davantage à la confrontation qu’à la suppression de ces pages historiques aussi odieuses soient-elles. Il s'agit d'un manifeste en somme.

Il force, dans ses séries Occupations et Héroïques Symboles, le verrou de l'amnésie généralisée, comme Hannah Arendt avant lui, avait tôt pris pour cible le concept de culpabilité collective qui s’était si bien imposé dès 1944. La philosophe allemande avait en 1946 ressenti la nécessité de mettre les points sur les i, dans un article polémique intitulé La Culpabilité organisée, soulignant qu’à partir du moment où « tout le monde est coupable, plus personne ne peut finalement porter un jugement, car cette culpabilité est aussi la simple apparence, l’hypocrisie de la responsabilité. » Endosser le crime en nom collectif trahissait, selon elle, des reliquats d’endoctrinement fasciste, de pensée unique. Il fallait se réapproprier la notion d’individualité et ne plus accepter de porter sur la conscience le poids des crimes que les nazis avaient commis afin de pouvoir juger les coupables et d’être en mesure de rendre justice aux victimes. Un raisonnement sain qui vaut en toutes circonstances, au sein de n'importe quel groupe social et de la cellule familiale même où des crimes sont également commis et demeurent impunis en raison de la culpabilité que chacun accepte d’endosser y compris la victime. Ainsi, le bourreau triomphe, demeure tout-puissant, libre de commettre ses exactions.

L’art d’Anselm Kiefer veut briser l'omerta et entraîner sur le sombre chemin de la vérité. « Une expédition vers le vrai » aurait dit Franz Kafka.

Le processus dans cette direction est amorcé quand « on se retrouve dans le noir après une intense expérience, un choc, explique Kiefer. D’abord, c’est un appel, ça bat le rappel en soi. Vous ne savez pas ce que c’est mais cela vous commande d’agir. Cela reste très vague. Cela doit être vague sinon ce ne serait que la visualisation de l’expérience du choc ».

Kiefer s’est exprimé sur un choc en particulier qu’il a éprouvé en voyage sur la route de la soie, en Inde et en Chine, toute jalonnée de ruines de fours à briques rappelant l’époque où Mao avait ordonné la construction de voies à travers les régions isolées. 

L’artiste eut l’impression « de cités exhumées… la structure physique des briques dirige à la fois vers le passé et le futur. Ces œuvres de briques presque entièrement recouvertes sous le sable m’ont plus impressionné que toute autre vision le long de la route de la soie. »

Passionné de longue date par les civilisations de Mésopotamie, la vision de ces briques avait fait surgir en lui l'idée d'une sorte de « connexion secrète entre écriture et construction » et de s'interroger sur la possibilité d'une mémoire semblablement inscrite dans la brique des immeubles et les tablettes de glaise contant l'épopée Gilgamesh.

La toile Pour Ingeborg Bachmann, Le Sable des Urnes (1998-2009) est née, parmi quelques autres, de ce choc éprouvé lors de ce  voyage à travers les cités perdues d'Asie.

Kiefer semble se souvenir de toutes ces mains d’artistes à travers les âges qui ont tremblé, comme la sienne sans nul doute, « d'une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de l'honneur d'être homme », selon la percutante formule d’André Malraux dans ses Ecrits sur l’Art.

A condition de détenir ces quelques clés pour le décrypter et ne pas faire fausse route, l'art de Kiefer est d'une poignante et ténébreuse beauté, somptueuse d'éloquence et de génie, gorgée d’hommages magnifiques aux poètes Paul Celan, Ingeborg Bachmann, Stefan George, Rainer Maria Rilke, à toutes ces ombres illustres de peintres, comme Albrecht Dürer, Caspar David Friedrich, Rembrandt van Rijn, Edvard Munch, Joseph Beuys, Georg Baselitz.

                                           
                                                                          Anselm Kiefer — Royal Academy of Arts, 2014 – Un film de Zoé Balthus

Sans oublier le maître Auguste Rodin. Tout des petites figures érotiques peintes à l’aquarelle par Kiefer rappelle les dessins au crayon et aquarelle du sculpteur français. Les tons, les nus synthétisés, leurs titres mêmes composent des révérences manifestes. La série Erotisme en Extrême-Orient : transition de la froideur vers la chaleur (1976), leur chromatique allant du bleu à l'oranger, fait éminemment écho aux études bleues des petites Danseuses cambodgiennes de Rodin, aux tons blonds de sa danseuse japonaise Hanako ou encore de Avant la création.

La main de Kiefer tremble au-dessus d'une noirceur terrible, loin de la féérie des ciels pleins de soleils de Vincent van Gogh, auquel il doit pourtant l'essentiel de sa fibre. Les lumineux Champs de blé aux corbeaux de malheur ont mal tourné. L' Allemand y songe constamment, au point d’entendre peut-être la voix stridente d’Antonin Artaud résonner avec constance comme une prophétie : « Ces corbeaux peints deux jours avant sa mort ne lui ont, pas plus que ses autres toiles, ouvert la porte d'une certaine gloire posthume, mais ils ouvrent à la peinture peinte, ou plutôt à la nature non peinte, la porte occulte d'un au-delà possible, d'une réalité permanente possible, à travers la porte par van Gogh ouverte d'un énigmatique et sinistre au-delà. » 

Pas un soupçon d’iris en vue, pas une fleur de cerisier ni de sieste amoureuse dans les meules, nulle verdure à l’horizon. Sur les toiles de Kiefer, les glorieux tournesols de Vincent poussent dans un sol mortifère désormais têtes noires et baissées, pleurant le corps d’un homme, le sien (The Orders of the Night, 1996) ou bien gisent, carbonisés, dans ses installations de plomb comme Ages of the World (2014), une création dévoilée pour la première fois à la Royal Academy.

Dans Morgenthau Plan (2013) — nom du projet allié de faire de l’Allemagne, après sa défaite­, une nation agricole — Kiefer se réfère une fois encore à la guerre qu'il associe à la fin tragique du suicidé de la société, qui a raccroché ses godillots,  au beau milieu d’un champ de blé, tandis qu’un ciel étoilé évoquant celui du Rhône est bien forcé de tirer sa révérence.

Kiefer a toujours été fasciné par l’univers de la pensée, et les livres, les idées, les mots occupent toujours de francs espaces dans sa peinture et ses installations. « Les textes sont des idées. Le recours aux textes permet d'annuler ou de contredire la peinture... dit-il. Le texte est en présence pour jouer avec la peinture à l'avocat du diable, il la défie et oui, également il l'interroge. »

La poésie notamment tient un rôle fondamental dans son processus de création, elle le guide. Les poèmes, répète-t-il, « sont comme des phares en pleine mer. Je nage vers eux, je nage de l’un à l'autre : sans eux, je suis perdu. »

La parole de Paul Celan en particulier souffle sur sa peinture. Plusieurs toiles lui sont dédiées ainsi qu’à Ingeborg Bachmann, poétesse allemande, la femme aimée de Celan rencontrée en 1948 à Vienne.

Les toiles Margarethe (1981) et Sulamith (1983) renvoient à l’emblématique Fugue de mort que le poète juif, germanophone de Czernowitz, a composé après sa libération du camp de travail en 1944, deux ans après la mort de ses parents qui avaient été déportés.

Les premiers vers saisissent le cœur de nausée et d’épouvante : « Le lait noir de l’aube nous le buvons le soir [...] nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré »* jusqu’aux derniers qui finissent d’étrangler la gorge de sanglots : « il lance ses grands chiens sur nous/il nous offre une tombe dans le ciel/il joue avec les serpents et rêve/la mort est un maître d’Allemagne/tes cheveux d’or Margarete/ tes cheveux cendre Sulamith ».*
Flocons noirs, 2006 – Anselm Kiefer
« Les toiles de Kiefer sont d’un format plus qu’imposant […] Elles revêtent une part d’atrocité, à la fois sinistre, spectrale et funèbre. Devant cette débauche d’expressionnisme tonitruant, j’ai senti un léger frisson me parcourir. Difficile de peindre des toiles plus allemandes que celles-ci », a remarqué le poète néerlandais Benno Barnard, dans un texte intitulé Ode à Personne, paru en 2011 et dont on doit la version française au traducteur de néerlandais Daniel Cunin.

Sur l’immense toile Pour Paul Celan : Fleurs de cendre (2006), Kiefer ouvre un vaste vignoble de ceps secs donnant la funeste impression d’un cimetière perçant la surface d’un lit de neige, linceul glacial sous un ciel menaçant. Avec Flocons noirs (2006) le peintre fait un zoom sur cette terrible image et resserre le champ sur un livre de plomb, lourd de symboles.

Explorant l'étendue mélancolique, le poète néerlandais reconnaît les vers de Celan et dans le même laps fulgurant, la peinture de Kiefer lui mord le cœur.  L'artiste a en effet porté sur la toile le poème auquel elle doit son titre, composé par Celan quand il apprit que son père était mort.

« […] quand les os de ton père
poudroient comme neige, se repent sous les sabots
le chant du cèdre…
Un linge, rien qu’un mouchoir, afin que j’y garde,
maintenant que tu apprends à pleurer, près de moi
l’exiguïté du monde qui jamais ne verdoie, mon enfant, pour ton enfant »

Benno Barnard en serait presque tombé à genoux :

« Je suis resté là à regarder ce tableau jusqu’à ce que les yeux me brûlent. Cette œuvre accrochée au mur : une gifle en pleine figure, une scène de crucifixion sans corps, une ode à Personne. »

Victime parmi les victimes, le poète Celan, aux yeux de Kiefer, est le symbole de l’humanité martyrisée et sa poésie trouve une extraordinaire vibration solennelle sur ces toiles, comme un requiem résonne au cœur d'un sanctuaire et fait monter les larmes. 

En 1955, le philosophe allemand Theodor W. Adorno, avait décrété qu’ « écrire un poème après Auschwitz [était] barbare… » Celan, lui, avait déjà publié les siens. Il avait répondu, avant même qu’il ne soit formulé, « à la provocation de l’interdit d’Adorno en développant une poésie qui n’est pas celle de l’après Auschwitz mais qui est celle ‘‘d’après Auschwitz’’, d’après les camps, d’après l’assassinat de la mère, d’après les chambres à gaz… » rappelle son traducteur Jean-Pierre Lefebvre, qui précise « en fonction de… ». Il ajoute qu’il y avait manifestement entre Celan et Adorno divergence « sur ce qu’est le langage, l’écriture, la poésie ».

Alors quoi, ils ont gagné ? Plus de poésie, plus de littérature, plus de peinture non plus alors ? Qu’en aurait pensé l’ami Walter Benjamin, juif allemand, victime des nazis, qui vouait un culte à la littérature et la poésie ? Adorno aurait trouvé en lui un contradicteur de taille, Benjamin aurait assurément pris le parti de Celan.
D’autant qu’à lire Pascal Quignard, dans La Haine de la musique, Adorno s’était en somme trompé de cible. Tant qu'à prôner une interdiction, il aurait dû viser la musique, «  le seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945 […] Il faut entendre ceci en tremblant: c’est en musique que ces corps nus entraient dans la chambre ».
Kiefer dit au contraire qu'il ne faut surtout ne pas se taire, ne pas oublier et dire, dire, parler, exorciser, dénoncer condamner. Ils ont massacré mais n’ont pas vaincu, ils ont torturé mais ils ont échoué à annihiler l’individu, à mortifier la pensée, à assécher la soif de beauté, à étouffer la force de vie, la nécessité de liberté. La terreur ne peut rien contre la création.

La barbarie ne saurait se loger sur les versants de poésie qui la conjurent, semblait dire Celan dans ce poème de 1963, inscrit dans un collage de Kiefer « Pour Paul Celan » de la série Rhin (1982- 2013), dont le remarquable rayon d'optimisme, qui y point, semble doué du pouvoir d'éclipser le polyhèdre, suspendu dans les airs, – rappel récurrent de Mélancolie, gravure de Dürer – qui plane au cœur de ses inquiétantes forêts :

« Soleils-filaments  
au-dessus du désert gris-noir.
Une pensée haute comme
Un arbre
Accroche le son de lumière : il y a
encore des chants à chanter au-delà
des hommes »*


*  Paul Celan, in Choix de poèmes réunis par l'auteur, trad. Jean-Pierre Lefebvre (Ed. Nrf/Poésie/Gallimard)
Toutes les citations d'Anselm Kiefer ont été traduites de l'anglais par Zoé Balthus 

lundi 27 octobre 2014

« Et si tu n'existais...»


New Planet, 2014 — Olafur Eliasson (c) Zoé Balthus
New Planet, 2014 — Olafur Eliasson (c) Zoé Balthus


                                                 « Et si tu n'existais... »  — Un film de Zoé Balthus

mercredi 16 juillet 2014

Bacon et les métamorphoses de l’image

Francis Bacon - 1962 (c) John Deakin
Ce texte a été publié pour la première fois en janvier 2011 dans le numéro 1 de A La Dérive,  revue en ligne fondée par Alain Giorgetti

Le peintre irlandais Francis Bacon n’aimait pas les paysages. Ils ne l’intéressaient pas. Les images qui seules savaient captiver son attention parlaient toutes de la figure, sa principale préoccupation. Figure en anglais, outre le chiffre, signifie à la fois la forme, la silhouette, l’apparence, le personnage, la personnalité, l’être, mais aussi l’image, la statue, la représentation, la métaphore, la figure de rhétorique ; l’origine latine du mot figura désignait aussi les choses façonnées. Qu’il s’agisse de portraits ou d’attitudes capturées dans l’instant, par la peinture, la sculpture ou la photographie, aux yeux de Bacon l’essentiel était  « toujours de parvenir à ce qui ne cesse de se transformer », de pouvoir envisager les métamorphoses de la figure au détour des siennes mêmes qu’elles stimulaient.
« Ce n'est pas tant l'image qui compte que ce que vous en faites et ce que certaines images aussi produisent comme effets sur d'autres images, je crois que chaque image, chaque chose qu'on voit, change notre façon de voir les autres choses. Il y a un effet de changement permanent qui se produit en moi, certaines images, et peut-être même tout ce que je vois, peuvent modifier imperceptiblement tout le reste. Il y a une sorte d'influence de l'image sur l'image. C'est très mystérieux, mais je suis sûr que cela se produit. »
Le peintre peignait l’écho de son monde intérieur auquel il restait profondément attentif. Il n’a jamais eu la prétention de livrer un quelconque message métaphysique, universel. Non. Il avait eu à cœur de s’exprimer en tête-à-tête avec lui-même, inépuisable source de peinture, sans se préoccuper de ce que le reste du monde pouvait éventuellement en attendre.

« Je fais de la peinture pour moi-même », insistait-il, « c'est un hasard si ce que je fais intéresse les autres. Je suis très heureux que ça puisse arriver bien sûr. Mais je crois qu'on ne sait jamais ce qui va intéresser les autres, moi, je ne peux pas le prévoir, ce n'est pas du tout par rapport à cela que je travaille ! »

Il avait raison. Nous ignorons tout de la portée de nos actes, la puissance de leurs impacts, des destins qu’ils fomentent. Ainsi, à plusieurs siècles de là, Velasquez peignait le portrait du pape Innocent X sans soupçonner une seule seconde que sa peinture encore toute fraîche puisse porter potentiellement en elle plusieurs œuvres maîtresses d’un peintre qui n’était pas encore né et que sa toile deviendrait pour lui une véritable obsession.
« J'ai été hanté par cette œuvre, par les reproductions que j'en ai vues. C'est un portrait tellement extraordinaire. Alors j'ai voulu faire quelque chose à partir de là [...] j'ai été bouleversé par cette toile, et j'ai été comme poussé  à réaliser ce que j'ai fait. J'avais ressenti une grande excitation devant cette image. Malheureusement je ne suis pas parvenu à un résultat satisfaisant. »
Mais sans la découverte de la peinture de Pablo Picasso, Francis Bacon serait-il devenu peintre ou du moins le peintre que nous connaissons ? Il n’aurait su le dire lui-même sans se tromper. En revanche, il était certain que son rapport au monde en avait été modifié à jamais. 
« Des images font éclater l'ancien cadre et rien alors n'est plus comme avant. »
Les tableaux de Picasso l’avaient envoûté, avaient œuvré à sa profonde métamorphose.                     
« Certaines œuvres de Picasso n'ont pas seulement débloqué des images pour moi, mais aussi des façons de penser, et  même des façons  de se comporter. Cela s'est produit rarement, mais cela m'est arrivé. Ca cassait quelque chose en moi, vous comprenez, mais pour que quelque chose d'autre apparaisse. » 
La peinture était le langage qu’il avait instinctivement reconnu sien pour crier toute la profondeur de son désespoir sur la toile, plantée au beau milieu de son « tas de compost », dans le silence et la solitude de son atelier londonien, dont la sonnette ne fonctionna jamais. A dessein.

Selon Michel Archimbaud, Bacon était parvenu « à donner forme à ce manque d'être dont il était fait. A la déliquescence, à ce qui se vide, s'effondre, s'altère, se putréfie, ne cesse de saigner, de suinter, de souffrir, il opposa la contrainte du cadre, la rigueur de l'expression, l'obstination du désespoir. Il ne chercha pas à édulcorer, à atténuer, il fit front, plongea au plus profond et de sa plongée rapporta des abysses des monstres effrayants, des espèces dont on soupçonnait l'existence, mais que personne avant lui n'avait jamais encore révélées. »


Study for the Nurse in the Battleship Potemkin - 1957 - Francis Bacon
Certaines images du cinéma ont eu également un rôle à jouer dans son art, dont celles du Cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein qui fut pour lui un choc. Sa célèbre scène du landau dévalant les escaliers alors que la nourrice à l’œil crevé d’un coup de sabre derrière ses lunettes, pousse un cri d’horreur de toute sa bouche muette le marqua à tout jamais. Cette bouche, ce cri d'horreur silencieux se retrouveront sur les traits de son Etude d’après le portrait du pape Innocent X par Velasquez (1953) métamorphosant résolument la pause de sérénité quasi céleste du portrait original, en extraordinaire épouvante plastique.

« J’ai toujours été très ému par les mouvements et la forme de la bouche et des dents. J’aime, pourrait-on dire, le luisant et la couleur de la bouche. J’ai toujours espéré dans un sens parvenir à peindre la bouche comme Monet peignait un coucher de soleil. Mais je n’ai jamais réussi », avait-il confié à David Sylvester.

D’autres bouches ont fasciné le peintre - comme celle de la mère hurlant dans Le Massacre des innocents de Nicolas Poussin ou celle du Christ dans le retable de la Crucifixion de Grünwald - lui ayant inspiré les nombreux cris dont son œuvre est jalonnée.

« Je veux peindre le cri, plutôt que l’horreur » qui l'inspire, affirmait-il. Il s’agissait alors pour lui, qui se qualifiait volontiers d’« optimiste désespéré », de se concentrer davantage sur la métamorphose des traits produite par le spectacle de l’horreur, sur la transfiguration de l’être par le drame, puisque le cri, le hurlement le porte déjà en soi tout entier, en témoigne avec éloquence, l’affirme en même temps qu’il le rejette, le dénonce, lutte contre son ignominie, contre la menace de perte et de mort.

La photographie aussi le subjuguait, mais Bacon ne la respectait pourtant pas en tant qu’art, elle était surtout devenue un outil à part entière de sa machinerie technique. Il avait, par exemple, acquis à Paris un livre scientifique sur les maladies de la bouche qu’il avait étudié et qui l’avait « énormément intéressé ».
« On ne sait jamais d'ailleurs ce qu'une image produit en vous. Elles entrent dans le cerveau, et puis après on ne sait pas comment c'est assimilé, digéré. Elles sont transformées, on ne sait pas comment. »
La photo était indispensable à sa méthode de travail au point de commander à des photographes des portraits de ses amis proches, à l’instar d’Henrietta Moraes, Isabel Rawsthorne et de Lucian Freud, dont il extrayait tel un vampire les forces vitales, la substantifique moelle des sujets tout en jouissant librement d’une immédiateté, salutaire et solitaire, autorisant les déformations contingentes. Les images photographiques servaient, disait-il, d« aide-mémoire » lui permettant de « préciser certains traits, certains détails.»

Il n’était pas seulement sensible à ce que véhiculait l’image mais était aussi attentif à l’état proprement dit de la photographie, à l’histoire propre au cliché, à la rayure près, susceptible d’influencer le cours même de sa peinture. « N’oubliez pas que je vois tout » avait souligné Bacon auprès de Sylvester.

Lors d’une conférence que ce dernier consacra au peintre en 2001, le critique d’art avait émis l’hypothèse que ce goût pour la photographie pouvait en outre s’expliquer plus prosaïquement par le fait qu’elle permettait mieux à l’autodidacte qu’était Bacon la conceptualisation directe de l’image en deux dimensions, que s’il lui avait fallu le faire par l’observation d’un modèle.

La photographie présentait à ses yeux l’avantage d’avoir d’ores et déjà exécuté l’essentielle conversion, et lui permettait bien de percevoir « plus immédiatement la réalité ».

« C'est en regardant que l'on apprend. C'est cela qu'il faut faire », affirmait Bacon.

Il avait longuement analysé des reproductions photographiques d’œuvres de Rembrandt, Chardin, Degas, Soutine, Michel-Ange qui recouvraient, en même temps qu’une épaisse couche de peinture, les murs de l’atelier au sol jonché de magazines, de livres et d’images. Y étaient également accrochées des séries photographiques qu’Eadweard Muybridge avait consacrées à l’analyse du mouvement et dont certaines toiles de Bacon portent subtilement l’empreinte. Bien moins profonde que pour celles de Vladimir Velickovic dans lesquelles se reconnaît prodigieusement « l’influence » de Muybridge mais aussi dans une certaine mesure celle du peintre irlandais pour ce qui relève de sa palette.

« J’ai connu Velickovic. Il m’avait demandé à une époque de lui acheter un Muybridge parce qu’il avait perdu celui qu’il avait et qu’il n’en retrouvait pas à Paris, se souvint-il, je lui en ai obtenu un. C’est un homme charmant, mais je ne pense pas que je l’ai influencé. Peut-être un peu, mais son travail s’est inspiré plutôt des photos de Muybridge ».

En réalité, le terme d’influence ne lui convenait pas tout à fait, ne le considérant peut-être pas suffisamment puissant pour traduire l’impact métamorphosant auquel il croyait et qui réduisait par trop à un simple réceptacle l’artiste qui en réalité accueille le changement par une aptitude active, en un processus régénérant. 


Francis Bacon - 1962 (c) John Deakin

Aussi, préférait-il y entendre  « quelque chose comme ce phénomène de l'éponge qui absorbe tout » traduisant davantage l’idée d’une nature disposée à se nourrir de la création, à s’en imbiber au point de se muer en nouveau vecteur de création, de livrer tout autre chose au monde. Et à son tour, de métamorphoser l’existence de jeunes gens, à l’instar d’un Douglas Gordon et d’un Damien Hirst artistes devenus, qui savent devoir leur chemin à la révélation Bacon.

Lui, en revenait toujours à l’impact de la peinture de Picasso sur son être et qu’il peinait à définir sachant que le peintre de Malaga lui avait en fait ouvert plus que les yeux mais bien l’esprit, avait engendré une intense révélation.
« Disons peut-être que Picasso m'a aidé à voir... Non, à voir, ce n'est même pas ça, quoi qu'il en soit je l'admirais énormément. Pour moi, c'était le génie du siècle. » 
Bacon trouvait en particulier magnifiques les eaux-fortes et les dessins réalisés par Picasso pour illustrer une édition du roman de Balzac  Le Chef-d’œuvre inconnu qui représentaient, selon lui, « un bon exemple de ces influences qu’on peut subir, qui vous font réfléchir et qui produisent d’autres œuvres ».

Il avait aussi lui-même puisé de la matière créatrice en poésie et en littérature. Il vouait une profonde admiration à William Shakespeare auquel il revenait toujours, à son Macbeth en particulier dont les vers de la dernière grande tirade « sur la mort et la fugacité de la vie, le temps qui passe et qui n’a plus aucune signification » lui paraissaient  extraordinaires.

L’Orestie d’Eschyle avait produit sur lui un semblable choc, à l'instar de la poésie de Thomas Stearn Eliot à laquelle il rendit hommage dans Tryptic inspired by T. S. Eliot's poem 'Sweeney Agonistes' en 1967.
 « Je crois qu'on peut être provoqué à la création par tout et n'importe quoi, une publicité ou une tragédie du théâtre grec »
Mais il ne croyait guère à une certaine notion d’inspiration, rejetait l’idée de mystère « si par mystère on entend quelque chose qui serait hors du monde. Tout se passe ici sous nos yeux » dans l'atelier, comme dans le laboratoire du chimiste où peuvent se produire des choses inattendues, ne révélant simplement qu’« une part de maîtrise et une part de surprise ».

Il comptait davantage sur la contingence, sur ce qu’il qualifiait d’accident et qui « n’a rien à voir avec l'intervention d'une inspiration, celle dont on a doté pendant si longtemps les artistes. Non, c'est quelque chose qui provient du travail lui-même et qui surgit à l'improviste. »

Athée, refusant résolument toute idée de chrétienté, d’occultisme ou d’un quelconque déterminisme, il disait peindre au hasard comme s’il jouait à la roulette, laissant le sort décider de la figure à s’étendre sur la toile. 
« Lorsqu'il y a un heureux mélange d'accidents et de volonté, alors cela peut-être satisfaisant.»
Il peignait à l’huile et parfois recourait au pastel. Sa palette était riche, ses pigments entremêlés, broyés, pétris, triturés, ses touches larges, sinueuses. Il se servait de chiffons, de brosses dures et d’éponges dont il travaillait la peinture fraîche afin de faire apparaître des personnages aux traits, aux corps, aux membres distordus, étirés, troublés, convulsés, révulsés comme métamorphosés dans les reflets de miroirs déformants.
« Ce que je veux faire c’est déformer la chose, et l’écarter de l’apparence, mais dans cette déformation, la ramener à l’enregistrement de l’apparence. »

Le format, la forme et la composition mêmes de ses toiles -, toujours présentées dans un cadre et sous vitre afin de souligner l'artifice qui, à ses yeux, était nécessaire à toute œuvre d'art, faisaient écho à la mise en scène du théâtre ou du cinéma. 

Ainsi, ses triptyques n'entrent pas dans la lignée des primitifs comme on pourrait naturellement le penser, mais appartiennent davantage, dans son esprit, au spectacle offert par le cinéma panoramique, et sont élaborés plutôt dans la volonté de révéler une succession d’images qui se trouvent être au nombre de trois mais « pourraient fort bien être plus nombreuses », comme le sont des séquences filmiques ou des actes théâtraux, et dont « le cadre rythme le défilement ».

A contrario, la narration y est résolument éliminée. Les êtres qui peuplent ses toiles ne racontent aucune histoire mais plutôt sa manifestation dont témoignent les métamorphoses perpétuelles de la chair et la matière. Ses personnages outragés dans leur chair sont isolés dans un espace vide, comme installés sur une scène nue ou une piste de cirque, au décor minimal. Et c’est précisément cette absence d’élément narratif qui frappe l’observateur et l’introduit au cœur d’une atmosphère énigmatique de drame abstrait. Sa peinture qu'il disait instinctive n'appelle rien d'autre qu’une pure émotionElle saisit l’être.

« La façon que l'on a de faire une image, cela on peut l'expliquer peut-être parce que c'est un problème de technique. Les techniques changent, et on peut parler de la peinture mais ce qui fait la peinture et qui est toujours la même chose, le sujet de la peinture, ce qu'est la peinture, ça on ne peut pas l'expliquer, cela me semble impossible. Ce que je peux peut-être dire, c'est qu'à ma propre façon, désespérée, je vais çà et là suivant mes instincts. »

Francis Bacon Entretiens, Michel Archimbaud (Ed. Gallimard, Folio)
Entretiens avec Francis Bacon par David Sylvester  diffusés par la BBC en 1966